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MATRÉMA TIQUE ET VÉRITÉ
Ouverture Philosophique
Collection dirigée par Bruno Péquignot,
Dominique Chateau et Agnès Lontrade
Une collection d'ouvrages qui se propose d'accueillir des travaux
originaux sans exclusive d'écoles ou de thématiques.
Il s'agit de favoriser la confrontation de recherches et des réflexions
qu'elles soient le fait de philosophes "professionnels" ou non. On n'y
confondra donc pas la philosophie avec une discipline académique;
elle est réputée être le fait de tous ceux qu'habite la passion de penser,
qu'ils soient professeurs de philosophie, spécialistes des sciences
humaines, sociales ou naturelles, ou... polisseurs de verres de lunettes
astronomiques.
Déjà parus
Olivier ABITEBOUL, Fragments d'un discours philosophique,
2005.
Paul DUBOUCHET,
Philosophie et doctrine du droit chez
Kant, Fichte et Hegel, 2005.
Pierre V. ZIMA, L'indifférence romanesque, 2005.
Marc DURAND, Agôn dans les tragédies d'Eschyle, 2005.
Odette BARBERa, Le thème de l'enfance dans la philosophie
de Descartes, 2005.
Alain PANERa,
Introduction
aux Ennéades. L'ontologie
subversive de Plotin, 2005.
Hans COV A, Art et politique: les aléas d'un projet esthétique,
2005.
Alain TIRZI, Génie et criticisme, 2005.
Vincent
TROVATO,
L'enfant
philosophe.
Essai
philopédagogique,
2004.
Jacques DUCaL, La philosophie matérialiste de Paul Valéry.
Essai, 2004.
Bernard ILUNGA KA YOMBO, Paul Ricœur. De l'attestation
du soi, 2004.
Julien DUGNOILLE, Le désir d'anonymat
Nietzsche et Rilke, 2004.
cg L'Harmattan, 2005
ISBN: 2-7475-8059-8
EAN : 9782747580595
chez Blanchot,
Jean C. BAUDET
MATHÉMATIQUE
ET VÉRITÉ
Une philosophie du nombre
L'Harmattan
5-7, rue de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
Harmattan Konyvesbolt
1053 Budapest,
Kossuth L. u. 14-16
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Degli Artisti 15
10214 Torino
ITALIE
Du même auteur
Introduction à l'histoire des ingénieurs, APPS, Bruxelles, 1987.
Nouvel abrégé d'histoire des mathématiques,
Vuibert, Paris,
2002.
De l'outil à la machine, Vuibert, Paris, 2003.
De la machine au système, Vuibert, Paris, 2004.
Penser la matière, Vuibert, Paris, 2004.
Penser le vivant, Vuibert, Paris, 2005 (à paraître).
INTRODUCTION
Ecrire un ouvrage de philosophie de la mathématique,
c'est s'exposer aux reproches - ou à l'indifférence
- des
mathématiciens comme des philosophes. Trop ceci pour les uns,
trop cela pour les autres!
Et si en outre l'auteur pense à baser son exposé sur la
chronologie des découvertes et des inventions, les sarcasmes
des historiens vont s'ajouter aux récriminations
des deux
groupes de spécialistes de la pensée profonde. Aussi n'est-ce ni
aux historiens, ni aux mathématiciens, ni aux philosophes que
ce petit livre s'adresse.
Il est destiné à celui que les intellectuels allemands
appellent le Selbstdenker, celui qui est capable de penser par
lui-même, quitte à philosopher à coups de marteau, l'homme
qui n'a pas besoin qu'on lui indique son chemin, même s'il ne
sait ni où il va, ni pourquoi il y va.
Au risque de paraître manquer de profondeur, nous
avons écarté de ce livre toute technicité, celle mathématicienne
des formules et celle philosophale des reformulations. Il nous a
semblé que ce qui peut se dire peut se dire en français, et qu'il
faut - comme disait l'Autre - taire ce que l'on ne peut pas
dire: « darüber mu~ man schweigen ».
Bref, point n'est besoin de déjà savoir pour lire ce livre.
Et nous espérons que le lecteur en saura un peu plus, quand il
l'aura lu.
