MATRÉMA TIQUE ET VÉRITÉ Ouverture Philosophique Collection dirigée par Bruno Péquignot, Dominique Chateau et Agnès Lontrade Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques. Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique; elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser, qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes astronomiques. Déjà parus Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique, 2005. Paul DUBOUCHET, Philosophie et doctrine du droit chez Kant, Fichte et Hegel, 2005. Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005. Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005. Odette BARBERa, Le thème de l'enfance dans la philosophie de Descartes, 2005. Alain PANERa, Introduction aux Ennéades. L'ontologie subversive de Plotin, 2005. Hans COV A, Art et politique: les aléas d'un projet esthétique, 2005. Alain TIRZI, Génie et criticisme, 2005. Vincent TROVATO, L'enfant philosophe. Essai philopédagogique, 2004. Jacques DUCaL, La philosophie matérialiste de Paul Valéry. Essai, 2004. Bernard ILUNGA KA YOMBO, Paul Ricœur. De l'attestation du soi, 2004. Julien DUGNOILLE, Le désir d'anonymat Nietzsche et Rilke, 2004. cg L'Harmattan, 2005 ISBN: 2-7475-8059-8 EAN : 9782747580595 chez Blanchot, Jean C. BAUDET MATHÉMATIQUE ET VÉRITÉ Une philosophie du nombre L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE Harmattan Konyvesbolt 1053 Budapest, Kossuth L. u. 14-16 HONGRIE L'Harmattan Italia Via Degli Artisti 15 10214 Torino ITALIE Du même auteur Introduction à l'histoire des ingénieurs, APPS, Bruxelles, 1987. Nouvel abrégé d'histoire des mathématiques, Vuibert, Paris, 2002. De l'outil à la machine, Vuibert, Paris, 2003. De la machine au système, Vuibert, Paris, 2004. Penser la matière, Vuibert, Paris, 2004. Penser le vivant, Vuibert, Paris, 2005 (à paraître). INTRODUCTION Ecrire un ouvrage de philosophie de la mathématique, c'est s'exposer aux reproches - ou à l'indifférence - des mathématiciens comme des philosophes. Trop ceci pour les uns, trop cela pour les autres! Et si en outre l'auteur pense à baser son exposé sur la chronologie des découvertes et des inventions, les sarcasmes des historiens vont s'ajouter aux récriminations des deux groupes de spécialistes de la pensée profonde. Aussi n'est-ce ni aux historiens, ni aux mathématiciens, ni aux philosophes que ce petit livre s'adresse. Il est destiné à celui que les intellectuels allemands appellent le Selbstdenker, celui qui est capable de penser par lui-même, quitte à philosopher à coups de marteau, l'homme qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin, même s'il ne sait ni où il va, ni pourquoi il y va. Au risque de paraître manquer de profondeur, nous avons écarté de ce livre toute technicité, celle mathématicienne des formules et celle philosophale des reformulations. Il nous a semblé que ce qui peut se dire peut se dire en français, et qu'il faut - comme disait l'Autre - taire ce que l'on ne peut pas dire: « darüber mu~ man schweigen ». Bref, point n'est besoin de déjà savoir pour lire ce livre. Et nous espérons que le lecteur en saura un peu plus, quand il l'aura lu. UN PROJET , D'EVALUATION Ce qu'il s'agit de tenter, c'est de dire ce qu'est la mathématique, et de le dire afin d'arriver à donner (ou refuser) une valeur aux propositions qui se donnent pour « mathématiques ». Nous voudrions en somme évaluer cette affirmation célèbre de Descartes, qu'il développe dans son Discours de la méthode, et qui attribue à la mathématique et à ses résultats une valeur indiscutable. Cette affirmation cartésienne - qui modernise le Nul n'entre ici s'il n'est géomètre de Platon, voire même l'ambition de Pythagore d'expliquer le monde à l'aide des propriétés des nombres - a dominé pendant plus de trois siècles la pensée occidentale, confortant les uns dans leur goût pour le dogmatisme, irritant les autres dans leur aspiration à l'indicible et au subtil, et dont une première appréciation est celle de Pascal, qui distinguait l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse. Formulons donc clairement et distinctement (si possible) la question: la mathématique nous fournit-elle des certitudes? La mathématique est un ensemble de textes L'on voit bien que nous ne pouvons répondre spontanément à cette question, trop vague. La mathématique se présente à nous comme cet ensemble énorme de millions de textes disponibles dans les bibliothèques et qui sont rangés par les bibliothécaires dans