organisation Antalgie aiguë : mise en œuvre d’un protocole dans un service d’urgences Rev Med Suisse 2014 ; 10 : 1395-400 M. Ramlawi A. Villar C. Luthy F. Sarasin Acute analgesia : implementation of a dedicated protocol in an emergency department Acute pain relief is an ongoing challenge for both nurses and emergency physicians. Its management remains suboptimal or delayed, despite the existence of valid recommenda­ tions. The complexity of the emergency de­ partment and the diversity of encountered situations justify a tailored approach, taking into account the patient’s clinical characteris­ tics and needs. Such an approach must, under safety conditions assign sufficient autonomy to care providers in order to achieve pain re­ lief. The benefits of an optimal analgesia are numerous. They include a greater patient sa­ tisfaction, a reduced length of stay, and a rapid return to mobility. This article highlights the key elements of acute pain management in the emergency department of the Geneva University Hospitals. L’antalgie constitue un défi permanent tant pour les infir­ miers(es) que pour les médecins urgentistes. La prise en charge des douleurs aiguës reste sous-optimale et l’antalgie souvent retardée malgré des recommandations validées. L’or­ ganisation complexe d’un service d’urgences et la diversité des situations rencontrées justifient une stratégie antalgique adaptée aux besoins et à l’état des patients. Cette approche doit attribuer une autonomie suffisante aux soignants dans des conditions de sécurité optimales. Les avantages sont nom­breux et incluent notamment une plus grande satisfaction des pa­ tients, une réduction de la durée de séjour et une remobilisa­ tion précoce. Cet article met l’accent sur les principaux éléments de la prise en charge de la douleur aiguë au Service des urgences des Hôpitaux universitaires de Genève. introduction La prise en charge d’une douleur aiguë requiert dès l’admission du patient : 1) une évaluation standardisée de son intensité ; 2) une prescription médicamenteuse adaptée et 3) une rééva­ luation régulière. Cette séquence est répétée autant de fois que nécessaire jus­ qu’à l’obtention d’une antalgie satisfaisante. Toute faille dans le (les) maillon(s) de cette séquence menace le contrôle optimal de la douleur. Au cours des deux dernières décennies, plusieurs études ont souligné les difficultés constantes à évaluer et traiter les patients algiques aux urgences conformément aux directives des sociétés scientifiques.1-3 Dans une large étude prospective parue en 2011, Guéant et coll. rapportent que seuls 50% des patients pris en charge dans des services d’urgences bénéficient d’une antalgie efficace. Alors qu’une forte propor­ tion de patients se sont présentés avec une douleur modérée à sévère (73%), ­aucune antalgie n’a été administrée dans 30% des cas. L’utilisation des opiacés, notamment par voie intraveineuse, reste sous-optimale et le nombre de patients quittant les urgences avec une douleur résiduelle avoisine un tiers.2,4 L’origine de ce qui est définit comme une oligo-analgésie est multifactorielle. L’organisation d’un service, sa configuration géographique, le taux d’activité et la surcharge récurrente sont quelques éléments parmi d’autres. Les principales causes sont résumées dans la figure 1.5 place d’un protocole d’antalgie aiguë dans un service d’urgences Toute stratégie visant à améliorer le contrôle de la douleur doit se baser sur des directives de prise en charge destinées à l’ensemble des intervenants. Ces directives doivent définir un cadre simple, reproductible et pragmatique sur le­ quel les soignants peuvent s’appuyer pour répondre aux besoins du patient. Une telle démarche doit pouvoir améliorer, simplifier et uniformiser les pratiques dans tous les secteurs des urgences, et assurer une continuité dans la prise en charge tout au long du parcours des patients. Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 juin 2014 27_32_37938.indd 1 1395 19.06.14 08:22 Oligo-analgésie Echecs •Validation de la douleur •Evaluation/réévaluation •Documentation •Traitement Obstacles •Populations fragiles •Priorisation diagnostique •Connaissances/expériences manquantes •Opiophobie •Environnement complexe •Absence de directives •Culture de l’antalgie manquante Figure 1. Obstacles menant à une antalgie sousoptimale (oligo-analgésie) prise en charge de la douleur aiguë à l’accueil Un exemple d’algorithme de prise en charge de la dou­ leur aiguë à l’accueil des urgences est présenté dans les figures 2A et 2B. Ce protocole médico-délégué attribue aux infir­miers(es) d’accueil et d’orientation (triage) une auto­ nomie et une sécurité dans l’administration d’antalgiques. En pratique, la douleur est identifiée, mesurée et docu­ mentée au moment du tri. L’anamnèse, les antécédents et les traitements en cours sont précisés lors de cette phase, de même que les contre-indications à l’administration des principaux antidouleurs. Dans un premier temps, le soignant applique les premières mesures non pharmacologiques (par exemple : repositionnement, poches à glace, attelles, patch d’Emla, etc.) avant de procéder à l’administration des anti­ douleurs. En plus des antalgiques du premier palier (paracétamol, AINS), le protocole offre aux soignants la possibilité de com­ pléter l’antalgie par de la morphine orale ou intraveineuse (IV) selon la sévérité de la douleur résiduelle, le souhait du patient, et son état clinique. En administration IV, la mor­ phine est titrée par bolus de 2 mg toutes les cinq minutes (max. 10 mg).6,7 Ce schéma a pour objectif de calmer rapide­ ment une douleur intense et de réduire le délai de la pre­ mière administration dans un environnement où la présen­ ce médicale est ponctuelle et où le temps d’attente peut s’allonger.8 Fry et coll. ont montré que la titration de morphine (bolus répété de 2,5 mg) par des infirmières expérimen­ tées soulageait rapidement les patients dans l’attente d’une consultation médicale avec un taux d’événements indési­ rables faible.9 Cette stratégie semble plus sûre que l’admi­ Figure 2A. Protocole de prise en charge de la douleur aiguë à l’accueil EN : échelle numérique ; SPO2 : saturation artérielle ; FR : fréquence respiratoire ; ortho : orthopédiques. 1396 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 juin 2014 27_32_37938.indd 2 19.06.14 08:22 Figure 2B. Protocole de prise en charge de la douleur aiguë à l’accueil EN : échelle numérique ; SPO2 : saturation artérielle ; FR : fréquence respiratoire. nistration traditionnelle d’une dose unique de 0,1 mg/kg associée ou non à des paliers successifs de 0,05 mg/kg.10,11 Dans une étude portant sur 621 patients, admis aux urgen­ ces avec une douleur aiguë (L 7/10), l’administration de mor­ phine par bolus IV de 2 à 3 mg par palier de cinq minutes est associée à un taux de complications de 11% (IC 95% : 9-13%) et permet une analgésie adéquate. La dose moyenne de morphine utilisée était de 10,5 mg w 6,4 mg avec une médiane de trois bolus, soulageant plus de 80% des pa­ tients. Cette étude met l’accent sur l’importance de l’adhé­ sion au protocole, les patients traités hors protocole (44%) étant moins bien soulagés et nécessitaient plus d’opiacés.7 Finalement, l’utilisation de morphine à l’accueil a l’avan­ tage d’assurer un relais antalgique chez les patients admis par ambulance et ayant déjà reçu des opiacés en préhospi­ talier. prise en charge de la douleur aiguë dans les secteurs de soins Apres l’installation du patient dans un box de consulta­ tion, une nouvelle évaluation est effectuée et l’antalgie est poursuivie. Les algorithmes propres à cette phase de prise en charge sont présentés dans les figures 3A et 3B. Le traitement de choix en cas de douleur légère repose en premier lieu sur les antalgiques du premier palier. Un traitement par morphine ou buprénorphine PO peut être proposé comme une solution alternative en cas de contreindications aux AINS et au paracétamol. L’antalgie fera l’objet d’une réévaluation régulière. En cas de douleur modéré à sévère, l’antalgie est com­ plétée par les opiacés. En