l`expérience paulinienne d`une identité en tension

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L'EXPÉRIENCE PAULINIENNE D'UNE IDENTITÉ EN TENSION
Camille Focant
Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale
2012/HS - n°271
pages 143 à 164
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Focant Camille, « L'expérience paulinienne d'une identité en tension »,
Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/HS n°271, p. 143-164. DOI : 10.3917/retm.271.0143
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Camille Focant
L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE
D’UNE IDENTITÉ
EN TENSION
Il n’est pas facile de parler de l’identité d’un personnage du
passé. Ce l’est d’autant moins quand les sources à son propos
sont éclatées, ce qui est le cas pour Paul. Daniel Marguerat a bien
mis en scène cet éclatement en parlant de trois pôles de la
réception paulinienne ¹. Le premier est le pôle « biographique »
où sont racontés les hauts faits de Paul, le héraut de l’Évangile :
les Actes des Apôtres et, sous une forme plus hagiographique,
les Actes apocryphes de Paul en sont les témoins. Dénommé
« canonique », le deuxième pôle concerne les traces documentaires laissées par Paul lui-même, ses écrits ; il s’agit de lettres
occasionnelles rassemblées progressivement en collection, ce qui
présage de leur inscription dans le canon du Nouveau Testament.
Enfin, il y a le pôle « doctoral » où « Paul est invoqué comme
le docteur de l’Église, dont on imite les sentences dans des lettres
pseudépigraphiques (Colossiens, Éphésiens, 2 Thessaloniciens,
Pastorales) ² ». C’est un anachronisme, mais un anachronisme
tenace ³, de ne donner valeur dans la recherche historique qu’au
1. Cette typologie est due à Daniel MARGUERAT, « L’image de Paul dans les Actes des
Apôtres », dans Michel BERDER (éd.), Les Actes des Apôtres. Histoire, récit, théologie.
XX congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Angers
2003), Paris, Éd. du Cerf, « Lectio Divina » 199, 2005, p. 121-154. Elle a été reprise dans
la dissertation doctorale d’Odile FLICHY, La Figure de Paul dans les Actes des Apôtres.
Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du I siècle, Paris,
Éd. du Cerf, « Lectio Divina » 214, 2007, p. 44.
2. Daniel MARGUERAT, « L’image de Paul dans les Actes des Apôtres », p. 133.
3. On en trouve une illustration récente dans l’article d’Ève-Marie BECKER, « Autobiographisches bei Paulus. Aspekte und Aufgaben », dans Eve-Marie BECKER, Peter
PILHOFER (éd.), Biographie und Persönlichkeit des Paulus, Tübingen, Mohr Siebeck,
« Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 187, 2005, p. 67-87 : « Der
historische Wert autobiographischer Aussagen für die Rekonstruktion der paulinischen
REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE ž N 271 ž SEPTEMBRE 2012 ž P. 143-164
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deuxième de ces trois pôles de réception synchrones et parallèles.
La filière des lettres, celle de l’écrivain polémiste, doit être lue
en parallèle avec les filières biographique et doctorale ; elle n’est
pas la base à partir de laquelle on peut juger les deux autres.
Dans cet article, je procéderai en trois points. Je rappellerai
d’abord brièvement la triple culture de Paul qui souligne
d’emblée la complexité du personnage. J’examinerai ensuite ce
qu’on appelle parfois sa conversion et que j’appellerais plus
volontiers son grand retournement lorsqu’il se trouve à l’extrême
de l’identité fermée sur le chemin de l’identité meurtrière. Je
montrerai que le moteur de la conversion n’est pas d’ordre
spéculatif ou idéologique. Ce n’est pas non plus la conséquence
d’un mal-être psychologique, d’une culpabilité rampante de Paul.
C’est plutôt un renversement des évidences à partir de la prise
de conscience des conséquences pratiques terribles de la voie
où il était engagé : tuer le déviant, l’hérétique, au nom du respect
de la Loi. Ce qui va entraîner une forme de dégoût profond
vis-à-vis de ce qu’il considérait auparavant comme des avantages.
Enfin, j’esquisserai les conséquences de ce parcours sur le plan
théologique et sociologique. Paul reste-t-il dans la continuité du
judaïsme de son temps, dans la logique du nomisme de l’alliance ?
Si oui, quel changement y apportent la révélation de Jésus-Christ
et sa foi en lui ? Reste-t-il un monothéiste conséquent ?
LA TRIPLE CULTURE DE PAUL
Quand on cherche à préciser l’identité de quelqu’un, les
premiers éléments qui viennent à l’esprit sont : son nom, son
lieu de naissance et de résidence, sa langue d’expression, sa
profession, éventuellement sa religion. Puis on peut raffiner
davantage. Pour l’homme au double nom qu’est Shaoul Paulos,
ce point de départ est d’emblée complexe. Il est tributaire d’une
double, voire triple culture. Comme l’écrit Stanislas Breton au
départ de son magnifique petit livre sur saint Paul :
Suite note 3
Biographie ist in der Paulus-Forschung zwar grundsätzlich kaum umstritten » (p. 85).
Ce premier pôle est ainsi moins perçu comme un aspect de la réception paulinienne
que comme ayant immédiatement valeur historique, pratiquement sans discussion.
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Saül, devenu Paul après sa conversion, est un juif d’obédience
pharisienne ; un juif en contact, à Tarse sa ville natale, avec la
culture grecque ; un juif hellénistique qui assume, avec fierté, le
titre de citoyen romain. La confluence de ces trois facteurs m’a
paru d’une importance capitale. À mes risques et périls, je lui
accorde la valeur d’une idée régulatrice ou, si l’on préfère, d’une
hypothèse interprétative, dont la vraisemblance ne se dissocie pas
d’une fragilité qui l’expose à la contradiction ⁴.
Selon le même auteur, ces trois facteurs n’ont pas toujours la
même importance. Si l’héritage biblique et juif domine, par
exemple, dans les discussions sur le rôle de la Loi, la conception
paulinienne du cosmos est plutôt d’origine stoïcienne grecque,
tandis que le corps social de l’Église est pensé sous l’influence
de catégories romaines ⁵. Ce ne sont là que de grands accents
et on pourrait sans doute raffiner davantage. Mais il n’est ni
faisable ni utile de vouloir aller trop dans le détail sur cette voie.
Il suffit de reconnaître la complexité de la personnalité de Paul
de par ses origines mêmes. Je prends deux exemples de débats
de l’exégèse contemporaine qui illustrent bien ce phénomène.
En premier lieu, quel est le rôle de l’Écriture dans les lettres
pauliniennes ? Et d’abord, quelle Bible utilisait Paul ? En quelle
langue ? On s’accorde à dire qu’il s’agit essentiellement de la
Bible grecque telle qu’elle nous est connue par la LXX. Malgré
ses origines juives et son instruction aux pieds de Gamaliel
« strictement conforme à la Loi des ancêtres » (Ac 22, 3), il n’était
donc pas un adepte de la veritas hebraica. Cependant, non
seulement il raisonne souvent sur les Écritures et il les cite à de
nombreuses reprises, mais il y fait naturellement écho, comme
a tenté de le montrer Richard Hays ⁶. Dans une thèse de doctorat
récemment présentée à Louvain-la-Neuve, Louison Bissila Mbila
a soutenu que, au début de Romains, Paul s’inspirerait de la
structure d’Amos, et il croit pouvoir affirmer que « Paul pensait,
écrivait et parlait l’Écriture ⁷ ». Toutefois, on peut se demander
si la prégnance scripturaire sur Paul était si forte, lorsqu’on
constate qu’il est des lettres où Paul n’écrit pas en dialogue avec
4. Stanislas BRETON, Saint Paul, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1988, p. 5.
5. Stanislas BRETON, p. 5-6.
6. Richard B. HAYS, Echoes of Scripture in the Letters of Paul, New Haven, Yale
University, 1989.
