Le Tartuffe ou limposteur - Atelier Théâtre Jean Vilar

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DOSSIER PEDAGOGIQUE
Le Tartuffe ou l!imposteur
Molière
Distribution
Mise en scène : Patrice Kerbrat
Avec
Mariane: Myriem Akheddiou
Orgon: Armand Delcampe
Madame Pernelle : Colette Emmanuelle
Cléante : Robert Guilmard
Dorine : Marie-Line Lefebvre
L!Exempt : Quentin Lemenu
Damis : Laurent Micheli
Valère : Frédéric Nyssen
Elmire : Isabelle Roelandt
Monsieur Loyal : François Sikivie
Tartuffe : Benoît Verhaert
Flipote : Valentine Jongen ou Lucie Chavée
Officiers : Vincent Rutten, Jean-François Viot
Scénographie : Edouard Laug
Lumières : Laurent Béal
Costumes : Jean-Daniel Vuillermoz
Maquillage : Martine Lemaire
Arrangements musicaux et interprétation : Stany Mannaert
Assistant à la mise en scène : Jean-François Viot
Une production de l!Atelier Théâtre Jean Vilar
Dates : du 25 au 28 janvier 2011
Lieu : Aula Magna
Durée du spectacle : 2h10
Réservations : 0800/25 325
Contact écoles : Adrienne Gérard - 010/47.07.11 – [email protected]
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N!oubliez pas de distribuer les tickets avant d!arriver à l!Aula Magna
Soyez présents au moins 15 minutes avant le début de la représentation, le
placement de tous les groupes ne peut se faire en 5 minutes !
N.B. :
- les places sont numérotées, nous insistons pour que chacun
occupe la place dont le numéro figure sur le billet.
- la salle est organisée avec un côté pair et impair (B5 n!est pas à
côté de B6 mais de B7), tenez-en éventuellement compte lors de la
distribution des billets.
En salle, nous demandons aux professeurs d!avoir l!amabilité de se disperser
dans leur groupe de manière à encadrer leurs élèves et à assurer le bon
déroulement de la représentation.
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I.
Vie de Molière – 1622 -1673
Rien ne prédispose Jean-Baptiste Poquelin, fils d!un bon bourgeois, tapissier
ordinaire du roi, à monter sur les planches, après avoir fait ses humanités au collège des
jésuites de Clermont (l!actuel lycée Louis-le-Grand) et obtenu une licence en droit à Orléans.
Il renonce au barreau et à la charge de son père pour fonder avec Madeleine Béjart l!IllustreThéâtre, entreprise vouée à l!échec face aux deux puissantes troupes de l!Hôtel de
Bourgogne et du Marais, ce qui le mène tout droit en prison pour dettes. La troupe
entreprend une tournée de plusieurs années en province, notamment dans le sud de la
France – c!est durant cette période que Molière se forme et reçoit la protection successive de
plusieurs grands personnages du Royaume dont Monsieur, frère du roi ; cela lui permet de
jouer à Paris en 1658 devant le souverain, plus sensible à son interprétation d!une simple
farce, le Docteur amoureux, qu!à celle de Nicomède du grand Corneille, et d!obtenir, en
alternance avec les Comédiens-Italiens, la jouissance de la salle du Petit-Bourbon. Molière
n!a alors écrit que des farces aujourd!hui perdues, à l!exception du Médecin volant et de La
Jalousie du Barbouillé, ainsi que deux comédies, L!Etourdi, (jouée à Lyon en 1655) et Le
Dépit amoureux (jouée à Béziers en 1656) qui ne lui ressemblent guère. Il commence à se
trouver avec Les Précieuses ridicules (1659), où s!allie à la tradition de la farce
(déguisements, soufflets et bastonnades) la satire aiguë d!une mode contemporaine.
Il continue de s!affirmer, non sans tâtonnements, avec Sganarelle ou Le Cocu
imaginaire (1660), L!Ecole des maris (1661), Les Fâcheux (1661), une comédie-ballet et une
tentative malheureuse vers le genre plus sérieux de la comédie héroïque avec Don Garcie
de Navarre (1661), qui trahit sans aucun doute sa volonté d!échapper à la réputation de
« farceur » que ses premiers ennemis lui font. Il réussit son coup de maître, quelques mois
après son mariage avec Armande Béjart - sœur (fille ?) - de Madeleine Béjart, en écrivant
L!Ecole des femmes (1662), la première des comédies de maturité en cinq actes et en vers :
sur fond d!intrigue rebattue (la précaution inutile), il réussit la peinture d!un Arnolphe, barbon
profond et tourmenté par la peur d!être trompé, un obsédé en somme – le premier d!une
lignée à venir – qui fait le malheur de ses proches, de sorte que la pièce oscille entre le
comique et le pathétique. Avec une telle matrice dramatique, qu!il réutilisera souvent, Molière
a trouvé là sa voie propre. Infatigable, Molière est à la fois le directeur, l!auteur, le metteur en
scène, et l!un des tout premiers acteurs de la troupe à laquelle le roi accorde protection et
pension, ce qui n!est pas sans susciter des jalousies. Molière y répond au moyen de deux
courtes pièces, La Critique de L!Ecole des femmes (1663) et L!Impromptu de Versailles
(1663), dans lesquelles il se défend et surtout entreprend la réhabilitation du genre comique,
peu goûté des doctes en regard de la tragédie, et qui ne s!ennoblit que dans les années
1650. En 1664, au moment des somptueuses réjouissances organisées à Versailles, « les
Plaisirs de l!Ile enchantée », Molière, sur qui repose l!organisation de la fête, jouit du plus
grand crédit : pour satisfaire le goût du monarque pour la danse, il conçoit le genre nouveau
de la comédie-ballet (cf page 6) ; Louis XIV, de son côté, accepte d!être le parrain de son
premier enfant et lui suggère amicalement de rajouter à sa galerie d!importuns des Fâcheux
le portrait du chasseur. À cette occasion, il donne entre autres une première version en trois
actes du Tartuffe, dont la représentation publique ne sera autorisée par le souverain que cinq
ans plus tard, en raison de la hardiesse du sujet traité : non seulement la mise en garde
contre l!hypocrisie religieuse risque de discréditer les vrais chrétiens, mais le héros,
déplaisant bien que lucide et intelligent, n!est rien moins qu!ambigu.
En butte à toutes sortes d!ennuis et de tourments, mais fort de la bienveillance royale
- en 1665, la troupe devient la Troupe du roi -, Molière va plus loin encore avec Dom Juan ou
Le Festin de Pierre, thème à la mode, dont il achève rapidement la rédaction et qu!il fait jouer
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en 1665, pour remplacer à l!affiche le Tartuffe que la cabale des dévots a réussi à faire
interdire. Il crée un protagoniste révolté qui défie toute forme d!autorité ; aucun personnage
de théâtre n!exerce autant de fascination sur les foules que ce héros complexe et mythique,
qui se prête à des interprétations dramatiques sans cesse renouvelées.
Hélas ! l!amitié du roi manque de constance et le conflit avec Lully jette Molière dans
une sorte d!oubli, sinon de semi-disgrâce, qui l!afflige. Il innove encore avec le Misanthrope
(1666), œuvre profonde dans laquelle on rit peu, malgré la satire de certains usages
mondains, car le personnage d!Alceste n!a que les défauts de sa qualité, l!exigence morale.
Après cet échec, qui nous étonne aujourd!hui, Molière écrit beaucoup : une farce, Le
Médecin malgré lui (1666), une comédie mythologique, Amphitryon (1668), une comédie
d!inspiration bien sombre, George Dandin (1668), et enfin une franche comédie, L!Avare
(1668).
Les dernières années de sa vie voient se succéder quelques chefs-d!œuvre : Le
Bourgeois gentilhomme (1670), une comédie-ballet dont Lully compose la musique et qui
fustige le snobisme d!un maladroit imitateur des usages de la noblesse, Les Fourberies de
Scapin (1671), une comédie d!intrigue dont le mouvement et les effets témoignent d!une
exceptionnelle maîtrise scénique, Les Femmes savantes (1672), une sévère condamnation
des « femmes-docteurs » et du pédantisme, et enfin Le Malade imaginaire (1673), œuvre
comique mais hantée par la présence obsédante de la mort. Au cours de la quatrième
représentation de cette dernière comédie, où il raille non plus seulement les médecins mais
la médecine même, il est pris de convulsions et s!éteint quelques heures plus tard. Grâce à
l!intervention de Louis XIV, dont il n!avait pourtant plus la faveur, il échappe à la fosse
commune où finissent les comédiens qui n!ont pu abjurer, et il est enterré de nuit, sans
aucune pompe.
D!après l!article de G. Conesa consacré à Molière dans Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991.
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II.
Le théâtre molériesque
La puissance du théâtre moliéresque tient non seulement à la qualité de sa visée satire des manies éphémères et des hantises profondes de l!homme - mais aussi à la nature
proprement dramatique de son écriture, car Molière est avant tout homme de théâtre.
