Version finale - Théâtre Massalia

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Le spectacle
Les créateurs : Nathalie Garraud et Olivier Saccomano ……………
La pièce en quelques mots ………………………………………….
Soudain la nuit dans le projet Spectres de l’Europe ………………..
Notes d’intention …………................................................................
Le radeau de la méduse …………......................................................
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Pour aller plus loin
Analyse de la pièce ………..…………………………………………
Extraits ……………………………………………………………….
Entretien avec Nathalie Garraud et Olivier Saccomano…………….
La presse en parle …………………………………………………….
La Librairie du Théâtre - Le Créac ………………………….……....
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Nathalie Garraud (metteur en scène)
Après une formation d’actrice, Nathalie Garraud créé la
compagnie du Zieu en 1998 à Paris. Elle en fait d’abord un
lieu de recherche et d’expérimentation où se croisent de
jeunes auteurs, des acteurs, des architectes, notamment dans
le cadre d’un festival qu’elle crée à l’Ecole Spéciale
d’Architecture : Vues d’Ici – scénographie d’un lieu.
(1999-2001)
Entre 2003 et 2005, après une expérience marquante dans les camps de réfugiés palestiniens du Liban, elle
créée en France Les Européens d’Howard Barker, mise en scène qui signe la structuration professionnelle de
la compagnie. Depuis 2006, elle co-dirige la compagnie avec Olivier Saccomano. Ils conçoivent ensemble les
cycles de création de la compagnie (Les Suppliantes, C’est bien C’est mal, Spectres de l’Europe).
Parallèlement à ces cycles, Nathalie Garraud continue à participer à des projets de création internationaux :
Cities on stage (2010), à l’invitation de l’Odéon-Théâtre de l’Europe, Stamba (2013-2014), à l’invitation de
EMCUE (Europe MENA Cultural Exchange), et poursuit un compagnonnage avec le collectif Zoukak à
Beyrouth.
Olivier Saccomano (auteur)
Après des études de philosophie, il fonde dans les
années 90 à Marseille la compagnie Théâtre de la
Peste, au sein de laquelle il met en scène une
dizaine de spectacles, adaptés de textes de Brecht,
Sophocle, Kafka, Duras, Darwich, Dostoïevski, et
expérimente une forme théâtrale légère (Les
Etudes) qui lie l’idée d’œuvre à celle d’exercice.
Parallèlement, il a enseigné au secteur Théâtre de l’Université de Provence et soutenu en 2011 une thèse de
philosophie intitulée “Le Théâtre comme pensée” (à paraître aux Solitaires Intempestifs). En 2006, il rejoint la
compagnie du Zieu. Il travaille avec Nathalie Garraud à la conception des cycles de création (Les Suppliantes,
C’est bien C’est mal, Spectres de l’Europe), d’abord comme co-metteur en scène, puis signe, comme auteur,
les textes des Etudes (2010-2012), de Notre jeunesse (2013), et d’Othello, variation pour trois acteurs (2014).
Photos © Camille Lorin
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© Emile Zeizig
La pièce se déroule dans un aéroport international, un espace frontalier dont la structure a la puissance d’une
métaphore pure : Arrivées, Départs. Au cœur de l’aéroport, la chambre d’observation du service médical
d’urgence : un sas qui suspend la libre circulation des individus. Soudain, des hommes et des femmes sont
arrêtés, extirpés du mouvement, déconnectés du flux ambiant. Dans la journée, ils entendent encore les avions
qui décollent et atterrissent. La nuit, cela aussi s’arrête. La nuit, le temps s’étire. Ils parlent d’eux, à personne
ou à n’importe qui. Ils rêvent ou ils délirent. Ils rencontrent des fantômes, en chair et en os, des anges. Dans le
noir, leurs idées se précisent. Ni le matin ni le monde ne parviendront à les dissiper.
Solitaires Intempestifs
Juin 2015
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Spectres de l’Europe – Cycle sur l’étranger
Ce cycle de création, conçu par Nathalie Garraud, metteur en scène, et Olivier Saccomano, auteur, place en
son centre la figure de l’étranger, et prend pour point de départ la pièce de Shakespeare : Othello. Ce
cycle est pensé, dans la continuité du précédent cycle sur la jeunesse, comme un laboratoire de recherche,
d’écriture et de création ouvert, en lien continu avec le public, qui fait travailler les motifs à l’œuvre dans
Othello à l’aune d’une situation historique et politique contemporaine. Il s’organise en trois temps, et en trois
créations :
I. L’AVANTAGE DU PRINTEMPS est une pièce courte, quasi-documentaire, pour deux acteurs (français et
libanais) et un dispositif vidéo, créée à Bagdad dans le cadre d’un projet de coopération entre l’Allemagne,
l’Irak, la France, l’Égypte, intitulé STAMBA, le syndrome Est/Ouest, et sur-titrée en arabe (création
novembre 2013)
II. OTHELLO, VARIATION POUR TROIS ACTEURS est la réécriture d’un texte ancien, conçue comme
une forme légère pour être présentée en itinérance, et donnant lieu à des ateliers et débats sur les
problématiques à l’œuvre dans Othello (création janvier 2014)
III. SOUDAIN LA NUIT est une fiction contemporaine, créée pour un plateau de théâtre (création juillet
2015).
Soudain la nuit – Une pièce dont Othello est le pré-texte
Pourquoi repartir de Shakespeare, et singulièrement d’Othello (1604) pour écrire une pièce contemporaine ?
Sans doute parce que Shakespeare fit du théâtre un espace d’articulation des mutations historiques qui
agitaient son époque.
A propos de cette époque, à la charnière du Moyen-Age et de la Renaissance, on parlerait aujourd’hui d’une
crise des repères : les mutations scientifiques (Galilée), technologiques (perfectionnement de l’imprimerie et
de la navigation marchande), bouleversent des hiérarchies millénaires et les perceptions spontanées qui les
accompagnaient. Sur scène, Hamlet nous expliquera comment un Roi peut voyager dans les tripes d’un
mendiant, et sur cette même scène, les femmes feront bientôt leur entrée pour la première fois dans l’histoire
du théâtre occidental (Desdémone sera le premier rôle de femme tenu par une actrice). Partout, à l’idée mise à
mal d’un ordre fixe se substitue soit la possibilité d’une transformation, soit la fatalité d’un chaos.
