L'EXPÉRIENCE PAULINIENNE D'UNE IDENTITÉ EN TENSION Camille Focant Editions du Cerf | Revue d'éthique et de théologie morale 2012/HS - n°271 pages 143 à 164 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-ethique-et-de-theologie-morale-2012-HS-page-143.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Focant Camille, « L'expérience paulinienne d'une identité en tension », Revue d'éthique et de théologie morale, 2012/HS n°271, p. 143-164. DOI : 10.3917/retm.271.0143 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions du Cerf. © Editions du Cerf. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf ISSN 1266-0078 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Camille Focant L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ EN TENSION Il n’est pas facile de parler de l’identité d’un personnage du passé. Ce l’est d’autant moins quand les sources à son propos sont éclatées, ce qui est le cas pour Paul. Daniel Marguerat a bien mis en scène cet éclatement en parlant de trois pôles de la réception paulinienne ¹. Le premier est le pôle « biographique » où sont racontés les hauts faits de Paul, le héraut de l’Évangile : les Actes des Apôtres et, sous une forme plus hagiographique, les Actes apocryphes de Paul en sont les témoins. Dénommé « canonique », le deuxième pôle concerne les traces documentaires laissées par Paul lui-même, ses écrits ; il s’agit de lettres occasionnelles rassemblées progressivement en collection, ce qui présage de leur inscription dans le canon du Nouveau Testament. Enfin, il y a le pôle « doctoral » où « Paul est invoqué comme le docteur de l’Église, dont on imite les sentences dans des lettres pseudépigraphiques (Colossiens, Éphésiens, 2 Thessaloniciens, Pastorales) ² ». C’est un anachronisme, mais un anachronisme tenace ³, de ne donner valeur dans la recherche historique qu’au 1. Cette typologie est due à Daniel MARGUERAT, « L’image de Paul dans les Actes des Apôtres », dans Michel BERDER (éd.), Les Actes des Apôtres. Histoire, récit, théologie. XX congrès de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (Angers 2003), Paris, Éd. du Cerf, « Lectio Divina » 199, 2005, p. 121-154. Elle a été reprise dans la dissertation doctorale d’Odile FLICHY, La Figure de Paul dans les Actes des Apôtres. Un phénomène de réception de la tradition paulinienne à la fin du I siècle, Paris, Éd. du Cerf, « Lectio Divina » 214, 2007, p. 44. 2. Daniel MARGUERAT, « L’image de Paul dans les Actes des Apôtres », p. 133. 3. On en trouve une illustration récente dans l’article d’Ève-Marie BECKER, « Autobiographisches bei Paulus. Aspekte und Aufgaben », dans Eve-Marie BECKER, Peter PILHOFER (éd.), Biographie und Persönlichkeit des Paulus, Tübingen, Mohr Siebeck, « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 187, 2005, p. 67-87 : « Der historische Wert autobiographischer Aussagen für die Rekonstruktion der paulinischen REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 SEPTEMBRE 2012 P. 143-164 143 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf deuxième de ces trois pôles de réception synchrones et parallèles. La filière des lettres, celle de l’écrivain polémiste, doit être lue en parallèle avec les filières biographique et doctorale ; elle n’est pas la base à partir de laquelle on peut juger les deux autres. Dans cet article, je procéderai en trois points. Je rappellerai d’abord brièvement la triple culture de Paul qui souligne d’emblée la complexité du personnage. J’examinerai ensuite ce qu’on appelle parfois sa conversion et que j’appellerais plus volontiers son grand retournement lorsqu’il se trouve à l’extrême de l’identité fermée sur le chemin de l’identité meurtrière. Je montrerai que le moteur de la conversion n’est pas d’ordre spéculatif ou idéologique. Ce n’est pas non plus la conséquence d’un mal-être psychologique, d’une culpabilité rampante de Paul. C’est plutôt un renversement des évidences à partir de la prise de conscience des conséquences pratiques terribles de la voie où il était engagé : tuer le déviant, l’hérétique, au nom du respect de la Loi. Ce qui va entraîner une forme de dégoût profond vis-à-vis de ce qu’il considérait auparavant comme des avantages. Enfin, j’esquisserai les conséquences de ce parcours sur le plan théologique et sociologique. Paul reste-t-il dans la continuité du judaïsme de son temps, dans la logique du nomisme de l’alliance ? Si oui, quel changement y apportent la révélation de Jésus-Christ et sa foi en lui ? Reste-t-il un monothéiste conséquent ? LA TRIPLE CULTURE DE PAUL Quand on cherche à préciser l’identité de quelqu’un, les premiers éléments qui viennent à l’esprit sont : son nom, son lieu de naissance et de résidence, sa langue d’expression, sa profession, éventuellement sa religion. Puis on peut raffiner davantage. Pour l’homme au double nom qu’est Shaoul Paulos, ce point de départ est d’emblée complexe. Il est tributaire d’une double, voire triple culture. Comme l’écrit Stanislas Breton au départ de son magnifique petit livre sur saint Paul : Suite note 3 Biographie ist in der Paulus-Forschung zwar grundsätzlich kaum umstritten » (p. 85). Ce premier pôle est ainsi moins perçu comme un aspect de la réception paulinienne que comme ayant immédiatement valeur historique, pratiquement sans discussion. 144 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Saül, devenu Paul après sa conversion, est un juif d’obédience pharisienne ; un juif en contact, à Tarse sa ville natale, avec la culture grecque ; un juif hellénistique qui assume, avec fierté, le titre de citoyen romain. La confluence de ces trois facteurs m’a paru d’une importance capitale. À mes risques et périls, je lui accorde la valeur d’une idée régulatrice ou, si l’on préfère, d’une hypothèse interprétative, dont la vraisemblance ne se dissocie pas d’une fragilité qui l’expose à la contradiction ⁴. Selon le même auteur, ces trois facteurs n’ont pas toujours la même importance. Si l’héritage biblique et juif domine, par exemple, dans les discussions sur le rôle de la Loi, la conception paulinienne du cosmos est plutôt d’origine stoïcienne grecque, tandis que le corps social de l’Église est pensé sous l’influence de catégories romaines ⁵. Ce ne sont là que de grands accents et on pourrait sans doute raffiner davantage. Mais il n’est ni faisable ni utile de vouloir aller trop dans le détail sur cette voie. Il suffit de reconnaître la complexité de la personnalité de Paul de par ses origines mêmes. Je prends deux exemples de débats de l’exégèse contemporaine qui illustrent bien ce phénomène. En premier lieu, quel est le rôle de l’Écriture dans les lettres pauliniennes ? Et d’abord, quelle Bible utilisait Paul ? En quelle langue ? On s’accorde à dire qu’il s’agit essentiellement de la Bible grecque telle qu’elle nous est connue par la LXX. Malgré ses origines juives et son instruction aux pieds de Gamaliel « strictement conforme à la Loi des ancêtres » (Ac 22, 3), il n’était donc pas un adepte de la veritas hebraica. Cependant, non seulement il raisonne souvent sur les Écritures et il les cite à de nombreuses reprises, mais il y fait naturellement écho, comme a tenté de le montrer Richard Hays ⁶. Dans une thèse de doctorat récemment présentée à Louvain-la-Neuve, Louison Bissila Mbila a soutenu que, au début de Romains, Paul s’inspirerait de la structure d’Amos, et il croit pouvoir affirmer que « Paul pensait, écrivait et parlait l’Écriture ⁷ ». Toutefois, on peut se demander si la prégnance scripturaire sur Paul était si forte, lorsqu’on constate qu’il est des lettres où Paul n’écrit pas en dialogue avec 4. Stanislas BRETON, Saint Paul, Paris, PUF, coll. « Philosophies », 1988, p. 5. 