UN
PROJET
,
D'EVALUATION
Ce qu'il s'agit de tenter, c'est de dire ce qu'est la
mathématique, et de le dire afin d'arriver à donner (ou refuser)
une valeur aux propositions qui se donnent pour
« mathématiques ». Nous voudrions en somme évaluer cette
affirmation célèbre de Descartes, qu'il développe dans son
Discours de la méthode, et qui attribue à la mathématique et à
ses résultats une valeur indiscutable. Cette affirmation
cartésienne - qui modernise le Nul n'entre ici s'il n'est
géomètre de Platon, voire même l'ambition de Pythagore
d'expliquer le monde à l'aide des propriétés des nombres - a
dominé pendant plus de trois siècles la pensée occidentale,
confortant les uns dans leur goût pour le dogmatisme, irritant
les autres dans leur aspiration à l'indicible et au subtil, et dont
une première appréciation est celle de Pascal, qui distinguait
l'esprit de géométrie et l'esprit de finesse.
Formulons donc clairement et distinctement (si
possible) la question: la mathématique nous fournit-elle des
certitudes?
La mathématique
est un ensemble de textes
L'on voit bien que nous ne pouvons répondre
spontanément à cette question, trop vague. La mathématique se
présente à nous comme cet ensemble énorme de millions de
textes disponibles dans les bibliothèques et qui sont rangés par
les bibliothécaires dans la rubrique «mathématique », plus
souvent sous l'étiquette «mathématiques»
ou «sciences
mathématiques ». Car, y a-t-on songé suffisamment, c'est le
bibliothécaire qui décide.
Ou le libraire. Je veux dire, et c'est déjà le premier
problème (la définition) qui se pose dans toute sa complexité
sociale sinon épistémologique: est défini comme mathématique
ce qui est rangé sous cette étiquette, et ceux qui font ce
rangement ne le font certes pas sur la base de leur propre
évaluation du contenu des ouvrages qu'ils classent, mais à
l'aide de toutes sortes de signes qui leur permettent de ranger
sans hésitation un Cours d'algèbre dans la rubrique « maths» et
un Traité de numérologie dans la rubrique « sciences occultes ».
Et un livre qui s'intitulerait Histoire des mathématiques?
Comme j'ai pu le constater, les bibliothécaires et les libraires le
placent spontanément parmi les ouvrages de mathématique, et
pas parmi les ouvrages d' histoire. Le livre qui s'intitulerait
Philosophie des mathématiques (surtout si, en le feuilletant,
l'on constate qu'il contient peu de formules), ces mêmes
administrateurs du savoir édité le rangeront, presque
certainement, parmi les livres de philosophie, et pas dans le
rayon mathématique.
Il existe donc, et pas uniquement chez les
bibliothécaires et les libraires, une idée au moins vague de ce
qui est mathématique et de ce qui ne l'est pas. Nous ne pourrons
bien sûr pas nous contenter de cette idée imprécise, mais cela
doit nous servir de point de départ. C'est peut-être un truisme,
mais pourquoi ne pas le rappeler: toute enquête philosophique
doit commencer par prendre en compte un ensemble de textes.
A vrai dire, et pour commencer, nous pouvons fort bien
nous satisfaire de cette définition tautologique:
est
mathématique ce que l'on trouve dans le rayon mathématique
des librairies et des bibliothèques. Elle est d'ailleurs une
réponse au moins ironique (n'est-ce pas l'ironie qui, avec
Socrate, a fondé la philosophie?) à certaines formulations
racoleuses du problème de la définition de la mathématique (la
science) et du mathématique (ce dont elle est science), comme
le titre du livre des Américains John P. Burgess et Gideon
Rosen: A subject with no object (1997). Ce dont traitent les
mathématiciens, cela n' existe peut-être pas, mais ils en parlent
dans quelques millions de textes, soigneusement classés dans
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les bibliothèques. Et, si cela n'existe pas, c'est néanmoins
extrêmement important. La plupart des mathématiciens le
disent: «as working mathematicians, we spend little time on
philosophical issues» (en tant que mathématiciens actifs working: en train de travailler - nous consacrons peu de temps
aux questions philosophiques).