7. Louison BISSILA MBILA, Juifs et Gentils face au jugement divin. Analyse intertextuelle
de Rm 1, 16-2, 29 et d’Amos (thèse non publiée), Louvain-la-Neuve, 2011, p. 74.
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l’Écriture et que celle-ci n’est pas non plus citée, par exemple
les lettres aux Philippiens et à Philémon. N’est-ce pas un indice
que cette posture de dialogue avec l’Écriture n’est pas si essentielle dans la réflexion paulinienne, mais que l’Écriture est invoquée lorsqu’elle est de nature à convaincre les destinataires de
la pertinence des propositions de l’apôtre ?
En second lieu, dans des lettres où celui-ci argumente, à quelle
rhétorique a-t-il recours ? Les exégètes ont d’abord cherché du
côté de la rhétorique gréco-romaine telle qu’elle est connue par
Aristote, mais surtout Quintilien et Cicéron, et avec un certain
succès ⁸. À condition, bien entendu, de ne pas chercher à
retrouver chez Paul une application scolaire des règles rhétoriques. Mais son mode de penser et d’argumenter semble bien
découler d’une formation rhétorique classique. Toutefois, ce point
de vue est aujourd’hui contesté par les adeptes d’une influence
de la rhétorique biblique sur Paul ⁹. Les contours de cette rhétorique biblique sont cependant beaucoup moins définis dans la
mesure où l’on ne dispose d’aucun ouvrage théorique antique
sur le sujet. Elle est le résultat d’une reconstruction moderne
dont la pertinence est moins assurée. Certes, les raisonnements
de Paul sont teintés bibliquement, mais cela ne signifie pas qu’il
utilisait une méthode « rhétorique biblique ». Il n’empêche, la
complexité de son argumentation s’explique au moins partiellement par sa double ou triple appartenance culturelle.
LE RETOURNEMENT
DES ÉVIDENCES
J’appelle ainsi ce qu’on intitule habituellement la conversion
ou la vocation de Paul. Rares sont, dans le Nouveau Testament,
les événements dont on a autant de versions. Luc le raconte à
trois reprises dans les Actes (9, 1-19 ; 22, 3-21 ; 26, 9-23). Plus
sobres, moins narratives, les évocations pauliniennes ne sont pas
moins nombreuses (Ga 1, 12-17 ; 1 Co 9, 1 ; 15, 8-9 ; Ph 3, 12).
8. Par exemple, Jean-Noël ALETTI, Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour interpréter
l’épître aux Romains, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Parole de Dieu », 1991 ; ID., Saint Paul.
Épître aux Philippiens, Paris, Gabalda, 2005.
9. Roland MEYNET, Traité de rhétorique biblique, Paris, Lethielleux, 2007.
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Le statut de l’événement de Damas a été largement discuté
dans l’exégèse contemporaine. Le débat fait rage entre partisans
et adversaires d’une conversion de Paul. Mais il se cantonne trop
souvent dans une perspective individualiste et psychologisante
étroite. Certes, rien n’indique un brutal repentir de Paul qui
aurait renoncé au vice pour embrasser la vertu. Tous les indicateurs à notre disposition vont en sens contraire. Paul rappelle
en effet lui-même, sans qu’on ait de raison valable de mettre ses
affirmations en doute : « je faisais des progrès dans le judaïsme,
surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon
zèle débordant pour les traditions de mes pères » (Ga 1, 14).
Ailleurs, il se présente comme « devenu irréprochable pour la
justice qu’on trouve dans la Loi » (Ph 3, 6). Ce pharisien pointu
se caractérise plus par son zèle et son fanatisme au service de
la Torah que par quelque scrupuleuse culpabilité qui l’aurait
mené à une crise de conscience et à une conversion par rapport
à une vie antérieure de péché.
Mais si on entend par conversion une rupture à la suite de
laquelle plus rien ne sera comme avant, ni théoriquement ni
pratiquement ¹⁰, autrement dit, ni du point de vue théologique
ni dans le comportement religieux concret, c’est bien ce dont
il est question pour Paul sur le chemin de Damas. Il y est parti
comme défenseur du peuple élu dont il est membre et qui est
protégé par les barrières dont l’entoure la Torah. Dans sa
perspective plutôt intégriste, les chrétiens hellénisés de la diaspora sont des libéraux hérétiques mettant en question la suprématie irréfutable de la Loi en toutes circonstances. Selon lui,
ils « trichent avec le salut » et, en « déclarant que la Loi est
facultative, ils font de la séparation entre le peuple élu et les
autres une vraie passoire ¹¹ ». Paul prône une conception fermée
de l’identité juive. Fier de son appartenance au peuple élu,
bénéficiaire gracieux de l’alliance offerte par Dieu, il entend
défendre farouchement cette élection et cette alliance. Et cela
l’entraîne dans une dérive perverse de l’identité fermée vers
10. Alain BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme (1997), Paris, PUF, 1999³,
p. 2, souligne que Paul « fait surgir la connexion, intégralement humaine, et dont le
destin me fascine, entre l’idée générale d’une rupture, d’un basculement, et celle d’une
pensée pratique, qui est la matérialité subjective de cette rupture ».
11. Daniel MARGUERAT, Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu, Poliez-le-Grand,
Éd. du Moulin, 1999, p. 26.
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ce qu’il faut bien appeler une identité meurtrière ¹², qui se
caractérise par une volonté d’épuration théologique de ceux qu’il
perçoit comme des traîtres à l’identité juive. Il s’engage de la
sorte dans une persécution effrénée de l’Église de Dieu (Ga 1,
13 ; 1 Co 15, 9).
Paul a-t-il pris conscience de cette dérive perverse et sous
quelle forme ? C’est impossible à dire, vu notre incapacité à
reconstituer historiquement les circonstances et les faits précis
de l’événement de Damas. Mais le fait est très probable ¹³. En tout
cas, ce qui fait l’objet du retournement de Paul est clair. C’est
la prise de conscience que Dieu est du côté des hérétiques qu’il
persécute et non des pharisiens protecteurs de l’identité d’un
peuple élu barricadé dans sa Loi. Il présente son illumination –
où il voit le Christ et les chrétiens sous un nouveau jour – à la
fois comme un cadeau ou une grâce et comme un appel (Ga 1,
15-16 ; 1 Co 15, 10). Sa vocation sera d’évangéliser les nations
puisque le don de Dieu ne s’adresse plus au seul peuple élu,
mais au monde entier. Il ne sera plus occupé à tenter de faire
disparaître l’autre dont la différence mettait en question son
caractère d’élu. D’une identité fermée et meurtrière, sa conversion le fait passer à une identité ouverte liée à la proposition
de l’Évangile, « non seulement à la communauté de l’élection
et de la Loi, Israël, mais à toute personne disposée à l’entendre
et à en vivre ¹⁴ ». Il tire ainsi l’ultime conséquence du monothéisme juif :
Si Dieu est l’Unique, il doit être le Dieu de tous. Il ne peut être
l’Unique s’il est la divinité de quelques-uns ¹⁵.
Ce que Paul exprime lui-même fortement en Rm 3, 29-30 :
Ou alors Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement, et non aussi
des païens ? Si, également des païens, puisqu’il n’y a qu’un seul
12. L’expression est reprise au célèbre ouvrage d’Amin MAALOUF, Les Identités
meurtrières, Paris, Grasset, 1998.
