Pouvoir civil et pouvoir religieux Entre conjonction et opposition Sous la direction de Jacques BOUINEAU Pouvoir civil et pouvoir religieux Entre conjonction et opposition Du même auteur Enfant et romanité. Analyse comparée de la condition de l’enfant, L’Harmattan, 2008. Personne et res publica volume 1, L’Harmattan, 2008. Personne et res publica volume 2, 2008. M @~s%$K%::%VY =&2& ^dtY mp_ ^_ f~$]jf_dmjfuo_]biclp_ B t^&&^ mZmcn book6zzsssofc[mZcmc_bZmhZooZio]jh ^c``pncjiobZmhZooZiysZiZ^jjo`m bZmhZooZi2ysZiZ^jjo`m ~/0V 6 +td=d=+id22HiidS R%V6 +t==+i22HiiS Editorial Des « plus religieux de tous les hommes », selon le mot d’Hérodote à l’adresse des Egyptiens, à la « fille aînée de l’Eglise », comme on qualifie depuis longtemps la France, l’histoire offre une fresque nourrie de sociétés et de régimes dans lesquels pouvoir civil et pouvoir religieux vont de pair au sein d’une conception philosophique qui soude en même temps une entité inextricable où il est difficile de séparer monde des hommes et monde céleste. Un monde dans lequel la conception même du temps est celui de la création répétée (Egypte) ou continuée (Descartes), c’est-à-dire reproduite inlassablement au sein d’une polis par nature fragile, sous le regard de créatures elles-mêmes imparfaites. Pharaon est choyé par les dieux, tout comme le grand roi de Hatti, ou comme le souverain du Danemark protestant, qui concentre entre ses mains ce que les grandes familles lui laissent de latitude en matière de sceptre et de religion. Dans plusieurs régimes, et même, peut-on dire, dans tous les régimes historiques, le lien semble donc consubstantiel entre pouvoir civil et pouvoir religieux. Cela signifie-t-il, pour autant, que les deux pouvoirs sont en tout point confondus ? Même en Egypte, si pharaon est roi et prêtre – c’est-à-dire même si la confusion semble totale entre pouvoir civil et pouvoir religieux – la pratique administrative vient nuancer cette orientation théocratique. Serait-ce donc une question d’époque ? Faudrait-il croire que tout ce qui est ancien est religieux et que la marche de l’humanité vers la scission des deux mondes est inéluctable ? Malraux prophétisait que le XXIe siècle serait spirituel, tandis que les Hittites inventent une littérature où raison et croyance se côtoient à parité, et l’histoire de l’islam nous montre que les rapports entre les deux pouvoirs doivent être abordés avec plus de nuances encore. La rupture entre les deux notions ou leur caractère indissociable viendraient-ils de la nature de la religion ? Nous avons déjà vu que tel ne semblait pas être le cas, puisque dans les civilisations de la Haute Antiquité, traditionnellement considérées comme très liées à la religion, bien des secteurs de l’activité des hommes pouvaient s’en détacher, alors qu’à l’inverse l’idée d’une laïcisation du droit à Rome ne fait pas 9 l’unanimité des chercheurs. Au moins, en islam, serait-on tenté de croire, les deux pouvoirs sont ontologiquement confondus…. Peut-être sont-ce alors les convictions ou croyances personnelles qui font analyser comme tel ou tel le lien entre les deux pouvoirs ? Tout dépendrait dans ce cas du regard que l’on porte sur le phénomène de gouvernement. L’enjeu du débat serait donc de nature historiographique et non pas historique, et le deviendrait d’autant plus que l’éclairage est fonction de l’époque. Cet état de fait prend un relief particulier dans les systèmes religieux qui sont encore d’actualité ; en islam singulièrement peut-être. Le phénomène n’est certes pas unique et bien des descriptions historiques ont pour mobile essentiel d’étayer par des arguments puisés dans le passé des convictions fort contemporaines. Ce thème d’étude demeure cependant particulier, en raison des défis de l’heure, en raison aussi de toute l’implication personnelle et, osons le dire, affective, qu’appelle le sujet même. Peut-on, en effet, oser poser la question simple : les relations entre pouvoir civil et pouvoir religieux ne sont-elles pas simplement affaire de circonstances ? En fonction des intérêts du moment, des buts à atteindre, de la nécessité pour les uns de prendre le