Blois 2015 - L`empire comanche du XVIIIe au XIXe s.

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Blois 2015 - L’empire comanche du XVIIIe au XIXe s.
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Fabrice Delsahut
Blois 2015 - L’empire comanche du XVIIIe au
XIXe s.
Blois, 10 oct. 2015
par Frédéric Stevenot
Mise en ligne : lundi 12 octobre 2015
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Maître de conférences à l’ESPE de Paris IV Sorbonne, Fabrice Delsahut effectue des recherches en
ethno-histoire, notamment sur ce qui concerne les pratiques physiques nord-amérindiennes. Cela
l’a aussi amené à s’intéresser à l’altérité, avec, par exemple, les exhibitions pratiquées dans les
expositions internationales occidentales.
Il est déjà intervenu dans les Rendez-Vous de Blois, comme l’an dernier, avec un sujet intitulé « Du
guerrier au soldat : les Indiens d’Amérique du Nord dans les deux guerres mondiales ».
La présentation faite sur le site des Rendez-Vous est celle-ci : « Entre les XVIII e et XIX e s.s,
l’Empire comanche a dominé, exploité tout le sud-ouest américain et inversé le mouvement de
l’expansion occidentale. Selon l’historiographie traditionnelle, cet empire n’a jamais existé ».
Fabrice Delsahut a eu une heure pour discuter de ce préalable, heure largement — et
heureusement — dépassée.
Peut-on parler d’ « empire » comanche ?
Cette appellation suit le titre de l’ouvrage de Pekka Hämäläinen : L’Empire comanche [1].
S’agissant d’une population de chasseurs-cueilleurs nomades, la référence à une structure politique
impériale telle qu’on la conçoit en Occident n’a pas beaucoup de sens. Il n’y a pas de chef, de
pouvoir centralisé, mais un système de « familles », de « bandes », qui peuvent unir leurs forces à
certains moments. Parler de « nation » à propos des Comanches est abusif, même s’ils partagent un
ensemble de valeurs spécifiques. Il n’y a pas non plus de volonté de conquérir un espace pour
l’administrer et le mettre en valeur. Ce qui caractérise ce peuple, c’est surtout un souci de bienêtre (on devrait peut-être enlever le trait d’union : être bien, au mieux), et d’avoir les relations les
plus profitables avec les voisins pour couvrir les besoins. Cela peut passer par un assujettissement.
Une Comancheria
Il n’en reste pas moins que les Comanches dominent un espace considérable : la « Comancheria ».
Il s’agit d’un espace structuré, qui coexiste avec d’autres entités politiques, voisines ou intégrées à
la Comancheria, mais exploitées au profit du peuple comanche. C’est l’aspect économique qui
l’emporte : les Comanches ont établi un système d’échanges très intenses avec d’autres peuples,
basé soit sur le troc, soit, si celui-ci se révèle impossible, le vol.
L’origine du peuple comanche est la région du Wyoming. Apparenté à la famille uto-aztèque, il
migre au XVIIe s. vers le sud-est et se sépare alors des Shoshones. Leur nom provient du terme
« kumantsi » (ennemi) que leur donnaient les Utes (dont le nom est à l’origine de l’Utah), qui leur
ont enseigné comment se tenir à cheval. Cet élément est capital pour la suite de l’histoire des
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Comanches, puisqu’ils passent au pastoralisme équestre, en même temps qu’ils acquièrent un
moyen de contrôler un espace plus vaste encore. Leur migration les conduit vers les grandes
plaines du sud, aux confins du Nouveau-Mexique, du Texas et du nord du Mexique actuels. Leur
économie combine alors la chasse aux bisons, mais aussi l’élevage et le commerce des chevaux, ce
qui a aussi pour effet de changer leur régime alimentaire, hyper-protéiné.
La maîtrise des technologies militaires
L’armement des Comanches s’améliore grandement. Malgré l’embargo sur la vente des armes à
feu pratiqué par les Espagnols, ils parviennent à s’équiper auprès des Français (la Louisiane n’est
pas loin) et des Anglais, avec des fusils de meilleure qualité, à tel point que les Comanches
parviennent même à en revendre aux Espagnols.
