1. É DUQUER À LA CITOYENNETÉ : UN MODÈLE RÉFLEXIF PAR COMPÉTENCES Résumé : une éducation à la citoyenneté en milieu scolaire suppose de développer chez les apprenants des compétences à l’autonomie individuelle, à la coopération sociale et à la participation publique qui sont aussi trois valeurs démocratiques et nécessaires à l’épanouissement d’une personnalité dans ses trois dimensions. Bien que ces trois compétences génériques soient interdépendantes, il nous faut les viser séparément sur le plan méthodologique et selon les trois axes du savoir (cognitif, conatif et affectif). 1. L’éducation à la citoyenneté vise à faire acquérir trois compétences : –– l’autonomie individuelle qui se décline en autonomie intellectuelle (penser par soi-­même), en autonomie morale (juger par soi-­même) et en autonomie affective (libérer et maitriser ses affects par le jugement) ; autonomie étant entendue au sens de Kant comme la capacité à (dés)obéir librement à la règle (logique, éthique/juridique ou du jugement). –– la coopération sociale –– la participation publique. 2. Ces compétences doivent être acquises de manière interdépendante : l’autonomie permet davantage de coopération et de participation ; la coopération renforce l’autonomie et la participation ; la participation exige tant l’autonomie que la coopération. 3. Ces trois compétences génériques se justifient par le fait que : –– l’humain devrait idéalement être développé, formé, éduqué dans sa totalité, dans ses trois dimensions d’être pensant, avec sa subjectivité indivisible (indivis, individu) ; d’être social qui, à l’inverse de l’idée qui a prévalu pendant des siècles, ne peut se constituer une identité hors des interactions avec les autres et, en particulier, sans s’approprier le discours (le langage articulé) dont les hommes se sont dotés au fil des siècles ; de citoyen enfin, en ce que cet individu-­social est aussi l’auteur du pouvoir politique depuis les révolutions démocratiques des 17e et 18e siècles – et ce, bien que l’inscription du nouveau-­né à l’administration communale ne dispense qu’une citoyenneté passive tandis que la citoyenneté active n’est reconnue qu’à la majorité civile. Claudine Leleux et al. – Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans ©De Boeck Éducation, 2014 –– ces trois dimensions recoupent en outre les trois concepts sur lesquels s’articule la philosophie politique : l’Individu, la Société et l’État. La société a ici le sens de « société civile », c’est-­à-­dire l’ensemble des rapports interpersonnels hors sphère publique, soit l’ensemble des relations privées ou particulières (les relations professionnelles, commerciales, mais aussi intimes, filiales, amicales et amoureuses), alors que l’État est compris, selon le sens que lui donne le philosophe allemand Friedrich Hegel, comme l’instance de médiation qui exprime, régule et garantit, l’ensemble des rapports interpersonnels publics1. –– ces trois compétences renvoient enfin aux trois grandes valeurs de la démocratie moderne : la liberté se lie à l’autonomie, la solidarité à la « coopération » sociale et l’égalité de droit à la participation publique. Former des personnes, voire des personnalités, suppose donc qu’on ne néglige la formation d’aucun de ses attributs essentiels. Ce que je schématise ci-­dessous : 1 Friedrich Hegel [1821], Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Gallimard, 1940, coll. “Tel”, pour qui la « société civile » est l’ensemble des individus en tant qu’ils sont unis par des liens juridiques et économiques dans des rapports de dépendance réciproque (Petit Larousse). L’État est, en revanche, l’ensemble des rapports de reconnaissance réciproque. Éduquer à la citoyenneté : un modèle réflexif par compétences 1 Claudine Leleux et al. – Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans ©De Boeck Éducation, 2014 La figure II, elle, récapitule un ensemble non exhaustif de (sous-­) compétences de ces trois compétences génériques. Figure II 2 Développer l’autonomie affective Pour affiner le propos, toutes les compétences de la figure II peuvent être décomposées selon les trois grands axes classiques de toute formation scolaire : savoir (aspect cognitif), savoir-­faire (aspect conatif2) et savoir-­être3 (aspect affectif) puisque toute expérience morale, au sens large, et donc toute expérience citoyenne, comporte une dimension cognitive (le jugement moral), une dimension conative (l’action morale) et une dimension affective (le ressenti moral). L’aspect « savoir » indique que la démarche pédagogique suppose des opérations cognitives transversales mais aussi des contenus sur lesquels se construisent la citoyenneté et qui font la spécificité des séquences didactiques d’éducation à la citoyenneté. Les encadrés ci-­dessous illustrent une arborescence possible. Sur l’axe du savoir (dimension cognitive) A01. Comprendre ce qui est dit et en vérifier la compréhension ; A02. Se comprendre, se connaitre ; A03. Analyser une situation et ce que les autres disent ; A04. Synthétiser/résumer ce qui est dit et pouvoir, pour ce faire, généraliser et conceptualiser ; A05. Comparer ce qui est dit (évaluer des idées, les mettre en opposition, les hiérarchiser…) ; A06. Choisir et décider ; A07. Justifier ses opinions, ses idées, ses actions (en donner les raisons) ; pouvoir les argumenter selon un raisonnement cohérent ; pouvoir les étayer ; les illustrer ; en répondre ; A08. Discriminer les ordres de la validité (le vrai, le bien et le juste, le beau et le bon) ; A09. Juger de la validité (la légitimité) d’une règle, d’une norme, d’une Loi, d’un interdit, c’est-­à-­dire des raisons qui les justifient ; A10. Critiquer