La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l`Egypte

publicité
Pouvoir civil et pouvoir religieux
Entre conjonction et opposition
Sous la direction de
Jacques BOUINEAU
Pouvoir civil et pouvoir religieux
Entre conjonction et opposition
Du même auteur
Enfant et romanité. Analyse comparée de la condition de
l’enfant, L’Harmattan, 2008.
Personne et res publica volume 1, L’Harmattan, 2008.
Personne et res publica volume 2, 2008.
M @~s%$K%::%VY =&2&
^dtY mp_ ^_ f~$]jf_dmjfuo_]biclp_ B t^&&^ mZmcn
book6zzsssofc[mZcmc_bZmhZooZio]jh
^c``pncjiobZmhZooZiysZiZ^jjo`m
bZmhZooZi2ysZiZ^jjo`m
~/0V 6 +td=d=+id22HiidS
R%V6 +t==+i22HiiS
Editorial
Des « plus religieux de tous les hommes », selon le mot
d’Hérodote à l’adresse des Egyptiens, à la « fille aînée de l’Eglise »,
comme on qualifie depuis longtemps la France, l’histoire offre une
fresque nourrie de sociétés et de régimes dans lesquels pouvoir civil et
pouvoir religieux vont de pair au sein d’une conception philosophique
qui soude en même temps une entité inextricable où il est difficile de
séparer monde des hommes et monde céleste. Un monde dans lequel la
conception même du temps est celui de la création répétée (Egypte) ou
continuée (Descartes), c’est-à-dire reproduite inlassablement au sein
d’une polis par nature fragile, sous le regard de créatures elles-mêmes
imparfaites. Pharaon est choyé par les dieux, tout comme le grand roi de
Hatti, ou comme le souverain du Danemark protestant, qui concentre
entre ses mains ce que les grandes familles lui laissent de latitude en
matière de sceptre et de religion.
Dans plusieurs régimes, et même, peut-on dire, dans tous les
régimes historiques, le lien semble donc consubstantiel entre pouvoir
civil et pouvoir religieux. Cela signifie-t-il, pour autant, que les deux
pouvoirs sont en tout point confondus ? Même en Egypte, si pharaon est
roi et prêtre – c’est-à-dire même si la confusion semble totale entre
pouvoir civil et pouvoir religieux – la pratique administrative vient
nuancer cette orientation théocratique.
Serait-ce donc une question d’époque ? Faudrait-il croire que tout
ce qui est ancien est religieux et que la marche de l’humanité vers la
scission des deux mondes est inéluctable ? Malraux prophétisait que le
XXIe siècle serait spirituel, tandis que les Hittites inventent une littérature
où raison et croyance se côtoient à parité, et l’histoire de l’islam nous
montre que les rapports entre les deux pouvoirs doivent être abordés avec
plus de nuances encore.
La rupture entre les deux notions ou leur caractère indissociable
viendraient-ils de la nature de la religion ? Nous avons déjà vu que tel ne
semblait pas être le cas, puisque dans les civilisations de la Haute
Antiquité, traditionnellement considérées comme très liées à la religion,
bien des secteurs de l’activité des hommes pouvaient s’en détacher, alors
qu’à l’inverse l’idée d’une laïcisation du droit à Rome ne fait pas
9
l’unanimité des chercheurs. Au moins, en islam, serait-on tenté de croire,
les deux pouvoirs sont ontologiquement confondus….
Peut-être sont-ce alors les convictions ou croyances personnelles
qui font analyser comme tel ou tel le lien entre les deux pouvoirs ? Tout
dépendrait dans ce cas du regard que l’on porte sur le phénomène de
gouvernement. L’enjeu du débat serait donc de nature historiographique
et non pas historique, et le deviendrait d’autant plus que l’éclairage est
fonction de l’époque. Cet état de fait prend un relief particulier dans les
systèmes religieux qui sont encore d’actualité ; en islam singulièrement
peut-être. Le phénomène n’est certes pas unique et bien des descriptions
historiques ont pour mobile essentiel d’étayer par des arguments puisés
dans le passé des convictions fort contemporaines. Ce thème d’étude
demeure cependant particulier, en raison des défis de l’heure, en raison
aussi de toute l’implication personnelle et, osons le dire, affective,
qu’appelle le sujet même.
