"ASCOLTAR CON GLI OCCHI" Daniel CHARLES (Université de Nice/Sophia Antipolis) Notes sur l'intersensorialité selon Daniele Lombardi Le Manifesto tecnico della letteratura futurista que Marinetti publia en 1912, et dont s'est inspiré, au fil des ans, le mouvement futuriste, stipulait que "seules la force syntaxique et celle des paroles disloquées sont aptes à pénétrer l'essence de la matière". Et cette affirmation a fait date. Moyennant quoi, reprenant à nouveaux frais, mais de façon tout à fait originale, la problématique esthétique classique de la "correspondance des arts", le poète Marinetti s'est essayé à son époque, par tous les artifices et procédés qui lui venaient à l'esprit, à des métissages, glissements et dérapages entraînant une intertextualité de fait entre verbe et son, verbe et image, image et son. Il acquiesçait donc à l'idée d'une instabilité généralisée d'un art à l'autre – ce qui revenait à légitimer les mixages, les hybridations, les combinaisons durables, mais aussi les oscillations ponctuelles, bref tout ce qui aiderait, dans l'avenir, à restituer le cas échéant au Dieu Hasard, sinon la teneur même d'une œuvre, du moins la part d'imprévu que celle-ci est en mesure de révéler, dès lors qu'elle explore tous azimuts le domaine de l'aisthesis, c'est-à-dire de la sensation. Depuis lors, pas plus chez les musiciens que chez les poètes ou les plasticiens, la leçon n'a été perdue. Et il semble que la philosophie elle-même, alertée par le diagnostic hegelien d'une éventuelle "mort de l'art", se soit peu ou prou saisie de la question. La situation ayant de toute façon évolué dans la seconde moitié du XXe siècle, on est en droit de se demander aujourd'hui jusqu'à quel point le travail des compositeurs qui avaient œuvré, intentionnellement ou pas, dans la mouvance des Futuristes, se laisserait juger par exemple à l'aune de ce que la pensée phénoménologique a thématisé de son côté, avec Merleau-Ponty, comme relevant d'un certain logos illogique du perçu. Une fois dissipé le mirage de la rigueur sérielle, elle-même liée à l'inflation structuraliste dans les sciences humaines, on s'est aperçu que les tenants de la musique "expérimentale" se souciaient bien moins de "déconstruire" que d'inventer de nouveaux modes d'écoute. S'ils choisissaient d'agencer la matière sonore de manière résolument atypique, en faisant notamment éclater autant que faire se pouvait la notion d'œuvre, c'était bien plutôt pour esthétiser ou sémiotiser de façon inédite les contextes. L'enjeu réel résidait bel et bien dans la déterritorialisation, c'est-à-dire dans la flexibilisation des limites territoriales auxquelles se tenaient, rituellement, les zélateurs (sériels ou non) de la marine à voiles. Mais que faut-il entendre par une telle "sémiotisation des contextes"? Prenons un exemple: au nom de quoi faudrait-il réduire une partition musicale à sa seule fonction – en elle-même parfaitement ancillaire - de notation, c'est-àdire de chaînon manquant dans une relation de communication fléchée, du créateur vers le public? Pour quelle raison devrait-on s'abstenir de percevoir esthétiquement – et donc de livrer d'abord au public, hors concert – sa qualité graphique? Mais s'attarder ainsi sur le graphisme, n'est-ce pas outrepasser les frontières de ce qui a été composé, frontières imparties à l'avance? Cela ne conduit-il pas à violer le "nomos" convenu de l'oeuvre, et par là, selon l'expression de Gilles Deleuze, ne la force-t-on pas à nomadiser? – Toujours estil que, depuis les Futuristes, une dynamique de l'empiétement a vu le jour; et qu'elle a – de fil en aiguille – suscité, chez nombre de créateurs, ce que l'on pourrait appeler des vocations plurales, ou parallèles, nullement anecdotiques. En effet, qu'un musicien professionnel puisse, de nos