la rubrique «mathématique », plus souvent sous l'étiquette «mathématiques» ou «sciences mathématiques ». Car, y a-t-on songé suffisamment, c'est le bibliothécaire qui décide. Ou le libraire. Je veux dire, et c'est déjà le premier problème (la définition) qui se pose dans toute sa complexité sociale sinon épistémologique: est défini comme mathématique ce qui est rangé sous cette étiquette, et ceux qui font ce rangement ne le font certes pas sur la base de leur propre évaluation du contenu des ouvrages qu'ils classent, mais à l'aide de toutes sortes de signes qui leur permettent de ranger sans hésitation un Cours d'algèbre dans la rubrique « maths» et un Traité de numérologie dans la rubrique « sciences occultes ». Et un livre qui s'intitulerait Histoire des mathématiques? Comme j'ai pu le constater, les bibliothécaires et les libraires le placent spontanément parmi les ouvrages de mathématique, et pas parmi les ouvrages d' histoire. Le livre qui s'intitulerait Philosophie des mathématiques (surtout si, en le feuilletant, l'on constate qu'il contient peu de formules), ces mêmes administrateurs du savoir édité le rangeront, presque certainement, parmi les livres de philosophie, et pas dans le rayon mathématique. Il existe donc, et pas uniquement chez les bibliothécaires et les libraires, une idée au moins vague de ce qui est mathématique et de ce qui ne l'est pas. Nous ne pourrons bien sûr pas nous contenter de cette idée imprécise, mais cela doit nous servir de point de départ. C'est peut-être un truisme, mais pourquoi ne pas le rappeler: toute enquête philosophique doit commencer par prendre en compte un ensemble de textes. A vrai dire, et pour commencer, nous pouvons fort bien nous satisfaire de cette définition tautologique: est mathématique ce que l'on trouve dans le rayon mathématique des librairies et des bibliothèques. Elle est d'ailleurs une réponse au moins ironique (n'est-ce pas l'ironie qui, avec Socrate, a fondé la philosophie?) à certaines formulations racoleuses du problème de la définition de la mathématique (la science) et du mathématique (ce dont elle est science), comme le titre du livre des Américains John P. Burgess et Gideon Rosen: A subject with no object (1997). Ce dont traitent les mathématiciens, cela n' existe peut-être pas, mais ils en parlent dans quelques millions de textes, soigneusement classés dans 10 les bibliothèques. Et, si cela n'existe pas, c'est néanmoins extrêmement important. La plupart des mathématiciens le disent: «as working mathematicians, we spend little time on philosophical issues» (en tant que mathématiciens actifs working: en train de travailler - nous consacrons peu de temps aux questions philosophiques). Notre définition provisoire, et peut-être ironique, est comme disaient les scolastiques une définition en extension. Comment aboutir à une définition en compréhension? Comment passer de la sociologie à l'ontologie? Car c'est le parcours de l'épistémologue : de la société qui l'entoure - avec ses librairies et ses bibliothèques - vers l'être, en essayant de rencontrer, sur ce chemin difficile, cette fameuse vérité qui est bien l'objet de la recherche épistémologique. C'est quoi, l'être de la mathématique? De quoi s'occupent les mathématiciens? De même que nous avons pénétré dans une bibliothèque pour avoir une première idée de la mathématique - et nous avons rencontré des vecteurs, des espaces, des commutativités et des hypoténuses, et surtout des «formules» - nous allons « pénétrer» dans l'histoire pour tenter de répondre de manière plus profonde. Plus exactement, nous allons refaire ici le chemin que nous avons déjà parcouru pour la préparation d'un livre1 à la fois plus vaste et moins ambitieux. Nous serons ici plus bref, les références et explications de détail se trouvent dans notre livre ce qui nous dispense de les reprendre, et nous pourrons maintenant nous concentrer sur le coeur du problème: l'essence du mathématique et la valeur des propositions mathématiques. Peut-être aussi tirerons-nous quelques conclusions d'ordre psychologique sur la pensée mathématicienne. Nous éliminerons donc de cet essai toute anecdote et toute documentation inutile. Nous voulons atteindre la pensée mathématicienne elle-même, et mieux encore nous voulons atteindre les concepts mathématiques et leur filiation. Nous ne 1 Voir notre Nouvel abrégé d'histoire des mathématiques. Vuibert, Paris, 2002. Il sous-estimons pas les risques d'une telle entreprise, mais