Cette équivocité des périodes de crise, nous en sommes contemporains.
Il y a aujourd’hui en Europe un affect de la crise, dont la gamme va de l’inquiétude à l’angoisse, et qui,
soigneusement manipulé, a toujours su produire ses effets et ses ravages. Inquiétude ou angoisse de celui
qui en est réduit à guetter les signes, au milieu d’un tourbillon d’indices propagés à une vitesse inégalée.
Signes de la perte de ce que l’on avait (des biens patiemment accumulés à l’échelle d’un continent jaloux de
sa richesse et de son bien-être) et de ce que l’on était (d’une identité définie chez les individus et les Etats par
l’assurance que leur a donné une longue domination politique).
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Dans cette situation, rien ne nous semble plus urgent que d’analyser en actes, par les armes du théâtre,
les fantasmes en circulation, et en premier lieu ceux qui portent sur la figure de l’étranger.
Nous le ferons à travers trois pièces (L’avantage du printemps ; Othello, variation pour trois acteurs ; Soudain
la nuit) dont les situations de création, les conditions de jeu et les enjeux d’écriture diffèrent radicalement,
mais qui doivent nous permettre chacune de travailler une facette de notre question.
Soudain la nuit – Trois motifs pour l’écriture
Cette pièce ne sera ni une adaptation ni une transposition d’Othello, mais un texte écrit au fil de notre étude
sur la pièce de Shakespeare et qui, repartant des conditions de notre monde, tracera son propre chemin.
Néanmoins, nous partirons sûrement de certains motifs à l’œuvre chez Shakespeare, à traiter à nouveaux
frais :
- La jalousie comme affect politique et amoureux, à condition d’entendre la jalousie, non seulement comme
une passion de la possession (avoir ce que l’autre a), mais comme un fantasme d’identification (être ou ne pas
être ce que l’autre est). C’est le cœur d’une rhétorique contemporaine, à mi-chemin entre l’économie
politique et l’idéologie identitaire, qui ne cesse de nous comparer avec les mieux ou les plus mal lotis, dans
à peu près tous les domaines, et qui alimente les deux pôles de la passion contemporaine : la “fierté” ou la
“honte”.
- La figure du conseiller, dont le mot d’ordre pourrait être : “si j’étais vous ... ”, parole de l’expert
contemporain. Rien de plus proche des conseils de Iago, au fond, que ceux du FMI... Il s’agit toujours
d’entretenir soigneusement la logique des intérêts des uns et des autres, et de se faire par là l’ouvrier du chaos
- La ronde des signes, qui peuvent être interprétés, contrefaits, dupliqués à l’infini, et déplacés d’un
objet à un autre. Comme les fraises sur le mouchoir de Desdémone, les courbes de croissance, les
informations en continu .... Et qui, ainsi détachés, semblent ne plus pouvoir se rapporter à aucune cause, ou se
laissent attribuer à celle qui arrangera momentanément le plus convaincant des communicants.
Décembre 2013
Un spectre hante l’Europe
Au théâtre, quand les fantasmes des hommes se transforment en fantômes, on les appelle des spectres.
Ils viennent aux heures critiques, aux heures sombres. Ils sont et ne sont pas de ce monde. Et sur eux,
pour un temps, se fixe l’angoisse. Mais on sait depuis Hamlet que les spectres doivent leur apparition à
une certaine pourriture du royaume.
Soudain la nuit est la troisième et dernière pièce du cycle Spectres de l’Europe.
Ce cycle, commencé en 2013, est une enquête théâtrale sur la façon dont l’Europe se construit, dans la
matérialité de ses frontières, dans la texture de son idéologie, dans l’obscurité de ses fantasmes, vis-à-vis de
ceux qu’on appelle les étrangers.
Pourtant notre entrée première n’est pas le “racisme”, ni le “rapport à l’Autre”. Ni humanisme ni psychologie
générale. La question est pour nous plus concrète et plus abstraite, plus politique. On ne fait pas des lois sur le
statut de l’Autre. Et le racisme n’est qu’une traduction, dans la crainte et la jalousie, des rapports de rivalité et
de concurrence qui guident les hommes du marché.
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Cette question, nous l’avons déjà travaillé à travers deux pièces dites “d’étude”, radicalement différentes par
leur forme, par leur dispositif comme par le rapport au public qu’elles proposent (…)
Soudain la nuit est la création qui marquera la fin du cycle : une fiction, travaillée pour les plateaux de théâtre,
par l’ensemble de la troupe.
Nous avons choisi ce titre parce qu’il peut s’entendre en deux sens : comme le constat d’un état des lieux
obscur (l’arrivée soudaine d’une nuit redoutée), et comme indiquant une nouvelle possibilité (soudain, dans la
nuit, quelque chose d’inattendu arrive).
Peut-être un charnier et peut-être une charnière. Peut-être la fin d’une histoire (une tombée de rideau) et peutêtre le début d’une autre (les premiers mots d’un conte). Et sans doute les deux à la fois, car les fictions,
contrairement aux mensonges, ont besoin d’incertitude. (…)
Novembre 2014
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Matière
En septembre 2014, au moment où nous commencions à travailler sur Soudain la nuit, les journaux et les
cerveaux européens étaient hantés par deux phénomènes relativement nouveaux qui se partageaient les gros
titres : le virus Ebola et l’Etat islamique. Leur contiguïté médiatique, qui virait à la superposition, faisait peu à
peu apparaître un trait commun à ces deux “périls” : celui d’une menace, à nos frontières, qui ne connaît pas
les frontières …
Face à ces deux “épidémies”, dont le foyer se trouvait loin des yeux et des esprits européens, mais dont la
progression menaçait de les atteindre un jour ou l’autre, la sécurisation (sanitaire, policière) des frontières a
connu un nouveau développement : il ne s’agissait plus seulement d’empêcher la “maladie” d’entrer sur le
territoire européen mais d’empêcher les “malades” (quelques apprentis djihadistes) d’en sortir.