jours, poursuivre, simultanément, une carrière de plasticien, cela ne saurait à l'évidence soulever d'objection – dès lors que chacune des deux vocations est assumée à part entière. De même, si l'on expose des partitions dans une galerie d'art, pour peu qu'elles vaillent visuellement le détour, il n'y a rien là qui puisse choquer. On se doit, au contraire, d'applaudir tout ce qui est aujourd'hui à même de faire rebondir notre (post)modernité artistique, en imposant l'idéal non pas tant d'un work in progress, que d'un "multivers" en expansion. – Seulement, la prédisposition, ou le prélude à un tel pluralisme, est-on bien certain qu'il faille les chercher là où l'historien se persuade d'avoir à le faire, c'est-à-dire dans telle période du parcours de tel artiste, ou en référence à tel mouvement, à telle école? N'y a-t-il pas lieu de reconsidérer plutôt quelques-uns des présupposés de l'enquête –ne serait-ce que celui qui place automatiquement sous la férule de l'histoire stricto sensu toute assignation d'ordre esthétique? Le "multivers", en particulier, relèvet-il d'un tel diagnostic "événementiel"? L'exposition Ascoltar con gli occhi, à laquelle nous convie aujourd'hui le compositeur florentin Daniele Lombardi - sans contredit l'un des artistes qu'il importe de ranger parmi les plus talentueux des créateurs "multiversels" ( je n'ose dire omnivores, ou myriapodes) de notre temps -, une telle exposition me paraît offrir une occasion unique pour soulever ce genre de problèmes. N'oublions pas qu'en tant que musicologue, donc historien, Lombardi est orfèvre: spécialisé dans l'inventaire des sources de l'avant-garde au XXe siècle, il s'est précédemment distingué par ses travaux concernant le Futurisme – il a signé un ouvrage-clef sur les musiques futuristes italiennes et russes (Il suono veloce, Milan, 1996). En outre, loin de se cantonner dans la théorie, il s'est fait connaître comme interprète: pianiste de renom (et pédagogue du piano, qu'il enseigne au Conservatoire Verdi, à Milan), il a gravé d'admirables enregistrements de musique contemporaine – à commencer par ceux qui concernent la sienne propre – et on lui doit, sous l'intitulé futurisMUSIC, une prestigieuse anthologie d'œuvres futuristes pour le clavier. Enfin et surtout, sa production proprement plastique, tant graphique que picturale, issue directement de ses recherches dans le domaine des nouvelles notations sonores, n'a cessé, depuis les années soixante-dix, de défrayer la chronique. L'histoire de l'expérimentation musicale, mais aussi "polyartistique", n'a donc pas de secrets pour lui; et c'est ce qui autorise de notre part une certaine prise de risque au niveau de l'exégèse: celle-ci vaut d'être au moins esquissée, eu égard au défi que représentent la somme de réflexions et de raffinements techniques dûment rassemblés, au fil d'une démarche plus que trentenaire, par un tel magister ludi. Je partirai, pour simplifier, de la définition que Maurice Merleau-Ponty a donnée, dans son maître-ouvrage sur Le Visible et l'invisible, d'une notion chère aux rhétoriciens, et qui me semble caractériser in nucleo le mode de raisonnement que j'ai cerné beaucoup trop approximativement, dans ce qui précède, en empruntant à William James le mot de "multivers". Cette notion, c'est le "chiasme", lequel désigne une correspondance croisée entre un couple soit de concepts, soit de séquences verbales, telle que la suggère la croix de Saint-André de la lettre grecque "chi". Une réalité relationnelle comme le chiasme (entendu comme support à la fois d'une figure et d'une lettre) est éminemment ambiguë, puisqu'elle est aussi bien affichée par le dessin que visée in abstracto, dans son idéalité signifiante. Et cette ambiguïté peut se laisser déchiffrer comme un premier pas vers l'engendrement