5. Stanislas BRETON, p. 5-6. 6. Richard B. HAYS, Echoes of Scripture in the Letters of Paul, New Haven, Yale University, 1989. 7. Louison BISSILA MBILA, Juifs et Gentils face au jugement divin. Analyse intertextuelle de Rm 1, 16-2, 29 et d’Amos (thèse non publiée), Louvain-la-Neuve, 2011, p. 74. 145 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf l’Écriture et que celle-ci n’est pas non plus citée, par exemple les lettres aux Philippiens et à Philémon. N’est-ce pas un indice que cette posture de dialogue avec l’Écriture n’est pas si essentielle dans la réflexion paulinienne, mais que l’Écriture est invoquée lorsqu’elle est de nature à convaincre les destinataires de la pertinence des propositions de l’apôtre ? En second lieu, dans des lettres où celui-ci argumente, à quelle rhétorique a-t-il recours ? Les exégètes ont d’abord cherché du côté de la rhétorique gréco-romaine telle qu’elle est connue par Aristote, mais surtout Quintilien et Cicéron, et avec un certain succès ⁸. À condition, bien entendu, de ne pas chercher à retrouver chez Paul une application scolaire des règles rhétoriques. Mais son mode de penser et d’argumenter semble bien découler d’une formation rhétorique classique. Toutefois, ce point de vue est aujourd’hui contesté par les adeptes d’une influence de la rhétorique biblique sur Paul ⁹. Les contours de cette rhétorique biblique sont cependant beaucoup moins définis dans la mesure où l’on ne dispose d’aucun ouvrage théorique antique sur le sujet. Elle est le résultat d’une reconstruction moderne dont la pertinence est moins assurée. Certes, les raisonnements de Paul sont teintés bibliquement, mais cela ne signifie pas qu’il utilisait une méthode « rhétorique biblique ». Il n’empêche, la complexité de son argumentation s’explique au moins partiellement par sa double ou triple appartenance culturelle. LE RETOURNEMENT DES ÉVIDENCES J’appelle ainsi ce qu’on intitule habituellement la conversion ou la vocation de Paul. Rares sont, dans le Nouveau Testament, les événements dont on a autant de versions. Luc le raconte à trois reprises dans les Actes (9, 1-19 ; 22, 3-21 ; 26, 9-23). Plus sobres, moins narratives, les évocations pauliniennes ne sont pas moins nombreuses (Ga 1, 12-17 ; 1 Co 9, 1 ; 15, 8-9 ; Ph 3, 12). 8. Par exemple, Jean-Noël ALETTI, Comment Dieu est-il juste ? Clefs pour interpréter l’épître aux Romains, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Parole de Dieu », 1991 ; ID., Saint Paul. Épître aux Philippiens, Paris, Gabalda, 2005. 9. Roland MEYNET, Traité de rhétorique biblique, Paris, Lethielleux, 2007. 146 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Le statut de l’événement de Damas a été largement discuté dans l’exégèse contemporaine. Le débat fait rage entre partisans et adversaires d’une conversion de Paul. Mais il se cantonne trop souvent dans une perspective individualiste et psychologisante étroite. Certes, rien n’indique un brutal repentir de Paul qui aurait renoncé au vice pour embrasser la vertu. Tous les indicateurs à notre disposition vont en sens contraire. Paul rappelle en effet lui-même, sans qu’on ait de raison valable de mettre ses affirmations en doute : « je faisais des progrès dans le judaïsme, surpassant la plupart de ceux de mon âge et de ma race par mon zèle débordant pour les traditions de mes pères » (Ga 1, 14). Ailleurs, il se présente comme « devenu irréprochable pour la justice qu’on trouve dans la Loi » (Ph 3, 6). Ce pharisien pointu se caractérise plus par son zèle et son fanatisme au service de la Torah que par quelque scrupuleuse culpabilité qui l’aurait mené à une crise de conscience et à une conversion par rapport à une vie antérieure de péché. Mais si on entend par conversion une rupture à la suite de laquelle plus rien ne sera comme avant, ni théoriquement ni pratiquement ¹⁰, autrement dit, ni du point de vue théologique ni dans le comportement religieux concret, c’est bien ce dont il est question pour Paul sur le chemin de Damas. Il y est parti comme défenseur du peuple élu dont il est membre et qui est protégé par les barrières dont l’entoure la Torah. Dans sa perspective plutôt intégriste, les chrétiens hellénisés de la diaspora sont des libéraux hérétiques mettant en question la suprématie irréfutable de la Loi en toutes circonstances. Selon lui, ils « trichent avec le salut » et, en « déclarant que la Loi est facultative, ils font de la séparation entre le peuple élu et les autres une vraie passoire ¹¹ ». Paul prône une conception fermée de l’identité juive. Fier de son appartenance au peuple élu, bénéficiaire gracieux de l’alliance offerte par Dieu, il entend défendre farouchement cette élection et cette alliance. Et cela l’entraîne dans une dérive perverse de l’identité fermée vers 10. Alain BADIOU, Saint Paul. La fondation de l’universalisme (1997), Paris, PUF, 1999³, p. 2, souligne que Paul « fait surgir la connexion, intégralement humaine, et dont le destin me fascine, entre l’idée générale d’une rupture, d’un basculement, et celle d’une pensée pratique, qui est la matérialité subjective de cette rupture ». 11. Daniel MARGUERAT, Paul de Tarse. Un homme aux prises avec Dieu, Poliez-le-Grand, Éd. du Moulin, 1999, p. 26. 147 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf ce qu’il faut bien appeler une identité meurtrière ¹², qui se caractérise par une volonté d’épuration théologique de ceux qu’il perçoit comme des traîtres à l’identité juive. Il s’engage de la sorte dans une persécution effrénée de l’Église de Dieu (Ga 1, 13 ; 1 Co 15, 9). Paul a-t-il pris conscience de cette dérive perverse et sous quelle forme ? C’est impossible à dire, vu notre incapacité à reconstituer historiquement les circonstances et les faits précis de l’événement de Damas. Mais le fait est très probable ¹³. En tout cas, ce qui fait l’objet du retournement de Paul est clair. C’est la prise de conscience que Dieu est du côté des hérétiques qu’il persécute et non des pharisiens protecteurs de l’identité d’un peuple élu barricadé dans sa Loi. Il présente son illumination – où il voit le Christ et les chrétiens sous un nouveau jour – à la fois comme un cadeau ou une grâce et comme un appel (Ga 1, 15-16 ; 1 Co 15, 10). Sa vocation sera d’évangéliser les nations puisque le don de Dieu ne s’adresse plus au seul peuple élu, mais au monde entier. Il ne sera plus occupé à tenter de faire disparaître l’autre dont la différence mettait en question son caractère d’élu. D’une identité fermée et meurtrière, sa conversion le fait passer à une identité ouverte liée à la proposition de l’Évangile, « non seulement à la communauté de l’élection et de la Loi, Israël, mais à toute personne disposée à l’entendre et à en vivre ¹⁴ ». Il tire ainsi l’ultime conséquence du monothéisme juif : Si Dieu est l’Unique, il doit être le Dieu de tous. Il ne peut être l’Unique s’il est la divinité de quelques-uns ¹⁵. Ce que Paul exprime lui-même fortement en Rm 3, 29-30 : Ou alors Dieu est-il le Dieu des Juifs seulement, et non aussi des païens ? Si, également des païens, puisqu’il n’y a qu’un seul 12. L’expression est reprise au célèbre ouvrage d’Amin MAALOUF, Les Identités meurtrières, Paris, Grasset, 1998. 