13. Voir, à ce sujet, François VOUGA, Moi, Paul !, Genève – Paris, Labor et Fides – Bayard,
2005, p. 48 : « Préparée par rien ? En apparence sans doute. En réalité, un doute creuse
ses galeries sous les certitudes, le doute n’est pas permis, de toutes ses forces on s’en
défend, on argumente, colmate les brèches, ”on ne peut pas si longtemps avoir eu tort“,
”ce serait se renier soi-même“. Jusqu’au jour où une clarté nouvelle a pris la place de
l’ancienne et où le quotidien se trouve saisi par une clarté qu’on ne connaissait pas ».
14. Daniel MARGUERAT, Paul de Tarse, p. 36.
15. Ibid., p. 40.
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Cette transformation de l’esprit de Paul ne s’est pas faite sur
le seul plan intellectuel et sans difficulté. Ce fut un choc, un
ébranlement à forte résonance émotionnelle. Les catégories de
la théorie de la dissonance cognitive peuvent nous aider à en
apprécier l’importance. Elles ont été appliquées récemment à
l’expérience paulinienne par Nils Krückemeier ¹⁶. Au point de
départ, il y a l’importance pour Paul de son identité juive qu’il
a poussée jusqu’à sa pointe extrême en tant que pharisien (Ga 1,
14 ; Ph 3, 5 ; 2 Co 11, 22), ainsi que l’importance de son zèle
pour la Loi (Ga 1, 14 ; Ph 3, 6). Celui-ci l’a poussé, à l’image de
glorieux prédécesseurs de l’Ancien Testament, tels que le prêtre
Pinhas, le prophète Élie ou le roi Jéhu, sur la voie de l’élimination
physique de ceux qui ne respectent pas la Torah. Il a intériorisé
celle-ci au point de ressentir l’atteinte portée par les chrétiens
comme une atteinte à sa propre personne, à ses convictions les
plus essentielles ¹⁷. Ce qui l’a poussé à une persécution effrénée
(kath’ huperbolèn) de la communauté chrétienne (Ga 1, 13).
Le moteur de sa conversion n’est ni d’ordre spéculatif ou
idéologique, ni venant d’un mal-être psychologique. C’est plutôt
un retournement à partir de la prise de conscience des conséquences pratiques de la voie où il était engagé : tuer le déviant,
l’hérétique pour le respect de la loi. Cela explique sans doute
pourquoi tout ce qui paraissait être un gain à Paul lui apparaît
« comme une perte (zèmia) à cause du Christ » (Ph 3, 7). Il va
même jusqu’à affirmer crûment qu’il « considère tout cela comme
ordures (ou excréments, détritus [skubala], hapax de la LXX et
du Nouveau Testament) en vue de gagner Christ » (Ph 3, 8).
La révélation (apokalupsis) de Jésus-Christ provoque un
changement complet pour Paul. Fanatique adversaire de la foi
chrétienne, il en devient le porte-parole le plus radical. Cela ne
va évidemment pas sans une forte tension intérieure, puisque
deux représentations cognitives, celle d’avant et celle d’après sa
16. Nils KRÜCKEMEIER, « Paulus als Mensch und Theologe. Die paulinische Biografie und
Theologie im Lichte von Dissonanz und Dissonanzreduktion », Theologische Zeitschrift
60, 2004, p. 319-336.
17. Nils KRÜCKEMEIER, p. 322 : « Paulus hatte das Gesetz so sehr verinnerlicht, dass seine
Verletzung durch andere Menschen für ihn eine Verletzung seiner eigenen Person
bedeutete ».
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Dieu, qui justifiera les circoncis en vertu de la foi comme les
incirconcis par le moyen de cette foi.
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conversion, s’affrontent. Et cette dissonance cognitive concerne
le cœur même de la représentation que Paul se fait du monde
et de lui-même. Elle transparaît en de nombreux passages des
lettres où Paul argumente de façon dualiste : ancien/nouveau
(2 Co 5, 17), naguère/maintenant (Ga 1, 13) ; avantage/perte
(Ph 3, 7) ; mort/vie (Rm 6, 23) ; ténèbres/lumière (2 Co 4, 6) ;
loi/foi (Ph 3, 9) ; mon (de Dieu) peuple/pas mon (de Dieu)
peuple (Rm 9, 25 citant Os 2, 1.25) ¹⁸.
Une telle dissonance provoque chez celui qui la vit des efforts
en vue de sa réduction. Selon Leon Festinger, ceux-ci peuvent
prendre trois formes ¹⁹ : le changement d’une ou plusieurs
convictions et de comportements personnels, l’acquisition d’informations nouvelles confirmant le changement, l’oubli des informations dissonantes ou, du moins, la réduction de leur importance. Toutes ces stratégies sont mises en œuvre par Paul ²⁰.
En premier lieu, comme nous l’avons déjà vu, il exprime son
retournement en termes vigoureux en Ph 3, 7-8. Il ne se contente
pas de neutraliser ses convictions antérieures ; il les rejette
comme des excréments. Peut-on exprimer plus crûment une
totale réévaluation du passé ? Son appel à prêcher l’Évangile à
toutes les nations s’oppose à son zèle antérieur pour la Loi. Mais
la réévaluation opérée par Paul réduit la dissonance. En effet,
dès lors que le zèle antérieur à sa conversion est considéré
comme un désavantage, il peut malgré tout mieux s’accorder
avec la foi au Christ que ne l’aurait fait le zèle lié à une totale conviction de Paul. Ce dernier ne modifie pas les faits
concrets, mais il en donne une évaluation nouvelle en changeant
d’opinion à propos de ce qu’il considérait autrefois comme des
avantages.
18. Nils KRÜCKEMEIER, p. 326.
19. Celles-ci sont reprises à Nils KRÜCKEMEIER, p. 327, n. 27, qui annonce les reprendre
lui-même à Leon FESTINGER, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford, Stanford
University Press, 1962, p. 18-31, non sans les modifier légèrement. En revanche, elles
se retrouvent telles quelles dans Leon FESTINGER, Henry W. RIECKEN, Stanley SCHACHTER,
When Prophecy Fails. A Social and Psychological Study of a Modern Group that
Predicted the Destruction of the World, New York, Harper & Row, 1956, p. 26 : « Such
attempts may take any or all of three forms. The person may try to change one or more
of the beliefs, opinions, or behaviours involved in the dissonance; to acquire new
informations or beliefs that will increase the existing consonance and thus cause the
total dissonance to be reduced; or to forget or reduce the importance of those cognitions
that are in a dissonant relationship ».
20. Les développements qui suivent sont empruntés à Nils KRÜCKEMEIER, p. 327-331.
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Deuxièmement, en ce qui concerne l’acquisition d’éléments
nouveaux confirmant le changement, on peut évoquer la mission
et les épreuves endurées pour sa cause. La mission en faveur
des païens (apostolèn eis hupakoèn pisteôs en pasin tois
ethnesin, Rm 1, 5) mobilise toutes les forces de Paul. Elle est au
centre de sa vie et de son action. Cette activité intense et son
succès atténuent la dissonance cognitive, car ils démontrent le
caractère attractif de la foi au Christ, et Paul en retire une
confirmation sociale. Il en va de même pour les peines endurées
dans le cadre de sa mission. Sans être masochiste – Paul ne
recherche pas et ne fait pas l’éloge de la souffrance pour
elle-même –, il donne une valeur positive aux douleurs et
épreuves endurées au service de sa foi et de sa mission. Cela
revient souvent dans ses lettres (1 Th 2, 2 ; 1 Co 4, 11-13 ; 2 Co 1,
3-11 ; 4, 8-18 ; 6, 4-5 ; 11, 23-30 ; Ga 6, 17 ; Ph 3, 10). Dans certains de ces passages, il développe l’idée d’une communion
avec le Christ dans ses souffrances. Preuves de son appartenance
au Christ, elles renforcent sa foi, ce qu’il développe dans une
certaine théologie de la souffrance.