pouvoir sur les autres, l’arme religieuse ne vient-elle pas heureusement consolider la main du prince ? Regard impie ? Mais comment, si tel est le cas, constater sans étonnement qu’à Babylone, le pouvoir divin devient, dans le ciel, aussi concentré et, pour ainsi dire aussi unique, que le pouvoir politique terrestre, et au même moment ? Observons les faits, suivons le raisonnement des auteurs dont les opinions s’expriment de manière si différente au cours de ces pages. Cette lecture nous conduira naturellement vers la question de la laïcité, à laquelle nous consacrerons bientôt un volume entier. Jacques Bouineau 10 La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne L n présentant les Égyptiens comme « les plus scrupuleusement religieux de tous les hommes », Hérodote (II, 37) s’est contenté de traduire une idée très largement répandue dans l’esprit de ses contemporains. Religieux, les Égyptiens l’étaient, assurément, et toute l’histoire égyptienne va d’ailleurs dans le sens d’une affirmation croissante du sentiment religieux. On peut mesurer cette religiosité (qui confine avec le temps, même, à la superstition), à l’aune de l’expérience individuelle, privée, et le matériel funéraire (les stèles votives, les autels particuliers, les sarcophages, les sépultures, etc.) en donne une idée très nette1. Mais on peut aussi la mesurer à l’aune des institutions égyptiennes, qui s’en nourrissent largement dans un contexte qui en porte la marque indélébile, tant le sacré, dont relève l’utilisation même de l’écriture, imprègne en s’y diffusant toutes les composantes de la société. Pour le comprendre, il faut faire référence à la culture et à la psychologie des anciens Égyptiens, dont il n’est sans doute pas inutile de 1 On gardera cependant à l’esprit que si toute la documentation fait état de la piété des Égyptiens, elle n’exprime pour autant jamais que les sentiments de l’élite, rois, nobles, dignitaires, scribes et artisans, qui se veulent conformes aux attentes d’une idéologie officielle contraignante. Sur la question, nécessairement délicate, de l’incroyance dans l’Egypte ancienne, cf. D. MEEKS, « Nier, mésestimer ou ignorer les dieux ? Le cas de l’Egypte ancienne », in G. DORIVAL, D. PRALON (dir.), Nier les dieux, nier Dieu (Textes et Docuements de la Méditerranée Antique et Médiévale 2), Aix-en-Provence, 2002, p. 15-28 (compte rendu par C. CANNUYER, « Des incroyants en Egypte pharaonique ? », Acta Orientalia Belgica XX, Incroyance et dissidences religieuses, Bruxelles – Louvain-La-Neuve, 2007, p. 15-20). 11 Burt Kasparian rappeler quelques caractéristiques fondamentales. La société égyptienne comprenait les dieux, le roi, les vivants et les morts. Tous formaient une communauté qui se partageait la terre, le ciel et l’au-delà. Le point de convergence de ces différents protagonistes trouvait sa matérialisation dans les temples, qui étaient des structures essentielles sur le plan symbolique, avant de l’être sur le plan socio-économique et institutionnel. Leur architecture en rend compte, qui se veut une reproduction de l’univers au moment de la création, une création qui est reconduite par la divinité chaque jour, à chaque lever du soleil, et dont l’agencement, l’ordre, l’harmonie sont menacés quotidiennement par le chaos. Cette répétition incessante d’un même instant – rendu, par la force des choses, à tout jamais intemporel – traduit une conception du temps qui rejoint celle que les anciens Égyptiens avaient de leur espace géographique et qui leur était dictée par le retour annuel de la crue. Le temps était une continuité faite de répétitions infinies. Pour cette raison, le chaos menaçait continuellement l’ordre de la création. Le temple était précisément le lieu où cette lutte entre l’ordre et le chaos trouvait à s’exprimer et se résorber chaque jour grâce aux rituels qui y étaient accomplis. Le maintien de l’ordre cosmique incombait au pharaon dans sa qualité de médiateur entre les hommes et les dieux, et son rôle était si important, si essentiel, qu’il n’était pas envisageable de s’en passer. La conception que les anciens Égyptiens avaient du temps