Et pendant ce temps, tout au long de l’année et à intervalle régulier, les bateaux de migrants africains
coulaient au large des côtes italiennes.
Dans ce contexte, l’intuition de ce que devait être Soudain la nuit a pris peu à peu consistance à partir de trois
motifs, trois images emboîtées comme des poupées russes :
1. Un aéroport international européen,
c’est-à-dire un espace frontalier dont la
structure a la puissance d’une métaphore
pure (Les Arrivées / Les Départs), lieu de
tous les fantasmes (au moins depuis
2001) et de tous les contrôles (papiers,
bagages, corps).
2. Au cœur de l’aéroport, la salle
d’observation d’un Service Médical
d’Urgence où règne l’incertitude sur les
maladies réelles ou imaginaires de ses
occupants et de son personnel : un lieu
préventivement bouclé, un sas qui
suspend
provisoirement
la
libre
circulation des individus.
3. Dans cette salle d’observation, aussi
close et ouverte qu’un théâtre, des âmes
arrêtées dans leur course, soudain aux
prises avec la vérité, les désirs clairs ou
obscurs qui soutiennent leur existence.
Et un “étranger”, le directeur du service, un arabe : le Docteur Chahine.
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Composition
Soudain la Nuit ne se construit pas selon une
trame narrative linéaire, disposant des personnages
et une intrigue selon la règle d’une continuité
psychologique et dramatique.
La narration se déroule dans un dispositif unique
mais discontinu, capable d’accueillir des éléments
a priori hétérogènes : un poème côtoie un
questionnaire médical, des morts se présentent
face aux vivants, le lieu et les costumes se
transforment sur un simple mot.
Le synopsis lui-même – la mort soudaine d’un
jeune inconnu, sur un vol en provenance
d’Istanbul, entraînant le bouclage de huit
personnes dans une même pièce – est mis en
doute, irréalisé par la situation : ce point de départ
est l’occasion d’une descente ans l’inconscient de
chacun.
Ce dispositif analytique plus que psychologique
part d’une idée simple : ne pas représenter, avec le
misérabilisme convenu, la détresse de ceux qui
frappent aux portes closes de l’Europe, mais
enfermer des Européens, derrière leur porte
hermétique, dans une situation de dénuement
matériel et psychique.
La progression de la pièce s’organise selon trois mouvements, que nous avons appelé Vénus, saturne et Soleil,
et dont la colonne vertébrale est le trajet de Chahine – au point que la pièce tout entière pourrait bien se
dérouler dans son cerveau : de sa déchéance volontaire à sa pudique résurrection, toutes deux accidentées par
une femme, Nora, femme d’affaires courant à sa perte ou spectre d’une femme jadis aimée.
Mais ce trajet vaut pour tous les rôles : passer par la perte, expurger des fantasmes, séparer les corps, les noms
et les voix, se séparer de soi, tomber et se relever, perdre (une) connaissance et gagner une part d’inconnu,
devenir en un mot étranger à soi-même, non par une conversion décidée ou une soudaine prise de conscience,
mais par un mouvement discret, une attraction amplifiée. A la façon des astres.
Espace
Un lieu simple, unique, abstrait : huit rangées de douze chaises (96 au total donc), placées dans l’alignement
des sièges du public et orientées comme eux vers le fond de scène où se dresse un mur non fini, plus vide que
plein, plus squelette que surface. Au premier abord, cet espace propose un ordre strict, presque
concentrationnaire : il semble fait pour s’exposer et pour observer. Il agit matériellement comme une loupe :
dans un espace tellement ordonné, chaque geste est une sortie du rang, une mise à nu. Si bien que, laissé à luimême, il produit avant tout de la séparation, de l’isolement.
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© Christophe Raynaud de Lage
Face au mur – mur de la peur ou de la projection – chacun se retrouve face à soi-même, mettant à jour son
théâtre intérieur. C’est un lieu sans extériorité : un lieu clos, dans la mesure où aucun des acteurs n’en sort,
mais un lieu qui se transforme selon ce que les gens en font. Un lieu d’enregistrement – comme une “boîte
noire”, terme de théâtre et d’aviation – et un lieu d’invention, car les données du problème s’y trouvent
posées, expurgées, revisitées.
Cet espace, il ne s’agit pas de s’en libérer, en rêvant d’un extérieur ou d’un lendemain. D’un retour au monde.
Cet espace, c’est le monde lui-même, dont nul ne sort, mais qui peut se défaire sous nos yeux. Chercher
l’issue plus que la liberté, comme le dit le singe de Kafka dans Rapport pour une académie.
La nouveauté, dans ce lieu stable, viendra des voix et des corps qui y seront rappelés, des images et des sons
qui le traverseront, non pour l’orner ou le décorer, mais pour le trouer. Le nouveau viendra de l’épuisement de
l’ancien, répété et usé jusqu’à la corde. On passe du désir de la captivité et de l’habitude – rassurantes – à
l’extinction active de ce désir et à sa transformation dans un geste de déprise. La dernière scène est une scène
de séparation entre des gens qui ne se séparent pas, une scène de départ entre des gens qui ne partiront pas. Il
suffit de se dire “au revoir” pour que soit pris acte d’une rupture. Dès lors, le lieu se transforme effectivement
en un radeau où s’abolit la fixité au sein même de l’immobilité. La prison n’est rien d’autre que l’attente, et
l’acte de rupture ouvre sur l’éternité – cyclique certes, mais non circulaire.
Septembre 2015
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Théodore Géricault – Huile sur toile - 1819
Un fait d'actualité
Géricault s’inspira du récit de deux rescapés de La Méduse, frégate de la marine royale partie en 1816 pour
coloniser le Sénégal. Son commandement fut confié à un officier d’Ancien Régime qui n’avait pas navigué
depuis plus de vingt ans, et qui ne parvint pas à éviter son échouage sur un banc de sable. Ceux qui ne purent
prendre place sur les chaloupes en nombre insuffisant durent construire un radeau pour 150 hommes,
emportés vers une odyssée sanglante qui dura 13 jours et n’épargna que 10 vies. A la détresse du naufrage
s’ajoutèrent les règlements de comptes et l’abomination du cannibalisme.