après avoir cité Descartes et Pascal, qu'il nous soit permis d'évoquer Montaigne. Ceci n'est qu'un essai. N'importe qui d'autre qui aurait parcouru l'histoire des sciences mathématiques et qui tenterait une évaluation s'arrêterait sans doute sur d'autres dates, attribuerait plus d'importance à telle découverte et moins à telle autre, serait davantage géomètre ou davantage algébriste, et aboutirait peut-être à des conclusions très différentes des nôtres. Peut-être n'y a-t-il qu'une mathématique. Sans doute y a-t-il plusieurs manières d'en parler . Nous espérons seulement que notre essai se tiendra à l'abri de deux risques: le bavardage et le dogmatisme. Parce que si nous cherchons la vérité, c'est peut-être parce que nous pensons ne pas encore l'avoir atteinte. Le mathématicien autres était un homme comme les Si nous tentons d'évaluer la mathématique en partant des textes actuels, non seulement la technicité de ceux-ci posera un sérieux problème, mais surtout nous serons face à un résultat, à une structure d'autant plus complexe que sa genèse fut très longue. Car la mathématique remonte à au moins 2.600 ans. Et si aujourd'hui le mathématicien est engagé dans des dispositifs sociaux qui l'isolent du reste de l'humanité (établissements d'enseignement, diplômes, prix comme la médaille Fields, éditeurs spécialisés, terminologie...), c'est une situation très récente. Descartes n'était pas «diplômé en mathématiques ». Thalès de Milet non plus. C'est donc notre point de départ. Quand l'aventure mathématicienne commence, il n'y a pas encore de mathématiciens «institutionnels ». Thalès est peut-être un marchand d'olives, ou un exportateur-importateur de vases en céramique, ou tout simplement un homme libre et relativement oisif. Nous n'en savons rien, mais nous savons au moins qu'il n'était ni «prof de maths» ni ingénieur diplômé d'une grande école. 12 Nous n'insistons pas sur cette évidence par souci de pittoresque, pour évoquer la Grèce du VIème siècle avant notre ère et rêver à la mer Ionienne, aux îles, aux olives et au fromage de brebis. Ce qui est - au moins psychologiquement, et sans doute aussi épistémologiquement - important, c'est de reconnaître cette évidence que ceux qui initièrent la pensée mathématique étaient «des hommes comme les autres », qui n'avaient pour tout bagage que leur langue maternelle. Nous pouvons donc commencer notre enquête sans savoir technique préalable autre que notre langue, et en faisant attention à tout ce que celle-ci véhicule d'idées précisément plus récentes que les idées dont disposait Thalès, à Milet, vers le début du VIème siècle, bien avant les guerres médiques. A cette époque, la Grèce faisait partie de cet ensemble de pays déjà développés, économiquement et intellectuellement, qui gravitent autour de l'Est de la Méditerranée. 13 LE COMMENCEMENT Car le commencement eut lieu à Milet, en Ionie, qui alors était une partie de la Grèce. Le monde «civilisé» correspond à cette époque à l'ensemble des pays qui disposent de l'écriture, et dans la région plus vaste dont la Grèce fait partie il y a surtout l'Egypte et la Mésopotamie qui forment l'essentiel de ce monde. Bien sûr, d'autres contrées connaissent l'écriture et ont des réalisations «culturelles» importantes à leur actif - comment ignorer la Chine? - mais comme nous étudions le commencement en fonction de l'aboutissement que nous connaissons (la mathématique dans les bibliothèques du XXlème siècle), nous pouvons passer ces réalisations « périphériques» sous silence. Quelles que furent leurs performances, les mathématiciens chinois ou d'autres zones culturelles excentrées par rapport à la Grèce n'apportèrent pas d'élément décisif dans la construction de la mathématique actuelle. Par contre, nous savons suivre année par année, depuis le temps de Thalès jusqu'au nôtre, la filiation des textes et des idées qui va des Grecs aux mathématiciens des universités actuelles (y compris d'ailleurs en Chine et partout dans le monde). La mathématique actuelle (et d'ailleurs la science dans son ensemble) est, comme dirait un biologiste, monophylétique. Et ce commencement eut lieu au Vlème siècle. Bien sûr, il y avait des savoirs « mathématiques» bien antérieurs, et non seulement les Egyptiens ou les Mésopotamiens avaient des connaissances que nous qualifions d'arithmétiques ou de géométriques, mais même à l'époque préhistorique - avant l'invention de l'écriture - les «hominiens» savaient déjà compter, ou distinguer un triangle (une pointe) d'un losange (deux pointes) ou d'un cercle. Mais le petit enfant qui place un carré en bois dans un trou carré et un triangle en bois dans le trou adéquat de son jeu de construction, va-t-on lui attribuer des connaissances mathématiques? C'est jusqu'à un certain point affaire de convention. Avant même l'humanisation, les animaux « supérieurs », et en particulier les primates, sont parfaitement capables de performances qui concernent les figures - ne seraitce que distinguer un mâle d'une femelle, ou qui impliquent les nombres - ne serait-ce que le fait de ramasser un fruit et pas plusieurs. Rien ne nous empêche évidemment d'appeler « mathématiques» ces savoirs des primates et des jeunes enfants. Mais il nous semble plus pertinent de parler de notions prémathématiques ou protomathématiques, pas pour compliquer notre terminologie, mais parce qu'il faut bien admettre que toute science se bâtit - chez l'enfant comme chez les anciens à partir d'un substrat qui n'est jamais nul. Semblablement, l'enfant - ou le primate - a des notions protophysiques (la chute, le poids, le chaud et le froid...) et protochimiques (la connaissance - vraiment vitale - du comestible et du noncomestible) . Je veux donc dire que, si l'on commence à Milet au début du VIème siècle, c'est avec déjà tout un savoir «protomathématique» d'ailleurs moins rudimentaire que celui d'un enfant de deux ou trois ans. Les Egyptiens et les Mésopotamiens, bons «calculateurs », connaissaient les quatre opérations arithmétiques: addition, soustraction, multiplication et division, pouvaient représenter par des signes graphiques les nombres entiers et même les nombres fractionnaires, et disposaient de tout un vocabulaire pour désigner de nombreuses figures « géométriques» dont ils étaient d'ailleurs capables de compter les sommets et les côtés, ou d'évaluer numériquement les longueurs, les superficies ou les volumes. Ceci est important pour la vulgarisation scientique ou pour l'enseignement, mais nous ne faisons cette remarque qu'en passant, parce que ce n'est pas ici notre vrai souci. Pour expliquer la mathématique à un enfant ou à un adulte qui n'a pas gardé des souvenirs précis de sa scolarisation, il ne faut donc pas partir de rien. Des termes comme «deux », «trois », « perpendiculaire », « longueur» font déjà partie de son savoir. Et faisaient déjà partie du savoir de Thalès. 16 Thalès de Milet Nous n'insisterons pas sur le fait que nous ne savons pratiquement rien de ce Grec, fondateur à la fois de la mathématique, de la physique et de la philosophie. Nous ne savons pas s'il a publié des textes. Nous ne savons pas s'il a enseigné, mais il a dû forcément avoir des auditeurs conversations du «café du Commerce », école, secte? puisque les grands auteurs de l'Antiquité le citent abondamment. Comment peut-on, aujourd'hui, imaginer le travail intellectuel de Thalès? N'ayons pas peur de ce mot « imaginer ». Toute histoire imagine. La reconstitution du passé, même proche, même quand on dispose d'une documentation abondante et adéquate, est forcément imagination. Et déjà quand j'essaye de me souvenir de ce que j'ai fait hier, je dois faire appel à mon imagination. Il serait vraiment sot d'en faire reproche à l'historien des sciences, qui plus encore que l'historien des batailles et des révolutions doit utiliser son imagination. Car évidemment, faire l'histoire des guerres médiques ou des batailles de Napoléon, c'est imaginer, mais il s'agit de faits concrets: armes utilisées, nombre de combattants, noms des généraux, lieu des combats, etc. En histoire des sciences, l'essentiel est «immatériel». L' historien des sciences qui s'intéresse à Descartes et à Pascal ne se soucie pas tellement de savoir où se trouvait Descartes en 1635 ni quelle était la situation familiale ou l'état de fortune de Pascal en 1647, ce qui l'intéresse ce sont les «idées» de Descartes et les «pensées» de Pascal (pas les Pensées, bien sûr, dont le contenu scientifique est fort mince). Et comment atteindre les pensées d'un homme sinon par l'imagination? Même si les mathématiciens avaient décrit - ce qu'ils ont fait très rarement - par quels cheminements de pensée ils sont arrivés à leur découverte, nous ne serions pas sûrs de pouvoir nous y fier. L'histoire des sciences est toujours une oeuvre d'imagination. Je ne suis pas sûr que tous les historiens des sciences aient été 17 conscients de cette caractéristique de leur discipline. Imaginons donc Thalès, peut-être