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dire qu’avec les machines de l’époque, c’était parfaitement utopique. Mais qu’à cela ne
tienne, j’avais commencé à publier sur le sujet, un autre mathématicien qui travaillait au
laboratoire de recherche d’IBM de Yorktown Heights aux Etats-Unis m’a écrit (il n’y avait
pas Internet à l’époque…), invité à faire une conférence, et en fin de compte IBM m’a
proposé de m’embaucher comme chercheur à Yorktown.
Rétrospectivement, c’était un énorme coup de chance, car je me suis retrouvé au bon endroit
au bon moment, c'est-à-dire parmi les scientifiques d’horizons divers qui créaient
l’informatique, dans l’entreprise qui allait dominer les premières années de l’informatique et
imposer ses produits et ses solutions. Inutile de vous dire que, très vite, je me suis désintéressé
de la fin, à savoir la démonstration automatique de théorèmes, pour m’intéresser aux moyens,
c'est-à-dire à l’informatique. D’autant plus que je m’étais rapidement aperçu que je pouvais
faire passer mes idées et le résultat de mes travaux dans des produits qui allaient être utilisés
par des milliers de personnes – à l’époque des milliers, plus tard des millions – : ce qu’on
appelle aujourd’hui l’innovation, ce que le premier directeur de l’Ecole, Paul Janet, appelait
« la science au service de l’action ». Ce sera à la fois cette conviction de la puissance de la
science et la volonté de l’appliquer à résoudre des problèmes concrets qui me guideront au
cours de toute ma carrière – et qui devaient naturellement m’amener à la terminer à Supélec,
puisque cette conviction et cette volonté étaient aussi celle de Paul Janet, qui était lui aussi
normalien.
Pendant un peu plus d’un quart de siècle, j’ai donc occupé diverses fonctions dans la
recherche et le développement d’IBM, dans différents laboratoires, aux Etats-Unis et en
Europe, en grimpant rapidement dans la hiérarchie car les informaticiens étaient peu
nombreux et les besoins croissaient très vite. Pendant quelque temps, j’ai gardé des activités
académiques et j’ai enseigné dans différentes universités et écoles en France et à l’étranger,
aux Etats-Unis. J’ai été deux ans Professeur Extraordinaire à l’Université de Genève – cela
fait très bien sur un CV ou une carte de visite, mais en fait, il faut savoir qu’en Suisse,
Professeur Extraordinaire, c’est moins bien que Professeur Ordinaire…
J’ai eu une autre parenthèse dans ma carrière à IBM, qui s’est aussi révélée une chance
extraordinaire – vraiment extraordinaire, au sens de mieux qu’ordinaire – : Jean-Pierre
Chevènement, qui était alors Ministre de la recherche et mettait en place une réforme du
CNRS pour l’ouvrir davantage vers l’industrie et les applications, m’a proposé de venir
comme Directeur Scientifique au CNRS pour mettre en place cette réforme. C’était une
chance extraordinaire car cela m’a apporté l’expérience du management dans la fonction
publique, l’expérience du travail en prise directe avec les niveaux politiques, et surtout m’a
permis de connaître les milieux scientifiques dans toutes les disciplines, ce qui allait m’être
très utile par la suite.
Ce n’était pas une chance aussi extraordinaire sur le plan financier, car mes revenus s’étaient
trouvés divisés par trois – sans compter les stock options, qui n’étaient pas très favorables au
CNRS… – mais il faut savoir ce que l’on veut. Cela étant, quand IBM est revenu me chercher
trois ans plus tard, ils avaient des arguments auxquels je n’ai pas pu résister, et j’ai pris la
responsabilité de la R&D en France puis en Europe.
A la fin des années 80, j’ai un désaccord grave avec la direction américaine d’IBM sur sa
politique de Recherche et Développement en Europe : je démissionne. Nouveau coup de
chance : au même moment, le président de l’UAP, ayant observé que tous les grands groupes
du secteur industriel ont une structure de R&D, se demandait si une telle structure ne pourrait
pas aussi être intéressante pour un grand groupe d’assurance. J’étais moi-même, comme
toujours, convaincu que la science pouvait servir dans l’assurance comme partout ailleurs,
bien que je ne connaissais rien à l’assurance, mais c’était une raison de plus pour me laisser