Géricault représente le faux espoir qui précéda le sauvetage des naufragés : le bateau parti à leur secours
apparaît à l’horizon mais s’éloigne sans les voir.
La composition est tendue vers cette espérance, dans un mouvement ascendant vers la droite qui culmine avec
l’homme noir, figure de proue de l’embarcation. Géricault donne une vision synthétique de l’existence
humaine abandonnée à elle même.
Un parfum de scandale
Le Radeau de Géricault est la vedette du Salon de 1819 : « Il frappe et attire tous les regards », (Le Journal de
Paris) et divise les critiques. L’horreur, la terribilità du sujet, fascinent. Les chantres du classicisme disent leur
dégoût pour cet « amas de cadavres », dont le réalisme leur paraît si éloigné du beau idéal, incarné par la
Galatée de Girodet qui fait un triomphe la même année. En effet, Géricault exprime un paradoxe : comment
faire un tableau fort d’un motif hideux, comment concilier l’art et le réel ? Coupin tranche « M. Géricault
semble s’être trompé. Le but de la peinture est de parler à l’âme et aux yeux, et non pas de repousser. ».
Le tableau a aussi ses zélateurs, comme Jal qui exalte en lui le sujet politique, le manifeste libéral (la
promotion du « nègre », la critique de l’ultra-royalisme), et le tableau moderne, œuvre d’actualité. Pour
Michelet, « c’est notre société toute entière qui embarqua sur ce radeau de la Méduse (…) ».
Musée du Louvre
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Avant la représentation
Quel est le titre du spectacle ? S’agit-il d’une œuvre originale, d’une traduction, d’une adaptation,
d’une réécriture ?
Quel est le nom de l’auteur, du metteur en scène, de la compagnie ?
Demander aux élèves ce que le titre Soudain la nuit leur inspire.
Les faire réfléchir à ce que l’auteur de la pièce, Olivier Saccomano, a pu vouloir représenter sous ce
titre.
On pourra se reporter à l’explication qui en est donnée dans le document “Soudain la nuit dans le projet
Spectres de l’Europe” p. 5
Projeter aux élèves l’affiche du spectacle ou la photo présentant une vue d’ensemble du plateau
figurant p. 4 et leur faire émettre des hypothèses quant au lieu représenté sur scène.
Quelle atmosphère semble émaner de la pièce ? A quoi cela fait-il penser ?
On pourra s’appuyer sur les Notes d’intention reproduites p. 8 et 9 et particulièrement à la partie “Espace”.
Autre piste : Reproduire la distribution des rôles de la pièce et la didascalie initiale (voir document
ci-dessous) et faire imaginer aux élèves le décor et la problématique de la pièce.
On insistera sur le thème de l’aéroport, lieu de passage et de circulation, mais aussi lieu d’échange et de
séparation, qui pourra devenir théâtre d’une attente, d’une suspension, le temps de la pièce.
On pourra par ailleurs faire ressortir la figure de l’étranger à travers le personnage du Docteur Chahine,
médecin qui dirige le service médical d’un aéroport européen, et, éventuellement, évoquer le jeune homme
arabe dont la mort soudaine et inexpliquée est à l’origine de la réunion des personnages en ce lieu.
Document
CHAHINE, un médecin.
BEN, un infirmier.
MARIE, une infirmière.
NORA, une marchande.
LUCIE, une diplomate.
MICHEL, un steward.
ANGE, un marcheur.
JULIE, une guerrière.
L’action se passe dans le Service Médical d’Urgence d’un grand aéroport européen.
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Après la représentation
A propos de l’espace scénique : Quelles en sont les caractéristiques (sol, murs, plafond, forme, matières,
couleurs) ? Est-il unique ou évolutif ? Quelle est sa structure (rectangulaire, circulaire, carrée) ? Que
représente cet espace (espace réel ou mental) ? Fait-il référence à une esthétique culturelle (rapport peinture
ou cinéma/scénographie) ?
A propos des objets scéniques : Quels sont leurs caractéristiques et leur qualité plastique (natures, formes,
couleurs, matières) ? A quoi servent-ils ? Ont-ils un usage fonctionnel ou détourné ?
A propos de la lumière : A quel moment intervient-elle ? Quel est son rôle : éclairer ou commenter une
action, isoler un comédien ou un élément de la scène, créer une atmosphère, rythmer la représentation, assurer
la transition entre différents moments, coordonner les autres éléments matériels de la représentation ? Y a-t-il
des variations de lumière, des noirs, des ombres, des couleurs particulières ?
A propos de l’environnement sonore : Comment et où les sources musicales sont-elles produites ? Quel
est son rôle : créer, illustrer, caractériser une atmosphère correspondant à la situation dramatique, faire
reconnaître une situation par un bruitage, souligner un moment de jeu, ponctuer la mise en scène (pause de
jeu, transition, changement de dispositif scénique) ?
A propos de la vidéo : Quel est le support de projection ? L’image est-elle prise en direct ou
préalablement enregistrée ? Sa présence est-elle continue, ponctuelle ? Est-elle illustrative, référentielle,
symbolique ? Quel est le rapport entre le texte et l’image ?
A propos des costumes : Les décrire le plus précisément possible (couleurs, formes, coupes, matières, …).
Quelles sont leurs fonctions : caractériser un milieu social, une époque, un style ou permettre un repère
dramaturgique en relation avec les circonstances de l’action ? Pourquoi le nu ?
A propos des comédiens : Commenter leur gestuelle, leurs postures, leur attitude… Occupent-elles
l’espace scénique au moment où les spectateurs entrent dans l’espace théâtral ? Commenter leurs
déplacements dans l’espace scénique. Y a-t-il des contacts physiques ? Repérer les jeux de regards. Y a-t-il
des oppositions ou des ressemblances entre les personnages ?
Rapport texte et voix : Commenter la diction, le rythme… Y a-t-il des variations : accentuation, mise en
relief, silence… ?
A propos de la mise en scène : Quelle est l’atmosphère du spectacle ? Quelle fable est racontée (rapport
entre la première et la dernière image) ? Quel est son discours sur l’homme et sur le monde ?