Dans l!élaboration progressive de sa dramaturgie, son génie éclectique recueille le
meilleur de la tradition antérieure : certains types de la comédie latine, perpétuée par les
auteurs du XVIème siècle, quelques imbroglios de la comédie italienne, caractérisée par
l!ingéniosité de ses intrigues, l!invention thématique de la comédie espagnole dont
l'abondante production inspire nos créateurs tout au long du siècle, et surtout la conception
du jeu théâtral de la commedia dell!arte, théâtre semi-improvisé, qui laisse une grande part
au jeu gestuel de l!acteur. Molière intègre parfaitement ces divers éléments dans une
perspective neuve. L!originalité majeure de son théâtre tient au fait qu!il repose
essentiellement sur un élément de nature psychologique : le travers d!un héros, isolé dans
son idée fixe (maladie imaginaire, avarice, dévotion, snobisme), qui devient la cause d!une
perturbation et, convention oblige, l!obstacle au mariage des amoureux. Ces personnages,
prisonniers de leur obsession et grossis par la nécessité, sont cependant soigneusement
individualisés : ils possèdent à la fois un vice majeur et un trait secondaire. Tartuffe est,
certes, hypocrite, mais également gourmand et sensuel ; Alceste, héros du Misanthrope, est
excessivement rigoureux, mais amoureux d!une coquette. De sorte qu!ils jouissent tous d!une
certaine ambiguïté psychologique et aussi d!une remarquable plasticité dramatique.
Enfin, Molière conçoit la peinture de types moraux dans une société donnée, qui
possède elle-même ses propres travers, de sorte que la peinture psychologique se complète
d!une satire sociale : il fustige tantôt l!attitude intéressée d!une noblesse ruinée, tantôt le
pédantisme des beaux esprits, tantôt encore le matérialisme borné de certains bourgeois. Il
va sans dire que, dans cette perspective, le comique qui en résulte est pour le moins sujet à
caution et que le ton des pièces – pensons au Misanthrope, au Tartuffe ou à George Dandin
- frise souvent le pathétique ou même le tragique. La virtuosité de l!auteur consiste d!ailleurs
à faire alterner ces tons, en ramenant toujours la pièce sur le terrain comique lorsqu!elle
risque de tourner au drame, et seule la loi du genre réussit à faire admettre les fins de
convention sans lesquelles Tartuffe et Dom Juan seraient victorieux.
Une telle équivoque explique, entre autres, que l!on ait tant débattu sur la morale de
Molière. La nature même du genre comique, qui se fonde toujours sur un consensus social,
astreint le dramaturge à adopter la morale moyenne de la société, qui condamne les
affectations et consacre l!ordre établi, comme on le voit dans George Dandin ou Le
Bourgeois gentilhomme. Après tout, un dramaturge n!a pas à faire bannière, par la bouche
d!un « raisonneur », de tel credo moral, mais à éclairer un problème de manière
contradictoire, à exprimer les tensions qu!il suscite ; c!est à ce prix qu!une œuvre résiste au
vieillissement. Ainsi, aux côtés d!Alceste, Molière crée Philinte, et face à Dom Juan, il
imagine Sganarelle. Quant à l!homme même, nous ignorons tout de ce qu!il pensait et, s!il a
pu se lier aux libertins de son temps, rien ne le montre en tout cas comme un ennemi
acharné de la religion.
Cependant, la qualité exceptionnelle de ce théâtre ne saurait s!expliquer par son seul
contenu satirique, quelle qu!en soit la nature. Molière s!est formé sur les planches et il a
conscience de la nécessaire stylisation du langage qu!imposent les conditions mêmes de la
représentation. Il sait d!expérience que le dialogue dramatique n!a rien de naturel ni de
spontané – même s!il doit le paraître – et que le jeu comique demande de la variété et du
dynamisme. C!est pourquoi on le voit veiller soigneusement à l!attaque d!une réplique et à
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l!enchaînement des propos, ou encore ménager des séries de répliques parfaitement
mécanisées, où ce qui se dit a bien moins d!importance que la manière dont cela se dit, car
c!est la forme même de l!échange qui traduit métaphoriquement le conflit. C!est pourquoi
Molière se montre également si attentif aux effets rythmiques qui sous-tendent son dialogue,
à ses variations de tempo ou encore à la distribution des répliques. En un mot, il trouve son
style propre en élaborant une écriture essentiellement dramatique, qui transcende le parler
individualisé de ses personnages, et qui confère à son théâtre toute son efficacité scénique.
Enfin, sa création théâtrale est nécessairement marquée par sa formation d!acteur et
donc par l!enseignement du prestigieux Scaramouche, dont il a été l!élève. Ses dons d!acteur
comique et surtout de mime ont frappé ses contemporains. « Il était tout comédien depuis les
pieds jusqu!à la tête, il semblait qu!il eût plusieurs voix, tout parlait en lui et d!un pas, d!un
sourire, d!un clin d!œil et d!un remuement de tête, il faisait concevoir plus de choses qu!un
grand parleur n!aurait pu dire en une heure », écrit Donneau de Visé. De sorte que Molière
se réserve souvent non pas le premier rôle d!une pièce, mais le rôle comique : il choisit
d!interpréter Arnolphe dans L!Ecole des femmes, Orgon dans le Tartuffe ou encore
Sganarelle dans Dom Juan . D!autre part, Molière chef de troupe « invente » la mise en
scène, en prenant soin d!indiquer à ses comédiens les intonations exactes et les gestes
précis qu!il attend d!eux, ou en réglant les mouvements scéniques d!ensemble, comme le
montre L!Impromptu de Versailles .
Ainsi, c!est à une longue pratique et à une réflexion profonde sur les lois propres du
genre dramatique que l!œuvre de Molière doit sa théâtralité et par là son exceptionnelle
vitalité.
G. Conesa, in Dictionnaire encyclopédique du théâtre, Bordas, Paris, 1991.
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INFLUENCES ET INNOVATIONS DE MOLIÈRE…
NOTAMMENT LA COMÉDIE-BALLET
Le théâtre de Molière tend au naturel et s!éloigne des stéréotypes. Il copie le vivant
pour créer des caractères tels que l!Avare, le Malade Imaginaire ou le Misanthrope,
personnages obsédés, complexes et nuancés. Il réussit la synthèse entre la tradition
populaire (farce et commedia dell!arte) et l!ambition séculaire de la finalité morale du théâtre.
Son oeuvre est engagée dans son temps par la satire des modes et des contradictions
sociales (Le Misanthrope est une attaque contre la cour et ses grimaces ; L!Ecole des
femmes, une attaque contre le mariage imposé aux jeunes filles ; Les Femmes savantes,
contre l!abus d!intellectualisme des femmes mariées ; …), mais elle vise en même temps
l!universalité par la peinture psychologique de l!homme, dont les petites manies et
obsessions profondes sont moquées par la dérision.
Tout de suite après sa mort (1673), tous les auteurs comiques se déclarent ses
héritiers, se partageant en deux courants :
- la comédie de caractère où l!on retrouve Dufresny et Regnard ainsi que Boursault, Baron et
surtout Destouche comme auteurs
- la comédie de moeurs où l!on retrouve Boursault, Varon mais aussi Champmeslé, Dancourt
et Lesage.
Innovateur de nouveaux genres, Molière est également l!initiateur, avec Lully, de la
comédie-ballet qui donnera naissance à l!opéra français.
La comédie-ballet est née en 1661 à la demande des commanditaires royaux et
aristocratiques de Molière et Lully, puis du public parisien. Le principe est d!ajouter les
charmes du ballet (somptuosité des costumes et de la décoration, diversité des entrées,
plaisir combiné de la danse, de la musique et des « effets spéciaux ») à ceux de la comédie
et de les allier de manière cohérente. Les interventions dansées et chantées n!y sont pas
une série de divertissements conventionnels qui viennent casser l!unité de la comédie, ils s!y
insèrent et y deviennent nécessaires. Dans Monsieur de Pourceaugnac, par exemple, ces
intermèdes sont les fantasmes et les cauchemars des personnages et dans Le Bourgeois
gentilhomme, l!apothéose de la folie de Monsieur Jourdain.
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III.
Tartuffe, le contexte d!écriture
Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps
persécutée ; et les gens qu!elle joue ont bien fait voir qu!ils étaient plus puissants
en France que tous ceux que j!ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses,
les cocus et les médecins ont souffert doucement qu!on les ait représentés, et ils
ont fait semblant de se divertir, avec tout le monde, des peintures que l!on a
faites d!eux ; mais les hypocrites n!ont point entendu raillerie ; ils se sont
effarouchés d!abord, et ont trouvé étrange que j!eusse la hardiesse de jouer leurs
grimaces et de vouloir décrier un métier dont tant d!honnêtes gens se mêlent.
Préface de Molière
(présentée dans son entièreté en annexe)
Molière dénonce avec Tartuffe les agissements de la Compagnie du SaintSacrement, société catholique ultraconservatrice violemment hostile aux protestants. Elle
prétend également lutter contre les hérétiques, les mœurs dépravées et les débordements
populaires tout en s!impliquant dans les oeuvres de charité, par exemple, en fondant des
hôpitaux. Elle devient rapidement une société secrète influente : Anne d!Autriche la protège.