13. Voir, à ce sujet, François VOUGA, Moi, Paul !, Genève – Paris, Labor et Fides – Bayard, 2005, p. 48 : « Préparée par rien ? En apparence sans doute. En réalité, un doute creuse ses galeries sous les certitudes, le doute n’est pas permis, de toutes ses forces on s’en défend, on argumente, colmate les brèches, ”on ne peut pas si longtemps avoir eu tort“, ”ce serait se renier soi-même“. Jusqu’au jour où une clarté nouvelle a pris la place de l’ancienne et où le quotidien se trouve saisi par une clarté qu’on ne connaissait pas ». 14. Daniel MARGUERAT, Paul de Tarse, p. 36. 15. Ibid., p. 40. 148 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Cette transformation de l’esprit de Paul ne s’est pas faite sur le seul plan intellectuel et sans difficulté. Ce fut un choc, un ébranlement à forte résonance émotionnelle. Les catégories de la théorie de la dissonance cognitive peuvent nous aider à en apprécier l’importance. Elles ont été appliquées récemment à l’expérience paulinienne par Nils Krückemeier ¹⁶. Au point de départ, il y a l’importance pour Paul de son identité juive qu’il a poussée jusqu’à sa pointe extrême en tant que pharisien (Ga 1, 14 ; Ph 3, 5 ; 2 Co 11, 22), ainsi que l’importance de son zèle pour la Loi (Ga 1, 14 ; Ph 3, 6). Celui-ci l’a poussé, à l’image de glorieux prédécesseurs de l’Ancien Testament, tels que le prêtre Pinhas, le prophète Élie ou le roi Jéhu, sur la voie de l’élimination physique de ceux qui ne respectent pas la Torah. Il a intériorisé celle-ci au point de ressentir l’atteinte portée par les chrétiens comme une atteinte à sa propre personne, à ses convictions les plus essentielles ¹⁷. Ce qui l’a poussé à une persécution effrénée (kath’ huperbolèn) de la communauté chrétienne (Ga 1, 13). Le moteur de sa conversion n’est ni d’ordre spéculatif ou idéologique, ni venant d’un mal-être psychologique. C’est plutôt un retournement à partir de la prise de conscience des conséquences pratiques de la voie où il était engagé : tuer le déviant, l’hérétique pour le respect de la loi. Cela explique sans doute pourquoi tout ce qui paraissait être un gain à Paul lui apparaît « comme une perte (zèmia) à cause du Christ » (Ph 3, 7). Il va même jusqu’à affirmer crûment qu’il « considère tout cela comme ordures (ou excréments, détritus [skubala], hapax de la LXX et du Nouveau Testament) en vue de gagner Christ » (Ph 3, 8). La révélation (apokalupsis) de Jésus-Christ provoque un changement complet pour Paul. Fanatique adversaire de la foi chrétienne, il en devient le porte-parole le plus radical. Cela ne va évidemment pas sans une forte tension intérieure, puisque deux représentations cognitives, celle d’avant et celle d’après sa 16. Nils KRÜCKEMEIER, « Paulus als Mensch und Theologe. Die paulinische Biografie und Theologie im Lichte von Dissonanz und Dissonanzreduktion », Theologische Zeitschrift 60, 2004, p. 319-336. 17. Nils KRÜCKEMEIER, p. 322 : « Paulus hatte das Gesetz so sehr verinnerlicht, dass seine Verletzung durch andere Menschen für ihn eine Verletzung seiner eigenen Person bedeutete ». 149 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Dieu, qui justifiera les circoncis en vertu de la foi comme les incirconcis par le moyen de cette foi. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf conversion, s’affrontent. Et cette dissonance cognitive concerne le cœur même de la représentation que Paul se fait du monde et de lui-même. Elle transparaît en de nombreux passages des lettres où Paul argumente de façon dualiste : ancien/nouveau (2 Co 5, 17), naguère/maintenant (Ga 1, 13) ; avantage/perte (Ph 3, 7) ; mort/vie (Rm 6, 23) ; ténèbres/lumière (2 Co 4, 6) ; loi/foi (Ph 3, 9) ; mon (de Dieu) peuple/pas mon (de Dieu) peuple (Rm 9, 25 citant Os 2, 1.25) ¹⁸. Une telle dissonance provoque chez celui qui la vit des efforts en vue de sa réduction. Selon Leon Festinger, ceux-ci peuvent prendre trois formes ¹⁹ : le changement d’une ou plusieurs convictions et de comportements personnels, l’acquisition d’informations nouvelles confirmant le changement, l’oubli des informations dissonantes ou, du moins, la réduction de leur importance. Toutes ces stratégies sont mises en œuvre par Paul ²⁰. En premier lieu, comme nous l’avons déjà vu, il exprime son retournement en termes vigoureux en Ph 3, 7-8. Il ne se contente pas de neutraliser ses convictions antérieures ; il les rejette comme des excréments. Peut-on exprimer plus crûment une totale réévaluation du passé ? Son appel à prêcher l’Évangile à toutes les nations s’oppose à son zèle antérieur pour la Loi. Mais la réévaluation opérée par Paul réduit la dissonance. En effet, dès lors que le zèle antérieur à sa conversion est considéré comme un désavantage, il peut malgré tout mieux s’accorder avec la foi au Christ que ne l’aurait fait le zèle lié à une totale conviction de Paul. Ce dernier ne modifie pas les faits concrets, mais il en donne une évaluation nouvelle en changeant d’opinion à propos de ce qu’il considérait autrefois comme des avantages. 18. Nils KRÜCKEMEIER, p. 326. 19. Celles-ci sont reprises à Nils KRÜCKEMEIER, p. 327, n. 27, qui annonce les reprendre lui-même à Leon FESTINGER, A Theory of Cognitive Dissonance, Stanford, Stanford University Press, 1962, p. 18-31, non sans les modifier légèrement. En revanche, elles se retrouvent telles quelles dans Leon FESTINGER, Henry W. RIECKEN, Stanley SCHACHTER, When Prophecy Fails. A Social and Psychological Study of a Modern Group that Predicted the Destruction of the World, New York, Harper & Row, 1956, p. 26 : « Such attempts may take any or all of three forms. The person may try to change one or more of the beliefs, opinions, or behaviours involved in the dissonance; to acquire new informations or beliefs that will increase the existing consonance and thus cause the total dissonance to be reduced; or to forget or reduce the importance of those cognitions that are in a dissonant relationship ». 20. Les développements qui suivent sont empruntés à Nils KRÜCKEMEIER, p. 327-331. 