Source : fiches pratiques - ANRAT
A propos du Radeau de la méduse : Le tableau de Géricault est évoqué à la fin de la pièce. Pourquoi ? En
quoi l’actualité est-elle aujourd’hui en résonnance avec ce tableau du XIXème siècle ?
Quelle photo contemporaine peut être mise en parallèle de ce tableau ?
La photo de la « honte » (titre de journal) : un enfant Kurde échoué sur une
plage turque – le 2/9/15 a ému le monde entier et a provoqué de vives
émotions et une prise de conscience des opinions publiques qui ont
« réveillé » les gouvernements européens.
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NORA – Les heures glissent sur moi. Je dors dans des hôtels aux abords des aéroports. Le soleil ne se couche
jamais. J’ai traversé la terre. Planté cent drapeaux. Conquis des partenaires locaux. Sans arme. Les armes
restent en Europe, dans un coffre-fort au siège de la maison-mère : un miroir et une épée. Ma voix est douce,
précise. J’évite les mots négatifs. Je regarde les gens en face. Après la signature, j’assiste à des danses
traditionnelles. J’arrache des cœurs en voie de développement. Je vends de l’espoir. Au Sud surtout. Un dealer
est un dealer. Le produit est accessoire. Que l’Esprit soit avec vous. (Un temps.) J’ai entendu la voix qui
annonçait la descente et j’ai senti un poids qui m’entraînait vers le sol.
(…)
CHAHINE – Si vous n’aimez pas votre vie, détruisez-la.
NORA – C’est ce que vous faites ?
CHAHINE – Ou finissez votre travail. Recouvrez le monde de membranes architecturales et disparaissez.
NORA – Peut-être n’êtes-vous pas si drôle, au fond. Peut-être n’êtes-vous qu’une cloque, gonflée de pus et
d’orgueil, la trace monstrueuse d’une très ancienne brûlure.
CHAHINE – Je n’ai pas d’orgueil.
NORA – Alors vous irez loin, docteur Chahine. Vous irez loin et vous irez seul.
(…)
© Christophe Raynaud de Lage
Nora se costume en femme de Chahine.
Elle resplendit. Ils se retrouvent.
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CHAHINE, à Nora – Notre temps ne sera pas le dernier,
Me dis-tu.
Il y aura de nouveaux fruits
Dont nous pouvons à peine imaginer la saveur.
Il y aura de nouvelles paroles
Que la langue d’aujourd’hui ne peut pas concevoir.
Nous vivons seconde après seconde,
Me dis-tu,
Jour après jour,
Et non siècle après siècle.
Le ciel est un à-plat,
Sous nos pieds une dalle.
Je voudrais n’avoir plus aucune idée de l’homme,
Mais je n’y arrive pas.
Quel soulagement ce serait, imagine, si nous en avions perdu l’idée.
Plus d’idée de l’homme, du monde.
La lumière tend à baisser, les jours raccourcissent,
Il flotte dans l’air comme une odeur de mort, aigre-douce,
Mais elle ne vient pas des corps, non,
Elle vient des esprits.
(…)
CHAHINE – Qui êtes-vous, Marie ?
MARIE – Vous avez déjà mangé seul, dans un restaurant ?
CHAHINE – Oui.
MARIE – Alors vous savez qui je suis. Vous connaissez l’humilité.
CHAHINE – L’humilité ou l’humiliation ?
MARIE – La frontière est mince.
CHAHINE – De nos jours, il n’est pas recommandé de s’y promener. Vous êtes une pauvre fille.
MARIE – C’est ça. La pauvreté. Vous avez dit le mot.
CHAHINE, regardant Nora – Le monde lui appartient.
Ils regardent le visage de Nora.
MARIE – C’est peut-être une pauvre qui a mal tourné.
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Avec Soudain la nuit, vous arrivez au terme d’une démarche artistique que vous avez menée en trois
étapes autour d’un thème. Comment organisez-vous cette démarche originale ?
Nathalie Garraud : Nous travaillons habituellement sur des cycles de deux ou trois ans, à partir d’un motif
précis. Le cycle qui s’achève, intitulé Spectres de l’Europe, porte sur la figure de l’étranger. Nous avons
d’abord créé deux pièces, que nous appelons des pièces d’étude parce qu’elles s’appuient sur des textes
existants. La pièce finale, Soudain la nuit, est une pièce originale, écrite par Olivier Saccomano.
Quand vous parlez de la première pièce de votre cycle, vous employez la formule « théâtre
documentaire », et pourtant c’était aussi une écriture originale, comme pour votre troisième pièce.
Peut-on parler d’écriture collective ?
N.G. : C’était davantage du théâtre documentaire parce que des éléments biographiques concrets des acteurs
apparaissaient dans un texte qui proposait une situation fictionnelle. Dans toutes nos pièces, nous faisons
appel à l’expérience singulière de chacun des acteurs et l’écriture tient compte de cette expérience qui apparaît
sur le plateau, mais, avec Soudain la nuit, nous sommes dans la fiction, même si on ne peut jamais parler de «
pure » fiction.
Il n’y a pas de texte préexistant au début des répétitions, il y a seulement une idée qui s’adresse à la pensée et
aux pratiques de tous les participants. Cette idée est mise à l’épreuve du plateau et le texte finalement publié
sera né de la rencontre entre une écriture et un travail de plateau. L’écriture est concomitante aux répétitions,
elle s’inscrit dans les répétitions mais elle n’est pas une retranscription.
Mais n’est-ce pas une écriture de plateau ?
N.G. : Pas vraiment, même si l’écriture emporte avec elle ce qui se passe sur le plateau, ce qui est déjà une
forme d’écriture, initiée par mes visions ou celles des acteurs. On pourrait presque dire que notre mode de
travail ressemble à celui des dialogues socratiques : une idée est mise en commun, puis est discutée, travaillée,
tordue, contredite, dépliée par les différents interlocuteurs. Nous travaillons parfois en improvisation, parfois à
partir de propositions très construites, en
donnant aux acteurs des idées de rôles, des morceaux de textes, des situations, mais sans a priori. On ne fixe
que très tardivement les rôles pour chaque acteur.