Peut-on, en effet, oser poser la question simple : les relations
entre pouvoir civil et pouvoir religieux ne sont-elles pas simplement
affaire de circonstances ? En fonction des intérêts du moment, des buts à
atteindre, de la nécessité pour les uns de prendre le pouvoir sur les autres,
l’arme religieuse ne vient-elle pas heureusement consolider la main du
prince ? Regard impie ? Mais comment, si tel est le cas, constater sans
étonnement qu’à Babylone, le pouvoir divin devient, dans le ciel, aussi
concentré et, pour ainsi dire aussi unique, que le pouvoir politique
terrestre, et au même moment ?
Observons les faits, suivons le raisonnement des auteurs dont les
opinions s’expriment de manière si différente au cours de ces pages.
Cette lecture nous conduira naturellement vers la question de la laïcité, à
laquelle nous consacrerons bientôt un volume entier.
Jacques Bouineau
10
La conjonction du pouvoir civil et
du pouvoir religieux dans
l’Egypte ancienne
L
n
présentant
les
Égyptiens
comme
« les
plus
scrupuleusement religieux de tous les hommes », Hérodote (II, 37) s’est
contenté de traduire une idée très largement répandue dans l’esprit de ses
contemporains. Religieux, les Égyptiens l’étaient, assurément, et toute
l’histoire égyptienne va d’ailleurs dans le sens d’une affirmation
croissante du sentiment religieux. On peut mesurer cette religiosité (qui
confine avec le temps, même, à la superstition), à l’aune de l’expérience
individuelle, privée, et le matériel funéraire (les stèles votives, les autels
particuliers, les sarcophages, les sépultures, etc.) en donne une idée très
nette1. Mais on peut aussi la mesurer à l’aune des institutions
égyptiennes, qui s’en nourrissent largement dans un contexte qui en porte
la marque indélébile, tant le sacré, dont relève l’utilisation même de
l’écriture, imprègne en s’y diffusant toutes les composantes de la société.
Pour le comprendre, il faut faire référence à la culture et à la
psychologie des anciens Égyptiens, dont il n’est sans doute pas inutile de
1
On gardera cependant à l’esprit que si toute la documentation fait état de la piété des
Égyptiens, elle n’exprime pour autant jamais que les sentiments de l’élite, rois, nobles,
dignitaires, scribes et artisans, qui se veulent conformes aux attentes d’une idéologie
officielle contraignante. Sur la question, nécessairement délicate, de l’incroyance dans
l’Egypte ancienne, cf. D. MEEKS, « Nier, mésestimer ou ignorer les dieux ? Le cas de
l’Egypte ancienne », in G. DORIVAL, D. PRALON (dir.), Nier les dieux, nier Dieu (Textes
et Docuements de la Méditerranée Antique et Médiévale 2), Aix-en-Provence, 2002,
p. 15-28 (compte rendu par C. CANNUYER, « Des incroyants en Egypte pharaonique ? »,
Acta Orientalia Belgica XX, Incroyance et dissidences religieuses, Bruxelles –
Louvain-La-Neuve, 2007, p. 15-20).
11
Burt Kasparian
rappeler quelques caractéristiques fondamentales. La société égyptienne
comprenait les dieux, le roi, les vivants et les morts. Tous formaient une
communauté qui se partageait la terre, le ciel et l’au-delà. Le point de
convergence de ces différents protagonistes trouvait sa matérialisation
dans les temples, qui étaient des structures essentielles sur le plan
symbolique, avant de l’être sur le plan socio-économique et
institutionnel. Leur architecture en rend compte, qui se veut une
reproduction de l’univers au moment de la création, une création qui est
reconduite par la divinité chaque jour, à chaque lever du soleil, et dont
l’agencement, l’ordre, l’harmonie sont menacés quotidiennement par le
chaos.