La première version de Tartuffe, jouée durant les Plaisirs de l!Ile enchantée, fête
somptueuse que Louis XIV organise à Versailles en mai 1664, connaît un vif succès auprès
du roi et provoque la réaction immédiate du parti dévot, menée par Anne d!Autriche, qui se
déchaîne contre Molière et obtient du monarque l!interdiction de la pièce. Molière se défend
en expliquant les intentions de sa comédie. Il finit par obtenir l!autorisation que Tartuffe soit
joué, non dans les salles publiques où la troupe se produit habituellement, mais dans les
hôtels particuliers de l!aristocratie.
Louis XIV prend la troupe sous sa protection. Molière de son côté modifie son
Tartuffe et atténue la violence de certains propos si bien que le roi autorise à nouveau la
pièce, jouée publiquement le 5 août 1665 avec un succès éclatant.
Molière occupe la sommité de notre drame, non seulement comme poète mais
comme écrivain (…) Chez lui, le vers embrasse l!idée, s!y incorpore étroitement, la resserre
et la développe tout à la fois, lui prête une figure plus svelte, plus stricte, plus complète, et
nous la donne en quelque sorte en élixir.
Victor Hugo, Préface de Cromwell
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IV.
Le résumé de la pièce et les personnages
Chez Molière, le titre caractérise souvent le personnage principal de la pièce (par
exemple : Le Bourgeois gentilhomme, Le Malade imaginaire…). D!autres fois – comme c!est
la cas ici – le titre est simplement le nom du héros (George Dandin, Tartuffe…), certains
noms passant dans le langage commun par la suite, avec comme définition les
caractéristiques du personnage créé par Molière.
C!est dire si le génie de Molière consiste dans la peinture des caractères de ses
personnages ! En fin observateur, Molière nous livre des personnages vivants, humains, qui
ont leurs qualités, leurs défauts et leurs singularités. Les caractères qu!ils représentent sont
tellement universels qu!encore aujourd!hui, on peut croiser en rue un Tartuffe ou un
Harpagon.
Pour faire ressortir les vices de ses personnages, Molière les place dans leur milieu
social et familial. Ainsi Orgon est issu de la haute bourgeoisie et s!est laissé subjuguer par
Tartuffe dont il admire la foi profonde. Or, ce dernier n!est qu!un hypocrite intéressé par la
fortune de son admirateur. Malgré l!hostilité de sa propre famille, Orgon a fait de lui son
directeur de conscience, son confident et son maître à penser. Aveuglé, il s!entiche de son
Tartuffe au point de lui offrir sa fille, son héritage… Les manœuvres de l!imposteur serontelles déjouées à temps ?
Résumé scène par scène
ACTE I
Scène 1 : Alors que le père de famille, Orgon, est en voyage, sa mère, Mme Pernelle
reproche à sa belle-fille (Elmire) et à ses petits-enfants (Mariane et Damis) une vie dissolue.
Damis reproche à sa grand-mère de trop considérer Tartuffe mais Pernelle répond qu!ils
devraient tous avoir pour modèle ce « dévot personnage ». Tartuffe est un homme très pieux
et pauvre, modèle de foi et d!aménité, qu!Orgon a recueilli chez lui. Pernelle quitte la maison
horrifiée et furieuse, suivie d!Elmire, Mariane et Damis qui veulent arranger les choses.
Scène 2 : Dorine (la servante) raconte à Cléante (frère d!Elmire) comment Orgon voit
Tartuffe : il est son maître à penser et contrôle tout dans la maison. Selon elle, Tartuffe n!est
qu!un hypocrite : sa foi n!est pas sincère et il est là par intérêt seulement.
Scène 3 : Damis, de retour avec Mariane et Elmire, demande à Cléante de s!inquiéter auprès
d!Orgon du mariage que projette son père pour sa sœur. Orgon a en effet promis Mariane en
mariage à Valère, son prétendant. Damis, quant à lui, espère épouser la sœur de Valère.
Scène 4 : De retour de voyage, Orgon s'inquiète des nouvelles de la famille. Mais tandis que
Dorine lui apprend qu!Elmire a été très malade, Orgon la relance sans cesse sur Tartuffe, se
moquant bien de la santé d!Elmire. Cette scène se déroule devant Cléante qui constate
l!étendue du problème.
Scène 5 : Cléante tente de raisonner Orgon. Il tente de lui faire distinguer l!artifice et la
sincérité, le comportement du faux dévot et celui du vrai. Mais Orgon ne veut rien entendre :
Tartuffe est un homme de bien. Finalement, Cléante s!inquiète auprès d!Orgon de la
promesse de mariage accordée à Valère. La réponse évasive d!Orgon laisse présager
d!autres projets.
ACTE II
Scène 1 : Orgon convoque Mariane et lui révèle qu!il lui destine Tartuffe pour époux. La
jeune femme est stupéfaite et ne sait que répondre.
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Scène 2 : Dorine, qui écoutait à la porte, tente d!intervenir : par de multiples arguments, elle
essaye de dissuader Orgon de son intention sans y parvenir mais l!agace à tel point qu!il
s!éloigne.
Scène 3 : Seule avec Mariane, Dorine tente de la convaincre de ne pas se laisser faire. Elle
y parvient presque lorsqu!apparaît Valère.
Scène 4 : Valère vient d!apprendre au dehors les nouvelles intentions d!Orgon. Dépité par
son échec, et suite à un malentendu avec Mariane, les deux amants se disputent durement
mais l!intervention salvatrice de Dorine les « remet bien ensemble » et ils projettent à trois de
décourager les projets d!Orgon par plusieurs stratégies.
ACTE III
Scène 1 : De son côté, Damis est furieux : son projet de mariage avec la sœur de Valère est
compromis par l!échec du mariage de Mariane. Colérique, il veut se venger de Tartuffe, mais
Dorine l!invite à se retirer car Elmire a le projet de discuter sereinement des choses avec
Tartuffe. Toutefois, Damis ne sort pas mais se cache dans un cabinet voisin, d!où il peut
entendre la scène qui va suivre.
Scène 2 : Tartuffe entre. Il a une courte discussion avec Dorine qui fait voir toute la colère
que la servante lui porte.
Scène 3 : Elmire vient demander humblement à Tartuffe de renoncer à Mariane. Mais il se
produit une chose inattendue pour elle : Tartuffe lui déclare ouvertement sa flamme. Ces
aveux gênent Elmire, qui promet de ne pas en parler à son mari si Tartuffe renonce à
Mariane.
Scène 4 : Damis, lui, a tout entendu. Il croit la situation favorable pour dénoncer Tartuffe et il
sort de sa cachette.
Scènes 5 et 6 : Damis dénonce l!amour de Tartuffe pour Elmire devant Orgon. Tartuffe joue
l'humilité : il est « un méchant, un coupable ». Orgon le prend en pitié contre toute attente. Il
déshérite son fils sur le champ et le chasse de la maison pour avoir menti.
Scène 7 : Tartuffe poursuit son jeu en proposant de quitter la maison. Mais Orgon s!entête : il
restera, verra Elmire quand il le voudra et héritera de tous ses biens.
ACTE IV
Scène 1 : Cléante, bouleversé par les événements, tente à nouveau une ambassade. Il
essaye cette fois de raisonner Tartuffe. Mais, finement, celui-ci se dérobe à ses propositions.
Scènes 2 et 3 : Mariane, accompagnée d!Elmire et de Dorine, tente à son tour d!obtenir un
changement de position de son père : elle le supplie de renoncer au mariage. Mais Orgon
réagit à l!opposé de ses intentions en avançant le mariage pour le soir même.
Scènes 4 et 5 : Pour Elmire, cette fois, la coupe déborde : elle résout de prouver à Orgon
que Tartuffe est malfaisant. Pour ce faire, elle demande à son époux de se cacher sous la
table et l!avertit qu!elle va forcer Tartuffe à lui faire des avances pour le démasquer. Tartuffe
paraît et, au terme d!une courte hésitation, il révèle sa personnalité : désirant Elmire, tenant
la religion pour peu de chose, et considérant Orgon comme un idiot.
Scène 6 : Orgon comprend qui est Tartuffe.
Scène 7 : Orgon prétend chasser Tartuffe de la maison mais celui-ci rappelle alors qu!il est
propriétaire de la maison depuis la veille et que c!est lui qui va chasser Orgon.
Scène 8 : Elmire ignore la donation et la découvre, atterrée. Orgon, lui, craint pire encore car
il a confié des documents compromettants à Tartuffe.
ACTE V
Scène 1 : Orgon confesse devant toute sa famille qu!il s!est trompé à l!égard de Tartuffe et
explique à Cléante qu'il a remis à Tartuffe des papiers compromettants. Pour Cléante, les
faits sont très graves car, avec ces papiers, Tartuffe tient le destin d!Orgon en main.