Olivier Saccomano : Au final, l’œuvre que nous construisons n’appartient à personne en particulier. Elle est le
fruit d’une sorte d’association, qui est aussi une sorte de lutte.
Votre héros, autour duquel se construit Soudain la nuit, est médecin dans le service médical d’urgence
d’un aéroport français. C’est un étranger intégré dans la société française. Pourquoi ce choix ?
O.S. : Théâtralement, nous voulions échapper aux représentations convenues et misérabilistes sur les exclus de
l’Europe : les migrants, etc. La pièce place plutôt des gens supposés « libres », « intégrés », dans une situation
de rétention ou d’impasse qui est celle des migrants. Le tout dans un aéroport, c’est-à-dire un lieu-frontière
assez abstrait. À partir de là, voyons ce qui se passe…
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N.G. : Nous avons imaginé ce rôle de médecin en pensant à la notion
médicale de « corps étranger », à ses possibilités métaphoriques et à son instrumentalisation politique. Les
migrants, les djihadistes, les porteurs du virus Ebola sont différents visages d’un « corps étranger » à
l’extérieur ou à l’intérieur de l’organisme. Les politiques nationalistes se bâtissent sur ces fantasmes du «
corps étranger » à détruire. Nous avons fait des recherches sur les mouvements djihadistes, sur l’arrivée
catastrophique des migrants en Europe, sur la question de l’épidémie d’Ebola et nous avons compris que la
question, métaphoriquement entendue, était vraiment celle du « corps » étranger et que le personnage du
médecin était parfait dans ce contexte.
Entre le moment où vous avez eu ce désir de travail sur l’étranger et le moment où vous allez présenter
ce spectacle, il y a eu les événements de janvier 2015. Cela a-t-il changé quelque chose dans votre
démarche artistique ?
O.S. : Si on repart du titre de notre cycle, Spectres de l’Europe, qui fait écho à la première phrase du manifeste
du parti communiste, il est certain que le « spectre » qui hante aujourd’hui l’Europe et l’idéologie nationaliste
qui s’y développe est la figure du djihadiste. Mais notre projet dépasse ces événements car il s’intéresse à une
situation qui traverse l’histoire de l’Europe.
N.G. : Si nous faisons du théâtre, c’est parce que nous pensons qu’il y a quelque chose à maintenir dans la
pensée et la pratique qui ne soit pas asservi aux derniers événements médiatiques. Il faut se tenir un peu à
l’écart de ce flux pour pouvoir créer des rapports et des échos. Une salle d’observation médicale, ce n’est pas
une salle de rétention, mais il y a des points de jonction possibles qui permettent de dépasser l’illustration
immédiate.
O.S. : Dans les aéroports, le contrôle méticuleux des corps est devenu monnaie courante. On peut dissimuler
dans son corps des sachets de drogue, ou même de l’explosif. Mais comment voir ce qui se passe dans une
âme ? C’est plutôt sur ce plan-là que notre pièce se situe.
Le titre de votre spectacle, Soudain la nuit, donne une image assez
sombre de votre projet.
N.G. : Nous choisissons toujours nos titres au tout début. Bien sûr, la nuit donne une image d’obscurité mais,
dans la caverne de Platon, il suffit de tourner la tête pour voir briller la lumière du jour et aller vers elle...
O.S. : Il y a évidemment un désir de lucidité qui traverse le spectacle, même si nous partons, c’est vrai, d’une
situation assez obscure. Disons qu’il faut apprendre à regarder dans le noir et que l’oeil y découvre des choses
qui lui étaient invisibles. Alors seulement quelque chose peut se déclarer, comme on dit qu’une maladie, un
amour ou une guerre se déclarent. Notre obscurité n’est donc pas celle de l’apocalypse dont on nous berce
quotidiennement. C’est une épreuve, une expérience.
N.G. : Notre théâtre ne transmet pas de valeurs, humanistes ou morales.
Il cherche plutôt à traverser des rapports de force et de domination, et à les épuiser pour découvrir ce qu’ils
cachent. On peut alors s’en défaire,
théâtralement sans doute, politiquement aussi, mais il est important de ne pas confondre ces deux plans.
Propos recueillis par Jean-François Perrier
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Avignon : huis-clos à l’aéroport, dans la crainte du “corps étranger”
« Je suis Chahine », dit-il. Comment peuvent-ils l’entendre, les autres, qui lui font face ? Le docteur Chahine
dirige le service médical d’un grand aéroport. Il vient de confiner dans ses bureaux les passagers d’un vol en
provenance d’Istanbul, parce qu’un jeune Arabe est mort à sa descente de l’avion. Etait-il malade ? Porteur
d’un mystérieux virus, d’une de ces maladies dont on se croit protégé de ce côté-ci de la Méditerranée.
Le corps de l’homme a été transporté à l’hôpital, pour autopsie. En attendant, le docteur Chahine retient le
petit groupe, composé de ceux qui ont été en contact avec le mort, pour une durée indéterminée. Mesure
sanitaire, mesure sécuritaire ? Pourquoi étaient-ils à Istanbul ? L’une, une jeune femme, parce qu’elle vend
des « membranes architecturales » à travers le monde. Une autre, enceinte, était avec les forces kurdes à la
frontière turco-syrienne. Un troisième, un jeune homme, était parti vendre des substances illicites, à
commencer par son propre corps. Bientôt, on apprendra que le docteur Chahine, lui, est rentré récemment de
Syrie, où ce qu’il a vu ne peut pas se raconter.
Jusqu’au bout de la métaphore
Soudain la nuit, que créent à Avignon Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, file jusqu’au bout la métaphore
de ce “corps étranger” dont on ne sait que faire – même quand il est mort. Et de la peur de la contagion qui
hante l’Europe. Le Docteur Chahine lui-même, médecin, marié à une Française, parfaitement intégré, doit
faire face à d’étranges réactions, dans le huis-clos qui se noue dans e lieu de nulle part qu’est un aéroport.
