Rêve écologique d`une éthique médicale

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ÉDITORIAL
Rêve écologique d’une éthique médicale
Ecological dream of medical ethic
I
have a dream : le temps est arrivé où le savoir-faire médical
n’attend plus les affaires médiatiques pour réfléchir sur
les enjeux éthiques soulevés au cœur de son métier de
soignant… Bien sûr, devant la découverte d’une institution
hospitalière bien laborieusement démocratique et d’un milieu
libéral souvent en colère, un dialogue avec le politique est
indispensable. Ces choix décisionnels s’imposent à 3 niveaux :
celui du patient soigné à qui nous devons le mieux, celui du
soigné de demain à qui nous devrons le meilleur et le sens que
nous voulons donner à la société dans laquelle nous vivons.
Regardons de plus près notre microcosme humain technique
au service d’un macrocosme du vivant exigeant, car l’éthique
médicale voit son questionnement dans l’élaboration de cet
équilibre qui a tout pour être fragile.
Évolutions du soin et de la représentation
du malade
Ces 2 points montrent des modifications importantes qui
soulèvent bien des questionnements.
Les modes d’hospitalisation se sont diversifiés. L’hospitalisation a toujours été privilégiée en France comme prise
en charge du patient. C’est une spécificité d’ailleurs assez
française. L’hospitalisation “pour voir ce qui se passe” ne peut
plus rester dans les mentalités. C’est un luxe que nous n’avons
plus. Ainsi, l’hospitalisation dite “traditionnelle” se transforme
peu à peu, pour des raisons économiques mais également
pour des raisons humaines et organisationnelles, vers des
hospitalisations plus brèves. Cela demande une adaptation de
chacun des acteurs sans sacrifier à la qualité du “prendre-soin”.
En contrepartie, les mutations sanitaires traduisent une
volonté de nos instances administratives et ministérielles pour
une délocalisation du soin en dehors de l’hôpital. C’est ainsi
que nos patients et leurs familles se voient entourés de plus en
plus par des réseaux de soin, des groupements de coopération
sanitaire, des hospitalisations à domicile, des acteurs de soin
issus du monde privé. Le futur sera tourné vers un soin placé
au cœur du microcosme du patient et de son entourage, au
niveau de son lieu de vie. Il y a donc partage du soin et transmission des savoirs, ce qui n’est pas facile à admettre par tous,
surtout devant le spectre de la télémédecine tous azimuts,
les dérives de l’éducation thérapeutique, et les masters et
doctorats sur la maladie pour malades...
La diversification des subjectivités et des cultures dans notre
pays nécessite de la part des soignants une réadaptation
souple du mode d’application de leurs soins. C’est une source
de constant réajustement du “comment penser l’autre” et
comment le comprendre dans l’expression de sa vulnérabilité. Le contrat de soin doit alors insister sur le respect des
2 parties.
La sur-spécialisation au sein même des spécialités entraîne
également d’autres modes de prise en charge : d’une prise
en charge dite “classique” pour un bilan, une surveillance
ou la réévaluation d’une pathologie à déterminer ou déjà
définie, on s’oriente vers une prise en charge multidisciplinaire rentrant de plus en plus dans le cadre de soins très
spécialisés, voire d’activité spécifique en centres de maladies
rares. Dans cette sur-spécialisation, certes bénéfique, le prix
à payer est la complexité des soins autant dans la précision
des actes qu’ils demandent que dans leurs temporalités et
leurs plateaux techniques spécifiques. Cela ne se fait pas
sans compliquer l’exigence d’une bonne interdépendance
de ces plateaux d’exploration, d’une bonne connaissance de
leur spécificité organisationnelle et donc d’un haut niveau
de culture du soin par les acteurs médicaux et paramédicaux
extra- ou hospitaliers.
Enfin, la médecine d’aujourd’hui est devenue très intrusive :
on voit, on écoute, on pénètre, on transforme, on greffe, on
augmente le corps (greffe, chirurgie esthétique, prothèse
high-tech pour amputé, puce thérapeutique, stimulateur
intracrânien) jusqu’à modifier son identité. Dans d’autres
horizons du soin, on pousse à vivre. Tout cela peut être grisant,
source de fascination, flirtant parfois avec les limites du
pensable. Mais, n’oublions pas que le malade est une personne
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ÉDITORIAL
malade toute entière dans son histoire. Elle doit être reconnue
dans sa singularité, dans ses valeurs, dans sa vulnérabilité,
dans sa culture, dans son idée d’autonomie.