Notre définition provisoire, et peut-être ironique, est
comme disaient les scolastiques une définition en extension.
Comment aboutir à une définition en compréhension?
Comment passer de la sociologie à l'ontologie? Car c'est le
parcours de l'épistémologue : de la société qui l'entoure - avec
ses librairies et ses bibliothèques - vers l'être, en essayant de
rencontrer, sur ce chemin difficile, cette fameuse vérité qui est
bien l'objet de la recherche épistémologique.
C'est quoi, l'être de la mathématique? De quoi
s'occupent les mathématiciens?
De même que nous avons pénétré dans une bibliothèque
pour avoir une première idée de la mathématique - et nous
avons rencontré des vecteurs, des espaces, des commutativités
et des hypoténuses, et surtout des «formules» - nous allons
« pénétrer» dans l'histoire pour tenter de répondre de manière
plus profonde. Plus exactement, nous allons refaire ici le
chemin que nous avons déjà parcouru pour la préparation d'un
livre1 à la fois plus vaste et moins ambitieux. Nous serons ici
plus bref, les références et explications de détail se trouvent
dans notre livre ce qui nous dispense de les reprendre, et nous
pourrons maintenant nous concentrer sur le coeur du problème:
l'essence du mathématique et la valeur des propositions
mathématiques.
Peut-être aussi tirerons-nous
quelques
conclusions
d'ordre
psychologique
sur
la
pensée
mathématicienne.
Nous éliminerons donc de cet essai toute anecdote et
toute documentation inutile. Nous voulons atteindre la pensée
mathématicienne elle-même, et mieux encore nous voulons
atteindre les concepts mathématiques et leur filiation. Nous ne
1 Voir notre Nouvel abrégé d'histoire des mathématiques.
Vuibert, Paris, 2002.
Il
sous-estimons pas les risques d'une telle entreprise, mais après
avoir cité Descartes et Pascal, qu'il nous soit permis d'évoquer
Montaigne. Ceci n'est qu'un essai. N'importe qui d'autre qui
aurait parcouru l'histoire des sciences mathématiques et qui
tenterait une évaluation s'arrêterait sans doute sur d'autres
dates, attribuerait plus d'importance à telle découverte et moins
à telle autre, serait davantage géomètre ou davantage algébriste,
et aboutirait peut-être à des conclusions très différentes des
nôtres. Peut-être n'y a-t-il qu'une mathématique. Sans doute y
a-t-il plusieurs manières d'en parler . Nous espérons seulement
que notre essai se tiendra à l'abri de deux risques: le bavardage
et le dogmatisme. Parce que si nous cherchons la vérité, c'est
peut-être parce que nous pensons ne pas encore l'avoir atteinte.
Le mathématicien
autres
était un homme comme les
Si nous tentons d'évaluer la mathématique en partant
des textes actuels, non seulement la technicité de ceux-ci posera
un sérieux problème, mais surtout nous serons face à un
résultat, à une structure d'autant plus complexe que sa genèse
fut très longue. Car la mathématique remonte à au moins 2.600
ans. Et si aujourd'hui le mathématicien est engagé dans des
dispositifs sociaux qui l'isolent du reste de l'humanité
(établissements d'enseignement, diplômes, prix comme la
médaille Fields, éditeurs spécialisés, terminologie...), c'est une
situation très récente. Descartes n'était pas «diplômé en
mathématiques ». Thalès de Milet non plus.
C'est donc notre point de départ.
Quand l'aventure mathématicienne commence, il n'y a
pas encore de mathématiciens «institutionnels ». Thalès est
peut-être un marchand d'olives, ou un exportateur-importateur
de vases en céramique, ou tout simplement un homme libre et
relativement oisif. Nous n'en savons rien, mais nous savons au
moins qu'il n'était ni «prof de maths» ni ingénieur diplômé
d'une grande école.