Avec ce spectacle, la metteuse en scène, Nathalie Garraud, et l’auteur, Olivier Saccomano, signent le
troisième volet d’une trilogie intitulée Spectres de l’Europe – d’après la première phrase du Manifeste du parti
communiste, de Marx et Engels : “Un spectre hante l’Europe : celui du communisme”. On avait pu voir, en
2014 à Avignon, le deuxième volet, Othello, variation pour trois acteurs, tout aussi intéressant que celui-ci,
dans sa manière de créer un théâtre du réel qui se défend du naturalisme.
Soudain la nuit évite la bien-pensance et la dénonciation qui pourraient aisément coller aux basques d’un tel
sujet. C’est comme si Garraud et Saccomano radiographiaient les fantasmes et les peurs de leurs personnages,
dans un climat d’étrangeté assez kafkaïen, qui rappelle un peu les premiers spectacles de Joël Pommerat.
Des comédiens nus
Il y a des choses qui se cherchent encore, dans ce théâtre qu’ils inventent ensemble, avec leurs comédiens.
Notamment au niveau du jeu, justement, et de la direction d’acteurs. Cédric Michel, qui joue le Docteur
Chahine, est parfait, mais les comédien(ne)s sont parfois prisonniers d’une diction un peu formelle, sans doute
adoptée pour s’éloigner d’un réalisme trop basique, qui ne nous emmènerait pas bien loin.
Mais, avec des codes et des moyens très simples – la chair vivante des comédiens nus, par exemple,
s’opposant à la froideur fonctionnelle des chaises de salle de conférences qui meublent la salle -, le tandem
Garraud-Saccomano nous en dit beaucoup sur un monde dont “la moitié est asservie à son argent, et l’autre
moitié à son manque d’argent”. Un monde qui semble au bord de l’apocalypse, dont Nathalie Garraud et
Olivier Saccomano ne seront pas les cavaliers : la fin de leur spectacle est comme un appel sans naïveté à tout
reconstruire, sur ce radeau qu’est l’Europe, qui n’est peut-être pas aussi en perdition que certains voudraient
bien le croire, et le dire.
FABIENNE DARGE
(Avignon, envoyée spéciale)
Le Monde, 11 juillet 2015
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© Christophe Raynaud de Lage
Contemporain, à tous les sens du terme
Le plateau présente un aspect plutôt insolite : il est en grande partie occupé par des rangées de chaises
pliantes, tournées dos au public. L’ambiance est anxiogène, plombée par un glacial camaïeu de gris, option
métallisé, qui recouvre les chaises, les grands panneaux sur lesquels apparaissent des images de ville en noir et
blanc et même les vêtements des protagonistes. Les lumières aussi sont froides : rien ne vient réchauffer cet
endroit qu’on comprend être une salle d’“observation” dans un aéroport. Que font les personnages ? Ils
arrivent, se déshabillent et puis ils attendent (et nous avec…). Pendant dix minutes de silence et d’immobilité
très progressivement perturbée par quelques infimes mouvements, ceux de l’impatience, de l’interrogation. Ils
sont en fait en présence d’un médecin et de ses deux assistants, employés par l’aéroport : un passager de leur
vol est décédé peu après l’atterrissage et tous sont confinés dans ce lieu. “Bienvenue en Europe !”, leur lance
alors, ironique, le praticien (Cédric Michel, qui rugit tout le temps).
La pièce est fortement ancrée dans l’actualité, avec une séquence très forte dans laquelle une jeune femme en
sous-vêtements (interprétée par Laurence Claoué, très bien) se livre, sur un ton hystérique, à un exposé en
règle sur la décollation. L’ombre de la mort et surtout des terroristes de tout poil plane ainsi sans cesse. Dans
une note, Nathalie Garraud et Olivier Saccomano expliquent qu’au moment de l’écriture, le présent était
dominé par le virus Ebola et l’émergence de l’État islamique : les deux thèmes se retrouvent en effet, à peine
voilés, dans la pièce. Un personnage réclame une aspirine, et le voici qui doit subir un véritable interrogatoire
sur sa santé. Mais le doute finit par s’insinuer dans l’esprit du spectateur. Et cette toux persistante chez ce
jeune homme, ne serait-ce pas le signe de… ? Sans compter le “Je suis Chahine” répété par le médecin, on ne
peut plus évocateur.
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Un monde hanté par des peurs
L’ambiance est donc au constat négatif d’un monde hanté par des peurs parfois irrationnelles. Le contexte de
l’aéroport, à la fois lieu d’ouverture et d’enfermement, est propice à l’exacerbation de ces terreurs.
La tonalité sombre du texte est cependant émaillée de traits d’humour noir. Une jeune femme se porte
volontaire pour être mangée en cas de décès. Chacun est invité à réserver le morceau de son choix. “C’est très
gênant, elle est encore en vie”, souligne une de ses collègues, qui finit par opter pour les abats.
De même, la fin est bizarrement lyrique. Les personnages, ayant enfin revêtu des habits colorés, forment un
tableau vivant évoquant le Radeau de la Méduse, au son de la Symphonie no 5 de Mahler. Ils rhabillent le
docteur, qui s’était dévêtu et allongé par terre. Quel est le sens de tout ceci ? En tout cas, ainsi se termine
Soudain la nuit, objet théâtral éminemment contemporain par sa forme et son propos.
CELINE DOUKHAN
Les trois coups, 8 juillet 2015
Comme en plein jour …
Huit rangées de douze chaises grises, méticuleusement alignées, dos au public. Dans un angle un arbre
tronçonné et pourtant toujours vertical évoque seulement encore un peu de vie... mais une vie figée. Au fond,
un mur déstructuré qui devient squelettique à force de n’être qu’esquissé. Sur cette trame comme un échiquier
géant, tout corps humain, tout mouvement est toujours un problème, une erreur, qui brise la logique linéaire et
froide
de
l’assemblage.
Nous sommes dans une zone-frontière, un aéroport, la salle d’observation d’un Service Médical d’Urgence.
Lieu perdu, hors des lois sous une étrange loi d'attente.
L’arrivée d’un étranger, porteur d’une probable maladie, oblige tous les occidentaux présents à rester en
observation dans ce service médical où le séjour devient interminable. Ce service est dirigé par le docteur
Chahine, un arabe... accueillant des étrangers.