Avec leur maîtrise du cheval, le peuple comanche pratique une guerre de mouvement, qui leur
permet de dominer les Cheyennes, les Arapahoes, etc., et même d’intégrer les Naishans et les
Kiowas. D’autres sont expulsés, comme les Navajos, ou presque exterminés, comme les Apaches,
repoussés dans l’empire espagnol. En revanche, les peuples cultivateurs sont préservés, puisqu’ils
apportent (troc, vol) le complément nécessaire au régime alimentaire des Comanches.
Et cas d’affaiblissement (des épidémies, etc.), ces derniers n’hésitent pas à conclure des traités, le
temps de reconstituer leurs forces. La diplomatie comanche est donc assez fluctuante : elle suit
l’évolution de leurs besoins, entre, d’une part, pillages et raids, et, d’autre part, diplomatie et
commerce.
Les Comanches peuvent aussi recevoir des tributs, comme le leur proposent parfois les Espagnols,
pour obtenir leur mansuétude. En 1786, du fait de leur isolement, le Nouveau-Mexique et le Texas
deviennent ainsi de véritables dépendances. Cet état de rupture entre le Mexique indépendant en
1821 et ces deux régions va faciliter la conquête américaine.
Une domination de l’économie du centre de l’Amérique du Nord
Les Comanches pratiquent donc une économie basée en partie sur la prédation. Des raids sont
ainsi menés au centre du Mexique, dont les produits sont revendus ailleurs (parfois même aux
Espagnols), aux commerçants français et anglais, par l’intermédiaire des tribus sédentaires (comme
les Wichitas ou les Osages).
Mais cette économie repose aussi sur les échanges de leurs propres produits, issus de l’élevage des
chevaux ou de la chasse aux bisons (viande, cuir, etc.) contre des produis manufacturés (comme
les fusils). Dans la première moitié du XIXe siècle, la population comanche est de l’ordre de 40 000
personnes ; elle possède environ 200 000 chevaux et mules domestiqués, deux millions de
mustangs ; elle contrôle un espace où paissent environ sept millions de bisons. En 1867, chaque
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Comanche possède en moyenne dix chevaux.
Les Comanches deviennent ainsi les interlocuteurs obligés au centre de l’Amérique du nord, entre
le Mississipi et le Rio Grande. Des comptoirs occidentaux sont ouverts pour commercer avec eux.
Cela oblige aussi à repousser vers le nord les courants migratoires américains, des Appalaches vers
Saint-Louis et vers l’Oregon. Cela contredit l’image d’une marche frontale et massive qui auraient
conduit les caravanes américaines vers le Pacifique.
Une hégémonie culturelle
Leur hégémonie politique est telle qu’une sorte de pax comancha s’instaure, qui s’impose à
quiconque veut s’immiscer dans les territoires contrôlés. Mais la société comanche pratique aussi
l’esclavage, qu’ils vendent dans les territoires voisins, notamment celui des femmes à qui
incombent toutes les tâches : éducation des enfants, repas, traitement des peaux animales et des
viandes, montage et démontage des tipis, etc. Les filles sont mariées à quinze ans, au plus tard. La
polygamie vient encore renforcer leur relégation au statut de main-d’œuvre productive et
reproductrice. Mais la compétition qu’elle induit amène les hommes à renforcer leur agressivité,
puisqu’il leur faut entretenir non seulement leurs femmes mais aussi les belles-familles ; ils ont
alors à se lancer dans des raids plus lointains et plus violents pour subvenir aux besoins de tous, et
préserver leur prestige.
Cette société pratique aussi les massacres, les enlèvements, la torture, les mutilations dans le cadre
d’une vengeance ritualisée.
La domination d’un vaste territoire et de l’économie du centre de l’Amérique du Nord permet aux
Comanches d’imposer leur langue, laquelle a évolué vers une lingua franca utilisée aussi bien par
les Mexicains que les Américains, et tous les habitants des grandes plaines du sud. Leur style
vestimentaire est imitée, notamment par les mountains men, ces trappeurs français qui vont
jusqu’en Oregon, et qui s’intègre parfois aux Comanches, prenant femme : le métissage est donc
accepté. L’ethnicité est ouverte, à telle enseigne que des captifs (pratique des otages) veulent rester
au sein de leur famille comanche quand ils sont parvenus à un statut social plus enviable que dans
leur système d’origine, y compris pour les Occidentaux. Les prisonniers sont parfois adoptés, ce
qui compense certains besoins, que ce soit pour la main-d’œuvre qu’ils apportent, ou par le
renouvellement démographique qu’ils offrent. Cela permet aux Comanches de relativement mieux
résister aux épidémies que d’autres groupes amérindiens, grâce à un renforcement bactériologique.