12
Nous n'insistons pas sur cette évidence par souci de
pittoresque, pour évoquer la Grèce du VIème siècle avant notre
ère et rêver à la mer Ionienne, aux îles, aux olives et au fromage
de brebis. Ce qui est - au moins psychologiquement, et sans
doute aussi épistémologiquement - important, c'est de
reconnaître cette évidence que ceux qui initièrent la pensée
mathématique étaient «des hommes comme les autres », qui
n'avaient pour tout bagage que leur langue maternelle. Nous
pouvons donc commencer notre enquête sans savoir technique
préalable autre que notre langue, et en faisant attention à tout ce
que celle-ci véhicule d'idées précisément plus récentes que les
idées dont disposait Thalès, à Milet, vers le début du VIème
siècle, bien avant les guerres médiques.
A cette époque, la Grèce faisait partie de cet ensemble
de pays déjà développés, économiquement et intellectuellement,
qui gravitent autour de l'Est de la Méditerranée.
13
LE COMMENCEMENT
Car le commencement eut lieu à Milet, en Ionie, qui
alors était une partie de la Grèce. Le monde «civilisé»
correspond à cette époque à l'ensemble des pays qui disposent
de l'écriture, et dans la région plus vaste dont la Grèce fait
partie il y a surtout l'Egypte et la Mésopotamie qui forment
l'essentiel de ce monde. Bien sûr, d'autres contrées connaissent
l'écriture et ont des réalisations «culturelles» importantes à
leur actif - comment ignorer la Chine? - mais comme nous
étudions le commencement en fonction de l'aboutissement que
nous connaissons (la mathématique dans les bibliothèques du
XXlème siècle), nous pouvons passer ces réalisations
« périphériques» sous silence. Quelles que furent leurs
performances, les mathématiciens chinois ou d'autres zones
culturelles excentrées par rapport à la Grèce n'apportèrent pas
d'élément décisif dans la construction de la mathématique
actuelle. Par contre, nous savons suivre année par année, depuis
le temps de Thalès jusqu'au nôtre, la filiation des textes et des
idées qui va des Grecs aux mathématiciens des universités
actuelles (y compris d'ailleurs en Chine et partout dans le
monde). La mathématique actuelle (et d'ailleurs la science dans
son ensemble) est, comme dirait un biologiste, monophylétique.
Et ce commencement eut lieu au Vlème siècle. Bien
sûr, il y avait des savoirs « mathématiques» bien antérieurs, et
non seulement les Egyptiens ou les Mésopotamiens avaient des
connaissances que nous qualifions d'arithmétiques ou de
géométriques, mais même à l'époque préhistorique - avant
l'invention de l'écriture - les «hominiens» savaient déjà
compter, ou distinguer un triangle (une pointe) d'un losange
(deux pointes) ou d'un cercle. Mais le petit enfant qui place un
carré en bois dans un trou carré et un triangle en bois dans le
trou adéquat de son jeu de construction, va-t-on lui attribuer des
connaissances mathématiques?
C'est jusqu'à un certain point affaire de convention.
Avant
même
l'humanisation,
les
animaux
« supérieurs », et en particulier les primates, sont parfaitement
capables de performances qui concernent les figures - ne seraitce que distinguer un mâle d'une femelle, ou qui impliquent les
nombres - ne serait-ce que le fait de ramasser un fruit et pas
plusieurs. Rien ne nous empêche évidemment d'appeler
« mathématiques» ces savoirs des primates et des jeunes
enfants. Mais il nous semble plus pertinent de parler de notions
prémathématiques ou protomathématiques, pas pour compliquer
notre terminologie, mais parce qu'il faut bien admettre que
toute science se bâtit - chez l'enfant comme chez les anciens à partir d'un substrat qui n'est jamais nul. Semblablement,
l'enfant - ou le primate - a des notions protophysiques (la
chute, le poids, le chaud et le froid...) et protochimiques (la
connaissance - vraiment vitale - du comestible et du noncomestible) .
Je veux donc dire que, si l'on commence à Milet au
début du VIème siècle, c'est avec déjà tout un savoir
«protomathématique» d'ailleurs moins rudimentaire que celui
d'un enfant de deux ou trois ans. Les Egyptiens et les
Mésopotamiens, bons «calculateurs », connaissaient les quatre
opérations arithmétiques: addition, soustraction, multiplication
et division, pouvaient représenter par des signes graphiques les
nombres entiers et même les nombres fractionnaires, et
disposaient de tout un vocabulaire pour désigner de nombreuses
figures « géométriques» dont ils étaient d'ailleurs capables de
compter les sommets et les côtés, ou d'évaluer numériquement
les longueurs, les superficies ou les volumes.