Les corps se dénudent pour entrer dans le rang, honteux, bafoué.
Les âmes arrêtées, bloquées dans cette salle d’observation se trouvent obligées de se dévoiler dans des
séquences apparemment disparates. La trame narrative n’est pas linéaire et pourtant évidente.
L’auteur questionne le rapport que nos sociétés occidentales entretiennent avec l’étranger, à l’époque d’Ebola,
de l’état islamique et de migrants frappants aux portes de l’Europe. Les structures que nous mettons en place
deviennent aussi une véritable prison. Alors, il ne s’agit plus pour chacun de trouver la liberté mais plutôt de
chercher une issue. Qui sont les spectres de l’Europe? L’autre ou le semblable? Tous deux se retrouvent
pourtant expulsés de nos sociétés paranoïaques.
La sortie de la quarantaine est évoquée par le radeau de la méduse, échappatoire qui demeure une dérive au
milieu de toutes les chaises repliées, mer agitée qui n'offre plus d'assise.
Une pièce inattendue, qui nous a conquis. Rythmé, évoquant l'intime avec pudeur, le travail de Nathalie
Garraud et d’Olivier Saccomano est lumineux.
La Vie, 13 juillet 2015
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Avignon : “Soudain la nuit” face au corps étranger
Dans leur troisième pièce d'un cycle inspiré par la thématique des Spectres de l'Europe, Nathalie Garraud et
Olivier Saccomano signent pour le Festival d'Avignon une création explorant des imaginaires médicaux,
sociaux et intimes inspirés par la figure du corps étranger.
Soudain la nuit a quelque chose de fascinant. Le dispositif scénique, tout d'abord, étonne : ces chaises
montrant leur dos, cette attente. Pendant quelques minutes, les frontières entre le public et la scène s'effacent.
Le lieu dans lequel nous sommes plongés est hybride, entre le terminal d'aéroport, lieu de hasard et de
croisement anonyme, et la quarantaine sanitaire, déshumanisante et prisonnière. L'évolution qui est observée
ici serait celle du genre humain, type européen. Le microscope pointé vers l'inconscient de chacun des
personnages, sans chercher à poser un diagnostic. Simplement un constat empathique, dans l'instant figé d'une
nuit.
L'autre. La création vient clôturer un cycle de trois pièces, initié en 2013 par la compagnie du Zieu et
consacré aux Spectres de l'Europe, figures de fantasmes, prétextes à des élévations de frontières que sont les
"étrangers". Mais l'étranger représenté ici par un Arabe - impossible hasard - n'est pas différent par sa culture,
sa langue, sa morale. Le docteur Chanine est différent par son dégoût de l'homme, de lui même, par sa qualité
autoritaire de médecin, mais aussi parce qu'il a vécu la guerre, l'amour et qu'il en est revenu.
Le parti pris est celui de l'intime : dans Soudain La nuit, l'étranger n'est pas forcément l'autre, il est aussi notre
part d'inconnu. Il est notre moi social, notre moi cannibale, c'est l'enfant que l'on porte, la violence que l'on
enfouit, la maladie qui parasite notre corps. Sous notre regard, les personnage se mettent à nu, clament leurs
pensées les plus profondes, débarrassés des vêtements de la gêne, de la superficialité. En sous-texte, on parle
d'actualité, entre dégoût de la pauvreté, des sans domiciles et de la décapitation terroriste.
Ecriture collective. Autant le dire tout de suite : la structure narrative de Soudain la nuit n'a rien de linéaire.
Les fragments de textes se sont construits sur le plateau, à partir de propositions collectives, sous
l'orchestration d'Olivier Saccomano. Le fil logique est donc rapidement perdu pour une cohérence plus globale
et plus floue, dépassant les simples personnages. La mise en scène inventive de Nathalie Garraud permet de
rester accroché, jouant avec peu d'accessoires des parties de cache-cache avec les personnages.
JULIE DELEM
Naja 21, 7 juillet 2015
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Partenaire de la Maison de la Presse de Beauvais, la Librairie du Théâtre propose des ouvrages à la vente en
lien avec la programmation du Théâtre du Beauvaisis. Elle est ouverte chaque soir avant et après chaque
représentation.
Ouvrages disponibles à la vente en lien avec Soudain la nuit :
Soudain la nuit - Olivier SACCOMANO (Solitaires Intempestifs, 13 € 00)
L’Autre - Andrée CHEDID (Librio, 2 € 00)
Catharsis - LUZ (Futuropolis, 14 € 50)
L’Enfant noir - Camara LAYE (Pocket, 4 € 20)
Le Gaucher boiteux - Michel SERRES (Le Pommier, 22 € 00)
Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes - CHARB
(Les Echappés, 13 € 90)
L’Ogrelet - Suzanne LEBEAU (Théâtrales Editions, 7 € 00)
Le Racisme expliqué à ma fille - Tahar BEN JELLOUN (Seuil, 9 € 10)
Traité sur l’intolérance – VOLTAIRE (Librio, 2 € 00)
Un homme, ça ne pleure pas - Faïza GUENE (LGF, 6 € 60)
Centre-Ressource pour l’Education Artistique et Culturelle
Parce que le travail de sensibilisation à l’art et à la culture constitue une dimension reconnue,
nécessaire et incontournable de la formation des jeunes dans le cadre scolaire, de l’école à l’Université,
parce que la fréquentation régulière des spectacles de théâtre, de danse, de musique… et leur
appropriation par des démarches complémentaires en compagnie des artistes, en constitue l’un des axes
fondateurs, le Théâtre du Beauvaisis a souhaité héberger un Centre-ressource dédié au spectacle vivant
à destination des enseignants et des professionnels du spectacle qui propose, notamment, des textes de
théâtre, des ouvrages de réflexion sur le Théâtre, des DVD en prêt gratuit (liste complète sur le site
internet theatredubeauvaisis.com)
http://www.theatredubeauvaisis.com/theatre-beauvaisis-creac-22.html
Ouvrages du Créac (prêt gratuit) en lien avec Soudain la Nuit
DVD
Othello (1981 – BBC)
Contact pour l’emprunt d’ouvrages : [email protected] / 03 44 06 08 26
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