Cette répétition incessante d’un même instant – rendu, par la
force des choses, à tout jamais intemporel – traduit une conception du
temps qui rejoint celle que les anciens Égyptiens avaient de leur espace
géographique et qui leur était dictée par le retour annuel de la crue. Le
temps était une continuité faite de répétitions infinies. Pour cette raison,
le chaos menaçait continuellement l’ordre de la création. Le temple était
précisément le lieu où cette lutte entre l’ordre et le chaos trouvait à
s’exprimer et se résorber chaque jour grâce aux rituels qui y étaient
accomplis.
Le maintien de l’ordre cosmique incombait au pharaon dans sa
qualité de médiateur entre les hommes et les dieux, et son rôle était si
important, si essentiel, qu’il n’était pas envisageable de s’en passer. La
conception que les anciens Égyptiens avaient du temps explique que
l’institution pharaonique ne pouvait pas disparaître : les ruptures qui
ponctuent l’histoire égyptienne ne l’affectent jamais dans son principe,
lequel n’est jamais contesté. Pour reprendre les termes de Nicolas
Grimal, l’institution pharaonique ne connaissait pas plus d’alternative
politique « qu’il n’y a d’alternative technique à la canalisation du flot
fécondant qui revient chaque année »2, car rien d’autre, plus précisément
rien de mieux, ne pouvait lui être substitué. Le régime auquel elle donne
corps et qui se confond avec elle est le plus souvent présenté comme une
2
N. GRIMAL, « Espace divin et espace humain : la théocratie pharaonique », in
A. BERTHOZ et R. RECHT (dir.), Les Espaces de l’homme, Paris, 2005, p. 255 (p. 253264).
12
La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne
monarchie absolue et sacrée, mais il tient davantage de la théocratie, dans
la mesure où le roi cumule les pouvoirs temporel et spirituel : il assure le
gouvernement des hommes et exerce de ce fait un pouvoir séculier, mais
il est aussi prêtre, le mot devant être entendu comme serviteur du dieu.
Le roi est le serviteur du dieu par excellence et c’est d’ailleurs, par
principe, lui seul que l’on voit figurer sur les parois des temples comme
officiant du culte.
Sur la base de ces données de rappel, le schéma des relations
entre le pouvoir civil et le pouvoir religieux s’avère simple à présenter
pour l’Egypte ancienne, si on s’en tient au principe : il y a confusion des
deux pouvoirs entre les mains d’un seul et même individu par le biais de
la fonction ou la dignité dont il est investi. Pour que cette confusion soit
possible, il faut que la fonction en question soit revêtue de qualités
exceptionnelles. Ces qualités relèvent nécessairement de la sphère divine
et l’idéologie pharaonique est donc par définition une idéologie
profondément religieuse. Or cette idéologie a évolué, de la même
manière que la société et les mentalités égyptiennes ont évolué avec le
temps, et cela a eu des incidences sur le pouvoir, tant du point de vue de
sa conception que du point de vue de sa pratique. L’évolution des
fondements religieux du pouvoir s’est traduite par des modifications de
son appréhension et donc du rôle de l’institution pharaonique, qui sont
particulièrement sensibles dans la seconde moitié du IIème millénaire, à
l’époque où l’Egypte est à son zénith, tant sur le plan intérieur que sur la
scène internationale (I). L’approche idéologique est incontestablement
celle qui permet d’apprécier de la manière la plus immédiate le lien
inextricable qui, dans la conception égyptienne du pouvoir souverain,
unit celui-ci au fait religieux.