Ceci est important pour la vulgarisation scientique ou
pour l'enseignement, mais nous ne faisons cette remarque qu'en
passant, parce que ce n'est pas ici notre vrai souci. Pour
expliquer la mathématique à un enfant ou à un adulte qui n'a
pas gardé des souvenirs précis de sa scolarisation, il ne faut
donc pas partir de rien. Des termes comme «deux », «trois »,
« perpendiculaire », « longueur» font déjà partie de son savoir.
Et faisaient déjà partie du savoir de Thalès.
16
Thalès de Milet
Nous n'insisterons pas sur le fait que nous ne savons
pratiquement rien de ce Grec, fondateur à la fois de la
mathématique, de la physique et de la philosophie. Nous ne
savons pas s'il a publié des textes. Nous ne savons pas s'il a
enseigné, mais il a dû forcément avoir des auditeurs conversations du «café du Commerce », école, secte? puisque les grands auteurs de l'Antiquité le citent
abondamment.
Comment peut-on, aujourd'hui, imaginer le travail
intellectuel de Thalès? N'ayons pas peur de ce mot
« imaginer ». Toute histoire imagine. La reconstitution du
passé, même proche, même quand on dispose d'une
documentation
abondante et adéquate, est forcément
imagination. Et déjà quand j'essaye de me souvenir de ce que
j'ai fait hier, je dois faire appel à mon imagination. Il serait
vraiment sot d'en faire reproche à l'historien des sciences, qui
plus encore que l'historien des batailles et des révolutions doit
utiliser son imagination.
Car évidemment, faire l'histoire des guerres médiques
ou des batailles de Napoléon, c'est imaginer, mais il s'agit de
faits concrets: armes utilisées, nombre de combattants, noms
des généraux, lieu des combats, etc. En histoire des sciences,
l'essentiel est «immatériel». L' historien des sciences qui
s'intéresse à Descartes et à Pascal ne se soucie pas tellement de
savoir où se trouvait Descartes en 1635 ni quelle était la
situation familiale ou l'état de fortune de Pascal en 1647, ce qui
l'intéresse ce sont les «idées» de Descartes et les «pensées»
de Pascal (pas les Pensées, bien sûr, dont le contenu
scientifique est fort mince). Et comment atteindre les pensées
d'un homme sinon par l'imagination?
Même si les
mathématiciens
avaient décrit - ce qu'ils ont fait très rarement -
par quels cheminements de pensée ils sont arrivés à leur
découverte, nous ne serions pas sûrs de pouvoir nous y fier.
L'histoire des sciences est toujours une oeuvre d'imagination.
Je ne suis pas sûr que tous les historiens des sciences aient été
17
conscients de cette caractéristique de leur discipline.
Imaginons donc Thalès, peut-être en 580 avant notre
ère, et sans doute à la fin d'une belle journée d'été, quand la
lumière crépusculaire lui permet encore de dessiner des figures
dans le sable de son jardin où il se laisse paresseusement
traverser par toutes sortes d'idées.
Est-ce ce jour-là qu'il a tracé dans le sable la figure
d'un triangle rectangle, et qu'il eut l'idée de tracer une
quatrième ligne, non pas quelconque, mais parallèle à un des
petits côtés de son triangle?
Nous pouvons l'admettre, et refaire le geste de Thalès.
Ce geste, des dizaines de Grecs ont dû le faire, dans le
sable, ou sur des feuilles de papyrus. Pourquoi est-ce Thalès qui
a vu qu'il y a une proportion entre les côtés du grand triangle et
ceux du petit?
Nous ne le savons pas, nous ne savons d'ailleurs pas si
c'est vraiment Thalès qui fit la découverte, mais qu'importe. A
l'origine de la mathématique, il y a cette «révélation» que,
dans un triangle, le fait d'ajouter une ligne parallèle à l'un des
côtés crée « automatiquement» une proportion, c'est-à-dire une
relation numérique. Il y a un rapport, une continuité, entre
quelque chose de « géométrique» (une figure) et quelque chose
d' « arithmétique» (un nombre).
