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VIE PROFESSIONNELLE
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Anne Vega
Socio-anthropologue
anne.vega@
wanadoo.fr
Mots clés :
drépanocytose,
émigration et
immigration,
ressources en santé,
santé de la famille,
socialisation
Médecine et sciences humaines
Dans un premier article (Médecine décembre 2011), nous avions souligné à partir de
l’ouvrage de Doris Bonnet [1] combien la méconnaissance de l’organisation sociale des
sociétés africaines poussent les professionnels à recourir à la notion réductrice de
« culture d’origine », lorsqu’ils sont désorientés par les comportements de soignés.
Après avoir présenté les points de vue et les problèmes auxquels sont confrontées les
familles drépanocytaires, en Afrique comme en France, l’auteur souligne combien la
maladie les engagent dans un processus de socialisation identitaire. Le 4e chapitre de
son ouvrage, consacré à l’immigration, synthétise les principaux résultats de l’étude
de l’anthropologue. L’auteur y expose plus précisément trois constantes dans les soins
à connaître pour améliorer la prise en charge des familles.
Abstract: Sickle cell anemia, a disease to rediscover. Part two: Cultures and individuals moving
Families with sickle cell disease gradually incorporate new medical knowledge without abandoning their beliefs:
the culture of origin is less important than the experience of illness. The socialization process engaged before
coming to France is accelerating and professionals should be aware: medical intrusion into the private sphere is
not so easy. Like all diseases, sickle cell anemia is also a social phenomenon built by physicians, geneticists,
public authorities, patients’ relatives, and educational staff on both sides of the frontier. The behaviours of
immigrant populations are plural, related to socialization in childhood and to types of migration and integration,
to the levels of study, socioeconomic backgrounds, types of professional activity and religious affiliations.
Key words: anemia, sickle cell; health resources; emigration and immigration; family health; socialization
La drépanocytose,
une maladie à redécouvrir
DOI : 10.1684/med.2012.0787
Deuxième partie : des cultures
et des individus en mouvement
Des identités sans cesse
recomposées
infléchit le savoir médical. Sur ces deux premières
constantes, les motifs d’adhésion des familles drépanocytaires au diagnostic prénatal (présentés dans le
3e chapitre) sont particulièrement éclairants.
Chez les profanes comme chez les professionnels,
l’identité a de multiples facettes et se construit en
fonction des situations. Ainsi, progressivement, les familles drépanocytaires incorporent les nouveaux savoirs médicaux. Cependant, les différents savoirs sont
souvent entremêlés chez les enquêtés. En effet, l’accès au savoir médical n’est pas synonyme d’abandon
de croyances. Ce processus a été étudié auprès de
patients comme de soignants – notamment en cancérologie [2] –, dont les pratiques sont également influencées par leurs expériences de santé ou celles de
leurs proches. En effet, l’expérience de la maladie
Le diagnostic prénatal, avec le risque d’une éventuelle
interruption médicalisée de la grossesse (IMG), est
souvent associé à l’avortement : à une décision de vie
ou de mort. Or, l’IMG, toujours proposée par les médecins dans les formes graves de la maladie, est souvent refusée (ex. « je préfère ne pas savoir car je ne
veux pas avorter ») parce que la culture médicale de
l’IMG n’est pas partagée. En Afrique, l’IMG est uniquement autorisée si la santé de la femme est mise
en danger : l’idéologie anti-avortement des pays d’origine détermine en partie le choix des familles, a fortiori lorsque l’IMG est effectuée tardivement (de
2 mois et demi à 5 mois de grossesse). Par ailleurs,
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Médecine et sciences humaines
les familles n’appréhendent pas le handicap dans les mêmes
registres que les médecins. En Afrique, il est plutôt associé
à une infirmité visible (or, à l’échographie, le fœtus n’est pas
différent des autres). Autrement dit, seules les familles suivies depuis plusieurs années, qui acquièrent une culture médicale, sont susceptibles d’accepter le diagnostic prénatal.
Inversement, ce sont principalement les primipares, n’ayant
jamais eu d’enfant drépanocytaire, les moins enclines à pratiquer l’IMG. En effet, rétrospectivement, l’expérience de la
souffrance d’enfants drépanocytaires tend à infléchir le point
de vue de femmes qui regrettent leurs refus passés de diagnostic prénatal et d’IMG. Il s’agit d’un constat général pour
l’ensemble des hémoglobinopathies : le diagnostic prénatal
est davantage conçu comme préventif (« pour savoir ») qu’en
termes d’avortement chez les couples qui n’ont pas eu d’enfants atteints de maladies graves, quels que soient les pays
d’origine de ces personnes. À ce sujet, l’anthropologue souligne le problème du stigmate social qui touche encore souvent l’ensemble des personnes handicapées dans nos sociétés.
Autrement dit, la culture d’origine des patients devient
moins importante que leur expérience de la maladie. En particulier, la religion des femmes enquêtées n’est pas déterminante dans leur choix, même si elles sont souvent recours à cet argument pour manifester un désir d’enfant (des
femmes peuvent alors cacher leur grossesse au médecin
ou l’annoncer lorsque l’IMG ne peut plus être pratiquée).