Un défi éthique
Concilier l’humanité du soin dans et avec cette technicité
médicale et les modifications des représentations des divers
acteurs est un véritable défi éthique. Le soin ne peut excuser
son action non réfléchie ni maîtrisée parce qu’elle est lourde
dans sa gestion. Il ne peut être désincarné. Il est en constant
devenir et ne doit pas se cristalliser sur des savoirs prétextant
leur scientificité. Il doit évoluer malgré la démultiplication
des techniques et l’exigence de leur application procédurale.
Le faire, l’acte ne peuvent se résumer aux seuls aspects
biologique, radiologique ou thérapeutique qui leur incombent.
L’évolution des mentalités médicales doit révéler une prise de
conscience quant à cette exigence de la sécurité et de l’amélioration de la qualité des soins. La remise en cause constante
de nos savoir-faire et de nos rouages sera un événement significatif et signifiant. Il faut un profond mouvement d’introspection d’où émerge une autre conception de la personne
malade et de sa place plus active qu’auparavant dans le choix
du soin, une autre perception de son costume d’officier du
soin, une autre approche du “prendre-soin”, voire une autre
façon de penser les maladies et la mise en place de leurs
traitements. Réconcilier les valeurs humaines du soin avec les
pratiques de soin dans toutes ses amplitudes, voilà l’affaire.
Car, en effet, les techniques biomédicales innovantes par
leur incessante amélioration, multiplicité et haute technicité
bouleversent le soin du fait de leur omniprésence : un malade
vient se faire soigner de plus en plus fréquemment en se
faisant avant tout et surtout “explorer”. Cela vient bousculer
nombre de principes et de repères du soin qui peuvent être vus
et ressentis par les patients, leur famille et certains soignants
comme une déshumanisation. L’image du patient passif est à
contre-courant d’un “aujourd’hui” où l’information médicale
médiatisée, de façon plus ou moins profane et juste, tendrait
à rendre le patient actif. Si l’enjeu de la médecine hospitalière est l’excellence − certes surenchère à double tranchant −
par l’existence de ces multiples compétences et expertises
techniques, le soin ne doit pas sacrifier à la nécessité fondamentale d’une relation de confiance pour une structure de
soin qui doit assurer la présence de professionnels visibles,
accessibles et à l’écoute. S’attacher à rendre compétents les
malades dans le vécu de leur maladie passe par ne plus faire
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l’économie d’un enseignement du “prendre-soin” pour ces
patients, leur famille mais également pour le citoyen de la
rue. Il nous faut gagner en visibilité pour une meilleure gestion
de l’activité sanitaire. Bien sûr, cela expose à l’expropriation
du “savant-soigner” et son mystère organisationnel, mais
chacun doit se reconnaître en faculté d’opinion, de choix de
comment soigner et se faire soigner. Un discernement et une
concertation en toute humilité pour une meilleure légitimité.
Il nous faut soutenir cette pédagogie de la responsabilité
partagée envers le citoyen. C’est une exigence qui se doit
d’être implicite, puisqu’elle s’articule naturellement sur la
dignité et le respect de chacun des acteurs. Justice et sollicitude en sont aussi la charpente. Il ne faut pas toutefois, dans
l’ambition de parfaire les étapes essentielles du soin, dériver
vers une chosification, vers la procédure pour que cela se passe
bien. La mention “éthique” est peut-être trop devenue un
label de validation utilisé à des fins de communication pour
satisfaire à des exigences réglementaires.