Mais la traduction concrète du principe, dans la réalité du paysage
institutionnel égyptien, n’est pas aussi évidente à envisager qu’il y paraît,
et soulève notamment la question de l’organisation des pouvoirs délégués
dans un système où l’administration du territoire et des hommes est
pensée en relation avec ces rouages essentiels de l’activité économique
que sont les temples (II).
13
Burt Kasparian
I
L’art au service du pouvoir. Tout, ou du moins l’essentiel, est déjà
dit sous la IVe dynastie, à travers une pièce maîtresse de la statuaire
pharaonique, qui compte parmi les plus grands chefs d’œuvre de la
sculpture égyptienne conservés au Musée égyptien du Caire : la statue en
diorite de Khéfren3 (circa 2558-2533). Le roi, assis sur son trône, porte la
barbe cérémonielle, attribut de la dignité royale, ainsi que le némès,
coiffe à retombées plissées, qui est ceint, au niveau du front, par l’uraeus,
la déesse cobra Ouadjet, qui agit comme une force protectrice et
agressive. Sur le côté du trône est sculpté en haut relief un motif
symbolisant l’Union des Deux Terres, qui indique que le pharaon est le
chef unique d’un pays et un État unifiés. Derrière la coiffe royale apparaît
le faucon Horus, dieu du ciel et dieu dynastique, qui enserre de ses ailes
le némès pour exprimer l’idée de protection du souverain. Le message
que véhicule la statue est à la fois très simple et très fort : le roi est le
représentant d’Horus sur terre, le dieu prend corps en la personne du roi,
le roi est, pour tout dire, l’Horus vivant. Considérée dans sa dimension
symbolique, la statue se présente comme un manifeste éclatant de la
monarchie théocratique de l’Ancien Empire.
A cette époque, la dimension solaire de la royauté est clairement
affirmée, le roi, assis sur le trône d’Horus des vivants, étant présenté
comme le fils de Rê. Cela se traduit, sur le plan architectural, par les
constructions gigantesques que l’on sait, les pyramides, et notamment
celle des temples solaires, sur la fonction desquels les recherches récentes
ont jeté un éclairage nouveau. Le nombre de temples solaires,
singulièrement restreint, ne laisse depuis longtemps d’intriguer les
égyptologues. On en compte en effet seulement six, construits en
l’espace de 60 ans, tous par des pharaons de la Ve dynastie (circa 25002350). La question du sens qu’il convient de donner à leur édification
tient au fait que les pharaons qui l’ont ordonnée se sont tous fait
construire par ailleurs des pyramides assorties de temples funéraires.
3
JE 10062 = CG 14 : M. SALEH, H. SOUROUZIAN, Catalogue officiel – Musée égyptien
du Caire, Mayence, 1987, no 31.
14
La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne
Dans un article récent4, Massimiliano Nuzzolo suggère que les temples
solaires ne répondaient pas à l’objectif de rendre un culte aux rois
défunts, contrairement aux pyramides – pour lesquelles il serait du reste
erroné de prêter cette vocation exclusive, puisqu’elles servaient
également de cadre à des rituels accomplis du vivant même des rois qui
en commandaient l’érection. Les temples solaires auraient pour précédent
historique le Sphinx de Giza, qu’on attribue traditionnellement à
Khéfren, mais qui pourrait plutôt avoir pour visage celui de… Khéops :
d’après les partisans de cette théorie, le Sphinx ferait partie d’un
complexe au sein duquel un culte était rendu à Khéops assimilé au dieu
Râ s’élevant à l’horizon, et le nom de la pyramide de Khéops, L’horizonde-Khéops aurait été donné par référence à cette assimilation qu’il
convient de faire. La nature solaire de l’identité royale trouverait ainsi
son aboutissement dans l’assimilation spirituelle et conceptuelle du roi à
Râ lui-même. Pour Massimiliano Nuzzolo, cette première tentative de
déification du roi a été reprise par les souverains de la Ve dynastie qui se
sont appuyés sur la théologie héliopolitaine pour concilier les deux
aspects, humain/terrestre et divin/céleste du roi. Concrètement, la
pyramide et le temple funéraire qui lui est accolé ont désormais servi à
célébrer la royauté terrestre du souverain défunt dans son individualité
(d’ailleurs, répétons-le, pas seulement à sa mort, mais déjà de son
vivant), tandis que le temple solaire a servi à fixer à jamais l’identité du
roi avec le dieu Râ. Envisagé sous l’angle juridique, le schéma retenu et
ainsi mis en application à travers une claire répartition fonctionnelle des
édifices érigés consistait à organiser, d’un côté un culte en l’honneur de
l’individu ayant exercé la fonction royale, de l’autre, un culte en
l’honneur de la persona royale proprement dite.