explique que l’institution pharaonique ne pouvait pas disparaître : les ruptures qui ponctuent l’histoire égyptienne ne l’affectent jamais dans son principe, lequel n’est jamais contesté. Pour reprendre les termes de Nicolas Grimal, l’institution pharaonique ne connaissait pas plus d’alternative politique « qu’il n’y a d’alternative technique à la canalisation du flot fécondant qui revient chaque année »2, car rien d’autre, plus précisément rien de mieux, ne pouvait lui être substitué. Le régime auquel elle donne corps et qui se confond avec elle est le plus souvent présenté comme une 2 N. GRIMAL, « Espace divin et espace humain : la théocratie pharaonique », in A. BERTHOZ et R. RECHT (dir.), Les Espaces de l’homme, Paris, 2005, p. 255 (p. 253264). 12 La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne monarchie absolue et sacrée, mais il tient davantage de la théocratie, dans la mesure où le roi cumule les pouvoirs temporel et spirituel : il assure le gouvernement des hommes et exerce de ce fait un pouvoir séculier, mais il est aussi prêtre, le mot devant être entendu comme serviteur du dieu. Le roi est le serviteur du dieu par excellence et c’est d’ailleurs, par principe, lui seul que l’on voit figurer sur les parois des temples comme officiant du culte. Sur la base de ces données de rappel, le schéma des relations entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux s’avère simple à présenter pour l’Egypte ancienne, si on s’en tient au principe : il y a confusion des deux pouvoirs entre les mains d’un seul et même individu par le biais de la fonction ou la dignité dont il est investi. Pour que cette confusion soit possible, il faut que la fonction en question soit revêtue de qualités exceptionnelles. Ces qualités relèvent nécessairement de la sphère divine et l’idéologie pharaonique est donc par définition une idéologie profondément religieuse. Or cette idéologie a évolué, de la même manière que la société et les mentalités égyptiennes ont évolué avec le temps, et cela a eu des incidences sur le pouvoir, tant du point de vue de sa conception que du point de vue de sa pratique. L’évolution des fondements religieux du pouvoir s’est traduite par des modifications de son appréhension et donc du rôle de l’institution pharaonique, qui sont particulièrement sensibles dans la seconde moitié du IIème millénaire, à l’époque où l’Egypte est à son zénith, tant sur le plan intérieur que sur la scène internationale (I). L’approche idéologique est incontestablement celle qui permet d’apprécier de la manière la plus immédiate le lien inextricable qui, dans la conception égyptienne du pouvoir souverain, unit celui-ci au fait religieux. Mais la traduction concrète du principe, dans la réalité du paysage institutionnel égyptien, n’est pas aussi évidente à envisager qu’il y paraît, et soulève notamment la question de l’organisation des pouvoirs délégués dans un système où l’administration du territoire et des hommes est pensée en relation avec ces rouages essentiels de l’activité économique que sont les temples (II). 13 Burt Kasparian I L’art au service du pouvoir. Tout, ou du moins l’essentiel, est déjà dit sous la IVe dynastie, à travers une pièce maîtresse de la statuaire pharaonique, qui compte parmi les plus grands chefs d’œuvre de la sculpture égyptienne conservés au Musée égyptien du Caire : la statue en diorite de Khéfren3 (circa 2558-2533). Le roi, assis sur son trône, porte la barbe cérémonielle, attribut de la dignité royale, ainsi que le némès, coiffe à retombées plissées, qui est ceint, au niveau du front, par l’uraeus, la déesse cobra Ouadjet, qui agit comme une force protectrice et agressive. Sur le côté du trône est sculpté en haut relief un motif symbolisant l’Union des Deux Terres, qui indique que le pharaon est le chef unique d’un pays et un État unifiés. Derrière la coiffe royale apparaît le faucon Horus, dieu du ciel et dieu dynastique, qui enserre de ses ailes le némès pour exprimer l’idée de protection du souverain. Le message que véhicule la statue est à la fois très simple et très fort : le roi est le représentant d’Horus sur