En revanche – et c’est la troisième forme –, certains éléments
de la tradition, bien que connus de Paul mais dissonants par
rapport à sa conviction nouvelle, sont plus ou moins occultés.
Cela transparaît dans les argumentations théologiques de Paul,
en particulier dans sa fameuse discussion sur la justification par
la foi et non par les œuvres de la Loi. Il suffit d’évoquer sa diatribe
de Ph 3, 2 où il parle de « chiens », de « mauvais ouvriers », et
où il se moque de la circoncision qualifiée de « mutilation ²¹ »
(katatomè), pour se rendre compte de la charge émotionnelle
déclenchée en lui par cette question. Cette question de la Loi
sera plus développée par la suite. Mais je veux souligner certains
éléments que Paul tient sous silence ²², à commencer par le fait
que la circoncision est le signe de l’alliance entre Dieu et son
peuple (Gn 17, 9-14). Mais aussi que respecter la Loi, c’est
accepter l’alliance offerte par Dieu (Dt 28). Ce n’est pas que
Paul manque de sincérité ou qu’il veuille manipuler la vérité.
Mais depuis la révélation de Jésus-Christ et la conviction enra21. On retrouve la même charge en Ga 5, 12 : « Qu’ils aillent donc jusqu’à se mutiler
tout à fait, ceux qui sèment le désordre parmi vous ».
22. Souligné par Nils KRÜCKEMEIER, p. 335.
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cinée en lui que seule la foi justifie, « il ne peut tout simplement
plus prendre en considération de tels passages d’Écriture qu’il
lui faudrait considérer comme dissonants par rapport à son
arrière-plan biographique ²³ ». Et ce, alors même qu’il veut se
fonder sur une assise juive, en continuité fondamentale avec le
judaïsme. C’est ce que je voudrais développer dans une troisième
partie sur les conséquences théologiques d’une telle identité en
tension.
CONSÉQUENCES THÉOLOGIQUES
Paul est souvent perçu comme ayant pris d’amples distances
avec le judaïsme, notamment dans sa critique de la justification
par les œuvres de la Loi. A-t-il changé d’identité radicalement
ou a-t-il été transformé tout en restant dans le même système
(ou paradigme) ? Cela a fait l’objet d’un important débat depuis
le dernier quart du XX siècle, à partir de ce qu’on a appelé le
développement d’une nouvelle perspective sur Paul. Ed Parish
Sanders ²⁴ et James Dunn ²⁵ ont remis en question la perspective
luthérienne classique de la justification par la foi seule, accusée
de se fonder sur une vision légaliste erronée du judaïsme. Ce
paradigme luthérien aurait le défaut de prêter au judaïsme une
prétention arrogante d’autojustification par les mérites liés aux
œuvres. Une opposition factice aurait ainsi été créée entre loi
(légalisme) et foi, entre loi (légalisme) et Bonne Nouvelle, et
finalement entre judaïsme et christianisme. La continuité entre
le christianisme paulinien et le judaïsme aurait du coup été
perdue de vue. Pour voir clair dans cette question, je reprends
en résumé les trois étapes que j’ai développées dans un article
23. Nils KRÜCKEMEIER, p. 335 (ma traduction). Il faudrait y ajouter ce que Paul RICŒUR
(« Paul apôtre. Proclamation et argumentation », Esprit n 292, février 2003, p. 85-112)
appelle finement une « réécriture de l’histoire de la tradition hébraïque » (p. 98) et
« l’allégorisation des figures de l’ancienne alliance » (p. 99).
24. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism. A Comparison of Patterns of
Religion, Minneapolis MN, Fortress, 1977.
25. James D. G. DUNN, « The New Perspective on Paul », Bulletin of the John Rylands
Library 65, 1983, p. 95-122. Il a repris ce titre pour un recueil de ses articles sur le sujet :
The New Perspective on Paul. Collected Essays, Tübingen, Mohr Siebeck, « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 185, 2005.
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récent ²⁶. Il convient en effet de s’entendre d’abord sur la structure
fondamentale du judaïsme de l’époque et sur le rôle qu’y joue
la Loi. Ensuite, il faudra voir quelle vision du judaïsme a Paul
en tant que juif de la diaspora. Sur cette base, la question sera
enfin posée de la manière dont la théorie paulinienne de la
justification s’inscrit dans le cadre du judaïsme ou, du moins,
du rapport qu’elle entretient avec lui.
Le rôle de la loi dans le judaïsme à l’époque de Paul.
Selon Sanders, la structure fondamentale de la religion juive,
c’est le « nomisme d’alliance » (covenantal nomism). Il le définit
comme un système où l’alliance est première et la Loi seconde.
Celle-ci indique ce qu’il faut faire pour maintenir la relation
d’alliance avec Dieu, d’une part, et pour la rétablir par des moyens
d’absolution si nécessaire, d’autre part. Mais la Loi n’est pas
l’unique voie de salut. En effet, ce n’est pas elle qui fait entrer
dans l’alliance. On s’y trouve par naissance : de la race d’Israël,
Hébreu fils d’Hébreux, de la descendance d’Abraham. Le rôle
propre de la Loi n’est pas de faire entrer dans l’alliance, mais de
permettre de s’y maintenir.
La religion juive d’alliance est fondée, selon Sanders, sur la
grâce de l’élection et sur la miséricorde de Dieu auxquelles
répond l’obéissance à la loi.
L’élection et, ultimement, le salut sont considérés comme
provenant de la miséricorde de Dieu plutôt que de l’accomplissement humain ²⁷.
L’obéissance et les actes éthiques permettent seulement, quant
à eux, de demeurer dans l’alliance. Ce nomisme de l’alliance a
été, toujours selon Sanders, accepté par Paul. Bien sûr, il estime
que le salut pour tous (Juifs et Gentils) ne peut venir que du seul
Jésus, mais il ne modifie pas l’idée de nomisme de l’alliance dans
laquelle il baigne tout naturellement ²⁸.
La mise en évidence de la gratuité du salut (l’élection comme
geste gratuit de Dieu envers son peuple) dans la perspective juive
26. Camille FOCANT, « Paul, le judaïsme et la Torah. Discussion sur une nouvelle
perspective », Revue théologique de Louvain 42, 2011, p. 35-52. Le développement qui
suit reprend en les résumant les principaux éléments de cet article.
27. Ed Parish SANDERS, p. 422 (ma traduction).
28. Id., p. 497.
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(contre des siècles de présentation chrétienne, surtout protestante, d’un judaïsme étroitement légaliste) a été perçue comme
un renversement de perspectives qui a fait grand bruit, mais a
été très largement accepté. Deux critiques peuvent toutefois
être faites à l’étude de Sanders.