150 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Deuxièmement, en ce qui concerne l’acquisition d’éléments nouveaux confirmant le changement, on peut évoquer la mission et les épreuves endurées pour sa cause. La mission en faveur des païens (apostolèn eis hupakoèn pisteôs en pasin tois ethnesin, Rm 1, 5) mobilise toutes les forces de Paul. Elle est au centre de sa vie et de son action. Cette activité intense et son succès atténuent la dissonance cognitive, car ils démontrent le caractère attractif de la foi au Christ, et Paul en retire une confirmation sociale. Il en va de même pour les peines endurées dans le cadre de sa mission. Sans être masochiste – Paul ne recherche pas et ne fait pas l’éloge de la souffrance pour elle-même –, il donne une valeur positive aux douleurs et épreuves endurées au service de sa foi et de sa mission. Cela revient souvent dans ses lettres (1 Th 2, 2 ; 1 Co 4, 11-13 ; 2 Co 1, 3-11 ; 4, 8-18 ; 6, 4-5 ; 11, 23-30 ; Ga 6, 17 ; Ph 3, 10). Dans certains de ces passages, il développe l’idée d’une communion avec le Christ dans ses souffrances. Preuves de son appartenance au Christ, elles renforcent sa foi, ce qu’il développe dans une certaine théologie de la souffrance. En revanche – et c’est la troisième forme –, certains éléments de la tradition, bien que connus de Paul mais dissonants par rapport à sa conviction nouvelle, sont plus ou moins occultés. Cela transparaît dans les argumentations théologiques de Paul, en particulier dans sa fameuse discussion sur la justification par la foi et non par les œuvres de la Loi. Il suffit d’évoquer sa diatribe de Ph 3, 2 où il parle de « chiens », de « mauvais ouvriers », et où il se moque de la circoncision qualifiée de « mutilation ²¹ » (katatomè), pour se rendre compte de la charge émotionnelle déclenchée en lui par cette question. Cette question de la Loi sera plus développée par la suite. Mais je veux souligner certains éléments que Paul tient sous silence ²², à commencer par le fait que la circoncision est le signe de l’alliance entre Dieu et son peuple (Gn 17, 9-14). Mais aussi que respecter la Loi, c’est accepter l’alliance offerte par Dieu (Dt 28). Ce n’est pas que Paul manque de sincérité ou qu’il veuille manipuler la vérité. Mais depuis la révélation de Jésus-Christ et la conviction enra21. On retrouve la même charge en Ga 5, 12 : « Qu’ils aillent donc jusqu’à se mutiler tout à fait, ceux qui sèment le désordre parmi vous ». 22. Souligné par Nils KRÜCKEMEIER, p. 335. 151 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf cinée en lui que seule la foi justifie, « il ne peut tout simplement plus prendre en considération de tels passages d’Écriture qu’il lui faudrait considérer comme dissonants par rapport à son arrière-plan biographique ²³ ». Et ce, alors même qu’il veut se fonder sur une assise juive, en continuité fondamentale avec le judaïsme. C’est ce que je voudrais développer dans une troisième partie sur les conséquences théologiques d’une telle identité en tension. CONSÉQUENCES THÉOLOGIQUES Paul est souvent perçu comme ayant pris d’amples distances avec le judaïsme, notamment dans sa critique de la justification par les œuvres de la Loi. A-t-il changé d’identité radicalement ou a-t-il été transformé tout en restant dans le même système (ou paradigme) ? Cela a fait l’objet d’un important débat depuis le dernier quart du XX siècle, à partir de ce qu’on a appelé le développement d’une nouvelle perspective sur Paul. Ed Parish Sanders ²⁴ et James Dunn ²⁵ ont remis en question la perspective luthérienne classique de la justification par la foi seule, accusée de se fonder sur une vision légaliste erronée du judaïsme. Ce paradigme luthérien aurait le défaut de prêter au judaïsme une prétention arrogante d’autojustification par les mérites liés aux œuvres. Une opposition factice aurait ainsi été créée entre loi (légalisme) et foi, entre loi (légalisme) et Bonne Nouvelle, et finalement entre judaïsme et christianisme. La continuité entre le christianisme paulinien et le judaïsme aurait du coup été perdue de vue. Pour voir clair dans cette question, je reprends en résumé les trois étapes que j’ai développées dans un article 23. Nils KRÜCKEMEIER, p. 335 (ma traduction). Il faudrait y ajouter ce que Paul RICŒUR (« Paul apôtre. Proclamation et argumentation », Esprit n 292, février 2003, p. 85-112) appelle finement une « réécriture de l’histoire de la tradition hébraïque » (p. 98) et « l’allégorisation des figures de l’ancienne alliance » (p. 99). 24. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism. A Comparison of Patterns of Religion, Minneapolis MN, Fortress, 1977. 25. James D. G. DUNN, « The New Perspective on Paul », Bulletin of the John Rylands Library 65, 1983, p. 95-122. Il a repris ce titre pour un recueil de ses articles sur le sujet : The New Perspective on Paul. Collected Essays, Tübingen, Mohr Siebeck, « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 185, 2005. 152 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf récent ²⁶. Il convient en effet de s’entendre d’abord sur la structure fondamentale du judaïsme de l’époque et sur le rôle qu’y joue la Loi. Ensuite, il faudra voir quelle vision du judaïsme a Paul en tant que juif de la diaspora. Sur cette base, la question sera enfin posée de la manière dont la théorie paulinienne de la justification s’inscrit dans le cadre du judaïsme ou, du moins, du rapport qu’elle entretient avec lui. Le rôle de la loi dans le judaïsme à l’époque de Paul. Selon Sanders, la structure fondamentale de la religion juive, c’est le « nomisme d’alliance » (covenantal nomism). Il le définit comme un système où l’alliance est première et la Loi seconde. Celle-ci indique ce qu’il faut faire pour maintenir la relation d’alliance avec Dieu, d’une part, et pour la rétablir par des moyens d’absolution si nécessaire, d’autre part. Mais la Loi n’est pas l’unique voie de salut. En effet, ce n’est pas elle qui fait entrer dans l’alliance. On s’y trouve par naissance : de la race d’Israël, Hébreu fils d’Hébreux, de la descendance d’Abraham. Le rôle propre de la Loi n’est pas de faire entrer dans l’alliance, mais de permettre de s’y maintenir. La religion juive d’alliance est fondée, selon Sanders, sur la grâce de l’élection et sur la miséricorde de Dieu auxquelles répond l’obéissance à la loi. L’élection et, ultimement, le salut sont considérés comme provenant de la miséricorde de Dieu plutôt que de l’accomplissement humain ²⁷. L’obéissance et les actes éthiques permettent seulement, quant à eux, de demeurer dans l’alliance. Ce nomisme de l’alliance a été, toujours selon Sanders, accepté par Paul. Bien sûr, il estime que le salut pour tous (Juifs et Gentils) ne peut venir que du seul Jésus, mais il ne modifie pas l’idée de nomisme de l’alliance dans laquelle il baigne tout naturellement ²⁸. La mise en évidence de la gratuité du salut (l’élection comme geste gratuit de Dieu envers son peuple) dans la perspective juive 26. Camille FOCANT, « Paul, le judaïsme et la Torah. Discussion sur une nouvelle perspective », Revue théologique de Louvain 42, 2011, p. 35-52. Le développement qui suit reprend en les résumant les principaux éléments de cet article. 27. Ed Parish SANDERS, p. 422 (ma traduction). 28. Id., p. 497. 