l’absence de contre-indication (vomissements, iléus, troubles de la déglutition ou de la vigilance), l’administration de morphine par voie orale sera privilégiée. Dans le cas contraire, les patients bénéficieront d’une antalgie par titration de morphine ; bolus de 2 mg toutes les cinq minutes (max. 10 mg) associée au paracéta­ mol et/ou AINS. Ce concept d’analgésie balancée réduit les doses d’opiacés nécessaires et les effets secondaires qui leurs sont associés. Notre protocole propose le fentanyl comme alternative à la morphine IV. Cette molécule s’est progressivement im­ posée dans la pratique quotidienne du médecin urgentiste, d’abord en préhospitalier, puis dans les services d’urgen­ ces. Le fentanyl est un agoniste semi-synthétique des ré­ cepteurs m-lipophile, 100 fois plus puissant que la mor­ phine. Il possède un délai d’action court (2 à 3 minutes) et une durée d’action de 30 à 40 minutes, le rendant idéal en cas de douleurs intenses ou en prévision de douleurs in­ duites (réductions, pose de drains, etc.).12 Les autres avan­ tages du fentanyl résident dans son faible taux d’effets se­ condaires et notamment hémodynamiques.13,14 Il constitue Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 juin 2014 27_32_37938.indd 3 1397 19.06.14 08:22 OUI NON OUI NON NON OUI Figure 3A. Extrait de l’algorithme de prise en charge de la douleur aiguë dans les secteurs de soins Les tableaux 2 et 5 sont disponibles sur le document original des Hôpitaux universitaires de Genève. EN : échelle numérique ; SL : sublingua ; CLcr : clairance de la créatinine ; FR : fréquence respiratoire ; SAT : saturation artérielle. également une alternative à la morphine en cas de réaction anaphylactoïde de part sa faible libération d’histamine. A des doses faibles et ponctuelles, ses caractéristiques phar­ macologiques sont peu influencées par une insuffisance rénale ou hépatique. Le métabolisme du fentanyl étant ca­ talysé par le CYP 3A4/5, il convient toutefois de vérifier s’il y a un inhibiteur du CYP 3A4/5 dans la comédication du pa­ tient afin de prévenir un surdosage.15,16 La liste des induc­ teurs/inhibiteurs interagissant avec le fentanyl est accessi­ ble sur le site de la pharmacologie clinique des Hopitaux universitaires de Genève (http://pharmacoclin.hug-ge.ch). La dépression cardio-respiratoire liée à un surdosage sera traitée par les mesures de réanimation habituelles et par l’administration de naloxone. Quelle que soit la molécule envisagée, une surveillance rapprochée par une infirmière spécialisée est nécessaire. Les paramètres tels que le degré de sédation (score de Ramsay), la saturation, le pouls et la tension artérielle se­ ront relevés régulièrement, et ce jusqu’à 15 à 30 minutes après le dernier bolus. L’orientation du patient est envisa­ geable une fois la douleur contrôlée et une antalgie de relai proposée. Elle peut avoir lieu deux heures après le dernier bolus.7 1398 initier et implémenter des changements de pratique clinique dans un service d’urgences L’élaboration et la mise à disposition des soignants d’un protocole d’antalgie spécifique sont fondamentales. Mais à lui tout seul, un protocole dédié n’est pas garant de succès.17 Analysant la prise en charge des douleurs dorsales, Mafi et coll. ont objectivé une discordance importante entre les recommandations de bonnes pratiques et la réalité tant sur le plan de la démarche diagnostique que thérapeuti­ que.18 En Suisse, dans le domaine de l’urgence, Stephan et coll. rapportent, dans une étude descriptive, une adhérence sous-optimale à leur protocole d’antalgie aiguë. Dans cette étude, seulement 43% des patients inclus ont bénéficié de l’application complète et correcte des recommandations.19 De nombreux facteurs ont été proposés afin d’expliquer la non-adhérence aux directives.20 Au-delà des caractéristi­ ques propres du protocole (visibilité, clarté, simplicité, ap­ plicabilité, mises à jour régulières), un consensus multidis­ ciplinaire renforce sa crédibilité et sa diffusion au sein des équipes médico-soignantes. D’autre