Scène 2 : Damis, fils prodigue, paraît et propose à son père de châtier « de sa main »
l'imposteur. Cléante le dissuade d!utiliser la violence.
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Scène 3 : Mme Pernelle paraît. Pour elle, Tartuffe demeure un saint et tout ce qu!on raconte
à son sujet sont des balivernes, ce qui a le don de provoquer la colère d!Orgon.
Scène 4 : La preuve de la malhonnêteté de Tartuffe arrive bien vite : M. Loyal, huissier,
signifie à Orgon l'ordre d'évacuer la maison.
Scènes 5 et 6 : Mme Pernelle est enfin sur le chemin de la vérité. Valère apparaît et propose
de sauver Orgon : Tartuffe a apporté les documents compromettants au Roi et ce dernier a
ordonné d!arrêter Orgon.
Scène 7 : Au moment où Orgon décide de fuir avec Valère, Tartuffe apparaît accompagné
d!un exempt (commissaire de police) pour faire arrêter Orgon. Mais c'est par surprise
Tartuffe que l'Exempt arrête : le Roi a démasqué l'imposteur.
Les personnages
Le Camp du dévot
Orgon, mari d'Elmire, fils de Madame Pernelle, père de Mariane et Damis. Il est
surtout entêté et son caractère n'évolue pas dans la pièce : il est borné et il ne veut pas voir
la vérité. Son aveuglement et son obstination font sa constance et sont parfois le moteur de
l'action dramatique : on le voit particulièrement lorsqu!il chasse Damis.
Tartuffe, le dévot, l!imposteur. Il entre très tard en scène. C!est une manière très forte
de montrer son omniprésence malgré son absence physique. Il est une sorte de fantôme
dans certaines parties de la pièce, ce qui lui confère finalement un caractère d'autant plus
inquiétant : il occupe paradoxalement le premier rôle par son absence plus que par sa
présence. Sa foi est feinte. Il est dans la maison par intérêt. Quoi qu!il en soit, c!est un beau
parleur et la déclaration d!amour qu!il fait à Elmire est de toute beauté. Il est dépassé parfois
par les volontés d!Orgon dont il est aussi partiellement la créature.
Mme Pernelle, mère d!Orgon. Au nom de la bienséance et de la fierté familiale, elle
considère que la présence de Tartuffe est un bienfait. Elle est elle-même une catholique
pratiquante et voit en Tartuffe une chance pour sa famille de s!élever dans la spiritualité et de
s!émanciper du péché. Elle symbolise un monde dépassé et elle est tellement vieille qu!elle
sera la dernière à comprendre son erreur.
Flipote est la servante de Mme Pernelle.
Le camp de la famille
Elmire, l!épouse d!Orgon d!un second mariage, est un des principaux ressors de
l!action : c!est l!amour que Tartuffe lui porte qui entraîne sa première chute (finalement
rattrapée par la maladresse de Damis) mais surtout, cet amour combiné à la ruse d!Elmire,
entraîne la seconde chute de Tartuffe au quatrième acte. Elle porte une vive affection à ses
beaux-enfants, tâchant de les défendre quand elle le peut, et sa belle-mère se montre très
tôt jalouse d!elle.
Dorine, la servante, est le personnage qui prend le plus de risques. Ce n!est pas
complètement logique dans la mesure où elle est socialement inférieure (Orgon le lui
rappelle assez pendant toute la pièce). On peut voir dans ses démarches le fait d!une
nourrice : elle a connu les enfants très petits et elle agit surtout pour les défendre. Elle est
aussi sans doute la première à deviner toutes les intentions funestes de Tartuffe. Elle
n!élabore que des stratégies qui ne feront pas vraiment avancer l!action mais sa présence et
sa parole révèlent souvent la vérité.
Cléante, frère d!Elmire et donc beau-frère d!Orgon, est l!homme du dialogue et de la
raison. C!est l!exemple type de l'honnête homme qui a du goût et de la mesure. Discret, il a
un rôle modérateur vis-à-vis des personnages qui sont dans l'excès (Damis, Pernelle,
Tartuffe, Orgon, Dorine). Il essaye de concilier les partis par la raison. Il tente de défendre
l!intérêt de ses neveu et nièce, comme ceux de sa sœur.
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Mariane est un caractère jeune et fragile, timide et passif, rapidement débordé par
les événements. Elle connaît ses « devoirs de fille », à savoir notamment celui d!obéir à son
père, mais elle ne manque pas d!envie de se révolter contre lui en raison de l!affection qu!elle
porte à Valère. Toutefois, toutes ses tentatives seront vouées à l!échec.
Valère est certainement le gendre modèle : alors que le projet de mariage avec
Mariane est avorté, c!est lui qui vole au secours de son futur beau-père. C!est l!exemple-type
du prétendant, de l!amoureux.
Damis est, avec Valère, le symbole de la pureté des intentions (par opposition à
Tartuffe) : lui aussi revient vers son père, bien qu!ayant été chassé, pour lui porter secours. Il
a un caractère combatif, porté à une certaine violence propre à sa jeunesse.
Le camp du Roi
Loyal est un huissier.
L!Exempt est un policier.
11
V.
Mettre en scène Tartuffe,
les représentations « modernes » de Tartuffe
Si la querelle du Tartuffe – qui peut être considérée à bien des égards comme le
prolongement de la querelle de L!Ecole des femmes avec une résonance religieuse amplifiée
par les enjeux dramatiques et moraux qu!elle mobilise – est historiquement datée, la pièce,
dont aucune autre n!a suscité autant de lectures divergentes, n!a cessé de faire débat à
travers les multiples représentations qui sont autant d!échos et de reflets de cette peinture
baroque d!un personnage insaisissable, mystérieusement demeuré indéfini.
Au XVIIIème siècle, l!interprétation n!avait fait qu!accentuer jusqu!aux dernières
extrémités de la grossièreté le parti pris farcesque qu!avait pris initialement L!Illustre Théâtre
en confiant les rôles d!Orgon et Tartuffe à un duo bouffon composé de Molière et Du Croisy,
comédien au physique poupin, spécialisé dans les emplois de valets et de gueux, avec une
Dorine au jeu rude, incarnée par Madeleine Béjart et une Mme Pernelle jouée par un Louis
Béjart boiteux.
Vers 1780, le jeu des interprètes connaît cependant une nuance qui complexifie la
psychologie des personnages et leur rapport de force. Cette rencontre sur scène entre un
vocabulaire religieux et un code de jeu farcesque ne devait pas être étranger au scandale
provoqué par la pièce (c!est un semblable effet qui avait causé dans les années 1540
l!interdiction des représentations publiques de Mystères dans Paris). Les excès grimaçants
des comédiens qui exploitèrent jusqu!à épuisement la veine farcesque furent la cause d!une
certaine désaffection du public docte pour la pièce.
Vers 1780 cependant, un tournant dramatique s!esquisse sur scène avec l!influence
de la comédie de Marivaux et la naissance du drame avec Diderot et Beaumarchais :
l!avènement de nouveaux répertoires influe sur les codes de jeux. François René Molé
propose un Tartuffe distingué et séduisant ; le rôle d!Elmire s!en trouve alors reconsidéré
avec Louise Contat qui va proposer une Elmire coquette dont l!ambiguïté des rapports avec
Tartuffe sera développée par le jeu d!Emilie Leverd avec qui Elmire, malicieuse, admet tous
les sous-entendus de son soupirant. Parallèlement, les interprètes de Dorine font évoluer un
jeu rude vers un emploi gracieux et spirituel, s!inspirant des personnages de soubrettes des
comédies contemporaines de Régnard et Marivaux. Après un grossissement vers la farce, la
fin du XVIIIème siècle voit donc un affinement de l!interprétation comique dans le sens d!une
complexification du rapport de force et de séduction nuancée entre les personnages.
Au XIXème siècle, certaines interprétations vont provoquer un infléchissement vers
le drame comme Mlle Mars qui joue une Elmire réservée mais révoltée intérieurement et
intimement bouleversée jusqu!au mutisme, la dimension farcesque étant cantonnée à Orgon.
Stendhal, assistant à la représentation avouera «qu!on rit peu». Vers 1810, Alexandre
Damas propose un Tartuffe pour la première fois véritablement inquiétant, froid et cynique,
dangereusement retenu dans le désir de pouvoir qu!il laisse percer, dominant un Orgon
soumis et une Elmire effrayée. Tartuffe devient un traître de mélodrame, genre qui naît à la
même époque sur le Boulevard du Crime. En 1848, Perlet, comédien publia De l!influence
des moeurs sur la comédie où il conseille aux interprètes de Tartuffe d!éviter toute
bouffonnerie pour traduire une force menaçante et à ceux d!Orgon de le jouer comme un
dévot aveuglé par le fanatisme. A partir des années 1850-1860, des interprétations
divergentes de Tartuffe se diversifient et coexistent : abbé de cour mondain ou croyant
mystique, gentilhomme doucereux, grand seigneur cynique épigone de Dom Juan.