D’abord, il se fonde essentiellement sur la littérature rabbinique que l’on sait postérieure à Paul. Les écrits rabbiniques
reflètent-ils adéquatement le judaïsme du temps de Paul, sans
doute beaucoup plus varié que le judaïsme de tendance pharisienne, plus fixé, plus rigide, d’après 70, celui qui domine
dans la littérature rabbinique ? Le judaïsme commun qu’il décrit
n’est-il pas celui qui a été créé sous l’influence des pharisiens ²⁹
après 70 ? Dans un sens différent, Jacob Neusner ³⁰ (chercheur
juif) a montré combien les pharisiens essayaient d’étendre sans
cesse le champ des observances de pureté d’abord prescrites aux
prêtres. Par ailleurs, Flavius Josèphe et Philon parlent plutôt d’un
judaïsme pluriel, de quatre partis religieux, quatre haireseis.
Ne vaudrait-il pas mieux parler de judaïsmes au pluriel ³¹ ? Enfin,
il ne serait pas inutile de s’interroger aussi sur les différences
entre le judaïsme palestinien et le judaïsme de la diaspora duquel
Paul est issu.
En second lieu, Sanders décrit-il correctement la structure
fondamentale du judaïsme ? L’expression « covenantal nomism »
ne paraît pas la plus adéquate pour caractériser le judaïsme. Gerd
29. Martin HENGEL, Roland DEINES, « E.P. Sanders’ ”Common Judaism“, Jesus and the
Pharisees », Journal of Theological Studies 46, 1994, p. 1-70 ; Roland DEINES, « The
Pharisees between ”Judaisms“ and ”Common Judaism“ », dans : Donald A. CARSON, Peter
T. O’BRIEN, Martin A. SEIFRID (éd.), Justification and Variegated Nomism, I, The
Complexities of Second Temple Judaism, Tübingen/Grand Rapids, MI, Mohr Siebeck/Baker Academics, « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament »
2/140, 2001, p. 443-504, qui présente le pharisaïsme, en tant que mouvement le plus
influent au sein du judaïsme palestinien, comme la force créatrice d’un judaïsme commun
transformé (p. 503-504).
30. J. NEUSNER, Le Judaïsme à l’aube du christianisme, Paris, Éd. du Cerf, « Lire la Bible »
71, 1986, p. 87-88 ; ID., The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70, 3 vol.,
Leyde, Brill, 1971 ; ID., From Politics to Piety. The Emergence of Pharisaic Judaism,
Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1973.
31. Voir, à ce sujet, Donald A. CARSON, Peter T. O’BRIEN, Mark A. SEIFRID (éd.), Justification
and Variegated Nomism, I, The Complexities. Voir aussi Jacob NEUSNER, William S. GREEN,
Ernst S. FRERICHS (éd.), Judaisms and Their Messiahs at the Turn of the Christian Era,
Cambridge University Press, 1987. Dans sa biographie de Paul, Bruce CHILTON, Rabbi
Paul. An Intellectual Biography, New York, Doubleday, 2004, a bien tenu compte de
cette diversité du judaïsme du I siècle.
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Theissen propose à juste titre de parler plutôt d’un « monothéisme
éthique ³² ». Cette expression a le mérite de mieux mettre en
valeur le monothéisme cher aux Juifs et de rappeler que leur Dieu
n’est pas seulement celui de l’élection, mais aussi celui de la
création de tous les peuples. Il y a dans le judaïsme une tension
entre le Dieu créateur universel et le statut à part d’Israël par
élection ³³. Par ailleurs, cette expression fait apparaître qu’en
judaïsme l’éthique est pertinente en matière de religion et de
salut : les bonnes actions font de la vie un culte rendu à Dieu.
Bref, dans le judaïsme qui est un monothéisme éthique, le salut
est attribué à la fois à Dieu (causalité théiste) et aux bonnes
actions (causalité éthique). Du fait de ces deux causes, on aboutit
à ce qu’en psychologie de la religion certains appellent une
attribution causale fluctuante ³⁴, trois modèles d’attribution pouvant être dégagés : (a) Le synergisme ou nomisme de l’alliance
qui combine l’élection de Dieu offrant l’entrée dans l’alliance avec
l’obéissance humaine à la loi qui permet d’y demeurer. Cela
correspond bien à ce que Flavius Josèphe dit des pharisiens
(Guerre juive II, 8, 162 ; Antiquités juives XVIII, 3, 12 ; voir aussi
1 Co 15, 10 [Paul, le pharisien]). (b) La croyance en la
prédestination où l’origine du salut est attribuée exclusivement
à Dieu, même si cette élection a pour finalité l’obéissance à la
loi. C’est la tendance de groupes élitistes comme les esséniens.
(c) Le légalisme ou la justification par les œuvres de la loi.
Accepter celle-ci et s’y conformer est une condition pour entrer
dans l’alliance. Dans ce modèle, l’origine du salut est attribuée
32. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites. Quelques réflexions
psychologiques », Études théologiques et religieuses 83, 2008, p. 529-551, voir p. 536.
Le développement qui suit résume la position de Theissen dans le même article aux
p. 536-540.
33. Selon Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 537,
le christianisme naissant qu’on pourrait désigner comme un « monothéisme christologique » offre une forme de solution à cette tension.
34. À ce sujet, Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 538,
n. 21, renvoie à Bernard SPILKA, Phillip SAVER, Lee A. KILPATRICK, « A General Attribution
Theory for the Psychology of Religion », Journal for the Scientific Study of Religion
24, 1985, p. 1-20 ; Bernard SPILKA, Ralph W. HOOD JR., Bruce HUNDSBERGER, The Psychology
of Religion. An Empirical Approach (1985), New York, Guilford Press, 2003³. Il souligne
aussi l’enracinement antique de la théorie de l’attribution, et renvoie à la distinction
d’Épictète entre ce que nous maîtrisons et ce que nous ne maîtrisons pas (Les Entretiens I, 1). Le phénomène se retrouve aussi dans le christianisme, Matthieu accentuant
le facteur éthique, et Paul, le facteur théiste.
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premièrement à l’être humain (Hénoch slave ou Livre des secrets
d’Hénoch ou II Hénoch ³⁵, Apocalypse de Sophonie). On le voit,
à l’intérieur de ce monothéisme éthique, l’accueil gratuit du don
divin et l’accomplissement d’œuvres bonnes sont en tension
comme lieu du salut, et diverses manières de vivre cette tension
coexistaient dans le judaïsme du I siècle, celui auquel Paul est
confronté.
Les critiques pauliniennes vont-elles de pair
avec une déformation du judaïsme ?
L’idée que, dans le judaïsme, l’homme cherche une justification
qui vient de la Loi (Ph 3, 9), par les œuvres de la Loi, autrement
dit qu’il cherche le salut par les mérites liés à ses bonnes œuvres
qui génèrent sa confiance en lui-même (Ph 3, 4-6) est, au moins
implicitement – Paul ne développe pas de théorie explicite du
judaïsme –, présente dans les textes pauliniens (Ga 2, 16-17 ; 3,
23-25 ; Rm 3, 9-28 ; 10, 5). Gerd Theissen va jusqu’à dire qu’elle
« doit indubitablement son origine à des textes pauliniens ³⁶ ».
Dans la « nouvelle perspective », cette idée est certes jugée
inexacte, une déformation due à la lecture luthérienne. Cependant, on y reconnaît que Paul manifeste bien à tout le moins
une distance à l’égard de la tradition juive. Comment faudrait-il
dès lors comprendre les énoncés pauliniens, leur nouveauté par
rapport à la tradition juive ? Deux formes de réponses ont été
proposées à cette question, la première par Sanders, la seconde
par Dunn.