La théologie abydénienne, à la fin de la Ve dynastie, est venue
relayer la théologie héliopolitaine en introduisant la figure d’Osiris, qui a
permis d’affirmer le pouvoir royal en règlant la question de sa
succession, le roi défunt étant désormais assimilé à Osiris et le roi vivant
4
M. NUZZOLO, « The Sun Temples of the VIth Dynasty: A Reassessment », SAK 36,
p. 2007, p. 217-247.
15
Burt Kasparian
à son fils Horus5. Il en a résulté une mise en relief moins marquée du lien
de parenté existant entre le dieu solaire et le roi, le second apparaissant
dès lors vis-à-vis du premier davantage dans le rôle de suppliant que dans
la position de fils.
C’est cette idée qui s’impose progressivement et qui se trouve
proclamée sous le Moyen Empire (circa 2033-1710) dans l’enseignement
à Mérikarê6, où la royauté est définie comme un office, une fonction, le
roi agissant comme représentant de la divinité, dont il est même l’image
physique. Le roi, image terrestre du dieu qu’il représente et doit servir :
l’idée en induit une autre, qui trouve à s’exprimer pleinement sous la
XVIIIe dynastie (circa 1550-1295), celle de la royauté céleste d’Amon, le
dieu tutélaire de la dynastie, dieu caché, invisible, qui a pour pendant la
royauté des pharaons sur terre7. La logique du discours officiel qui
consiste à dresser des parallèles entre le dieu mandant et le pharaon
mandataire pour mieux assimiler les identités du premier et du second
explique que, de la même manière que le pharaon était présenté comme
l’Horus des vivants, Amon occupe dans la cosmogonie thébaine le statut
de roi des dieux. C’est donc l’office d’Amon sur terre que les pharaons
exercent désormais. Le mythe de la théogamie, l’union du dieu Amon
avec la reine, et celui de la divine naissance, datent de cette époque.
Considéré dans sa globalité, le cosmos apparaît dirigé par une dyade
constituée par Amon (auquel il faut associer le dieu Râ en raison du
syncrétisme religieux qui est réalisé dans un souci d’unité nationale entre
le culte thébain d’Amon, pour la Haute Egypte, et le culte héliopolitain
de Râ pour la Basse Egypte) et le pharaon, la connexion entre l’un et
l’autre étant, dans l’optique d’une représentation au sens juridique qui
5
L’idée est exprimée à plusieurs reprises dans les Textes des
Pyramides : PT [= K. SETHE, Die altägyptischen Pyramidentexten, 4 vol., Leipzig,
1908-1910] 466a, 1730a, 2115a.
6
P.Ermitage 1116A : W. HELCK, Die Lehre für König Merikare, KÄT 5, 1977 ;
J.F. QUACK, Studien zur Lehre für Merikare, GOF IV/23, 1992 ; S. QUIRKE, Egyptian
Literature 1800 BC questions and readings, GHP Egyptology 2, 2004, p. 112-120.