L!influence du drame et du romantisme noir maintient la représentation dans un registre
grave et inquiétant qui enrichit la représentation d!un Orgon partagé, obsédé passivement
par un mauvais génie mais néanmoins capable de sursauts d!autorité courageuse. Cette
persistance du tragique dans le code de jeu va provoquer un sursaut chez certains
12
interprètes à la fin du XIXème siècle comme Coquelin cadet qui vont renouer avec le jeu
burlesque considéré comme un retour aux sources de la comédie : le personnage apparaît à
la fois sournois, prétentieux et ridicule et Dorine redevient une servante fantaisiste.
Le XXème siècle, avec la naissance de la mise en scène, dispose dans la mémoire
de la scène d!une palette d!interprétations riche et ouverte qui sont autant de portes d!entrée
dans l!oeuvre.
C!est en octobre 1907, au Théâtre de l!Odéon qu!Antoine, fondateur du Théâtre
d!Art, propose une mise en scène contemporaine du Tartuffe qui marque la progression
dramatique par le changement de décor par acte : l!acte d!exposition est représenté dans le
jardin d!Orgon, les second et troisième dans une salle basse, le quatrième dans un boudoir
permettant les entreprises du Tartuffe, l!acte du dénouement dans un vestibule ouvert à
toutes les possibilités où les couloirs s!entrecroisent pour se réunir comme les fils de
l!intrigue.
Après une longue réflexion sur la pièce, comme en témoignent les cours du
conservatoire des années trente publiés dans Molière et la Comédie classique, Louis
Jouvet propose en 1950, à l!Athénée, sa vision de la pièce dans un
décor composé de trois panneaux de couleur, représentant un salon
bourgeois, et des costumes de Georges Braque volontairement sobres
et austères, comme le veut l!exigence de dépouillement du metteur en
scène. Au dénouement, le mur du fond s!élève, laissant apparaître six
magistrats outrancièrement costumés dans une couleur dont le rouge
excessif souligne l!artificialité.
La relecture de Jouvet dépouille la pièce de tous ses
commentaires et revient sur les visions préalables du personnage
comme un faux dévot : il propose un Tartuffe dévot mais abandonné par
la foi et trahi par la chair dans un véritable amour pour Elmire,
interprétée par Monique Mélinand ; il n!est plus un manipulateur coureur
de dot mais un être pauvre qui prend ce qu!on lui offre. Ainsi, la
vengeance d!un Tartuffe bafoué au dernier acte apparaît comme
humainement compréhensible. Dans un refus de tout portrait psychologique préalable ni de
tout jugement moral sur le personnage qu'il laisse au seul spectateur, Jouvet s"en tient au
procès verbal de la fable et affirme – dans sa conférence intitulée « Pourquoi j!ai monté
Tartuffe » publiée en novembre 1950 dans la revue des Lettres Françaises – témoigner pour
le personnage : «Je suis chaque fois différent. A chaque génération d!innombrables effigies
(….) sont sorties de moi. Je suis un Autre à chaque fois qu!on me lit, qu!on m!écoute et qu!on
me joue. Laissez Molière à ses intentions. Laissez la religion et la politique de côté. (…) Ainsi
parle Tartuffe.» L!ambiguïté doit être maintenue sur le personnage qui doit être perçu comme
multiple, voire contradictoire et fascinant. Ainsi le public comprend la sincérité des
convictions d!Orgon, joué par un Pierre Renoir lent et impassible en fanatique naissant, qui
n!apparaît plus comme un sot d!emblée mais qui devient ridicule par son
aveuglement face à une Elmire partagée et troublée par les sentiments de
Tartuffe. Suscitant le doute et l!interrogation, la mise en scène déconcerta
par le vertige provoqué dans le public. « Ce n!est pas seulement l!humaine
aventure d!un escroc, c!est le combat mortel d!un homme contre ses
démons qui nous est conté ; c!est sa chute sans grandeur et sa
capitulation. » (Louis Jouvet)
En 1951, le Tartuffe de Fernand Ledoux, franchement comique,
apparaît plus moliéresque que celui de Jouvet.
13
Sur la scène du Théâtre de Villeurbanne en 1962 et 1973, Roger Planchon présente
deux versions successives d!une mise en scène qui inscrit le texte dans une vision plus large
englobant le contexte de création et des données psychanalytiques comme une fixation
homosexuelle inconsciente d!Orgon sur Tartuffe.
Lors de la première version, Planchon commence à interpréter lui-même le rôle,
ensuite il le confie à Michel Auclair, à peine sorti d!une carrière de jeune premier. A la
recherche d!un réalisme critique, le metteur en scène charge le décorateur René Allio de
créer une structure scénique conçue comme une boîte couloir qui se fermera
progressivement, cloison après cloison, le mur de fond de scène étant le dernier à s!élever.
Les murs latéraux enserrent des reproductions de toiles de la contre-réforme à sujet religieux
peintes dans un style voluptueux où la souffrance s!allie à l!extase d!Orgon et l!influence de
son directeur de conscience associant religion et plaisirs de la chair. L!arrivée finale de
l!exempt se faisait sous la forme d!une descente de police secrète éliminant un arriviste
indiscret et gênant pour le régime.
La seconde version en 1973 montrait la maison d!Orgon comme un nouvel ordre
social en construction sous la forme d!un hôtel particulier en chantier, comme le furent les
châteaux sous une large part du règne de Louis XIV. Durant le Prologue, en fond sonore, la
voix du metteur en scène lisait l!Introduction à la Vie dévote de François de Sales. Lors du
lever de rideau apparaissaient dans un jardin un ange exterminateur en bois suspendu dans
les cintres et un Christ aux outrages de taille humaine assis sur une passerelle. Le salon
d!apparat du troisième acte comportait une statue équestre de Louis XIV et une fresque
inachevée du Massacre des Innocents au quatrième en arrière plan à la scène de
viol/séduction. Lors de la scène finale, l!exempt apparaissait sur une passerelle en surplomb
tel un deus ex machina pour prononcer une sorte de jugement dernier alors que ses
hommes arrivaient par des trappes du sol dans la cour intérieure de la maison familiale. La
mise en espace signifiait toujours le trouble du désir refoulé entre extase mystique et pulsion
érotique ainsi que les pressions idéologiques du Pouvoir qui fait irruption dans le cadre
familial. L!influence brechtienne se faisait aussi sentir.
Par les mises en scènes du XXème siècle, la pièce continue d!engendrer vertige ou
crainte, surtout si elle est représentée dans un contexte totalitaire, comme le prouve la
fortune de la pièce en Union Soviétique. Dès 1936, sous Staline, Mikhail Boulgakov avait
fait représenter au Théâtre d!Art de Moscou sa pièce Molière ou la Cabale des dévots,
réflexion caustique sur les rapports entre l!écrivain et le pouvoir absolu, qui fut retirée de
l!affiche après quelques représentations. En 1938, le metteur en scène et pédagogue
Stanislavski répète la pièce avec une troupe choisie et volontaire sous une forme
condensée en trois actes, afin d!explorer, indépendamment des exigences officielles, de
nouveaux modes de jeu. Il exacerbe sur le plateau les tensions physiques par des actions
violentes et une concentration sur le jeu des regards entre les personnages afin de faire
réagir ses comédiens et accentuer la relation au partenaire qui passe avant la maîtrise du
texte, le travail sur l!intonation et la forme versifiée arrivant dans un second temps. La
maladie empêcha Stanislavski d!achever son travail sur la pièce mais Mikhail Kerdrov,
interprète de Tartuffe proposa une mise en scène inspirée de son travail en 1939 au Théâtre
d!Art de Moscou : un Tartuffe, dont Murnau avait réalisé une adaptation cinématographique
en 1929, proche de l!expressionnisme si l!on en croit les images. Il n!est pas non plus anodin
qu!une pièce qui traite de peur et de mensonge, de reniement des fils par les pères au nom
d!une idéologie officielle attire des comédiens en même temps qu!elle inquiète un public
questionné sous un régime totalitaire.
Le scandale du Tartuffe en Union Soviétique connut son heure de gloire en 1968
avec la mise en scène de Lioubimov au théâtre de la Taganka à Moscou qui faillit à
nouveau être retiré de l!affiche. S!inspirant de la pièce de Boulgakov, le metteur en scène
exposait dans deux loges dorées de chaque côté de la scène les marionnettes de Louis XIV
14
et de Pérefixe. La représentation commençait par la lecture du Premier Placet au Roi par le
comédien interprétant Molière/Orgon avec la troupe à genoux derrière lui alors que la
marionnette refuse l!autorisation d!un signe de tête avant que les loges soient fermées par un
rideau rouge. Les trois premiers actes étaient joués comme un filage en costumes ponctué
par les interventions de Molière/Orgon. Puis l!arrivée prématurée de M. Loyal porteur d!un
message renouvelant l!interdiction royale interrompt la répétition : Molière/Orgon se tournant
vers le Roi et lui adresse le deuxième Placet se terminant sur un refus qui amène l!entracte.