Bien sûr, ce n'est pas vraiment nouveau. Bien avant
Thalès, on savait qu'il y a des rapports entre les figures et les
nombres. L'on sait qu'un triangle a trois côtés et qu'un carré en
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a quatre, ou l'on sait comment obtenir le nombre qui indique la
superficie d'un objet rectangulaire dont on connaît la longueur
et la largeur. Longueur et largeur qui sont des nombres.
Comment le sait-on, sans doute déjà depuis le
Néolithique?
Simplement en considérant qu'un rectangle est
forcément le résultat de l'assemblage de carrés. Il ne s'agit pas
ici de « science », je veux dire de réflexion faite pour le plaisir
de la réflexion, mais de préoccupation économique: il s'agit de
connaître mon avoir si je possède un morceau de tissu long de
douze coudées et large de deux, et de savoir si mon morceau
vaut plus ou moins qu'une autre pièce du même tissu, large de
trois coudées et longue de sept. Tout savoir élaboré commence
par un intérêt matériel, économique, technique. La technique
précède la science. C'est aussi vrai en mathématique.
Revenons à notre tissu.
Comment répondre? Il Y a une méthode possible.
Mettre chaque pièce sur le plateau d'une balance. Celle-ci
penchera du côté où le tissu est le plus lourd, et si les deux
pièces sont faites du même fil et sont tissées de la même façon,
c'est évidemment là que la superficie est la plus grande. Je me
souviens très bien de l'espèce de choc (une révélation) que j'ai
subi, au début de mes études universitaires, quand au
laboratoire de physique j'ai dû faire une «manip» qui
consistait à compter des billes de verre au moyen de deux
pesées. Le lot de billes pesant 340 grammes et une bille pesant
2 grammes, l'on peut affirmer que le lot contient 340/2
= 170
billes. Je trouvais extraordinaire que l'on pût remplacer un
comptage, ce qui était pour moi une opération intellectuelle, par
des pesées, opérations essentiellement manuelles.
Le recours à la balance est une bonne solution, mais il
faut une balance.
L'on peut aussi découper le tissu en carrés.
Et l'on constatera facilement que le premier morceau
comporte deux fois douze carrés si l'on a eu l'idée d'envisager
des carrés d'une coudée de côté, et l'on constatera de même que
la deuxième pièce comporte trois fois sept carrés d'une coudée
de côté.
19
Reste donc à comparer deux fois douze et trois fois
sept.
Nous supposons être à la fin de la Préhistoire, et nous
ne savons pas encore représenter les nombres par des signes
graphiques. Ou nous sommes au troisième millénaire avant
notre ère, en Mésopotamie, et nous disposons alors des signes
cunéiformes pour représenter ces nombres. Nous écrivons la
superficie de la première pièce textile« Ilfois L Il» et celle de
la deuxième « III fois 1111111». Car c'est ainsi que les
Mésopotamiens représentaient les nombres, la barre verticale
désignant « un » et le coin L désignant « dix».
Il faut ici, comme nous en avons prévenu le lecteur,
éviter d'importer au IIIème millénaire d'avant notre ère nos
connaissances scolaires acquises d'aujourd'hui. Devant la
phrase
«
Il fois
L
Il »
le Mésopotamien
n'a d'autre
que de compter, et il arrivera à «LL
1111 ».
ressource
Comme ce
comptage est fastidieux, il aura l'idée de graver dans l'argile,
une fois pour toutes, une «table»
avec les diverses
possibilités: deux fois un, deux; deux fois deux, quatre; trois
fois deux, six... Car il est convaincu que « deux fois trois font
six », qui est vrai aujourd'hui, sera encore vrai demain. Mais
d'où vient cette idée que ce que je constate ici et maintenant
sera identique ailleurs et un autre jour? Dans l'idée de vrai, il y
a l'idée indissociable de toujours et partout vrai. On sait que les
archéologues ont effectivement retrouvé des tablettes d'argile
avec des inscriptions qui sont des tables d'addition, de
multiplication, et d'autres opérations sur des nombres. Ce qui
est gravé dans l'argile subsiste. Est-ce cette permanence de
l'écrit, constatée empiriquement, qui fonde dans l'esprit humain
20
cette idée que toute vérité acquise est acquise définitivement?