Le dépistage, facteur
d'intégration social
Au sujet des bouleversements entraînés par la maladie dans
les familles, les constats de l’auteur sont également nuancés. Ainsi, en France, la gestion quotidienne de la maladie
chronique revient principalement aux femmes. Les mères
sont souvent mobilisées par les professionnels de santé :
parce que les conjoints ne sont pas toujours présents, mais
aussi parce que les affaires de fécondité et les soins familiaux sont considérés comme des « affaires de femmes ».
En conséquence, les enfants aînés peuvent être surinvestis,
d’autant plus que l’immigration va de pair avec de moindres
possibilités d’entraides familiales, renforçant l’isolement des
mères, qui vivent souvent en situation de quasi-monoparentalité, y compris en cas de polygamie. À ce sujet, D. Bonnet
rappelle que partout, des familles affaiblies socialement, vulnérables – dont des familles immigrées – ne parviennent plus
à aider des personnes vulnérables, y compris des proches
parents, et même parfois les rejettent.
Cependant, l’anthropologue insiste sur une troisième
constance : le dépistage de la drépanocytose engage le malade dans des processus de socialisation identitaire. Ainsi,
les conjoints deviennent des interlocuteurs dans les soins,
sauf quand les cultures de socialisation sont ancrées dans
un schéma de reproduction qui ne les remet jamais en cause.
De plus, l’accès aux soins des femmes dépistées leur permet aussi de s’émanciper : de négocier leur sexualité avec
leurs conjoints, d’exprimer ou non des désirs d’enfants
(même si la drépanocytose met particulièrement les couples
à l’épreuve), de mettre des distances par rapport à la bellefamille, etc. À cet égard, la drépanocytose accélérerait un
processus d’individuation déjà engagé avant de venir en
France. L’auteur revient constamment suer ce point : la maladie est une « loupe d’observation de ce processus en
cours » (p. 93). Comme dans le reste des populations (d’origines) immigrées, on observe une baisse des taux de fécondité et en particulier un recentrement sur les enfants.
Les familles enquêtées envisagent l’avenir en fonction de
ces derniers : ils tendent à devenir les enfants de leurs parents biologiques, au dépens des références aux ancêtres
et à la famille élargie, en lien avec l’adhésion à de nouveaux
modèles de la société d’accueil (ménage nucléaire, descendance restreinte, monoparentalité).
La migration amorce également des processus de médicalisation de la grossesse et de l’enfance. Ils vont de pair avec
de nouvelles visions négatives de l’environnement de la société d’origine (« à risque », « pathogène », d’où des angoisses lors de voyages en Afrique). Car rien n’est binaire. Ainsi,
si les femmes s’émancipent de théories culturelles où elles
sont tenues comme principalement responsables de l’absence de descendance, cette émancipation passe par le
contrôle de leurs corps du mari (et de sa famille) à celui du
médecin. Ce dernier peut être vecteur de nouvelles contraintes : l’observance aux traitements, la soumission à des
consultations régulières, la nécessité de révéler des projets
de reproduction, de justifier ses choix de reproduction, etc.
À ce sujet, l’attention des professionnels est requise : l’intrusion du médical dans l’ordre du privé, dans l’intimité de la
famille ne va pas de soi.
Les apports des approches
anthropologiques des soins
Comme toutes les maladies, la drépanocytose n’est pas
qu’un fait biologique : c’est un phénomène social construit
par les médecins, les généticiens, les pouvoirs publics, les
proches parents des malades, le personnel éducatif de part
et d’autre des frontières [3]. Plus précisément, d’un point de
vue théorique, le principal apport des analyses de Doris Bonnet est de rappeler les risques d’opposer systématiquement
savoirs scientifiques (« rationnels ») et croyances des profanes (a fortiori « absurdes », « non fondées », « rétrogrades »). D’une part, toute pensée symbolique se construit à
partir d’un traitement rationnel de la pensée [4]. D’autre part,
il est erroné d’attribuer à des différences de cultures, « au
sens folklorique du terme », des problèmes de prise en
charge de patients immigrés. Ces derniers relèvent « plutôt
de cultures des institutions et des pouvoirs étatiques » (de
politiques de santé, de la reproduction renvoyant à différents
cadres éthiques et juridiques selon les pays), d’enjeux familiaux et de trajectoires personnelles.
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Médecine et sciences humaines
Les conduites des populations immigrées sont ainsi plurielles :
elles sont liées aux socialisations dans l’enfance, aux types
d’émigration et d’intégration, aux niveaux d’études, aux milieux
socioéconomiques, aux types d’activité professionnelles et aux
affiliations religieuses (sans caractère systématique).
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Les notions de race, d’ethnie et de « culture d’origine » sont
donc inadaptées pour appréhender l’Autre. Contrairement à
des visions figées de la culture, on observe une évolution des
modèles familiaux, des sentiments d’appartenance et des réseaux de soutien en France comme dans les pays d’accueil.