Spécificité de la neurologie
La grande complexité des physiologies et des connexions
cellulaires du système nerveux rend ces maladies invisibles
et donc à la limite de l’explicable par le médecin. À l’annonce
du diagnostic, que celui-ci se fasse ou non à l’issue d’un long
parcours fait de “bouts d’annonce” parce que cela n’est pas
facile, il faut un temps long qui se fige entre un savoir-faire,
résultat théorique et pratique d’une identification déterminée,
une action par la nomination d’un constat, et une sensibilité
existentielle qui se voit disloquée dans son histoire. L’application des explorations, parfois nombreuses, l’explication de
leur justesse, la signification d’un consentement éclairé pour
un prélèvement sanguin en vue d’une détermination génétique
pour un diagnostic ou une recherche ne peuvent s’affranchir
d’une disposition médicale avant tout humaine plus que
d’un dispositif médical d’un technicien du soin. Dans notre
spécialité, à tous les niveaux du soin, la réalité est complexe
et potentiellement source de difficultés, d’incompréhension
ou d’erreurs : l’accueil du patient au sein d’un cabinet, d’un
centre de radiologie, d’un hôpital ou d’une clinique, d’une
maison de retraite, etc., doit être travaillé ; les explications
des soins compliqués et appliqués aux phases ultimes de la vie
demandent du temps. Les désarrois de patients qui n’ont plus
le désir de poursuivre le soin en passant par les idées fausses
voire manipulées qui tournent autour de cette mal nommée
“euthanasie”, et la méconnaissance des lois – notamment
la loi Leonetti – sont à reconnaître. Les ambivalences des
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familles parfois acculées comme spectateurs ou au contraire
désignées comme personne de confiance dans le choix ou
non de s’approprier le rôle d’aidant dans un nid complexe
de savoirs se rencontrent ; garder tout discernement et bon
sens devant l’invasion du soin, comment expliquer l’échec
thérapeutique, l’essai thérapeutique, comment préparer la
sortie du patient et le déplacement du soin hors hôpital avec
l’angoisse de la solitude, comment appréhender la mort entre
des murs étrangers et la culpabilité des futurs endeuillés… On
le voit, l’étayage de la pensée sur toutes ces étapes montre
qu’il y a bien interdépendance dans ce compagnonnage, dans
cette relation de partage mettant en exergue une éthique du
quotidien. Il faut réapprendre à arrimer le peu d’essentiel dans
une culture de l’instant et réinstaller la simplicité, ce qui, par
essence, restitue la place de l’autre.
L’approche éthique est exigeante, elle ne nous apporte pas de
réponses toutes faites. D’autant plus que l’expérience de la
maladie est toujours individuelle et les circonstances s’avèrent
spécifiques à une personne en particulier. Dans ce bruit du
faire, et pour se sortir du dérapage d’un pouvoir médical, la
philosophie n’est pas si loin de nos préoccupations de tous les
jours, notamment dans cette fameuse rhétorique médicale
qui abonde, parfois maltraite ou déforme le “prendre-soin”.
La réflexion éthique en situation, au plus près du terrain,
peut favoriser une meilleure compréhension des difficultés
éprouvées et contribuer à déterminer des lignes de conduites
conformes, ne serait-ce qu’aux principes de la vie démocratique. Car c’est en termes de droit et non de morale qu’il
nous faut aborder les devoirs de la société à l’égard de ses
membres vulnérables dans la maladie. Nous devons être
respectueux de la dignité des personnes et justes dans les
décisions qu’il convient de prendre en tenant compte de leur
intérêt supérieur. Il convient de viser à encore davantage de
justesse, de compétence et de créativité au service de la
personne malade et de ses proches, de renforcer les alliances
et les réseaux afin d’être plus forts et cohérents dans une lutte
qui défie nos savoirs et nos pratiques. “La situation définit
l’action”, nous apprend la philosophie chinoise. À privilégier le
care d’une vulnérabilité partagée, et en jugeant la neutralité
comme une imposture dans l’objectivité du soin, nous devons
essayer de ne pas sacrifier le refuge de l’imaginaire, source
essentielle d’existence.
En lutte contre les ravages des annonces médiatiques
raccourcies d’intelligence, l’exigence d’une humanité
préservée dans sa vulnérabilité ne repose pas uniquement
sur l’utopie de la toute autonomie existentielle dans une
société du surabondant normatif mais avant tout sur une
éthique du respect de la temporalité du soin. La pratique de
la neurologie en est un pur exemple.
N. Le Forestier
Département de recherche ES3, Éthique science,
santé et société, équipe d’accueil doctorale EA 1610
“Études sur les sciences et les techniques”,
université Paris-Sud 11,
et hôpital de la Pitié-Salpêtrière, Paris.
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