en 580 avant notre ère, et sans doute à la fin d'une belle journée d'été, quand la lumière crépusculaire lui permet encore de dessiner des figures dans le sable de son jardin où il se laisse paresseusement traverser par toutes sortes d'idées. Est-ce ce jour-là qu'il a tracé dans le sable la figure d'un triangle rectangle, et qu'il eut l'idée de tracer une quatrième ligne, non pas quelconque, mais parallèle à un des petits côtés de son triangle? Nous pouvons l'admettre, et refaire le geste de Thalès. Ce geste, des dizaines de Grecs ont dû le faire, dans le sable, ou sur des feuilles de papyrus. Pourquoi est-ce Thalès qui a vu qu'il y a une proportion entre les côtés du grand triangle et ceux du petit? Nous ne le savons pas, nous ne savons d'ailleurs pas si c'est vraiment Thalès qui fit la découverte, mais qu'importe. A l'origine de la mathématique, il y a cette «révélation» que, dans un triangle, le fait d'ajouter une ligne parallèle à l'un des côtés crée « automatiquement» une proportion, c'est-à-dire une relation numérique. Il y a un rapport, une continuité, entre quelque chose de « géométrique» (une figure) et quelque chose d' « arithmétique» (un nombre). Bien sûr, ce n'est pas vraiment nouveau. Bien avant Thalès, on savait qu'il y a des rapports entre les figures et les nombres. L'on sait qu'un triangle a trois côtés et qu'un carré en 18 a quatre, ou l'on sait comment obtenir le nombre qui indique la superficie d'un objet rectangulaire dont on connaît la longueur et la largeur. Longueur et largeur qui sont des nombres. Comment le sait-on, sans doute déjà depuis le Néolithique? Simplement en considérant qu'un rectangle est forcément le résultat de l'assemblage de carrés. Il ne s'agit pas ici de « science », je veux dire de réflexion faite pour le plaisir de la réflexion, mais de préoccupation économique: il s'agit de connaître mon avoir si je possède un morceau de tissu long de douze coudées et large de deux, et de savoir si mon morceau vaut plus ou moins qu'une autre pièce du même tissu, large de trois coudées et longue de sept. Tout savoir élaboré commence par un intérêt matériel, économique, technique. La technique précède la science. C'est aussi vrai en mathématique. Revenons à notre tissu. Comment répondre? Il Y a une méthode possible. Mettre chaque pièce sur le plateau d'une balance. Celle-ci penchera du côté où le tissu est le plus lourd, et si les deux pièces sont faites du même fil et sont tissées de la même façon, c'est évidemment là que la superficie est la plus grande. Je me souviens très bien de l'espèce de choc (une révélation) que j'ai subi, au début de mes études universitaires, quand au laboratoire de physique j'ai dû faire une «manip» qui consistait à compter des billes de verre au moyen de deux pesées. Le lot de billes pesant 340 grammes et une bille pesant 2 grammes, l'on peut affirmer que le lot contient 340/2 = 170 billes. Je trouvais extraordinaire que l'on pût remplacer un comptage, ce qui était pour moi une opération intellectuelle, par des pesées, opérations essentiellement manuelles. Le recours à la balance est une bonne solution, mais il faut une balance. L'on peut aussi découper le tissu en carrés. Et l'on constatera facilement que le premier morceau comporte deux fois douze carrés si l'on a eu l'idée d'envisager des carrés d'une coudée de côté, et l'on constatera de même que la deuxième pièce comporte trois fois sept carrés d'une coudée de côté. 19 Reste donc à comparer deux fois douze et trois fois sept. Nous supposons être à la fin de la Préhistoire, et nous ne savons pas encore représenter les nombres par des signes graphiques. Ou nous sommes au troisième millénaire avant notre ère, en Mésopotamie, et nous disposons alors des signes cunéiformes pour représenter ces nombres. Nous écrivons la superficie de la première pièce textile« Ilfois L Il» et celle de la deuxième « III fois 1111111». Car c'est ainsi que les Mésopotamiens représentaient les nombres, la barre verticale désignant « un » et le coin L désignant « dix». Il faut ici, comme nous en avons prévenu le lecteur, éviter d'importer au IIIème millénaire d'avant notre ère nos connaissances scolaires acquises d'aujourd'hui. Devant la phrase « Il fois L Il » le Mésopotamien n'a d'autre que de compter, et il arrivera à «LL 1111 ». ressource Comme ce comptage est fastidieux, il aura l'idée de graver dans l'argile, une fois pour toutes, une «table» avec les diverses possibilités: deux fois un, deux; deux fois