Pour Sanders, les positions négatives de Paul vis-à-vis de la
justification par la loi ne constituent pas une critique de données
du judaïsme de son temps. Si Paul est ainsi négatif, c’est uniquement une conséquence de l’exclusivisme de sa conception
du salut. C’est sa rencontre avec le Christ qui bouleverse ses
valeurs intérieures. Il « ne développe pas une toralogie, mais
une christologie ³⁷ ». Selon Sanders, la logique qui domine la
vision paulinienne de la Loi, c’est « que seule l’action de Dieu
35. Richard BAUCKHAM, « Apocalypses », dans CARSON et al. (éd.), Justification and
Variegated Nomism, I, The Complexities, p. 135-187, voir p. 151-156, qualifie II Hénoch
de témoin de la « legalistic work-righteousness ».
36. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 532.
37. Romano PENNA, « Il problema della legge nelle lettere di S. Paolo. Alcuni aspetti »,
Rivista Biblica 38, 1990, p. 327-352, voir p. 343.
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en Christ procure le salut et qu’elle fait apparaître tout le reste
comme vraiment sans valeur ³⁸ », ce qui est bien développé en
Ph 3, 6-8. Ce n’est donc pas la théologie de la justification par
la foi qui aurait provoqué chez Paul la rupture avec la loi juive,
mais bien le salut par le Christ seul. L’erreur luthérienne est
d’identifier le salut avec la justification par la foi. En fait, Sanders
rompt avec la lecture luthérienne, bien représentée par Rudolf
Bultmann, Hans Conzelmann et Günther Bornkamm ³⁹, et il
s’inscrit dans la ligne d’Albert Schweitzer ⁴⁰, pour qui « le thème
de la justification par la foi n’est pas une doctrine complète chez
Paul, mais ne peut être compris qu’à la lumière de la mystique
du Christ eschatologique développée par lui ⁴¹ ». Seule la foi est
un prérequis en un sens, tandis que « la ”justification par la foi“
reste avant tout une catégorie négative, dirigée contre l’idée
que l’obéissance à la loi serait la condition soit nécessaire, soit
suffisante du salut ⁴² ».
Pour James Dunn ⁴³, l’explication de la distance paulinienne
par rapport à la tradition juive se trouve dans l’opposition entre
nationalisme (exclusivisme juif) et universalisme. Autrement dit,
la clé de la polémique paulinienne se trouve dans la fonction
sociale de la Loi. L’Apôtre des Gentils est heurté par le fait qu’elle
soit utilisée par les Juifs pour se démarquer des autres nations.
Lorsqu’il dénie tout pouvoir salvifique aux œuvres de la Loi, ce
n’est pas parce qu’elles seraient des œuvres méritoires dont on
pourrait s’enorgueillir, c’est parce qu’elles expriment une concep38. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 485.
39. Rudolf BULTMANN, Theology of the New Testament (Theologie des Neuen Testaments,
1948), I, Londres, SCM, 1952 ; Hans CONZELMANN, Théologie du Nouveau Testament
(Grundriss der Theologie des Neuen Testaments, 1967), Paris/Genève, Centurion/Labor
et Fides, 1969 ; Günther BORNKAMM, Paul, apôtre de Jésus-Christ (Paulus, 1969), Genève,
Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible » 18, 1971.
40. Albert SCHWEITZER, La Mystique de l’apôtre Paul (Die Mystik des Apostels Paulus,
1930), Paris, Albin Michel, 1962.
41. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 485.
42. Ibid., p. 492.
43. James D. G. DUNN, « Works of the Law and the Curse of the Law (Galatians 3:10-14) »,
New Testament Studies 31, 1985, p. 523-542 (repris dans ID., The New Perspective on
Paul, p. 111-130) ; ID., « Yet Once More – ”The Works of the Law“ : A Response », Journal
for the Study of the New Testament 46, 1992, p. 1-22 (repris dans ID., The New Perspective
on Paul, p. 207-220) ; ID., « The Justice of God. A Renewed Perspective on Justification
by Faith », Journal of Theological Studies 43, 1992, p. 1-22 (repris dans ID., The New
Perspective on Paul, p. 187-205). Voir aussi : ID., Jesus, Paul and the Law. Studies in
Mark and Galatians, Londres, SPCK, 1990.
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tion raciale de l’alliance. Dunn souligne qu’il ne s’agit pas de toute
la loi, mais seulement des règles d’appartenance (markers), celles
par lesquelles le judaïsme se sépare des Gentils : circoncision,
sabbat, fêtes, prescriptions alimentaires ⁴⁴. Il s’agirait donc, dans
la polémique paulinienne, d’une opposition entre identité
religieuse (ce qui particularise Israël par rapport aux Nations) et
universalisme du salut. Il y a un large accord sur ce point. Mais
la polémique de Paul est plus radicale et plus large. La question
de ce dernier est : faut-il devenir juif, ce qui implique la circoncision et les markers, mais aussi l’observance de tous les
commandements, pour être justifié, sauvé ? Paul rejette bien sûr
les rituels qui séparent, mais pas uniquement. Sa critique de la
loi n’est pas seulement à visée sociologique, mais à visée théologique ou sotériologique ⁴⁵.
Les critiques pauliniennes sont-elles une déformation du
judaïsme ou les a-t-on mal comprises ⁴⁶ ? Nous avons vu que le
monothéisme éthique comporte des variantes, l’une d’entre elles
étant le légalisme, autrement dit une conception religieuse de
la justification par les œuvres de la loi. Ce légalisme ne recouvre
certes pas tout le judaïsme, mais il est tout à fait plausible que
le judaïsme habité par Paul était de cette sorte. Il y était comme
prédisposé par le double environnement social dans lequel il
vivait, ce qui l’a exposé à une double pression éthique intérieure.
D’une part, en tant que juif de la diaspora, il s’est trouvé en
compétition avec des non-juifs, un peu dans la même logique
que celle de Flavius Josèphe dans le Contre Apion II, 157-219,
où celui-ci expose fièrement que Moïse est un législateur de haut
vol et que, comme religion éthique, le judaïsme dépasse les autres
religions par son humanité. Dans la diaspora, lorsqu’il s’agissait
d’expliquer sa religion à des non-juifs, l’accent n’était pas trop
mis sur l’élection ; en revanche, l’éthique religieuse juive était
44. James D. G. DUNN, The Epistle to the Galatians, Londres, Black, « Black’s New
Testament Commentaries », 1993. Voir aussi : ID., The Theology of Paul the Apostle (1998),
Édimbourg, T&T Clark, 2003², p. 354-366.
45. Pour une critique de la position de Dunn, voir : Frederick F. BRUCE, « Paul and the
Law in Recent Research », dans Barnabas LINDARS (éd.), Law and Religion. Essays on
the Place of the Law in Israel and Early Christianity, Cambridge University Press, 1988,
p. 115-125, voir p. 124-125 ; Thomas R. SCHREINER, « ”Works of Law“ in Paul », Novum
Testamentum 33, 1991, p. 217-244, voir p. 225-229.
46. Cette évaluation critique suit de près celle de Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective
sur Paul et ses limites », p. 540-543.
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idéalisée. Paul a sans doute voulu, comme d’autres, défendre cet
idéal en y correspondant, et pour cela se dépasser dans un
accomplissement irréprochable de la Loi (Ph 3, 6). D’autre part,
il a reçu une formation de pharisien en Palestine, où il existait
une compétition féroce entre groupes juifs pour se présenter
comme les plus fidèles dans l’accomplissement de la Torah
devenue le pôle identitaire juif. Cette compétition n’est d’ailleurs
pas pour rien dans l’implosion de la société juive qui aboutit à
la déroute de 70, avec la destruction de Jérusalem et du Temple ⁴⁷.