une idée ; A11. Pouvoir résoudre des problèmes et proposer des solutions alternatives ; A13. Réviser son jugement, s’autocritiquer ; A14. Intégrer les idées des autres ; les approfondir ; A15. Rechercher de l’information ; A16. Se concentrer sur la tâche à effectuer ; A17. Répondre aux idées des autres ; … Sur l’axe du savoir-­faire (dimension conative) B01. Écouter et pratiquer l’écoute active ; B02. Différer, attendre son tour de parole et laisser les autres s’exprimer ; B03. Faciliter l’interaction (veiller à ce que chacun s’exprime, inclure tout le monde, reconnaitre chacun…) ; B04. Partager l’espace et le matériel ; B05. Exprimer un désaccord (critiquer les idées et non les personnes) ; B06. Parler doucement et poliment ; s’adresser aux autres par leur (pré)nom ; B07. Utiliser l’humour sans être injurieux ni indécent ; B08. Convaincre ; 2 Le conatus est un mot latin utilisé par le philosophe Spinoza pour désigner l’effort de toute chose pour persévérer dans son être et qui a inspiré les termes français de « conatif – ve » et « conation ». 3 Il est dommage que cette expression de savoir-­être renvoie si souvent à la seule affectivité du sujet, même si celle-­ci sert d’ancrage à tout savoir. Elle aurait dû plutôt englober le tout du savoir pour insister sur le fait qu’être, c’est aussi bien penser et juger qu’agir et s’épanouir. Éduquer à la citoyenneté : un modèle réflexif par compétences 3 Claudine Leleux et al. – Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans ©De Boeck Éducation, 2014 A12. Vérifier ce qui est dit ; B09. Résoudre les conflits par la négociation ; B10. Jouer avec les autres ; B11. Agir conformément aux normes justes (valides) et en fonction de ses valeurs ; B12. S’entendre avec les autres ; B13. Interroger autrui sur la signification de ce qu’il dit, reformuler ; … Sur l’axe du savoir-­être (dimension affective) C01. Se libérer et manifester du désir et du plaisir d’être avec les autres (participer avec enthousiasme, jouer) ; C02. Avoir confiance dans son efficacité personnelle ; C03. Ne pas craindre les autres ; C04. Se soucier des autres ; C05. Être solidaire ; C06. Montrer qu’on apprécie les autres et éviter de les dénigrer ; C07. Verbaliser ses émotions et ses sentiments ; C08. Se maitriser et maitriser ses pulsions ; C09. Reconnaitre les autres dans leurs différences ; C10. Respecter les personnes et soi-­même ; C11. Encourager les autres, voire les féliciter ; C12. Être attaché à des valeurs, les préférer ; C13. Faire confiance aux autres ; Claudine Leleux et al. – Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans ©De Boeck Éducation, 2014 C14. Demander de l’aide ; … En outre, la compétence proprement humaine à réfléchir, si on la comprend comme la capacité à relier des savoirs sur le monde de manière critique, conduit toute cette pédagogie par compétences. Or, la réflexion, pas moins que d’autres compétences transversales, ne peut aujourd’hui se transmettre ex-­cathedra si l’on veut se donner la possibilité de développer toutes les potentialités humaines du plus grand nombre. Elle sera le résultat d’une pédagogie reconstructive et active. J’ai développé ailleurs4 les raisons qui justifient une telle pédagogie. Je n’en donne ici que les grandes lignes : –– reconstructive : J’utilise le terme de « reconstruction » pour signifier le processus méthodologique d’apprentissage. Certains parlent de « auto-­socio-­construction » ou, tout simplement de « socio-­construction ». Les trois expressions rendent compte de l’aspect construit du savoir et de l’apprenant comme partenaire de l’apprentissage (du lat. cum : avec ; struere : bâtir). L’expression « auto-­socio-­construction » a l’avantage de rappeler qu’un apprentissage se construit à partir de soi (on s’approprie un savoir) avec les autres, la société. Le terme de « reconstruction » que j’utilise me permet, lui, d’insister sur le caractère historique et épistémologique de l’apprentissage. Le « re-­ » indiquant que ce que l’apprenant apprend, il ne l’a pas élaboré lui-­même, il l’a simplement (ou difficilement) intégré. Or, c’est précisément la fonction de l’enseignant dans le système éducatif moderne de faire s’approprier aux élèves le savoir établi hier et ailleurs et de vérifier la validité de celui-­ci. Fonction spécifique qui nécessite une formation spécifique : non celle d’un chercheur universitaire qui contribue à élaborer le savoir mais celle d’un transmetteur professionnel du savoir. –– active : J’utilise le terme « active » pour souligner que c’est l’élève qui, pour s’élever, doit être actif, que c’est lui, avec l’aide de l’enseignant, qui doit redécouvrir le sens de la langue, la consistance des notions, le lien 4Claudine Leleux, L’école revue et corrigée. Une formation générale de base universelle et inconditionnelle, 2001, Bruxelles, De Boeck, coll. “Comprendre”. 4 Développer l’autonomie affective entre elles, les procédures d’automatisation qui permettent de « rationaliser » le savoir, les modes d’être, les ordres de validité, le sens, les conséquences sur soi et sur les autres de tel ou tel jugement, voire de tel ou tel comportement… Cette auto-­activité de l’apprenant ne sera possible que par un travail réfléchi et méthodique de l’enseignant. Les parties pratiques I et II, qui illustrent la démarche théorique, témoignent de cette difficulté pour l’enseignant de faire vivre aux élèves des situations dans lesquelles ils pourront activement reconstruire des savoirs, des savoir-­ faire et des savoirs-­être. Claudine Leleux et al. – Développer l’autonomie affective de 5 à 14 ans ©De Boeck Éducation, 2014 Éduquer à la citoyenneté : un modèle réflexif par compétences 5