153 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf (contre des siècles de présentation chrétienne, surtout protestante, d’un judaïsme étroitement légaliste) a été perçue comme un renversement de perspectives qui a fait grand bruit, mais a été très largement accepté. Deux critiques peuvent toutefois être faites à l’étude de Sanders. D’abord, il se fonde essentiellement sur la littérature rabbinique que l’on sait postérieure à Paul. Les écrits rabbiniques reflètent-ils adéquatement le judaïsme du temps de Paul, sans doute beaucoup plus varié que le judaïsme de tendance pharisienne, plus fixé, plus rigide, d’après 70, celui qui domine dans la littérature rabbinique ? Le judaïsme commun qu’il décrit n’est-il pas celui qui a été créé sous l’influence des pharisiens ²⁹ après 70 ? Dans un sens différent, Jacob Neusner ³⁰ (chercheur juif) a montré combien les pharisiens essayaient d’étendre sans cesse le champ des observances de pureté d’abord prescrites aux prêtres. Par ailleurs, Flavius Josèphe et Philon parlent plutôt d’un judaïsme pluriel, de quatre partis religieux, quatre haireseis. Ne vaudrait-il pas mieux parler de judaïsmes au pluriel ³¹ ? Enfin, il ne serait pas inutile de s’interroger aussi sur les différences entre le judaïsme palestinien et le judaïsme de la diaspora duquel Paul est issu. En second lieu, Sanders décrit-il correctement la structure fondamentale du judaïsme ? L’expression « covenantal nomism » ne paraît pas la plus adéquate pour caractériser le judaïsme. Gerd 29. Martin HENGEL, Roland DEINES, « E.P. Sanders’ ”Common Judaism“, Jesus and the Pharisees », Journal of Theological Studies 46, 1994, p. 1-70 ; Roland DEINES, « The Pharisees between ”Judaisms“ and ”Common Judaism“ », dans : Donald A. CARSON, Peter T. O’BRIEN, Martin A. SEIFRID (éd.), Justification and Variegated Nomism, I, The Complexities of Second Temple Judaism, Tübingen/Grand Rapids, MI, Mohr Siebeck/Baker Academics, « Wissenschaftliche Untersuchungen zum Neuen Testament » 2/140, 2001, p. 443-504, qui présente le pharisaïsme, en tant que mouvement le plus influent au sein du judaïsme palestinien, comme la force créatrice d’un judaïsme commun transformé (p. 503-504). 30. J. NEUSNER, Le Judaïsme à l’aube du christianisme, Paris, Éd. du Cerf, « Lire la Bible » 71, 1986, p. 87-88 ; ID., The Rabbinic Traditions about the Pharisees before 70, 3 vol., Leyde, Brill, 1971 ; ID., From Politics to Piety. The Emergence of Pharisaic Judaism, Englewood Cliffs, NJ, Prentice-Hall, 1973. 31. Voir, à ce sujet, Donald A. CARSON, Peter T. O’BRIEN, Mark A. SEIFRID (éd.), Justification and Variegated Nomism, I, The Complexities. Voir aussi Jacob NEUSNER, William S. GREEN, Ernst S. FRERICHS (éd.), Judaisms and Their Messiahs at the Turn of the Christian Era, Cambridge University Press, 1987. Dans sa biographie de Paul, Bruce CHILTON, Rabbi Paul. An Intellectual Biography, New York, Doubleday, 2004, a bien tenu compte de cette diversité du judaïsme du I siècle. 154 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Theissen propose à juste titre de parler plutôt d’un « monothéisme éthique ³² ». Cette expression a le mérite de mieux mettre en valeur le monothéisme cher aux Juifs et de rappeler que leur Dieu n’est pas seulement celui de l’élection, mais aussi celui de la création de tous les peuples. Il y a dans le judaïsme une tension entre le Dieu créateur universel et le statut à part d’Israël par élection ³³. Par ailleurs, cette expression fait apparaître qu’en judaïsme l’éthique est pertinente en matière de religion et de salut : les bonnes actions font de la vie un culte rendu à Dieu. Bref, dans le judaïsme qui est un monothéisme éthique, le salut est attribué à la fois à Dieu (causalité théiste) et aux bonnes actions (causalité éthique). Du fait de ces deux causes, on aboutit à ce qu’en psychologie de la religion certains appellent une attribution causale fluctuante ³⁴, trois modèles d’attribution pouvant être dégagés : (a) Le synergisme ou nomisme de l’alliance qui combine l’élection de Dieu offrant l’entrée dans l’alliance avec l’obéissance humaine à la loi qui permet d’y demeurer. Cela correspond bien à ce que Flavius Josèphe dit des pharisiens (Guerre juive II, 8, 162 ; Antiquités juives XVIII, 3, 12 ; voir aussi 1 Co 15, 10 [Paul, le pharisien]). (b) La croyance en la prédestination où l’origine du salut est attribuée exclusivement à Dieu, même si cette élection a pour finalité l’obéissance à la loi. C’est la tendance de groupes élitistes comme les esséniens. (c) Le légalisme ou la justification par les œuvres de la loi. Accepter celle-ci et s’y conformer est une condition pour entrer dans l’alliance. Dans ce modèle, l’origine du salut est attribuée 32. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites. Quelques réflexions psychologiques », Études théologiques et religieuses 83, 2008, p. 529-551, voir p. 536. Le développement qui suit résume la position de Theissen dans le même article aux p. 536-540. 33. Selon Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 537, le christianisme naissant qu’on pourrait désigner comme un « monothéisme christologique » offre une forme de solution à cette tension. 34. À ce sujet, Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 538, n. 21, renvoie à Bernard SPILKA, Phillip SAVER, Lee A. KILPATRICK, « A General Attribution Theory for the Psychology of Religion », Journal for the Scientific Study of Religion 24, 1985, p. 1-20 ; Bernard SPILKA, Ralph W. HOOD JR., Bruce HUNDSBERGER, The Psychology of Religion. An Empirical Approach (1985), New York, Guilford Press, 2003³. Il souligne aussi l’enracinement antique de la théorie de l’attribution, et renvoie à la distinction d’Épictète entre ce que nous maîtrisons et ce que nous ne maîtrisons pas (Les Entretiens I, 1). Le phénomène se retrouve aussi dans le christianisme, Matthieu accentuant le facteur éthique, et Paul, le facteur théiste. 155 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf premièrement à l’être humain (Hénoch slave ou Livre des secrets d’Hénoch ou II Hénoch ³⁵, Apocalypse de Sophonie). On le voit, à l’intérieur de ce monothéisme éthique, l’accueil gratuit du don divin et l’accomplissement d’œuvres bonnes sont en tension comme lieu du salut, et diverses manières de vivre cette tension coexistaient dans le judaïsme du I siècle, celui auquel Paul est confronté. Les critiques pauliniennes vont-elles de pair avec une déformation du judaïsme ? L’idée que, dans le judaïsme, l’homme cherche une justification qui vient de la Loi (Ph 3, 9), par les œuvres de la Loi, autrement dit qu’il cherche le salut par les mérites liés à ses bonnes œuvres qui génèrent sa confiance en lui-même (Ph 3, 4-6) est, au moins implicitement – Paul ne développe pas de théorie explicite du judaïsme –, présente dans les textes pauliniens (Ga 2, 16-17 ; 3, 23-25 ; Rm 3, 9-28 ; 10, 5). Gerd Theissen va jusqu’à dire qu’elle « doit indubitablement son origine à des textes pauliniens ³⁶ ». Dans la « nouvelle perspective », cette idée est certes jugée inexacte, une déformation due à la lecture luthérienne. Cependant, on y reconnaît que Paul manifeste bien à tout le moins une distance à l’égard de la tradition juive. Comment faudrait-il dès lors comprendre les énoncés pauliniens, leur nouveauté par rapport à la tradition juive ? Deux formes de réponses ont été proposées à cette question, la première par Sanders, la seconde par Dunn. Pour Sanders, les positions négatives de Paul vis-à-vis de la justification par la loi ne constituent pas une critique de données du judaïsme de son temps. Si Paul est ainsi négatif, c’est uniquement une conséquence de l’exclusivisme de sa conception du salut. C’est sa rencontre avec le Christ qui bouleverse ses valeurs intérieures. Il « ne développe pas une toralogie, mais une christologie ³⁷ ». Selon Sanders, la logique qui domine la vision paulinienne de la Loi, c’est « que seule l’action de Dieu 35. Richard BAUCKHAM, « Apocalypses », dans CARSON et al. (éd.), Justification and Variegated Nomism, I, The Complexities, p. 135-187, voir p. 151-156, qualifie II Hénoch de témoin de la « legalistic work-righteousness ». 36. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 532. 37. Romano PENNA, « Il problema della legge nelle lettere di S. Paolo. Alcuni aspetti », Rivista Biblica 38, 1990, p. 327-352, voir p. 343. 156 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf en Christ procure le salut et qu’elle fait apparaître tout le reste comme vraiment sans valeur ³⁸ », ce qui est bien développé en Ph 3, 6-8. Ce n’est donc pas la théologie de la justification par la foi qui aurait provoqué chez Paul la rupture avec la loi juive, mais bien le salut par le Christ seul. L’erreur luthérienne est d’identifier le salut avec la justification par la foi. En fait, Sanders rompt avec la lecture luthérienne, bien représentée par Rudolf Bultmann, Hans Conzelmann et Günther Bornkamm ³⁹, et il s’inscrit dans la ligne d’Albert Schweitzer ⁴⁰, pour qui « le thème de la justification par la foi n’est pas une doctrine complète chez Paul, mais ne peut être compris qu’à la lumière de la mystique du Christ eschatologique développée par lui ⁴¹ ». Seule la foi est un prérequis en un sens, tandis que « la ”justification par la foi“ reste avant tout une catégorie négative, dirigée contre l’idée que l’obéissance à la loi serait la condition soit nécessaire, soit suffisante du salut ⁴² ». Pour James Dunn ⁴³, l’explication de la distance paulinienne par rapport à la tradition juive se trouve dans l’opposition entre nationalisme (exclusivisme juif) et universalisme. Autrement dit, la clé de la polémique paulinienne se trouve dans la fonction sociale de la Loi. L’Apôtre des Gentils est heurté par le fait qu’elle soit utilisée par les Juifs pour se démarquer des autres nations. Lorsqu’il dénie tout pouvoir salvifique aux œuvres de la Loi, ce n’est pas parce qu’elles seraient des œuvres méritoires dont on pourrait s’enorgueillir, c’est parce qu’elles expriment une concep38. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 485. 39. Rudolf BULTMANN, Theology of the New Testament (Theologie des Neuen Testaments, 1948), I, Londres, SCM, 1952 ; Hans CONZELMANN, Théologie du Nouveau Testament (Grundriss der Theologie des Neuen Testaments, 1967), Paris/Genève, Centurion/Labor et Fides, 1969 ; Günther BORNKAMM, Paul, apôtre de Jésus-Christ (Paulus, 1969), Genève, Labor et Fides, coll. « Le Monde de la Bible » 18, 1971. 40. Albert SCHWEITZER, La Mystique de l’apôtre Paul (Die Mystik des Apostels Paulus, 1930), Paris, Albin Michel, 1962. 41. Ed Parish SANDERS, Paul and Palestinian Judaism, p. 485. 42. Ibid., p. 492. 43. James D. G. DUNN, « Works of the Law and the Curse of the Law (Galatians 3:10-14) », New Testament Studies 31, 1985, p. 523-542 (repris dans ID., The New Perspective on Paul, p. 111-130) ; ID., « Yet Once More – ”The Works of the Law“ : A Response », Journal for the Study of the New Testament 46, 1992, p. 1-22 (repris dans ID., The New Perspective on Paul, p. 207-220) ; ID., « The Justice of God. A Renewed Perspective on Justification by Faith », Journal of Theological Studies 43, 1992, p. 1-22 (repris dans ID., The New Perspective on Paul, p. 187-205). Voir aussi : ID., Jesus, Paul and the Law. Studies in Mark and Galatians, Londres, SPCK, 1990. 157 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf tion raciale de l’alliance. Dunn souligne qu’il ne s’agit pas de toute la loi, mais seulement des règles d’appartenance (markers), celles par lesquelles le judaïsme se sépare des Gentils : circoncision, sabbat, fêtes, prescriptions alimentaires ⁴⁴. Il s’agirait donc, dans la polémique paulinienne, d’une opposition entre identité religieuse (ce qui particularise Israël par rapport aux Nations) et universalisme du salut. Il y a un large accord sur ce point. Mais la polémique de Paul est plus radicale et plus large. La question de ce dernier est : faut-il devenir juif, ce qui implique la circoncision et les markers, mais aussi l’observance de tous les commandements, pour être justifié, sauvé ? Paul rejette bien sûr les rituels qui séparent, mais pas uniquement. Sa critique de la loi n’est pas seulement à visée sociologique, mais à visée théologique ou sotériologique ⁴⁵. Les critiques pauliniennes sont-elles une déformation du judaïsme ou les a-t-on mal comprises ⁴⁶ ? Nous avons vu que le monothéisme éthique comporte des variantes, l’une d’entre elles étant le légalisme, autrement dit une conception religieuse de la justification par les œuvres de la loi. Ce légalisme ne recouvre certes pas tout le judaïsme, mais il est tout à fait plausible que le judaïsme habité par Paul était de cette sorte. Il y était comme prédisposé par le double environnement social dans lequel il vivait, ce qui l’a exposé à une double pression éthique intérieure. D’une part, en tant que juif de la diaspora, il s’est trouvé en compétition avec des non-juifs, un peu dans la même logique que celle de Flavius Josèphe dans le Contre Apion II, 157-219, où celui-ci expose fièrement que Moïse est un législateur de haut vol et que, comme religion éthique, le judaïsme dépasse les autres religions par son humanité. Dans la diaspora, lorsqu’il s’agissait d’expliquer sa religion à des non-juifs, l’accent n’était pas trop mis sur l’élection ; en revanche, l’éthique religieuse juive était 44. James D. G. DUNN, The Epistle to the Galatians, Londres, Black, « Black’s New Testament Commentaries », 1993. Voir aussi : ID., The Theology of Paul the Apostle (1998), Édimbourg, T&T Clark, 2003², p. 354-366. 45. Pour une critique de la position de Dunn, voir : Frederick F. BRUCE, « Paul and the Law in Recent Research », dans Barnabas LINDARS (éd.), Law and Religion. Essays on the Place of the Law in Israel and Early Christianity, Cambridge University Press, 1988, p. 115-125, voir p. 124-125 ; Thomas R. SCHREINER, « ”Works of Law“ in Paul », Novum Testamentum 33, 1991, p. 217-244, voir p. 225-229. 46. Cette évaluation critique suit de près celle de Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 540-543. 158 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf idéalisée. Paul a sans doute voulu, comme d’autres, défendre cet idéal en y correspondant, et pour cela se dépasser dans un accomplissement irréprochable de la Loi (Ph 3, 6). D’autre part, il a reçu une formation de pharisien en Palestine, où il existait une compétition féroce entre groupes juifs pour se présenter comme les plus fidèles dans l’accomplissement de la Torah devenue le pôle identitaire juif. Cette compétition n’est d’ailleurs pas pour rien dans l’implosion de la société juive qui aboutit à la déroute de 70, avec la destruction de Jérusalem et du Temple ⁴⁷. Par la combinaison de ces deux facteurs, Paul, le zélé (Ga 1, 13-14 ; Ph 3, 6), peut bien avoir été amené à surévaluer l’action humaine. Rétrospectivement, Paul en vient à condamner ces deux tendances : d’une part, la volonté d’aller au-delà des normes dans le but de pouvoir « s’enorgueillir » par comparaison avec les païens et, d’autre part, la pression mise sur les autres pour devenir un peuple saint – c’est le « zèle ». Ces deux tendances reflètent une culture de minorité assiégée qui se place en situation de compétition. Lorsque Paul