part, l’adhésion à un protocole peut être limitée par sa méconnaissance mais aussi par des attitudes et des comportements bloquant Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 juin 2014 27_32_37938.indd 4 19.06.14 08:22 NON OUI OUI NON Figure 3B. Extrait de l’algorithme de prise en charge de la douleur aiguë dans les secteurs de soins EN : échelle numérique ; SL : sublingua ; CLcr : clairance de la créatinine ; FR : fréquence respiratoire ; SAT : saturation artérielle ; S. R. : score de Ramsay ; UO : unité d’observation. des soignants tels qu’un décalage entre le savoir/savoirfaire perçus et le niveau réel de leurs pratiques, par des craintes liées à l’utilisation de certains médicaments en raison de la dépendance physique/psychologique notam­ ment, ou encore par la fréquente conviction des profes­ sionnels qu’ils sont de meilleurs juges que leurs malades pour évaluer la douleur. D’autres entraves plus systémi­ques telles que le sentiment de manque de temps, une insta­ bilité de la composition des équipes de soins, un manque de personnel qualifié, ou encore le manque de soutien vis-àvis des collaborateurs qui implémentent les changements de pratique, peuvent se surajouter.20 aspects liés à l’élaboration et à la mise en œuvre de proto­ coles spécifiques, la réussite d’un programme d’améliora­ tion de la qualité de la prise en charge des douleurs dans un service d’urgences dépend de nombreux facteurs parmi lesquels figurent avant tout la motivation des équipes soi­ gnantes à participer à un tel processus et la satisfaction qu’elles peuvent trouver dans les réponses institutionnelles qui sont données aux collaborateurs afin de valoriser les actions entreprises. Remerciements conclusion Parce que la prise en charge de la douleur dans un ser­ vice d’urgences constitue un problème majeur, il est du devoir des institutions hospitalières et des services con­ cernés d’améliorer constamment la prise en charge pré­ coce des patients présentant des douleurs aiguës en dé­ veloppant des règles communes concernant le dépistage systémati­que et les approches thérapeutiques. Au-delà des Nous adressons nos sincères remerciements aux Drs V. Piguet, ­D. Sartorius, E. Brandao Farinelli, à l’ensemble de nos collègues sur le terrain qui participent à la prise en charge de la douleur aux urgences, ainsi qu’au Réseau douleur des Hôpitaux universitaires de Genève qui soutient de nombreux projets contribuant à l’amé­ lioration des pratiques dans notre institution. Conflit d’intérêts Les auteurs n’ont déclaré aucun conflit d’intérêts en relation avec cet article. Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 25 juin 2014 27_32_37938.indd 5 1399 19.06.14 08:22 Adresse Implications pratiques > L’élaboration d’un protocole de prise en charge de la dou- leur aiguë est fondamentale pour la diffusion des recomman­ dations et l’uniformisation des pratiques dans un service d’urgences > La titration de la morphine intraveineuse par bolus de 2 mg est une approche sûre, permettant à l’infirmière specialisée de poursuivre une antalgie en cas de douleur aiguë dans l’attente d’une consultation médicale > Le fentanyl en titration IV constitue une alternative pour Drs Majd Ramlawi et Adolfo Villar Pr François Sarasin Service des urgences Département de médecine communautaire, de premier recours et des urgences Dr Christophe Luthy Service de médecine interne de réhabilitation Département de réhabilitation et de gériatrie HUG, 1211 Genève 14 [email protected] [email protected] [email protected] [email protected] l’urgentiste lors de douleurs intenses, de douleurs induites ou en cas d’instabilité hémodynamique > Au-delà des caractéristiques techniques d’un protocole, la réussite d’une politique de prise en charge de la douleur ­aiguë nécessite une prise de conscience et une motivation de la part des acteurs de l’urgence ainsi qu’un appui cons­ tant de la part des structures locales et institutionnelles Bibliographie 1 Todd KH, Ducharme J, Choiniere M, et al. 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