terre, le dieu prend corps en la personne du roi, le roi est, pour tout dire, l’Horus vivant. Considérée dans sa dimension symbolique, la statue se présente comme un manifeste éclatant de la monarchie théocratique de l’Ancien Empire. A cette époque, la dimension solaire de la royauté est clairement affirmée, le roi, assis sur le trône d’Horus des vivants, étant présenté comme le fils de Rê. Cela se traduit, sur le plan architectural, par les constructions gigantesques que l’on sait, les pyramides, et notamment celle des temples solaires, sur la fonction desquels les recherches récentes ont jeté un éclairage nouveau. Le nombre de temples solaires, singulièrement restreint, ne laisse depuis longtemps d’intriguer les égyptologues. On en compte en effet seulement six, construits en l’espace de 60 ans, tous par des pharaons de la Ve dynastie (circa 25002350). La question du sens qu’il convient de donner à leur édification tient au fait que les pharaons qui l’ont ordonnée se sont tous fait construire par ailleurs des pyramides assorties de temples funéraires. 3 JE 10062 = CG 14 : M. SALEH, H. SOUROUZIAN, Catalogue officiel – Musée égyptien du Caire, Mayence, 1987, no 31. 14 La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne Dans un article récent4, Massimiliano Nuzzolo suggère que les temples solaires ne répondaient pas à l’objectif de rendre un culte aux rois défunts, contrairement aux pyramides – pour lesquelles il serait du reste erroné de prêter cette vocation exclusive, puisqu’elles servaient également de cadre à des rituels accomplis du vivant même des rois qui en commandaient l’érection. Les temples solaires auraient pour précédent historique le Sphinx de Giza, qu’on attribue traditionnellement à Khéfren, mais qui pourrait plutôt avoir pour visage celui de… Khéops : d’après les partisans de cette théorie, le Sphinx ferait partie d’un complexe au sein duquel un culte était rendu à Khéops assimilé au dieu Râ s’élevant à l’horizon, et le nom de la pyramide de Khéops, L’horizonde-Khéops aurait été donné par référence à cette assimilation qu’il convient de faire. La nature solaire de l’identité royale trouverait ainsi son aboutissement dans l’assimilation spirituelle et conceptuelle du roi à Râ lui-même. Pour Massimiliano Nuzzolo, cette première tentative de déification du roi a été reprise par les souverains de la Ve dynastie qui se sont appuyés sur la théologie héliopolitaine pour concilier les deux aspects, humain/terrestre et divin/céleste du roi. Concrètement, la pyramide et le temple funéraire qui lui est accolé ont désormais servi à célébrer la royauté terrestre du souverain défunt dans son individualité (d’ailleurs, répétons-le, pas seulement à sa mort, mais déjà de son vivant), tandis que le temple solaire a servi à fixer à jamais l’identité du roi avec le dieu Râ. Envisagé sous l’angle juridique, le schéma retenu et ainsi mis en application à travers une claire répartition fonctionnelle des édifices érigés consistait à organiser, d’un côté un culte en l’honneur de l’individu ayant exercé la fonction royale, de l’autre, un culte en l’honneur de la persona royale proprement dite. La théologie abydénienne, à la fin de la Ve dynastie, est venue relayer la théologie héliopolitaine en introduisant la figure d’Osiris, qui a permis d’affirmer le pouvoir royal en règlant la question de sa succession, le roi défunt étant désormais assimilé à Osiris et le roi vivant 4 M. NUZZOLO, « The Sun Temples of the VIth Dynasty: A Reassessment », SAK 36, p. 2007, p. 217-247. 