critique une certaine forme de judaïsme, ce n’est pas tout le judaïsme sous ses formes variées qu’il critique. C’est sans doute plus simplement son propre judaïsme, sa propre manière de le vivre dans sa vie antérieure qu’il vise. Quel rapport y a-t-il entre la théorie paulinienne de la justification par la foi et le judaïsme de son temps ? Mais, d’abord, quelle est la place de la justification par la foi dans la pensée de Paul ? Y joue-t-elle un rôle central ? Pour trancher cette question, il faut se demander : comment et pourquoi Paul en est-il venu à se lancer dans des diatribes contre la Loi ? Dans la logique de la nouvelle perspective, cela ne vient pas de sa vocation sur le chemin de Damas. À ce moment-là, il a continué à habiter paisiblement le nomisme de l’alliance et à respecter la Loi dans ce contexte. Ce qui a provoqué sa prise de distance et sa polémique, c’est le conflit qui l’a opposé aux contre-missionnaires judéo-chrétiens lorsque ceux-ci ont voulu 47. Cela est brillamment développé dans Gerd THEISSEN, Le Mouvement de Jésus. Histoire sociale d’une révolution des valeurs (Die Jesusbewegung. Sozialgeschichte einer Revolution der Werte, 2004), Paris, Éd. du Cerf, « Initiations », 2006, en particulier dans les p. 145-272 où il analyse la crise de la société juive sous les angles socio-économique, socio-écologique, sociopolitique et socioculturel. 159 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf imposer aux païens convertis par Paul toutes les exigences de la Loi juive, y compris les marqueurs d’identité. Tel est, selon Dunn, l’objet premier de la critique paulinienne de la Loi. C’est alors seulement qu’il développe la doctrine de la justification par la foi seule et qu’il rejette les rituels d’identité – ceux qui marquaient la frontière entre juifs et païens –, jugés non nécessaires pour la justification. Dans une telle optique, la doctrine de la justification a d’abord une fonction sociale. En revanche, sa fonction religieuse, à savoir permettre d’entrer dans la véritable relation adéquate avec Dieu, est peu ou pas marquée. La conséquence est, comme le souligne Theissen, que « la doctrine de la justification avec sa critique de la loi (et par la suite, en fin de compte, le protestantisme lui-même) ne proviendrait pas tout droit ”du ciel“ (autrement dit, de la révélation sur le chemin de Damas), mais plutôt des conflits, ô combien humains, du christianisme primitif ⁴⁸ ». Il est à noter que, dans la tradition protestante, Dunn n’est pas le premier à mettre en question la thèse luthérienne de la centralité de la justification par la foi et de la critique de la Loi chez Paul. Son caractère secondaire a déjà été affirmé, il y a plus d’un siècle, par William Wrede, dans son Paulus ⁴⁹. Certes, la Réforme nous a habitués à la tenir pour centrale, mais tel n’est pas le cas ; c’est une doctrine polémique construite pour défendre le droit des pagano-chrétiens contre le judaïsme et la chrétienté juive. Wrede souligne, d’ailleurs, que l’effacement de cette doctrine coïncide avec la disparition de la situation historique qui lui avait donné naissance, c’est-à-dire avec la perte de puissance et même la quasi-disparition du judéochristianisme, suite à la défaite juive de 70. En effet, à la fin du I siècle, le problème de la cohabitation entre judéo- et pagano-chrétiens ne se posait pratiquement plus ⁵⁰. Mais en fait, 48. Gerd THEISSEN, « La nouvelle perspective sur Paul et ses limites », p. 533-534. 49. William WREDE, Paulus, Halle, Gebauer Schwenschke, 1904, réimprimé par Karl-Heinrich RENGSTORF (éd.), Das Paulusbild in der neueren deutschen Forschung, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1969², p. 1-97. 50. Selon Nils Alstrup DAHL, « The Doctrine of Justification : Its Social Function and Implications », dans ID., Studies in Paul : Theology for Early Christian Mission, Minneapolis, MN, et Augsbourg, 1977, p. 95-120, voir p. 116, à l’époque des Pères apostoliques et des apologètes, cette doctrine disparaît faute de fonction sociale, car elle ne répond plus aux questions du moment, à savoir, par exemple, la possibilité d’un second repentir, surtout en cas d’apostasie. Elle est dépassée, dans la mesure où les pagano-chrétiens tiennent pour acquis que les commandements rituels ne s’appliquent plus à eux. 160 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf selon Wrede, cette théorie de la justification par la foi ne constituait nullement l’essence de la théologie chez Paul. Celle-ci est constituée fondamentalement de la doctrine du Christ et de son œuvre. On trouve la même idée chez un autre penseur protestant, Albert Schweitzer ⁵¹, en 1930. Pour lui, la justification par la foi est secondaire, car elle dépend d’une réalité plus englobante, à savoir l’être en Christ, une doctrine mystique apocalyptique qui constitue bien, de son côté, l’essence de la théologie paulinienne. La preuve, selon lui, c’est que la réflexion éthique, bien présente dans les écrits pauliniens, ne peut pas être déduite de la doctrine de la justification par la foi sans les œuvres. Cela met bien en valeur le caractère secondaire de celle-ci ⁵². Elle n’est en fait qu’un fragment de la doctrine de la rédemption. Il est assez probable que, pour Paul, la question de la Loi soit passée tout un temps au second plan. Mais elle va resurgir et s’exacerber à partir du moment où non seulement des juifs, mais aussi des judéo-chrétiens vont mettre des bâtons dans les roues de sa mission qui s’est progressivement orientée vers les païens. La Loi ne peut pas devenir une condition d’entrée dans l’Alliance. Dans le nomisme de l’alliance, tel que l’a proposé Sanders, les sources du salut sont assez bien réparties. En effet, d’une part, l’entrée dans l’alliance résulte du don gratuit de Dieu, de son élection du peuple d’Israël. Tout Hébreu né d’Hébreux y entre par naissance. Mais, d’autre part, l’homme a également sa part. S’il veut demeurer dans l’alliance, il le signifie par le rite de la circoncision le huitième jour (Gn 17, 12 ; Lv 12, 3) et il s’engage à obéir à la Torah. Et s’il n’y arrive pas, s’il commet des écarts, la Torah prévoit les rites d’expiation pour être rétabli dans l’alliance. Dans un tel système, l’entrée dans l’alliance se fait fondamentalement par naissance, par appartenance ethnique et non par conversion. D’origine juive, les communautés judéo-chrétiennes partageaient sans doute cette conception des choses. On comprend le difficile problème que leur a posé l’entrée de païens dans leur communauté (judéo-)chrétienne. La voie proposée par ceux 51. Albert SCHWEITZER, La Mystique de l’apôtre Paul. 52. Ibid., p. 193-199 et 249. 