Aussi l’approche médicale de la drépanocytose « doit impérativement prendre en compte la mobilité des individus », en
particulier les processus d’individuation de la famille (observables tant en France qu’en Afrique). Autrement dit, l’anthropologue démontre les limites d’interprétations culturalistes,
présentes aux plus hauts degrés de l’État en France.
Discussion et conclusion
Sur tous ces processus, les spécialistes et les amateurs d’anthropologie trouveront dans cet ouvrage des notes explicatives concernant les concepts clés et de très nombreuses pistes bibliographiques en anthropologie mais aussi en
sociologie, histoire, psychologie et génétique. Certaines mettent davantage l’accent sur l’inégalité des rapports médecinsmalades et sont plus critiques sur des pratiques médicales
discriminatoires à l’égard des patients (d’origine) immigrés.
Il s’agit d’une thématique relativement peu abordée par D.
Bonnet, qui aurait pu citer dans ce sens des travaux soulignant des tendances à exclure des familles de décisions de
vie et de mort en France [5].
Dans sa forme, l’ouvrage a les défauts de ses qualités. Des
passages sont touffus et des phrases très longues. Et inversement : des explications et des exemples auraient été bienvenus, d’autant que le plan est parfois compliqué (partir des
données précises concernant la maladie pour établir des généralisations et présenter ensuite des concepts aurait été
peut-être plus didactique). Autrement dit, sa lecture peut être
ardue, en particulier les deux premiers chapitres. Néanmoins,
d’un point de vue pratique, tous les professionnels en contact
avec la drépanocytose trouveront dans cet ouvrage de nombreux conseils. Certains sont valables pour l’ensemble des
soignés et/ou leurs proches : l’importance de les écouter, et
en particulier d’écouter leurs « savoirs d’expérience » de la
maladie, tout en restant attentif à ses propres préjugés en
qualité de professionnels. Avec des patients d’origine étrangère, il faut surtout garder en mémoire qu’il existe des différences culturelles, qui peuvent expliquer par exemple des
refus de proposition d’interruption thérapeutique de grossesse en cas de drépanocytose ; mais sans pour autant oublier la diversité sociale et le fait que ce sont des individus
qui sont soignés. Ce sont toujours des sujets singuliers aux
trajectoires de migration particulières, en capacité de s’adapter à de nouvelles situations et d’intégrer progressivement
de nouvelles façons de penser la maladie. Même si le principe récessif reste peu compris, l’institution médicale est perçue comme un espoir libérateur.
Gageons que cet ouvrage contribuera à améliorer la prise en
charge de cette maladie, selon les vœux de l’auteur, qui
laisse en suspens de nombreuses questions de fond telles
que les limites du dépistage génétique. Le risque est que la
plupart des maladies deviennent des histoires de familles et
d’origine, sources de nombreux conflits. « Les progrès de la
génétique doivent participer au dépistage des gènes à risques, mais au bénéfice et non pas au détriment de la liberté
individuelle » (p. 102).
L’anthropologue invite surtout à poursuivre des études sociologiques approfondies, tant du côté des soignés que des soignants. Outre des enquêtes sur le travail des associations de
patients, des études complémentaires sur l’observance des
populations immigrées au sein des espaces privés des familles seraient les bienvenues, ou sur les divergences d’indications médicales concernant les transfusions sanguines et les
greffes de moelle osseuse chez les enfants drépanocytaires.
Ces propositions pourraient intéresser des médecins soucieux
de travailler sur les perceptions différentes des risques et de
l’efficacité des traitements, comme cela a été réalisé en médecine générale [6]. Avis aux thésards en médecine !
Références :
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Bonnet D. Repenser l’hérédité. Paris : Archives Contemporaines ; 2009.
Vega A, Pouyalet F. Scientific rationality meeting individual beliefs: coping strategies of caregivers to serious illness. Anthropologie et sociétés. 2010;34(3):230-48.
Augé M, Herzlich C. Le sens du mal : Anthropologie, Histoire et sociologie de la maladie. Paris : Archives Contemporaines ; 2000.
Keck F. Lévi-Strauss et la pensée sauvage. Paris : PUF ; 2004.
Paillet A. Sauver la vie, donner la mort. Paris : La Dispute ; 2007.
Vega A., Cuisines et dépendances : les usages socioculturels du médicament chez les médecins généralistes français. Rapport CERMES-CNAMTS. Août 2011.
En résumé
h Les familles drépanocytaires incorporent progressivement les nouveaux savoirs médicaux sans abandonner leurs croyances : la culture d’origine devient moins importante que l’expérience de la maladie. Les processus de socialisation engagés
avant la venue en France s’accélèrent et l’attention des professionnels est requise : l’intrusion du médical dans la sphère
privée ne va pas de soi. Comme toutes les maladies, la drépanocytose est aussi un phénomène social construit par les
médecins, les généticiens, les pouvoirs publics, les proches parents des malades, le personnel éducatif de part et d’autre
des frontières. Les conduites des populations immigrées sont ainsi plurielles, liées aux socialisations dans l’enfance, aux
types d’émigration et d’intégration, aux niveaux d’études, aux milieux socioéconomiques, aux types d’activité professionnelles et aux affiliations religieuses.
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