15 Burt Kasparian à son fils Horus5. Il en a résulté une mise en relief moins marquée du lien de parenté existant entre le dieu solaire et le roi, le second apparaissant dès lors vis-à-vis du premier davantage dans le rôle de suppliant que dans la position de fils. C’est cette idée qui s’impose progressivement et qui se trouve proclamée sous le Moyen Empire (circa 2033-1710) dans l’enseignement à Mérikarê6, où la royauté est définie comme un office, une fonction, le roi agissant comme représentant de la divinité, dont il est même l’image physique. Le roi, image terrestre du dieu qu’il représente et doit servir : l’idée en induit une autre, qui trouve à s’exprimer pleinement sous la XVIIIe dynastie (circa 1550-1295), celle de la royauté céleste d’Amon, le dieu tutélaire de la dynastie, dieu caché, invisible, qui a pour pendant la royauté des pharaons sur terre7. La logique du discours officiel qui consiste à dresser des parallèles entre le dieu mandant et le pharaon mandataire pour mieux assimiler les identités du premier et du second explique que, de la même manière que le pharaon était présenté comme l’Horus des vivants, Amon occupe dans la cosmogonie thébaine le statut de roi des dieux. C’est donc l’office d’Amon sur terre que les pharaons exercent désormais. Le mythe de la théogamie, l’union du dieu Amon avec la reine, et celui de la divine naissance, datent de cette époque. Considéré dans sa globalité, le cosmos apparaît dirigé par une dyade constituée par Amon (auquel il faut associer le dieu Râ en raison du syncrétisme religieux qui est réalisé dans un souci d’unité nationale entre le culte thébain d’Amon, pour la Haute Egypte, et le culte héliopolitain de Râ pour la Basse Egypte) et le pharaon, la connexion entre l’un et l’autre étant, dans l’optique d’une représentation au sens juridique qui 5 L’idée est exprimée à plusieurs reprises dans les Textes des Pyramides : PT [= K. SETHE, Die altägyptischen Pyramidentexten, 4 vol., Leipzig, 1908-1910] 466a, 1730a, 2115a. 6 P.Ermitage 1116A : W. HELCK, Die Lehre für König Merikare, KÄT 5, 1977 ; J.F. QUACK, Studien zur Lehre für Merikare, GOF IV/23, 1992 ; S. QUIRKE, Egyptian Literature 1800 BC questions and readings, GHP Egyptology 2, 2004, p. 112-120. 7 Sur la royauté pharaonique à l’époque du Nouvel Empire, cf. notamment D.P. SILVERMAN, « The Nature of Egyptian Kingship », in D. O’CONNOR, D.P. SILVERMAN (ed.), Ancient Egyptian Kingship, Leiden, 1995, p. 49-92 ; D.B. REDFORD, « The Concept of Kingship during the Eighteenth Dynasty », in D. O’CONNOR, D.P. SILVERMAN (ed.), op. cit., p. 157-184. 16 La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne trouve son point de départ dans une représentation au sens propre, rendue de manière emblématique sur le plan artistique par le visage que le second prête au premier dans les figurations qui sont faites de lui8. L’affirmation d’un dieu puissant sous la XVIIIe dynastie n’est pas le fait du hasard, elle correspond à une nécesssité et une réalité politiques : l’extension, au nord-est et au sud, des frontières de l’Egypte, qui devient une puissance de tout premier plan sur la scène internationale du Proche-Orient ancien, avec des Etats satellitaires vassaux. Pour exalter la figure du pharaon, la phraséologie royale s’enrichit de nouvelles épithètes : le roi, quand il se déplace à la tête de ses troupes armées, est décrit comme « le soleil » ou « une étoile d’électrum »9. Son commandement à la tête de ses forces armées est comparé à la domination de l’astre solaire dans le ciel. Cette domination est universelle, reconnue par tous, elle dépasse les frontières de l’Egypte pour s’imposer à tous les autres pays. C’est un facteur d’unité qui trouve son pendant dans d’autres civilisations, où l’exaltation de l’astre solaire apparaît ouvertement destinée à servir les prétentions impérialistes de quelques Etats puissants10. En Egypte, le culte solaire doit servir les prétentions universalistes du pharaon qui entend littéralement « gouverner ce que le soleil encercle » et se fait dans cette optique désigner « Soleil de l’Egypte », « Soleil des Neuf Arcs (les Neufs Arcs étant une périphrase pour désigner les pays étrangers », ou encore « Soleil des souverains étrangers »11. 8 Ex. : JE 38049 (statuette d’Amon avec les traits du visage de Toutânkhamon) : M. SALEH, H. SOUROUZIAN, Catalogue officiel – Musée égyptien du Caire, Mayence, 1987, no 199. 9 Urk. [= Urkunden des alten Altertums, Lepizig, Berlin] IV, 1684, 16 ; 1723, 13-14. 10 On pense aux Incas, aux Aztèques, aux Mèdes, mais aussi, bien sûr, aux Romains, qui ont connu en 274, sous le règne d’Aurélien, l’instauration du culte solaire comme culte d’État, dans l’objectif de renforcer le pouvoir impérial. 