les familles n’appréhendent pas le handicap dans les mêmes
registres que les médecins. En Afrique, il est plutôt associé
à une infirmité visible (or, à l’échographie, le fœtus n’est pas
différent des autres). Autrement dit, seules les familles sui-
vies depuis plusieurs années, qui acquièrent une culture mé-
dicale, sont susceptibles d’accepter le diagnostic prénatal.
Inversement, ce sont principalement les primipares, n’ayant
jamais eu d’enfant drépanocytaire, les moins enclines à pra-
tiquer l’IMG. En effet, rétrospectivement, l’expérience de la
souffrance d’enfants drépanocytaires tend à infléchir le point
de vue de femmes qui regrettent leurs refus passés de dia-
gnostic prénatal et d’IMG. Il s’agit d’un constat général pour
l’ensemble des hémoglobinopathies : le diagnostic prénatal
est davantage conçu comme préventif (« pour savoir ») qu’en
termes d’avortement chez les couples qui n’ont pas eu d’en-
fants atteints de maladies graves, quels que soient les pays
d’origine de ces personnes. À ce sujet, l’anthropologue sou-
ligne le problème du stigmate social qui touche encore sou-
vent l’ensemble des personnes handicapées dans nos socié-
tés.
Autrement dit, la culture d’origine des patients devient
moins importante que leur expérience de la maladie. En par-
ticulier, la religion des femmes enquêtées n’est pas déter-
minante dans leur choix, même si elles sont souvent re-
cours à cet argument pour manifester un désir d’enfant (des
femmes peuvent alors cacher leur grossesse au médecin
ou l’annoncer lorsque l’IMG ne peut plus être pratiquée).
Le dépistage, facteur
d'intégration social
Au sujet des bouleversements entraînés par la maladie dans
les familles, les constats de l’auteur sont également nuan-
cés. Ainsi, en France, la gestion quotidienne de la maladie
chronique revient principalement aux femmes. Les mères
sont souvent mobilisées par les professionnels de santé :
parce que les conjoints ne sont pas toujours présents, mais
aussi parce que les affaires de fécondité et les soins fami-
liaux sont considérés comme des « affaires de femmes ».
En conséquence, les enfants aînés peuvent être surinvestis,
d’autant plus que l’immigration va de pair avec de moindres
possibilités d’entraides familiales, renforçant l’isolement des
mères, qui vivent souvent en situation de quasi-monoparen-
talité, y compris en cas de polygamie. À ce sujet, D. Bonnet
rappelle que partout, des familles affaiblies socialement, vul-
nérables – dont des familles immigrées – ne parviennent plus
à aider des personnes vulnérables, y compris des proches
parents, et même parfois les rejettent.
Cependant, l’anthropologue insiste sur une troisième
constance : le dépistage de la drépanocytose engage le ma-
lade dans des processus de socialisation identitaire. Ainsi,
les conjoints deviennent des interlocuteurs dans les soins,
sauf quand les cultures de socialisation sont ancrées dans
un schéma de reproduction qui ne les remet jamais en cause.
De plus, l’accès aux soins des femmes dépistées leur per-
met aussi de s’émanciper : de négocier leur sexualité avec
leurs conjoints, d’exprimer ou non des désirs d’enfants
(même si la drépanocytose met particulièrement les couples
à l’épreuve), de mettre des distances par rapport à la belle-
famille, etc. À cet égard, la drépanocytose accélérerait un
processus d’individuation déjà engagé avant de venir en
France. L’auteur revient constamment suer ce point : la ma-
ladie est une « loupe d’observation de ce processus en
cours » (p. 93). Comme dans le reste des populations (d’ori-
gines) immigrées, on observe une baisse des taux de fécon-
dité et en particulier un recentrement sur les enfants.
Les familles enquêtées envisagent l’avenir en fonction de
ces derniers : ils tendent à devenir les enfants de leurs pa-
rents biologiques, au dépens des références aux ancêtres
et à la famille élargie, en lien avec l’adhésion à de nouveaux
modèles de la société d’accueil (ménage nucléaire, descen-
dance restreinte, monoparentalité).
La migration amorce également des processus de médicali-
sation de la grossesse et de l’enfance. Ils vont de pair avec
de nouvelles visions négatives de l’environnement de la so-
ciété d’origine (« à risque », « pathogène », d’où des angois-
ses lors de voyages en Afrique). Car rien n’est binaire. Ainsi,
si les femmes s’émancipent de théories culturelles où elles
sont tenues comme principalement responsables de l’ab-
sence de descendance, cette émancipation passe par le
contrôle de leurs corps du mari (et de sa famille) à celui du
médecin. Ce dernier peut être vecteur de nouvelles contrain-
tes : l’observance aux traitements, la soumission à des
consultations régulières, la nécessité de révéler des projets
de reproduction, de justifier ses choix de reproduction, etc.
À ce sujet, l’attention des professionnels est requise : l’intru-
sion du médical dans l’ordre du privé, dans l’intimité de la
famille ne va pas de soi.
Les apports des approches
anthropologiques des soins
Comme toutes les maladies, la drépanocytose n’est pas
qu’un fait biologique : c’est un phénomène social construit
par les médecins, les généticiens, les pouvoirs publics, les
proches parents des malades, le personnel éducatif de part
et d’autre des frontières [3]. Plus précisément, d’un point de
vue théorique, le principal apport des analyses de Doris Bon-
net est de rappeler les risques d’opposer systématiquement
savoirs scientifiques (« rationnels ») et croyances des profa-
nes (afortiori« absurdes », « non fondées », « rétrogra-
des »). D’une part, toute pensée symbolique se construit à
partir d’un traitement rationnel de la pensée [4]. D’autre part,
il est erroné d’attribuer à des différences de cultures, « au
sens folklorique du terme », des problèmes de prise en
charge de patients immigrés. Ces derniers relèvent « plutôt
de cultures des institutions et des pouvoirs étatiques » (de
politiques de santé, de la reproduction renvoyant à différents
cadres éthiques et juridiques selon les pays), d’enjeux fami-
liaux et de trajectoires personnelles.
37janvier 2012MÉDECINE
VIE PROFESSIONNELLE
Médecine et sciences humaines
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