7
Sur la royauté pharaonique à l’époque du Nouvel Empire, cf. notamment
D.P. SILVERMAN, « The Nature of Egyptian Kingship », in D. O’CONNOR,
D.P. SILVERMAN (ed.), Ancient Egyptian Kingship, Leiden, 1995, p. 49-92 ;
D.B. REDFORD, « The Concept of Kingship during the Eighteenth Dynasty », in
D. O’CONNOR, D.P. SILVERMAN (ed.), op. cit., p. 157-184.
16
La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne
trouve son point de départ dans une représentation au sens propre, rendue
de manière emblématique sur le plan artistique par le visage que le
second prête au premier dans les figurations qui sont faites de lui8.
L’affirmation d’un dieu puissant sous la XVIIIe dynastie n’est pas
le fait du hasard, elle correspond à une nécesssité et une réalité
politiques : l’extension, au nord-est et au sud, des frontières de l’Egypte,
qui devient une puissance de tout premier plan sur la scène internationale
du Proche-Orient ancien, avec des Etats satellitaires vassaux. Pour exalter
la figure du pharaon, la phraséologie royale s’enrichit de nouvelles
épithètes : le roi, quand il se déplace à la tête de ses troupes armées, est
décrit comme « le soleil » ou « une étoile d’électrum »9. Son
commandement à la tête de ses forces armées est comparé à la
domination de l’astre solaire dans le ciel. Cette domination est
universelle, reconnue par tous, elle dépasse les frontières de l’Egypte
pour s’imposer à tous les autres pays. C’est un facteur d’unité qui trouve
son pendant dans d’autres civilisations, où l’exaltation de l’astre solaire
apparaît ouvertement destinée à servir les prétentions impérialistes de
quelques Etats puissants10.
En Egypte, le culte solaire doit servir les prétentions
universalistes du pharaon qui entend littéralement « gouverner ce que le
soleil encercle » et se fait dans cette optique désigner « Soleil de
l’Egypte », « Soleil des Neuf Arcs (les Neufs Arcs étant une périphrase
pour désigner les pays étrangers », ou encore « Soleil des souverains
étrangers »11.
8
Ex. : JE 38049 (statuette d’Amon avec les traits du visage de Toutânkhamon) :
M. SALEH, H. SOUROUZIAN, Catalogue officiel – Musée égyptien du Caire, Mayence,
1987, no 199.
9
Urk. [= Urkunden des alten Altertums, Lepizig, Berlin] IV, 1684, 16 ; 1723, 13-14.
10
On pense aux Incas, aux Aztèques, aux Mèdes, mais aussi, bien sûr, aux Romains, qui
ont connu en 274, sous le règne d’Aurélien, l’instauration du culte solaire comme culte
d’État, dans l’objectif de renforcer le pouvoir impérial.
11
Cf. Urk. IV, 1652, 8 ; l’idée d’une soumission – synonyme de domination – de toutes
les terres (et donc tous les pays) que le soleil traverse, n’est pas une nouveauté puisque,
à titre d’exemple, on la trouve déjà exprimée dans le Conte de Sinouhé (en B [= P.
Berlin 3022] 213 ; cf. P. LE GUILLOUX (trad.), Le Conte de Sinouhé, Cahiers de
l’Association angevine d’égyptologie – Isis, 2002, p. 63), qui date de la fin de la
17
Burt Kasparian
En même temps s’opère une mutation idéologique profonde qui
affecte les rapports des hommes avec la divinité, notamment leurs
rapports individuels à celle-ci12. Dans la tradition ancienne, le démiurge
n’agissait pas sur le sort des individus, ou s’il le faisait, c’était
indirectement, à travers les mécanismes de l’ordre terrestre qu’il avait
institué. Dans cette logique, la vie des individus était réglée par les
impératifs et les contingences de la société à laquelle ils appartenaient.