11 Cf. Urk. IV, 1652, 8 ; l’idée d’une soumission – synonyme de domination – de toutes les terres (et donc tous les pays) que le soleil traverse, n’est pas une nouveauté puisque, à titre d’exemple, on la trouve déjà exprimée dans le Conte de Sinouhé (en B [= P. Berlin 3022] 213 ; cf. P. LE GUILLOUX (trad.), Le Conte de Sinouhé, Cahiers de l’Association angevine d’égyptologie – Isis, 2002, p. 63), qui date de la fin de la 17 Burt Kasparian En même temps s’opère une mutation idéologique profonde qui affecte les rapports des hommes avec la divinité, notamment leurs rapports individuels à celle-ci12. Dans la tradition ancienne, le démiurge n’agissait pas sur le sort des individus, ou s’il le faisait, c’était indirectement, à travers les mécanismes de l’ordre terrestre qu’il avait institué. Dans cette logique, la vie des individus était réglée par les impératifs et les contingences de la société à laquelle ils appartenaient. Le respect des règles garantissait une récompense à celui qui s’y pliait, quelle que soit la nature que pouvait prendre cette récompense, et ce sans que le dieu eût besoin d’intervenir de manière spécifique. Il pouvait néanmoins intervenir occasionnellement en établissant une communication avec l’homme, mais dans ce cas c’était uniquement à son initiative, pas à celle de l’homme. Il pouvait également susciter des pulsions irrésistibles, emportant malgré lui l’individu qui en était victime, comme l’atteste l’exemple célèbre de Sinouhé, qui argue de cette pulsion irrésistible comme d’un fait exonérateur de responsabilité13. La nouveauté, sous le Nouvel Empire, c’est qu’on croit désormais en la capacité de la divinité à influer sur le destin des individus. Il se noue alors entre elle et les hommes des relations personnalisées. Le recours à la procédure oraculaire, c’est-à-dire celle qui consiste à interroger la divinité sur telle ou telle question, traduit ce bouleversement des mentalités qui dépasse le champ de l’expérience individuelle pour marquer la société toute entière. Désormais la possibilité est reconnue à la divinité d’intervenir directement pour rétablir l’ordre dans la société des hommes, et ce sans passer par l’intermédiaire de son représentant institué, le pharaon. En même temps qu’il trouvait de nouveaux fondements idéologiques destinés à renforcer son prestige et son exercice, on constate donc que le pouvoir royal était menacé par la divinité même à laquelle il était soumis et au service de laquelle il était placé. Cette contradiction a trouvé sa résolution, heureuse, mais XIIe dynastie (on sait que le conte a fait partie des textes les plus étudiés et les plus copiés dans les écoles de scribes, sous le Nouvel Empire). 12 Cf. P. VERNUS, « La grande mutation idéologique du Nouvel Empire : une nouvelle théorie du pouvoir politique du démiurge face à sa création », BSÉG 19, 1995, p. 68-95. 13 Sinouhé B [= P. Berlin 3022] 229-230, cf. P. LE GUILLOUX (trad.), op. cit, p. 65. 18 La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne transitoire, sous l’un des règnes les plus singuliers qu’ait connus l’Egypte pharaonique, celui d’Amenhotep IV/Akhenaton (1353-1337)14. L’apport majeur d’Akhenaton a consisté dans l’instauration d’un nouveau culte, celui du disque solaire, Aton, à une époque qui prédisposait les esprits à l’accepter. Durant le Nouvel Empire, le dieu solaire est en effet considéré comme le créateur universel et la source de toute vie. Akhenaton innove, si l’on se fie aux textes liturgiques que l’on a retrouvés dans la nécropole de la cité qu’il s’est fait construire au nord de Thèbes, en fondant une doctrine cosmologique qui s’oppose à la cosmologie traditionnelle, dans laquelle est niée l’existence de forces hostiles qu’il faut combattre pour assurer le maintien de la création. L’univers n’est plus menacé par la destruction, puisqu’il est inondé par la lumière du soleil dont les rayons sont dispensateurs de vie. Le concept de maât, qui était jusque-là synonyme de vérité, ordre cosmique et justice sociale, se réduit à la seule notion de vérité qui est monopolisée par le roi. Sur le plan théologique, l’autre