deux, quatre; trois fois deux, six... Car il est convaincu que « deux fois trois font six », qui est vrai aujourd'hui, sera encore vrai demain. Mais d'où vient cette idée que ce que je constate ici et maintenant sera identique ailleurs et un autre jour? Dans l'idée de vrai, il y a l'idée indissociable de toujours et partout vrai. On sait que les archéologues ont effectivement retrouvé des tablettes d'argile avec des inscriptions qui sont des tables d'addition, de multiplication, et d'autres opérations sur des nombres. Ce qui est gravé dans l'argile subsiste. Est-ce cette permanence de l'écrit, constatée empiriquement, qui fonde dans l'esprit humain 20 cette idée que toute vérité acquise est acquise définitivement? Entre 1700 et 1600 avant notre ère, Hammourabi, roi de Sumer, d'Akkad et d'Assyrie, fait graver dans la pierre l'ensemble des lois qu'il impose à ses peuples. Avec la rédaction du Code d'Hammourabi, nous assistons à la naissance du droit écrit. L'aspect technique est évident: faciliter la consultation des textes par le plus grand nombre. Mais n'y a-t-il pas, au moins de manière confuse, l'idée aussi que ce qui est gravé est vrai? Le Mésopotamien a donc - bien avant Hammourabi - complété son système de numération (représenter tous les nombres par des barres verticales et des coins) par un système de tables d'opérations: représenter d'avance tous les résultats possibles. TI est facile de faire le parallèle entre ce savoir « protomathématique », correspondant au IIIème millénaire avant notre ère, et le savoir d'un enfant de six ou sept ans qui apprend ses tables de multiplication. La compréhension qui permet de passer de « Il fois L Il » à «LL 1111» réside simplement dans l'expérience (faite avec des morceaux de tissu, des boules d'argile ou des cailloux2) qu'en comptant deux fois douze objets quelconques on aboutit toujours à vingt-quatre objets. La connaissance des nombres est donc forcément empirique: c'est la manipulation des objets et la nomination des opérations faites sur ces objets qui « produisent» le savoir protomathématique. Additionner, soustraire, multiplier et diviser sont ainsi des savoirs déjà acquis bien avant Thalès de Milet, mais ce sont des savoirs qui sont de la même nature que de savoir que l'on appelle «Soleil» l'astre du jour, «Lune» l'astre de la nuit, ou« main» ce qui termine le bras. La connaissance protomathématique est purement verbale, ou si l'on préfère toute connaissance verbale un peu élaborée va audelà de la simple nomination et comporte des possibilités opératoires. Dire que «deux et deux font quatre» est exactement du même ordre de compétence intellectuelle que de dire que « le nez est au milieu du visage ». 2 Faut-il rappeler que «calcul» caillou? 21 vient du latin calculus, Puisque nous évoquons l'enseignement, comment se fait-il alors que l'on verra apparaître des aptitudes « mathématiciennes» et des aptitudes « littéraires », c'est-à-dire voir se constituer le clivage bien connu entre personnes plutôt habiles dans la résolution des exercices d'arithmétique et de géométrie et celles plus à l'aise dans les questions «de français» ? C'est justement parce que, déjà dans l'enseignement primaire, l'on va passer de savoirs protomathématiques à des savoirs authentiquement mathématiques, et c'est ici en effet que certains esprits éprouveront des difficultés. Mais n'anticipons pas, et revenons à Milet, et aux réflexions de Thalès sur son triangle dessiné dans le sable. Comme tous ceux qui se trouvaient devant une telle figure, il sait que le segment intérieur est plus petit que le côté du triangle qui lui est parallèle, et il sait même que si ce segment se déplace parallèlement à lui-même il deviendra plus grand ou plus petit selon qu'il se rapproche ou s'éloigne dudit côté. C'est un savoir qui est de l'ordre de l'évidence, et qui ne provoque ni réflexion ni émotion particulière. Tout le monde sait que les ombres s'allongent à la fin du jour, tout le monde sait que les feuilles des arbres sont vertes, et il y a ainsi quantité de savoirs, pourtant bien assurés, qui n'ont pas encore le statut de connaissance. Par statut de connaissance, nous entendons que, dans une société donnée, certains savoirs vont faire l'objet d'un enseignement, et parfois même d'un enseignement réservé exclusivement à certains membres de la société. L'on peut admettre, par exemple, que tant chez les Egyptiens que chez les Mésopotamiens l'écriture était une telle connaissance, qui 22