La deuxième partie s!ouvre sur une nouvelle supplique acceptée par un geste de la main du
roi acclamé par les comédiens criant en français « Le Roi est là ! La représentation
commence !» Ils miment mécaniquement les trois premiers actes de manière caricaturale
avec le texte inintelligible sur un magnétophone ; Tartuffe a changé son costume
d!ecclésiastique pour un habit civil. Puis la pantomime cesse et reprend sur un rythme
normal avec le renvoi de Damis à l!acte III. La lecture finale de la condamnation provoque le
sourire de la marionnette royale alors que celle de l!archevêque se retire. Au final, toute la
troupe s!avance au pas cadencé en demandant aux effigies, au public, la clémence pour
Tartuffe emprisonné et pour la mise en scène. Le seul décor scénique est composé de
douze panneaux représentant les portraits stylisés des personnages en costume XVIIème en
tissu élastique découpé, ce qui permet aux comédiens de passer la tête au travers ou de le
traverser complètement ; les costumes de scène sont la réplique moderne des costumes
peints. A la fois décor, accessoires de scène (la table du IV ème acte) ; ils sont aussi les
doubles visualisés des personnages dans lesquels les comédiens entrent comme dans leurs
rôles et permettent une présence obsédante de Tartuffe et de ses complices pendant les
deux premiers actes mais aussi la permanence du cercle familial sur scène en même temps
qu!un comique gestuel effréné qui renoue avec la farce burlesque.
Cette interprétation subversive, qui n!hésite pas à couper dans le texte d!un grand
classique déclenchera une campagne de presse violemment hostile, organisée par le
pouvoir dans un contexte de grave conflit entre le théâtre et les autorités (Lioubimov avait
écrit plusieurs lettres à Brejnev après l!interdiction d!un de ses spectacles) transposé dans
l!allusion à la querelle du Tartuffe intégré à la dramaturgie de la représentation.
Il n!est peut être pas anodin que ce soit à Moscou qu!Antoine Vitez ait mené son
travail sur la pièce avec une troupe russe avant de le prolonger par sa mise en scène au
Festival d!Avignon l!année suivante sous la forme d!une tétralogie avec Le Misanthrope, Dom
Juan, et L!Ecole des Femmes, où chaque pièce est l!histoire d!une journée, avec une seule
troupe et une seule gamme de costumes, dans un décor unique de Claude Lemaire comme
une «machine unique» du théâtre dont les éléments se décomposent pour se recomposer,
selon l!expression de Vitez dans Le Théâtre des Idées. Dans une mise en scène dépouillée
avec des accessoires réduits au minimum pour «témoigner du caractère précaire du
théâtre», comme du temps de Molière, le personnage du Tartuffe devient un avatar du Dom
Juan qui aurait pris le masque du dévot après avoir fait l!éloge de l!hypocrisie ; il est
l!étranger de passage qui bouleverse tout sur son passage pour permettre un retour à l!ordre,
à la fois imposteur mais aussi rédempteur. La relation entre Dorine (Nada Strancar) et Orgon
(Daniel Martin) est rapprochée de celle de Molière avec Louis XIV : le valet avertit le père
des risques encourus tout en amusant la maison mais ils ne doivent pas aller trop loin sinon
ils sont frappés. Vitez propose une lecture athée de la pièce en rupture avec toutes les
précédentes : «Tartuffe est une pièce contre la vraie religion et non contre la fausse. Elle dit
que c!est le salut lui-même qui est une imposture, que l!imposture, c!est l!idée du salut»
affirme-t-il dans la revue Europe en juillet 2000 ; dès lors, « qui nous dit que l!Imposteur n!est
pas le Christ lui-même ?». Ainsi était motivé le choix d!un interprète jeune pour Tartuffe,
Richard Fontana qui jouait par ailleurs un jeune amoureux, Horace dans L!Ecole des
Femmes pour faire un Tartuffe privé de dévotion, de ridicule et d!hypocrisie.
Symboliquement, le metteur en scène dans le rôle de l!exempt venait clore la représentation.
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Jacques Lassalle, au Théâtre national de Strasbourg en 1984 confie le rôle à
Gérard Depardieu pour être le «Christ noir», un «barbare raffiné» inventé par les visions
mystiques d!un homme du passé, Orgon (François Perrier) cherchant à fuir la désillusion
face à une société en mutation dont les moeurs l!inquiètent dans la passion pour un
«homme-femme» outrageusement maquillé et livide, un hypocrite qui est métaphore de
théâtralité mais aussi un ange du mal séducteur qui est le révélateur du désespoir d!une
famille divisée. Le décor de Yannis Kokkos, d!une nudité janséniste, installait les
personnages dans une froide insécurité crépusculaire en permettant un jeu de clairs obscurs
au sein d!une maison dont les cloisons mouvantes la font apparaître comme un organisme
vivant mais agonisant. La scène du dépit amoureux allant même jusqu!à une tentative de
suicide de Mariane.
En 1990, au Théâtre de Gennevilliers, Bernard Sobel expose sa vision politique de
la pièce comme l!expression de rapports de forces sociaux entre le père de famille, son
épouse et ses enfants mais aussi entre la royauté et le pouvoir religieux. Un roturier,
hypocrite par nécessité se sert de la religion comme un ascenseur social et va nourrir le rêve
spirituel d!un grand bourgeois devenu impuissant sur le terrain politique. Le rôle sensuel de
Tartuffe était confié à André Marcon, amoureux de la langue, qui jouait le personnage
comme une victime humiliée par la famille, par la folie d!Orgon, interprété par Andrej
Seweryn comme celle d!un roi Lear dans sa maison. Orgon était joué comme un hypocrite
qui prenait le ciel comme alibi pour justifier ses pulsions tyranniques, soit le véritable
imposteur de la pièce. La folie de la dévotion était considérée aussi comme une maladie
sociale qui compense son rêve impossible d!action économique et politique par la religion.
Orgon mêle en lui la vulgarité farcesque et la violence tragique comme les héros
shakespeariens face à une Elmire (Dominique Reymond), lucide et tolérante bien qu!épouse
négligée, symbole d!équilibre qui doit briser la chimère illusoire que représente Tartuffe en
risquant son propre corps pour lui enlever son jouet. La scénographie à l!italienne permettait
l!entrée théâtrale de Tartuffe avec une avancée vers le public rappelant l!espace de jeu
élisabéthain permettait d!accentuer la mise en abyme comme une boîte à illusion qui piège
l!idolâtrie des images pour en permettre la délivrance.
En juillet 1995, au festival d!Avignon, Ariane Mnouchkine présente un Tartuffe
méditerranéen au service de la dénonciation du fanatisme actualisé dans l!intégrisme
islamiste. Sa distribution internationale mêlant accents et dictions variés visait à élargir la
portée de manière universelle. Le décor et les costumes orientalisants (femmes voilées,
Orgon coiffé d!un fez) permettaient de renouveler l!approche politique de la pièce en mêlant
réalisme et théâtralité. Le décor figure la vaste cour d!une demeure aisée avec des niches
remplies d!objets du quotidien maghrébin, avec des tapis orientaux qui délimitent les
espaces de jeu selon les scènes. C!est un espace ouvert, éclairé en pleins feux pour
suggérer la chaleur du soleil. L!espace scénique frontal n!est pas en rupture avec la salle, un
personnage peut donc franchir l!espace fictif pour entrer dans l!espace réel. Une séquence
muette avec les trois femmes de la maison montrant une scène gaie du quotidien précède
l!amorce de l!action : un marchand jovial arrive avec un transistor dont la musique fait danser
les femmes aux costumes composites (suggestifs et non naturalistes). L!Oecuménisme
syncrétique des symboles religieux portés rappelle qu!aucune religion n!est visée en priorité
comme un ensemble de signes métaphoriques. L!accentuation des maquillages permet de
créer une distance qui dénaturalise les visages, ainsi que par une gestuelle amplifiée. Le
blanc habille les membres de la maison d!Orgon, à l!exception de lui-même, vêtu de noir
comme Tartuffe et Pernelle : la vie innocente contre la destruction mortifère. Orgon portant
une moustache de dictateur, Tartuffe en chef de bande accompagné d!hommes de main
barbus (un homme prenant le pouvoir avec un parti organisé derrière lui) à longues
redingotes noires qui rappellent la soutane et dont certains sont cagoulés représentent
l!oppression masculine ayant le monopole de la violence physique face à une douce Elmire,
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figure d!espoir d!une délivrance possible par sa malice et sa fermeté. Le jeu relève de la
farce et du mélodrame mais laisse éclater des scènes de violence qui rappellent les
exactions des guerres civiles. La fête de mariage qui conclut le spectacle exprime cependant
la permanence des forces de vie et de résurrection.
Le Tartuffe n!a donc pas fini de susciter interrogations et scandales, ce qui souligne
son actualité persistante, à travers des représentations toujours renouvelées, de telle
manière que les mises en scène de la pièce en viennent à se référer aux représentations
précédentes. Ainsi, Dominique Pitoiset en 1997 à la Comédie-Française axe sa réflexion sur
la récurrence institutionnelle de la pièce sur la scène du théâtre français, concrétisée par le
numéro variant chaque soir au dessus du décor et signalant le nombre de représentations
depuis 1680. Le décor dépouillé désigne le théâtre lui-même comme objet central de la
représentation sous la forme d!une boîte fermée à laquelle donne accès une seule petite
porte en fond de scène, telle une cage vitrée où prennent vie des personnages marionnettes
outrageusement maquillés en costumes d!époque face à un Tartuffe/Torreton en animal
prédateur.