Par la combinaison de ces deux facteurs, Paul, le zélé (Ga 1,
13-14 ; Ph 3, 6), peut bien avoir été amené à surévaluer l’action
humaine. Rétrospectivement, Paul en vient à condamner ces deux
tendances : d’une part, la volonté d’aller au-delà des normes
dans le but de pouvoir « s’enorgueillir » par comparaison avec
les païens et, d’autre part, la pression mise sur les autres pour
devenir un peuple saint – c’est le « zèle ». Ces deux tendances
reflètent une culture de minorité assiégée qui se place en situation de compétition. Lorsque Paul critique une certaine forme
de judaïsme, ce n’est pas tout le judaïsme sous ses formes variées qu’il critique. C’est sans doute plus simplement son propre
judaïsme, sa propre manière de le vivre dans sa vie antérieure
qu’il vise.
Quel rapport y a-t-il entre la théorie paulinienne de la
justification par la foi et le judaïsme de son temps ?
Mais, d’abord, quelle est la place de la justification par la foi
dans la pensée de Paul ? Y joue-t-elle un rôle central ? Pour
trancher cette question, il faut se demander : comment et
pourquoi Paul en est-il venu à se lancer dans des diatribes contre
la Loi ? Dans la logique de la nouvelle perspective, cela ne vient
pas de sa vocation sur le chemin de Damas. À ce moment-là,
il a continué à habiter paisiblement le nomisme de l’alliance et
à respecter la Loi dans ce contexte. Ce qui a provoqué sa prise
de distance et sa polémique, c’est le conflit qui l’a opposé aux
contre-missionnaires judéo-chrétiens lorsque ceux-ci ont voulu
47. Cela est brillamment développé dans Gerd THEISSEN, Le Mouvement de Jésus. Histoire
sociale d’une révolution des valeurs (Die Jesusbewegung. Sozialgeschichte einer
Revolution der Werte, 2004), Paris, Éd. du Cerf, « Initiations », 2006, en particulier dans
les p. 145-272 où il analyse la crise de la société juive sous les angles socio-économique,
socio-écologique, sociopolitique et socioculturel.
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imposer aux païens convertis par Paul toutes les exigences de
la Loi juive, y compris les marqueurs d’identité. Tel est, selon
Dunn, l’objet premier de la critique paulinienne de la Loi. C’est
alors seulement qu’il développe la doctrine de la justification
par la foi seule et qu’il rejette les rituels d’identité – ceux qui
marquaient la frontière entre juifs et païens –, jugés non
nécessaires pour la justification. Dans une telle optique, la
doctrine de la justification a d’abord une fonction sociale. En
revanche, sa fonction religieuse, à savoir permettre d’entrer dans
la véritable relation adéquate avec Dieu, est peu ou pas marquée.
La conséquence est, comme le souligne Theissen, que « la
doctrine de la justification avec sa critique de la loi (et par la suite,
en fin de compte, le protestantisme lui-même) ne proviendrait
pas tout droit ”du ciel“ (autrement dit, de la révélation sur le
chemin de Damas), mais plutôt des conflits, ô combien humains,
du christianisme primitif ⁴⁸ ». Il est à noter que, dans la tradition
protestante, Dunn n’est pas le premier à mettre en question la
thèse luthérienne de la centralité de la justification par la foi et
de la critique de la Loi chez Paul. Son caractère secondaire a déjà
été affirmé, il y a plus d’un siècle, par William Wrede, dans son
Paulus ⁴⁹. Certes, la Réforme nous a habitués à la tenir pour
centrale, mais tel n’est pas le cas ; c’est une doctrine polémique
construite pour défendre le droit des pagano-chrétiens contre le
judaïsme et la chrétienté juive. Wrede souligne, d’ailleurs, que
l’effacement de cette doctrine coïncide avec la disparition de la
situation historique qui lui avait donné naissance, c’est-à-dire avec
la perte de puissance et même la quasi-disparition du judéochristianisme, suite à la défaite juive de 70. En effet, à la fin du
I siècle, le problème de la cohabitation entre judéo- et pagano-chrétiens ne se posait pratiquement plus ⁵⁰. Mais en fait,
48. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 533-534.
49. William WREDE, Paulus, Halle, Gebauer Schwenschke, 1904, réimprimé par
Karl-Heinrich RENGSTORF (éd.), Das Paulusbild in der neueren deutschen Forschung,
Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969², p. 1-97.
50. Selon Nils Alstrup DAHL, « The Doctrine of Justification : Its Social Function and
Implications », dans ID., Studies in Paul : Theology for Early Christian Mission, Minneapolis, MN, et Augsbourg, 1977, p. 95-120, voir p. 116, à l’époque des Pères apostoliques
et des apologètes, cette doctrine disparaît faute de fonction sociale, car elle ne répond
plus aux questions du moment, à savoir, par exemple, la possibilité d’un second repentir,
surtout en cas d’apostasie. Elle est dépassée, dans la mesure où les pagano-chrétiens
tiennent pour acquis que les commandements rituels ne s’appliquent plus à eux.
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selon Wrede, cette théorie de la justification par la foi ne constituait nullement l’essence de la théologie chez Paul. Celle-ci est
constituée fondamentalement de la doctrine du Christ et de son
œuvre. On trouve la même idée chez un autre penseur protestant,
Albert Schweitzer ⁵¹, en 1930. Pour lui, la justification par la foi
est secondaire, car elle dépend d’une réalité plus englobante, à
savoir l’être en Christ, une doctrine mystique apocalyptique qui
constitue bien, de son côté, l’essence de la théologie paulinienne.
La preuve, selon lui, c’est que la réflexion éthique, bien présente
dans les écrits pauliniens, ne peut pas être déduite de la doctrine
de la justification par la foi sans les œuvres. Cela met bien en
valeur le caractère secondaire de celle-ci ⁵². Elle n’est en fait qu’un
fragment de la doctrine de la rédemption.
Il est assez probable que, pour Paul, la question de la Loi soit
passée tout un temps au second plan. Mais elle va resurgir et
s’exacerber à partir du moment où non seulement des juifs, mais
aussi des judéo-chrétiens vont mettre des bâtons dans les roues
de sa mission qui s’est progressivement orientée vers les païens.
La Loi ne peut pas devenir une condition d’entrée
dans l’Alliance.
Dans le nomisme de l’alliance, tel que l’a proposé Sanders,
les sources du salut sont assez bien réparties. En effet, d’une part,
l’entrée dans l’alliance résulte du don gratuit de Dieu, de son
élection du peuple d’Israël. Tout Hébreu né d’Hébreux y entre
par naissance. Mais, d’autre part, l’homme a également sa part.
S’il veut demeurer dans l’alliance, il le signifie par le rite de la
circoncision le huitième jour (Gn 17, 12 ; Lv 12, 3) et il s’engage
à obéir à la Torah. Et s’il n’y arrive pas, s’il commet des écarts,
la Torah prévoit les rites d’expiation pour être rétabli dans
l’alliance. Dans un tel système, l’entrée dans l’alliance se fait
fondamentalement par naissance, par appartenance ethnique et
non par conversion.
D’origine juive, les communautés judéo-chrétiennes partageaient sans doute cette conception des choses. On comprend
le difficile problème que leur a posé l’entrée de païens dans leur
communauté (judéo-)chrétienne. La voie proposée par ceux
51. Albert SCHWEITZER, La Mystique de l’apôtre Paul.
52. Ibid., p. 193-199 et 249.
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L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ...
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qu’on appelle les judaïsants, c’est d’imposer à ces païens
l’obéissance à la Loi, y compris la circoncision, comme condition
d’entrée dans le peuple de l’alliance, la nouvelle alliance.