Entre 1700 et 1600 avant notre ère, Hammourabi, roi de Sumer,
d'Akkad et d'Assyrie, fait graver dans la pierre l'ensemble des
lois qu'il impose à ses peuples. Avec la rédaction du Code
d'Hammourabi, nous assistons à la naissance du droit écrit.
L'aspect technique est évident: faciliter la consultation des
textes par le plus grand nombre. Mais n'y a-t-il pas, au moins
de manière confuse, l'idée aussi que ce qui est gravé est vrai?
Le Mésopotamien a donc - bien avant Hammourabi - complété
son système de numération (représenter tous les nombres par
des barres verticales et des coins) par un système de tables
d'opérations: représenter d'avance tous les résultats possibles.
TI est facile de faire le parallèle entre ce savoir
« protomathématique », correspondant au IIIème millénaire
avant notre ère, et le savoir d'un enfant de six ou sept ans qui
apprend ses tables de multiplication. La compréhension qui
permet
de passer
de «
Il fois
L
Il »
à «LL
1111» réside
simplement dans l'expérience (faite avec des morceaux de tissu,
des boules d'argile ou des cailloux2) qu'en comptant deux fois
douze objets quelconques on aboutit toujours à vingt-quatre
objets.
La connaissance des nombres est donc forcément
empirique: c'est la manipulation des objets et la nomination
des opérations faites sur ces objets qui « produisent» le savoir
protomathématique. Additionner, soustraire, multiplier et
diviser sont ainsi des savoirs déjà acquis bien avant Thalès de
Milet, mais ce sont des savoirs qui sont de la même nature que
de savoir que l'on appelle «Soleil» l'astre du jour, «Lune»
l'astre de la nuit, ou« main» ce qui termine le bras. La
connaissance protomathématique est purement verbale, ou si
l'on préfère toute connaissance verbale un peu élaborée va audelà de la simple nomination et comporte des possibilités
opératoires. Dire que «deux et deux font quatre» est
exactement du même ordre de compétence intellectuelle que de
dire que « le nez est au milieu du visage ».
2 Faut-il rappeler que «calcul»
caillou?
21
vient du latin calculus,
Puisque nous évoquons l'enseignement, comment se
fait-il alors que l'on verra apparaître des aptitudes
« mathématiciennes» et des aptitudes « littéraires », c'est-à-dire
voir se constituer le clivage bien connu entre personnes plutôt
habiles dans la résolution des exercices d'arithmétique et de
géométrie et celles plus à l'aise dans les questions «de
français» ? C'est justement
parce que, déjà dans
l'enseignement primaire, l'on va passer de savoirs protomathématiques à des savoirs authentiquement mathématiques,
et c'est ici en effet que certains esprits éprouveront des
difficultés. Mais n'anticipons pas, et revenons à Milet, et aux
réflexions de Thalès sur son triangle dessiné dans le sable.
Comme tous ceux qui se trouvaient devant une telle
figure, il sait que le segment intérieur est plus petit que le côté
du triangle qui lui est parallèle, et il sait même que si ce
segment se déplace parallèlement à lui-même il deviendra plus
grand ou plus petit selon qu'il se rapproche ou s'éloigne dudit
côté.
C'est un savoir qui est de l'ordre de l'évidence, et qui
ne provoque ni réflexion ni émotion particulière. Tout le monde
sait que les ombres s'allongent à la fin du jour, tout le monde
sait que les feuilles des arbres sont vertes, et il y a ainsi quantité
de savoirs, pourtant bien assurés, qui n'ont pas encore le statut
de connaissance. Par statut de connaissance, nous entendons
que, dans une société donnée, certains savoirs vont faire l'objet
d'un enseignement, et parfois même d'un enseignement réservé
exclusivement à certains membres de la société. L'on peut
admettre, par exemple, que tant chez les Egyptiens que chez les
Mésopotamiens l'écriture était une telle connaissance, qui
22
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