1996. Armand Delcampe présente sa mise en scène du Tartuffe au Théâtre du
Casino lors du Festival de Théâtre de Spa. Le spectacle sera repris la saison suivante au
Théâtre Jean Vilar. Pour lui, « il existe des variations mais pas des milliers d!interprétations
possibles. La pièce parlera toujours de dévotion, de religion et de sacré ; ainsi que de fausse
dévotion, de fausse religion et de manipulation du sacré à des fins commerciales. » Mais le
metteur en scène refuse de monter un « Tartuffe en blue jeans ». Il choisit de coller au plus
près de l!époque où la pièce a été écrite. « J!aime reprendre
les costumes, les musiques, les peintures, les formes
classiques, mais je désire aussi nourrir le tout des jeux de la
modernité. Chez Molière, il n!y a pas un son qui sonne
creux ! Chaque chose dit quelque chose, et quelque chose
qui est à comprendre et à transmettre. La direction d!acteurs
sert à ça : tendre un miroir aux gens, aider le comédien à
concrétiser la transmission de la pensée. La pièce est
suffisamment riche en elle-même pour qu!on refuse de lui
faire dire ce qu!elle ne dit pas ! Il existe une telle
manipulation des concepts à l!heure actuelle… (…) Le
résultat de la fusion d!un jeu « moderne » et d!un style
respectueux de l!époque doit avoir une espèce d!évidence,
de simplicité. Et la simplicité au théâtre est un phénomène
assez complexe ! »
Jean-Paul Dermont (Orgon)
© Denis Delcampe
Jean-Marie Pétiniot (Tartuffe)
© Denis Delcampe
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En 2009 : mise en scène par Patrice Kerbrat à l'Aula Magna
AVATARS
Tartuffe n'existe pas - je parle du personnage, naturellement. Et la preuve, c'est qu'on
a pu l'interpréter, au choix en "seigneur élégant et sceptique", comme Febvre, en
Salluste, comme Geoffroy, en "petit Werther, inquisiteur blême", comme Worms, en
"bedeau somnolent", comme Got, en Auvergnat avec l'accent assorti, comme Lucien
Guitry, en as du quai des Orfèvres, comme Jouvet, en cancrelat de sacristie, comme
Robert Hirsch, à la va-comme-je-te-pousse, comme Depardieu. J'en passe, et des
meilleurs.
Dans le long et cahoteux chemin qui mène de la première apparition en trois actes de
la pièce homonyme au cours des "Plaisirs de l'île enchantée" (1664) à sa
présentation au public parisien (1669), le bougre s'est même appelé Panulphe dans
une des premières versions en cinq actes : il arborait épée au côté et col en
dentelles, ainsi qu'il seyait au véritable homme de cour qu'il était devenu. Il faut dire
que le mot "tartuffe" désignait aussi, autrefois, une truffe, à laquelle on prêtait alors
des vertus aphrodisiaques - un peu comme si aujourd'hui un prêcheur cathodique
portait le beau nom de Viagra.
Tartuffe, le personnage définitif ne doit son existence qu'à la mauvaise conscience
d'Orgon, coupable à ses propres yeux d'avoir récemment épousé une femme trop
jeune, qui pourrait être sa fille (situation dans laquelle se trouvait Molière au moment
où il commença à écrire la pièce) trop belle et trop parfaite, qui, pour jouir en toute
quiétude de son bonheur conjugal, recueille chez lui un misérable affectant les signes
d'une dévotion absolue et entreprend de tout lui sacrifier, hors sa femme, de sa
fortune à la main de sa fille, née d'une précédente union. Mais Tartuffe, en réalité un
forçat évadé, s'il accepte tant, ne demande, ne réclame, n'exige rien (sinon,
secrètement, les faveurs de l'épouse) ; simplement, il est tel qu'Orgon l'invente, le
veut, le rêve, réceptacle de tous les péchés du monde, rédempteur improbable et
messie malgré lui, à jamais mouvant, incertain, et pour toujours insaisissable.
Patrice Kerbrat
Entre comédie farcesque, mélodrame et tragédie politico-sociale, le Tartuffe a donc
permis à chaque époque du théâtre de retrouver l!écho de ses préoccupations comme un
miroir prismatique de la comédie humaine. La comédie de l!imposture connaît dans l!oeuvre
de Molière une seconde vie après avoir pris la forme de la grande comédie de moeurs, elle
deviendra l!axe centrale de la satire médicale au sein d!un genre dont Molière se fera
l!inventeur : la comédie-ballet (cf page 6).
D'après le dossier pédagogique du Théâtre de l'Odéon
www.theatre-odeon.fr
18
ANNEXE : Préface de Molière
Voici une comédie dont on a fait beaucoup de bruit, qui a été longtemps persécutée;
et les gens qu'elle joue ont bien fait voir qu'ils étaient plus puissants en France que tous ceux
que j'ai joués jusques ici. Les marquis, les précieuses, les cocus et les médecins ont souffert
doucement qu'on les ait représentés, et ils ont fait semblant de se divertir, avec tout le
monde, des peintures que l'on a faites d'eux; mais les hypocrites n'ont point entendu raillerie;
ils se sont effarouchés d'abord, et ont trouvé étrange que j'eusse la hardiesse de jouer leurs
grimaces et de vouloir décrier un métier dont tant d'honnêtes gens se mêlent. C'est un crime
qu'ils ne sauraient pardonner; et ils se sont tous armés contre ma comédie avec une fureur
épouvantable. Ils n'ont eu garde de l'attaquer par le côté qui les a blessés: ils sont trop
politiques pour cela, et savent trop bien vivre pour découvrir le fond de leur âme. Suivant leur
louable coutume, ils ont couvert leurs intérêts de la cause de Dieu; et Le Tartuffe, dans leur
bouche, est une pièce qui offense la piété. Elle est, d'un bout à l'autre, pleine d'abominations,
et l'on n'y trouve rien qui ne mérite le feu. Toutes les syllabes en sont impies; les gestes
même y sont criminels; et le moindre coup d'œil, le moindre branlement de tête, le moindre
pas à droite ou à gauche y cache des mystères qu'ils trouvent moyen d'expliquer à mon
désavantage. J'ai eu beau la soumettre aux lumières de mes amis, et à la censure de tout le
monde, les corrections que j'y ai pu faire, le jugement du roi et de la reine, qui l'ont vue,
l'approbation des grands princes et de messieurs les ministres, qui l'ont honorée
publiquement de leur présence, le témoignage des gens de bien, qui l'ont trouvée profitable,
tout cela n'a de rien servi. Ils n'en veulent point démordre; et, tous les jours encore, ils font
crier en public des zélés indiscrets, qui me disent des injures pieusement, et me damnent par
charité.
Je me soucierais fort peu de tout ce qu'ils peuvent dire, n'était l'artifice qu'ils ont de
me faire des ennemis que je respecte, et de jeter dans leur parti de véritables gens de bien,
dont ils préviennent la bonne foi, et qui, par la chaleur qu'ils ont pour les intérêts du ciel, sont
faciles à recevoir les impressions qu'on veut leur donner. Voilà ce qui m'oblige à me
défendre. C'est aux vrais dévots que je veux partout me justifier sur la conduite de ma
comédie; et je les conjure, de tout mon cœur, de ne point condamner les choses avant que
de les voir, de se défaire de toute prévention, et de ne point servir la passion de ceux dont
les grimaces les déshonorent.
Si l'on prend la peine d'examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que
mes intentions y sont partout innocentes, et qu'elle ne tend nullement à jouer les choses que
l'on doit révérer; que je l'ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la
délicatesse de la matière et que j'ai mis tout l'art et tous les soins qu'il m'a été possible pour
bien distinguer le personnage de l'hypocrite d'avec celui du vrai dévot. J'ai employé pour cela
deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. Il ne tient pas un seul moment
l'auditeur en balance; on le connaît d'abord aux marques que je lui donne; et, d'un bout à
l'autre, il ne dit pas un mot, il ne fait pas une action, qui ne peigne aux spectateurs le
caractère d'un méchant homme, et ne fasse éclater celui du véritable homme de bien que je
lui oppose.
Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d'insinuer que ce n'est point
au théâtre à parler de ces matières; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils
fondent cette belle maxime. C'est une proposition qu'ils ne font que supposer, et qu'ils ne
prouvent en aucune façon; et, sans doute, il ne serait pas difficile de leur faire voir que la
comédie, chez les anciens, a pris son origine de la religion, et faisait partie de leurs
mystères; que les Espagnols, nos voisins, ne célèbrent guère de fête où la comédie ne soit
mêlée, et que même parmi nous, elle doit sa naissance aux soins d'une confrérie à qui
appartient encore aujourd'hui l'Hôtel de Bourgogne, que c'est un lieu qui fut donné pour y
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représenter les plus importants mystères de notre foi; qu'on y voit encore des comédies
imprimées en lettres gothiques, le nom d'un docteur de Sorbonne et, sans aller chercher si
loin que l'on a joué, de notre temps, des pièces saintes de M. de Corneille, qui ont été
l'admiration de toute la France.