nouveauté réside dans le fait que la religion d’Akhenaton, l’atonisme, qui voue un culte au soleil dans sa dimension purement matérielle, ignore le panthéon traditionnel. Si des figures divines subsistent, c’est parce qu’elles ne gênent pas le souverain, voire parce qu’elles servent ses intérêts, sans quoi elles sont systématiquement éradiquées des représentations, avec un acharnement tout particulier à l’endroit d’Amon, le dieu tutélaire de la XVIIIe dynastie, le dieu garant de la royauté, dont le culte était le plus important et dont le clergé était l’une des institutions les plus importantes du pays. Un exemple de cette persécution d’Amon nous est fourni par le fac-similé de la fig. 1, qui reproduit un relief provenant du temple funéraire d’Amenhotep III. On voit, à droite, le père d’Akhenaton qui fait une fumigation d’encens face à Amon. Mais la figure d’Amon a été martelée, même les deux plumes de sa coiffe ont été touchées. Les 14 Sur Akhenaton, qui a donné lieu à une bibliographie abondante, cf. en particulier Akhénaton et l’époque amarnienne (éd. Khéops & Centre d’égyptologie), 2005 ; M. GABOLDE, Akhenation. Du mystère à la lumière, Gallimard, 2005 ; Id., D’Akhénaton à Toutânkhamon, Lyon, 1998 ; E. IVERSEN, « The Reform of Akhenaten », GM 155, 1996, p. 55-59 ; J. BENTLEY, « Akhenaten and the Amarna Period. Rebellion against Tradition », BACE 1, 1990, p. 7-24. 19 Burt Kasparian artisans qui ont réalisé l’opération ont ensuite recouvert de plâtre les traces du martelage et gravé un nouveau relief, représentant Amenhotep III lui-même. Akhenaton a donc fait remplacer la représentation d’Amon par celle de son père, en sorte qu’Amenhotep III s’encense lui-même. Il a, ce faisant, délibérément, conféré à son père défunt le statut d’un dieu. Quant au personnage qui se trouve derrière Amenhotep III, il s’agit d’un autre dieu, Osiris, dont la figure, elle, n’a pas été touchée. Akhenaton n’a pas personnellement voué d’adoration à Osiris pendant son règne, mais il a épargné ses représentations, du moins partout ailleurs que dans les temples thébains où Osiris était l’invité d’Amon. Sur le fac-similé de la fig. 2, le roi Amenhotep III apparaît de nouveau debout face à une divinité, qui était initialement Amon, mais à laquelle une apparence hiéracocéphale a été donnée pour qu’il prenne l’identité de Ptah, dieu tutélaire de la seconde capitale du pays, Memphis. Cette identité se combine à celle d’Osiris et de Sokar pour n’en former qu’une seule, fonctionnelle, celle du dieu des morts. Amenhotep IV a toléré la représentation de cette triple divinité parce qu’en étant restreinte à un contexte funéraire elle ne concurrençait pas les prétentions universalistes d’Aton. Quant à l’autre divinité présente sur le fac-similé, il s’agit d’Hathor, dont la figure a été utilisée à des fins métaphoriques, comme celle de Râ, pour décrire les amours terrestres d’Amenhotep IV et de Néfertiti. Si l’on met de côté ces exceptions qui sont justifiées par des intérêts pragmatiques, l’atonisme doit être considéré comme un monothéisme, sans être pour autant, comme l’a souligné Marc Gabolde, un monothéisme révélé, puisqu’il lui manque la révélation proprement dite. En effet, et c’est là une nouveauté supplémentaire, à l’inverse des dieux traditionnels, Aton est littéralement « muet » (il se contente d’agir en inondant le monde de sa lumière) et Akhenaton n’est ni son porteparole, ni son prophète. D’ailleurs il n’est pas certain que le mot « dieu » soit le terme le plus adéquat pour évoquer Aton puisque pendant le règne d’Amenhotep IV, le mot égyptien oUt, que l’on traduit par dieu, ne se rapporte jamais au disque solaire, mais au roi, qui est présenté comme le bon dieu, ou le dieu parfait. Pour souligner la puissance incomparable de l’astre solaire, Akhenaton fait d’Aton un roi universel dont il se présente comme le corégent. C’est ainsi qu’une titulature royale est donnée à Aton, tandis que son nom est enserré d’un cartouche, et la royauté d’Akhénaton n’est autre que celle qu’Aton lui a transmise, comme on peut le lire dans une prière au disque, où il est dit du roi : « Tu l’as établi 20