Toutefois, si l’on adopte un tel point de vue, cela a pour effet
automatique de désarticuler la juste balance entre les sources du
salut. En effet, dans une telle perspective, le don gratuit de Dieu
est occulté. Je formule l’hypothèse que Paul a parfaitement perçu
cette contradiction. Il a voulu restaurer la part de la grâce divine.
C’est pourquoi il en est venu à insister sur la foi en Jésus Christ
comme source de justification. Celle-ci se substitue au rôle que
jouait la naissance dans le peuple de l’élection comme point de
départ du salut. Aussi Paul en vient-il à dire que la foi seule
sauve, c’est-à-dire permet d’entrer dans le peuple de la nouvelle
alliance. Mais, pour demeurer dans celle-ci, les œuvres – nous
dirions l’engagement éthique – sont très importantes. Cela est
bien illustré par le fait que chaque lettre de Paul comprend une
partie parénétique non négligeable.
Dans une telle logique, il n’est pas étonnant que Paul se montre
d’une intransigeance rare avec les judaïsants qui se sont égarés
en faisant de la Loi une condition d’entrée dans l’alliance. Ce qui
n’est le cas ni dans le nomisme de l’alliance du judaïsme, ni dans
l’Évangile paulinien. La loi a un rôle important, certes, mais elle
doit rester seconde, sous peine de désarticuler le salut en faisant
passer la grâce divine au second plan.
CONCLUSION
Ce fou de Dieu qu’est Paul est allé jusqu’au bout de son judaïsme pharisien, sans pitié pour ceux qui, en prenant des libertés avec la Loi, mettaient en péril son accomplissement et le
maintien du peuple élu dans l’alliance. Cela l’a conduit sur les voies
de la persécution et de l’identité meurtrière. Le grand retournement de Damas l’a renvoyé sur la voie du Dieu créateur dont la
grâce s’étend à toutes les nations. Il n’a pas révoqué sa foi juive,
mais il l’a ouverte à l’universalisme. Dans ses débats ultérieurs, il
a toujours été extrêmement soucieux de préserver le pôle divin
du salut offert à tous désormais en Jésus-Christ crucifié et ressuscité (perspective messianiste). Si la Loi a sa place, elle est seconde ; elle vient en réponse à l’initiative gratuite (charis) de Dieu.
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L’ouverture paulinienne à l’universalisme est largement reconnue et a été ces dernières années mise en valeur par plusieurs
philosophes ⁵³. Paul a collaboré de façon éminente à une identité
universaliste largement partagée par les chrétiens, du moins
lorsqu’ils sont fidèles à leur vocation. Cela est passé pour lui par
la blessure de la perte de son identité juive, « la douleur de la
perte de ses repères de juif zélote ⁵⁴ ». Mais l’ébranlement de sa
représentation élitiste de l’élection, avec les conséquences
d’exclusion qu’elle comportait, lui a permis de retrouver la veine
profonde de la tendresse de Dieu pour tous les hommes à partir
de la perspective de la création.
Toutefois, cet universel est particulier, au sens où, comme le
dit Jacob Taubes, il « passe à travers le chas de l’aiguille du
Crucifié ⁵⁵ ». Ce n’est donc pas un universel par surplomb du
monde, mais par contestation et renversement des valeurs de ce
monde. Avec Giorgio Agamben, il importe de reconnaître que
la vie chrétienne – qu’il appelle « messianique » – est celle d’un
« comme ne pas » (hôs mè). Il ne s’agit pas d’une inversion des
situations qui entraînerait une nouvelle identité négatrice du
monde jugé mauvais par essence ; on a plutôt affaire à une
inversion de sens sur la voie d’une dépossession – « user sans
user, c’est-à-dire sans abuser, comme font les maîtres ⁵⁶ ». On
connaît le célèbre adage paulinien :
53. On trouvera une synthèse à ce sujet dans l’article de Benoît BOURGINE, « Saint Paul
et la philosophie. Crise du multiculturalisme et universel chrétien », Revue théologique
de Louvain 40, 2009, p. 78-94.
54. Paul RICŒUR, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation », p. 108.
55. Jacob TAUBES, La Théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud,
Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 47.
56. Paul RICŒUR, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation », p. 105. Cela entraîne
la difficile tâche de « concilier le ”oui“ et le ”non“, l’attachement imprescriptible au
sérieux du monde, où s’inscrit notre action, et l’exigence non moins requérante du
détachement. Question inévitable, qui nous ramène au paradoxe de la liberté
paulinienne, et à l’ombre fraternelle du ”serviteur souffrant“ » (Stanislas BRETON, Saint
Paul, p. 119). C’est que « la ”kénose“ (...) n’a pas grand-chose de commun avec la
délectation morose de la pure absence » (ibid., p. 120). Elle est plutôt la transcription
« du don sans réserve et sans calcul » (ibid.). C’est le sens de la parole non écrite de
Jésus dont le souvenir est conservé en Ac 20, 35 : « Il y a plus de bonheur à donner
qu’à recevoir ». Son caractère fondamental et central dans la théologie chrétienne est
souligné dans un article récent par Marc RASTOIN, « Le don au cœur de la compréhension lucanienne de l’Évangile (Ac 20, 35) », Revue théologique de Louvain 42, 2011,
p. 408-424.
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Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme
libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car, tous, vous n’êtes
qu’un en Jésus-Christ (Ga 3, 28).
Mais comment s’atteint cette universalité ? Non pas, selon
Agamben, par recours à un principe supérieur, mais par la division des divisions, par exemple, en distinguant les Juifs selon
ce qui se voit, la chair, et les Juifs selon ce qui est caché, qui
relève du cœur et de l’Esprit (Rm 2, 28-29). C’est aussi en faisant appel au niveau constitutionnel (la promesse faite à Abraham) contre le droit positif (les préceptes de la Loi mosaïque).
Sans oublier le rôle messianique du Crucifié-Ressuscité auquel
Paul se sent uni pour toujours (Ga 2, 20).
Par son identification avec le Crucifié (Ga 2, 19), Paul sort
autant de la logique grecque du Dieu de l’ordre et de la pensée
que de la logique juive du Dieu des signes, des miracles et de
la toute-puissance. Sous l’angle de ces deux logiques, le langage
de la croix (logos staurou) est fou ou scandaleux (1 Co 1, 18-25).
Mais cette infirmité et cette folie, déclare Paul non sans une
pointe d’enthousiasme, libèrent une puissance plus forte que celle
des hommes, et une sagesse plus large que leur sagesse ⁵⁷.
La puissance libérée est celle de l’agapè (1 Co 13) de celui
qui est « venu pour servir et non pour être servi » (Mc 10, 45)
ou, pour parler comme Paul, celui qui « s’est vidé lui-même,
prenant la condition d’esclave » (Ph 2, 7). Oserai-je, en finale,
donner la parole à Paul, par l’intermédiaire de François Vouga :
J’ai bel et bien poursuivi ma route, avec fidélité et constance,
mais (...), dans la poursuite du chemin, je me suis soudain trouvé
transformé par l’évidence. J’ai trébuché sur la Croix. J’ai été crucifié
avec Christ. (...) La Croix, dans sa folie, m’a contraint à un
changement de rationalité. (...) C’est une nouvelle intelligence qui
m’a été donnée de Dieu, des Écritures mêmes, et de ma vie ⁵⁸.
Camille Focant,
Faculté de théologie,
Institut Religion, spiritualité, culture et société,
Université catholique de Louvain.
57. Stanislas BRETON, Saint Paul, p. 113.
58. François VOUGA, Moi, Paul !, p. 49-50.
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