Le respect des règles garantissait une récompense à celui qui s’y pliait,
quelle que soit la nature que pouvait prendre cette récompense, et ce sans
que le dieu eût besoin d’intervenir de manière spécifique. Il pouvait
néanmoins intervenir occasionnellement en établissant une
communication avec l’homme, mais dans ce cas c’était uniquement à son
initiative, pas à celle de l’homme. Il pouvait également susciter des
pulsions irrésistibles, emportant malgré lui l’individu qui en était victime,
comme l’atteste l’exemple célèbre de Sinouhé, qui argue de cette pulsion
irrésistible comme d’un fait exonérateur de responsabilité13.
La nouveauté, sous le Nouvel Empire, c’est qu’on croit désormais
en la capacité de la divinité à influer sur le destin des individus. Il se
noue alors entre elle et les hommes des relations personnalisées. Le
recours à la procédure oraculaire, c’est-à-dire celle qui consiste à
interroger la divinité sur telle ou telle question, traduit ce bouleversement
des mentalités qui dépasse le champ de l’expérience individuelle pour
marquer la société toute entière. Désormais la possibilité est reconnue à
la divinité d’intervenir directement pour rétablir l’ordre dans la société
des hommes, et ce sans passer par l’intermédiaire de son représentant
institué, le pharaon. En même temps qu’il trouvait de nouveaux
fondements idéologiques destinés à renforcer son prestige et son
exercice, on constate donc que le pouvoir royal était menacé par la
divinité même à laquelle il était soumis et au service de laquelle il était
placé. Cette contradiction a trouvé sa résolution, heureuse, mais
XIIe dynastie (on sait que le conte a fait partie des textes les plus étudiés et les plus
copiés dans les écoles de scribes, sous le Nouvel Empire).
12
Cf. P. VERNUS, « La grande mutation idéologique du Nouvel Empire : une nouvelle
théorie du pouvoir politique du démiurge face à sa création », BSÉG 19, 1995, p. 68-95.
13
Sinouhé B [= P. Berlin 3022] 229-230, cf. P. LE GUILLOUX (trad.), op. cit, p. 65.
18
La conjonction du pouvoir civil et du pouvoir religieux dans l’Egypte ancienne
transitoire, sous l’un des règnes les plus singuliers qu’ait connus l’Egypte
pharaonique, celui d’Amenhotep IV/Akhenaton (1353-1337)14.
L’apport majeur d’Akhenaton a consisté dans l’instauration d’un
nouveau culte, celui du disque solaire, Aton, à une époque qui
prédisposait les esprits à l’accepter. Durant le Nouvel Empire, le dieu
solaire est en effet considéré comme le créateur universel et la source de
toute vie. Akhenaton innove, si l’on se fie aux textes liturgiques que l’on
a retrouvés dans la nécropole de la cité qu’il s’est fait construire au nord
de Thèbes, en fondant une doctrine cosmologique qui s’oppose à la
cosmologie traditionnelle, dans laquelle est niée l’existence de forces
hostiles qu’il faut combattre pour assurer le maintien de la création.
L’univers n’est plus menacé par la destruction, puisqu’il est inondé par la
lumière du soleil dont les rayons sont dispensateurs de vie. Le concept de
maât, qui était jusque-là synonyme de vérité, ordre cosmique et justice
sociale, se réduit à la seule notion de vérité qui est monopolisée par le
roi. Sur le plan théologique, l’autre nouveauté réside dans le fait que la
religion d’Akhenaton, l’atonisme, qui voue un culte au soleil dans sa
dimension purement matérielle, ignore le panthéon traditionnel. Si des
figures divines subsistent, c’est parce qu’elles ne gênent pas le souverain,
voire parce qu’elles servent ses intérêts, sans quoi elles sont
systématiquement éradiquées des représentations, avec un acharnement
tout particulier à l’endroit d’Amon, le dieu tutélaire de la
XVIIIe dynastie, le dieu garant de la royauté, dont le culte était le plus
important et dont le clergé était l’une des institutions les plus importantes
du pays.