Il n’empêche que les crises démographiques provoquent des pertes importantes, de l’ordre de 50 %
à chaque fois.
Une organisation politique autochtone protéiforme
Les Comanches respectent un cycle annuel de déplacements qui alterne dispersion et
regroupements, ce qui favorise la tenue de conseils inter-bandes, très ritualisés. La pastoralisme
équestre n’est docn pas un facteur de dilution. Au contraire, on a là une certaine centralité du
pouvoir comanche, ce qui contredit complètement le présupposé de marginalité qu’on a prêté à
cette société.
Des chefs peuvent ainsi s’imposer temporairement à la tête de rancherias, c’est-à-dire de groupes
de plusieurs dizaines de personnes ; le chef unique est un paraibo.
Avec le renforcement de leur emprise économique, une élite commerçante s’est dégagée,
constituées de Big Men.
Enfin, la société comanche est en paix avec elle-même, car la violence est reportée vers
l’extérieur : on parle alors d’enculturation conflictuelle.
L’effondrement
Les Comanches vont céder sous l’effet d’éléments externes mais aussi du fait de leurs propres
faiblesses. Il s’agit notamment de la pression excessive exercée sur les ressources en bisons,
considérées comme inépuisables ; or, le cheptel s’affaiblit à partir du début du XIXe s., d’autant
que les femelles sont chassées pour la qualité de leur peau. Une série de sécheresses, dans les
années 1840-1860, va décimer des millions de bisons, tout en raréfiant les ressources en eau
nécessaires aux chevaux, aux pâturages et aux hommes.
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Le principal facteur externe est la poussée américaine, qui s’accentue après les succès contre les
Espagnols et les Mexicains, notamment la guerre de 1846-1848. La pression des migrants
européens devient de plus en plus importante, qui imposent progressivement l’élevage et
l’agriculture industriels, ce qui exige des terrains importants. En 1867, la décision est prise par
Sherman et Sheridan « d’éradiquer la race indienne » : l’idée est de renforcer la destruction des
bisons qui est la ressource principale des Comanches, de détruire les campements et les réserves.
C’est aussi le signal de la révolte pour les groupes vassalisés (les Wichitas et les Cheyennes), qui
fournissent des éclaireurs à l’armée fédérale. Le chemin de fer accélère encore le mouvement
migratoire, la vitesse d’intervention des troupes américaines, tout en coupant la route des bisons.
La chute démographique comanche est importante : en 1862, la population n’est plus que de 5 000
personnes ; trente ans plus tard, déportés en Floride et parqués dans des réserves, ils sont moins
de 2 000.
L’historiographie a jusqu’ici disqualifié les Comanches comme des acteurs historiques, d’autant
qu’ils n’ont guère laissé de traces, notamment administratives, ce qui est le propre des sociétés
nomades. L’imaginaire collectif a retenu d’eux les guerriers sanguinaires, des sauvages pilleurs, ce
qui est évidemment très réducteur.
La réalité est plus complexe, qui se fait jour peu à peu. Ces efforts pour les réintégrer dans
l’histoire correspond aussi à un besoin de repenser l’histoire coloniale. C’est le travail qui est mené
par le courant de la New Western History depuis une vingtaine d’années, dont l’un des
représentants est Richard White, auteur de Middle Ground [2].
Frédéric Stévenot, pour Les Clionautes
[1] Pekka Hämäläinen, L’Empire comanche, trad. fr., éd. Anacharsis, 2012, 736 pages
[2] Richard White, Le Middle Ground. Indiens, empires et républiques dans la région des Grands Lacs :
1650-1815, trad. fr., éd. Anacharsis, 2009, 731 pages.
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