Si l'emploi de la comédie est de corriger les vices des hommes, je ne vois pas par
quelle raison il y en aura de privilégiés. Celui-ci est, dans l'État, d'une conséquence bien plus
dangereuse que tous les autres; et nous avons vu que le théâtre a une grande vertu pour la
correction. Les plus beaux traits d'une sérieuse morale sont moins puissants, le plus
souvent, que ceux de la satire; et rien ne reprend mieux la plupart des hommes que la
peinture de leurs défauts. C'est une grande atteinte aux vices que de les exposer à la risée
de tout le monde. On souffre aisément des répréhensions; mais on ne souffre point la
raillerie. On veut bien être méchant, mais on ne veut point être ridicule.
On me reproche d'avoir mis des termes de piété dans la bouche de mon Imposteur.
Et pouvais-je m'en empêcher, pour bien représenter le caractère d'un hypocrite? Il suffit, ce
me semble, que je fasse connaître les motifs criminels qui lui font dire les choses, et que j'en
aie retranché les termes consacrés, dont on aurait eu peine à lui entendre faire un mauvais
usage. Mais il débite au quatrième acte une morale pernicieuse. Mais cette morale est-elle
quelque chose dont tout le monde n'eût les oreilles rebattues? Dit-elle rien de nouveau dans
ma comédie? Et peut-on craindre que des choses si généralement détestées fassent
quelque impression dans les esprits; que je les rende dangereuses en les faisant monter sur
le théâtre; qu'elles reçoivent quelque autorité de la bouche d'un scélérat? Il n'y a nulle
apparence à cela; et l'on doit approuver la comédie du Tartuffe, ou condamner généralement
toutes les comédies.
C'est à quoi l'on s'attache furieusement depuis un temps, et jamais on ne s'était si fort
déchaîné contre le théâtre. Je ne puis pas nier qu'il n'y ait eu des Pères de l'Église qui ont
condamné la comédie; mais on ne peut pas me nier aussi qu'il n'y en ait eu quelques-uns qui
l'ont traitée un peu plus doucement. Ainsi l'autorité dont on prétend appuyer la censure est
détruite par ce partage; et toute la conséquence qu'on peut tirer de cette diversité d'opinions
en des esprits éclairés des mêmes lumières, c'est qu'ils ont pris la comédie différemment, et
que les uns l'ont considérée dans sa pureté, lorsque les autres l'ont regardée dans sa
corruption, et confondue avec tous ces vilains spectacles qu'on a eu raison de nommer des
spectacles de turpitude.
Et, en effet, puisqu'on doit discourir des choses et non pas des mots, et que la plupart
des contrariétés viennent de ne se pas entendre et d'envelopper dans un même mot des
choses opposées, il ne faut qu'ôter le voile de l'équivoque, et regarder ce qu'est la comédie
en soi, pour voir si elle est condamnable. On connaîtra sans doute que, n'étant autre chose
qu'un poème ingénieux, qui, par des leçons agréables, reprend les défauts des hommes, on
ne saurait la censurer sans injustice; et, si nous voulons ouïr là-dessus le témoignage de
l'antiquité, elle nous dira que ses plus célèbres philosophes ont donné des louanges à la
comédie, eux qui faisaient profession d'une sagesse si austère, et qui criaient sans cesse
après les vices de leur siècle; elle nous fera voir qu'Aristote a consacré des veilles au
théâtre, et s'est donné le soin de réduire en préceptes l'art de faire des comédies; elle nous
apprendra que de ses plus grands hommes, et des premiers en dignité, ont fait gloire d'en
composer eux-mêmes, qu'il y en a eu d'autres qui n'ont pas dédaigné de réciter en public
celles qu'ils avaient composées, que la Grèce a fait pour cet art éclater son estime par les
prix glorieux et par les superbes théâtres dont elle a voulu l'honorer, et que, dans Rome
enfin, ce même art a reçu aussi des honneurs extraordinaires: je ne dis pas dans Rome
débauchée, et sous la licence des empereurs, mais dans Rome disciplinée, sous la sagesse
des consuls, et dans le temps de la vigueur de la vertu romaine.
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J'avoue qu'il y a eu des temps où la comédie s'est corrompue. Et qu'est-ce que dans
le monde on ne corrompt point tous les jours? Il n'y a chose si innocente où les hommes ne
puissent porter du crime, point d'art si salutaire dont ils ne soient capables de renverser les
intentions, rien de si bon en soi qu'ils ne puissent tourner à de mauvais usages. La médecine
est un art profitable, et chacun la révère comme une des plus excellentes choses que nous
ayons; et cependant il y a eu des temps où elle s'est rendue odieuse, et souvent on en a fait
un art d'empoisonner les hommes. La philosophie est un présent du Ciel; elle nous a été
donnée pour porter nos esprits à la connaissance d'un Dieu par la contemplation des
merveilles de la nature; et pourtant on n'ignore pas que souvent on l'a détournée de son
emploi, et qu'on l'a occupée publiquement à soutenir l'impiété. Les choses même les plus
saintes ne sont point à couvert de la corruption des hommes; et nous voyons des scélérats
qui, tous les jours, abusent de la piété, et la font servir méchamment aux crimes les plus
grands. Mais on ne laisse pas pour cela de faire les distinctions qu'il est besoin de faire. On
n'enveloppe point dans une fausse conséquence la bonté des choses que l'on corrompt,
avec la malice des corrupteurs. On sépare toujours le mauvais usage d'avec l'intention de
l'art; et comme on ne s'avise point de défendre la médecine pour avoir été bannie de Rome,
ni la philosophie pour avoir été condamnée publiquement dans Athènes, on ne doit point
aussi vouloir interdire la comédie pour avoir été censurée en de certains temps. Cette
censure a eu ses raisons, qui ne subsistent point ici. Elle s'est renfermée dans ce qu'elle a
pu voir; et nous ne devons point la tirer des bornes qu'elle s'est données, l'étendre plus loin
qu'il ne faut, et lui faire embrasser l'innocent avec le coupable. La comédie qu'elle a eu
dessein d'attaquer n'est point du tout la comédie que nous voulons défendre. Il se faut bien
garder de confondre celle-là avec celle-ci. Ce sont deux personnes de qui les mœurs sont
tout à fait opposées. Elles n'ont aucun rapport l'une avec l'autre que la ressemblance du
nom; et ce serait une injustice épouvantable que de vouloir condamner Olympe, qui est
femme de bien, parce qu'il y a eu une Olympe qui a été une débauchée. De semblables
arrêts, sans doute, feraient un grand désordre dans le monde. Il n'y aurait rien par-là qui ne
fût condamné; et, puisque l'on ne garde point cette rigueur à tant de choses dont on abuse
tous les jours, on doit bien faire la même grâce à la comédie, et approuver les pièces de
théâtre où l'on verra régner l'instruction et l'honnêteté.
Je sais qu'il y a des esprits dont la délicatesse ne peut souffrir aucune comédie, qui
disent que les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l'on y dépeint
sont d'autant plus touchantes qu'elles sont pleines de vertu, et que les âmes sont attendries
par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c'est que de s'attendrir à
la vue d'une passion honnête; et c'est un haut étage de vertu que cette pleine insensibilité où
ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu'une si grande perfection soit dans les forces
de la nature humaine; et je ne sais s'il n'est pas mieux de travailler à rectifier et adoucir les
passions des hommes, que de vouloir les retrancher entièrement. J'avoue qu'il y a des lieux
qu'il vaut mieux fréquenter que le théâtre; et si l'on veut blâmer toutes les choses qui ne
regardent pas directement Dieu et notre salut, il est certain que la comédie en doit être, et je
ne trouve point mauvais qu'elle soit condamnée avec le reste. Mais, supposé, comme il est
vrai, que les exercices de la piété souffrent des intervalles et que les hommes aient besoin
de divertissement, je soutiens qu'on ne leur en peut trouver un qui soit plus innocent que la
comédie. Je me suis étendu trop loin. Finissons par un mot d'un grand prince sur la comédie
du Tartuffe.
Huit jours après qu'elle eut été défendue, on représenta devant la Cour une pièce
intitulée Scaramouche ermite ; et le Roi, en sortant, dit au grand prince que je veux dire: « Je
voudrais bien savoir pourquoi les gens qui se scandalisent si fort de la comédie de Molière
ne disent mot de celle de Scaramouche »; à quoi le prince répondit: « La raison de cela, c'est
que la comédie de Scaramouche joue le Ciel et la religion, dont ces messieurs-là ne se
soucient point; mais celle de Molière les joue eux-mêmes; c'est ce qu'ils ne peuvent souffrir.»
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