Un exemple de cette persécution d’Amon nous est fourni par le
fac-similé de la fig. 1, qui reproduit un relief provenant du temple
funéraire d’Amenhotep III. On voit, à droite, le père d’Akhenaton qui fait
une fumigation d’encens face à Amon. Mais la figure d’Amon a été
martelée, même les deux plumes de sa coiffe ont été touchées. Les
14
Sur Akhenaton, qui a donné lieu à une bibliographie abondante, cf. en particulier
Akhénaton et l’époque amarnienne (éd. Khéops & Centre d’égyptologie), 2005 ;
M. GABOLDE, Akhenation. Du mystère à la lumière, Gallimard, 2005 ; Id., D’Akhénaton
à Toutânkhamon, Lyon, 1998 ; E. IVERSEN, « The Reform of Akhenaten », GM 155,
1996, p. 55-59 ; J. BENTLEY, « Akhenaten and the Amarna Period. Rebellion against
Tradition », BACE 1, 1990, p. 7-24.
19
Burt Kasparian
artisans qui ont réalisé l’opération ont ensuite recouvert de plâtre les
traces du martelage et gravé un nouveau relief, représentant
Amenhotep III lui-même. Akhenaton a donc fait remplacer la
représentation d’Amon par celle de son père, en sorte qu’Amenhotep III
s’encense lui-même. Il a, ce faisant, délibérément, conféré à son père
défunt le statut d’un dieu. Quant au personnage qui se trouve derrière
Amenhotep III, il s’agit d’un autre dieu, Osiris, dont la figure, elle, n’a
pas été touchée. Akhenaton n’a pas personnellement voué d’adoration à
Osiris pendant son règne, mais il a épargné ses représentations, du moins
partout ailleurs que dans les temples thébains où Osiris était l’invité
d’Amon. Sur le fac-similé de la fig. 2, le roi Amenhotep III apparaît de
nouveau debout face à une divinité, qui était initialement Amon, mais à
laquelle une apparence hiéracocéphale a été donnée pour qu’il prenne
l’identité de Ptah, dieu tutélaire de la seconde capitale du pays, Memphis.
Cette identité se combine à celle d’Osiris et de Sokar pour n’en former
qu’une seule, fonctionnelle, celle du dieu des morts. Amenhotep IV a
toléré la représentation de cette triple divinité parce qu’en étant restreinte
à un contexte funéraire elle ne concurrençait pas les prétentions
universalistes d’Aton. Quant à l’autre divinité présente sur le fac-similé,
il s’agit d’Hathor, dont la figure a été utilisée à des fins métaphoriques,
comme celle de Râ, pour décrire les amours terrestres d’Amenhotep IV et
de Néfertiti. Si l’on met de côté ces exceptions qui sont justifiées par des
intérêts pragmatiques, l’atonisme doit être considéré comme un
monothéisme, sans être pour autant, comme l’a souligné Marc Gabolde,
un monothéisme révélé, puisqu’il lui manque la révélation proprement
dite. En effet, et c’est là une nouveauté supplémentaire, à l’inverse des
dieux traditionnels, Aton est littéralement « muet » (il se contente d’agir
en inondant le monde de sa lumière) et Akhenaton n’est ni son porteparole, ni son prophète. D’ailleurs il n’est pas certain que le mot « dieu »
soit le terme le plus adéquat pour évoquer Aton puisque pendant le règne
d’Amenhotep IV, le mot égyptien oUt, que l’on traduit par dieu, ne se
rapporte jamais au disque solaire, mais au roi, qui est présenté comme le
bon dieu, ou le dieu parfait. Pour souligner la puissance incomparable de
l’astre solaire, Akhenaton fait d’Aton un roi universel dont il se présente
comme le corégent. C’est ainsi qu’une titulature royale est donnée à
Aton, tandis que son nom est enserré d’un cartouche, et la royauté
d’Akhénaton n’est autre que celle qu’Aton lui a transmise, comme on
peut le lire dans une prière au disque, où il est dit du roi : « Tu l’as établi
20
Téléchargement