161 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf qu’on appelle les judaïsants, c’est d’imposer à ces païens l’obéissance à la Loi, y compris la circoncision, comme condition d’entrée dans le peuple de l’alliance, la nouvelle alliance. Toutefois, si l’on adopte un tel point de vue, cela a pour effet automatique de désarticuler la juste balance entre les sources du salut. En effet, dans une telle perspective, le don gratuit de Dieu est occulté. Je formule l’hypothèse que Paul a parfaitement perçu cette contradiction. Il a voulu restaurer la part de la grâce divine. C’est pourquoi il en est venu à insister sur la foi en Jésus Christ comme source de justification. Celle-ci se substitue au rôle que jouait la naissance dans le peuple de l’élection comme point de départ du salut. Aussi Paul en vient-il à dire que la foi seule sauve, c’est-à-dire permet d’entrer dans le peuple de la nouvelle alliance. Mais, pour demeurer dans celle-ci, les œuvres – nous dirions l’engagement éthique – sont très importantes. Cela est bien illustré par le fait que chaque lettre de Paul comprend une partie parénétique non négligeable. Dans une telle logique, il n’est pas étonnant que Paul se montre d’une intransigeance rare avec les judaïsants qui se sont égarés en faisant de la Loi une condition d’entrée dans l’alliance. Ce qui n’est le cas ni dans le nomisme de l’alliance du judaïsme, ni dans l’Évangile paulinien. La loi a un rôle important, certes, mais elle doit rester seconde, sous peine de désarticuler le salut en faisant passer la grâce divine au second plan. CONCLUSION Ce fou de Dieu qu’est Paul est allé jusqu’au bout de son judaïsme pharisien, sans pitié pour ceux qui, en prenant des libertés avec la Loi, mettaient en péril son accomplissement et le maintien du peuple élu dans l’alliance. Cela l’a conduit sur les voies de la persécution et de l’identité meurtrière. Le grand retournement de Damas l’a renvoyé sur la voie du Dieu créateur dont la grâce s’étend à toutes les nations. Il n’a pas révoqué sa foi juive, mais il l’a ouverte à l’universalisme. Dans ses débats ultérieurs, il a toujours été extrêmement soucieux de préserver le pôle divin du salut offert à tous désormais en Jésus-Christ crucifié et ressuscité (perspective messianiste). Si la Loi a sa place, elle est seconde ; elle vient en réponse à l’initiative gratuite (charis) de Dieu. 162 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’ouverture paulinienne à l’universalisme est largement reconnue et a été ces dernières années mise en valeur par plusieurs philosophes ⁵³. Paul a collaboré de façon éminente à une identité universaliste largement partagée par les chrétiens, du moins lorsqu’ils sont fidèles à leur vocation. Cela est passé pour lui par la blessure de la perte de son identité juive, « la douleur de la perte de ses repères de juif zélote ⁵⁴ ». Mais l’ébranlement de sa représentation élitiste de l’élection, avec les conséquences d’exclusion qu’elle comportait, lui a permis de retrouver la veine profonde de la tendresse de Dieu pour tous les hommes à partir de la perspective de la création. Toutefois, cet universel est particulier, au sens où, comme le dit Jacob Taubes, il « passe à travers le chas de l’aiguille du Crucifié ⁵⁵ ». Ce n’est donc pas un universel par surplomb du monde, mais par contestation et renversement des valeurs de ce monde. Avec Giorgio Agamben, il importe de reconnaître que la vie chrétienne – qu’il appelle « messianique » – est celle d’un « comme ne pas » (hôs mè). Il ne s’agit pas d’une inversion des situations qui entraînerait une nouvelle identité négatrice du monde jugé mauvais par essence ; on a plutôt affaire à une inversion de sens sur la voie d’une dépossession – « user sans user, c’est-à-dire sans abuser, comme font les maîtres ⁵⁶ ». On connaît le célèbre adage paulinien : 53. On trouvera une synthèse à ce sujet dans l’article de Benoît BOURGINE, « Saint Paul et la philosophie. Crise du multiculturalisme et universel chrétien », Revue théologique de Louvain 40, 2009, p. 78-94. 54. Paul RICŒUR, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation », p. 108. 55. Jacob TAUBES, La Théologie politique de Paul. Schmitt, Benjamin, Nietzsche et Freud, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 47. 56. Paul RICŒUR, « Paul apôtre. Proclamation et argumentation », p. 105. Cela entraîne la difficile tâche de « concilier le ”oui“ et le ”non“, l’attachement imprescriptible au sérieux du monde, où s’inscrit notre action, et l’exigence non moins requérante du détachement. Question inévitable, qui nous ramène au paradoxe de la liberté paulinienne, et à l’ombre fraternelle du ”serviteur souffrant“ » (Stanislas BRETON, Saint Paul, p. 119). C’est que « la ”kénose“ (...) n’a pas grand-chose de commun avec la délectation morose de la pure absence » (ibid., p. 120). Elle est plutôt la transcription « du don sans réserve et sans calcul » (ibid.). C’est le sens de la parole non écrite de Jésus dont le souvenir est conservé en Ac 20, 35 : « Il y a plus de bonheur à donner qu’à recevoir ». Son caractère fondamental et central dans la théologie chrétienne est souligné dans un article récent par Marc RASTOIN, « Le don au cœur de la compréhension lucanienne de l’Évangile (Ac 20, 35) », Revue théologique de Louvain 42, 2011, p. 408-424. 163 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf L’EXPÉRIENCE PAULINIENNE D’UNE IDENTITÉ... Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf Il n’y a plus ni Juif, ni Grec ; il n’y a plus ni esclave ni homme libre ; il n’y a plus l’homme et la femme ; car, tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ (Ga 3, 28). Mais comment s’atteint cette universalité ? Non pas, selon Agamben, par recours à un principe supérieur, mais par la division des divisions, par exemple, en distinguant les Juifs selon ce qui se voit, la chair, et les Juifs selon ce qui est caché, qui relève du cœur et de l’Esprit (Rm 2, 28-29). C’est aussi en faisant appel au niveau constitutionnel (la promesse faite à Abraham) contre le droit positif (les préceptes de la Loi mosaïque). Sans oublier le rôle messianique du Crucifié-Ressuscité auquel Paul se sent uni pour toujours (Ga 2, 20). Par son identification avec le Crucifié (Ga 2, 19), Paul sort autant de la logique grecque du Dieu de l’ordre et de la pensée que de la logique juive du Dieu des signes, des miracles et de la toute-puissance. Sous l’angle de ces deux logiques, le langage de la croix (logos staurou) est fou ou scandaleux (1 Co 1, 18-25). Mais cette infirmité et cette folie, déclare Paul non sans une pointe d’enthousiasme, libèrent une puissance plus forte que celle des hommes, et une sagesse plus large que leur sagesse ⁵⁷. La puissance libérée est celle de l’agapè (1 Co 13) de celui qui est « venu pour servir et non pour être servi » (Mc 10, 45) ou, pour parler comme Paul, celui qui « s’est vidé lui-même, prenant la condition d’esclave » (Ph 2, 7). Oserai-je, en finale, donner la parole à Paul, par l’intermédiaire de François Vouga : J’ai bel et bien poursuivi ma route, avec fidélité et constance, mais (...), dans la poursuite du chemin, je me suis soudain trouvé transformé par l’évidence. J’ai trébuché sur la Croix. J’ai été crucifié avec Christ. (...) La Croix, dans sa folie, m’a contraint à un changement de rationalité. (...) C’est une nouvelle intelligence qui m’a été donnée de Dieu, des Écritures mêmes, et de ma vie ⁵⁸. Camille Focant, Faculté de théologie, Institut Religion, spiritualité, culture et société, Université catholique de Louvain. 57. Stanislas BRETON, Saint Paul, p. 113. 58. François VOUGA, Moi, Paul !, p. 49-50. 164 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris-Descartes - Paris 5 - - 193.51.85.60 - 21/08/2013 09h39. © Editions du Cerf REVUE D’ÉTHIQUE ET DE THÉOLOGIE MORALE N 271