raisonné du multiple. Elle constitue à ce titre une voie d'accès privilégiée pour l'analyse et la compréhension du phénomène de démultiplication que traduit, chez un adepte du "polyart" comme Daniele Lombardi, la production "en chiasme". Car l'ensemble des pièces exposées ici obéissent effectivement à l'exigence de L'œil écoute (de Claudel) – elles sont toutes modelées selon le schème unique, mais en même temps bifide, donc prometteur (et promoteur) d'enchevêtrement, d'une "musique à jouer" et d'une "musique à lire", d'une partition et d'un tableau. Pour cette raison, on parlera aussi bien d'un "entrelacs" – et le discours va pouvoir s'élargir. Car la métaphore du chiasme, Merleau nous a appris qu'elle s'appliquait aussi bien à la réalité complexe, vécue, du corps humain (que le Visible dénomme la chair). Selon le philosophe, elle donne accès à ce domaine privé qui, dans un tel corps interprété phénoménologiquement, relève du fonctionnement des relations intersensorielles, et trahit l'appartenance de la corporéité à un "Sensible en soi" qui se situe au même niveau que celui, originaire, des quatre éléments "naturels" (l'eau, le feu, la terre et l'air). Sans doute est-il possible d'expliquer à partir d'une telle conception de la "chair" – dont Merleau nous dit qu'elle est "un prototype de l'Etre dont notre corps, le sentant sensible, est une variante très remarquable" – le recours, si éloquent, de Lombardi à une mythologie première, "élémentale", qui innerve et irrigue les pièces qu'il expose, à commencer par les Metamorfosi, Kaos, ou Miz Maze. En fait, si chaque œuvre est un "labyrinthe", toutes renvoient à une texture qui est constitutive de l'entrelacement du sentant et du senti, donc de notre sensibilité la plus intime. On mesure à cet égard ce que Lombardi doit à la relecture "intimiste" qu'il a effectuée jadis du mythe faustien, sous les espèces d'un "opéra" – la Faustimmung de 1987 – dans lequel s'entremêlaient, en un carrousel échevelé (et poétiquement inattaquable), différents types de "labyrinthes" (dont plusieurs figurent dans la présente exposition), en chiasme avec un texte miraculeux de Sheila Concari. Ce que le public a reçu à cette occasion (et qu'il continue malgré tout de recevoir au moins partiellement, puisque la première exécution a fait l'objet d'un enregistrement), ne cherchait guère à rivaliser avec quelque Gesamtkunstwerk, mais apportait de l'eau au moulin d'une conception quasi-chiasmatique de l'intersensorialité. Mais faut-il en rester là ? Une fois posée la référence première à cette figure personnelle, privée, existentielle, bref subjective, de la pluralité "élémentale" qu'est le chiasme, la lecture du Visible et l'invisible ouvre nécessairement sur un déchiffrement langagier – pour ne pas dire mythique: "parole", en grec, se dit muthos – des dualités en jeu. Celles-ci, du même coup, s'étoffent et se complexifient. Et, du coup, elles se "collectivisent": l'auteur du Visible entend conférer à son propos la plus grande généralité. Que les œuvres de Lombardi s'en trouvent éclairées, cela ne nous paraît pas douteux: le choix des références langagières, c'est-à-dire poétiques, y est décisif, et la réécriture des mythes s'effectue chez notre compositeur avec une délicatesse gourmande qui ne peut qu'émouvoir. Il reste que la part de la mythologie philosophique (que nous distinguons ici de la poésie des mythes) est, chez Merleau, léonine! Est-il licite de faire un sort, comme y invite l'auteur du Visible, à "la" chair, au point de la thématiser en une entité à la fois mystérieuse et toute-puissante? Que peut bien signifier un "Sensible en soi"? Essayons d'y voir un peu plus clair dans le tourbillon merleau-pontyen. 1)Dès le départ, il est clair que, si le "chi" des Grecs se veut inséparable de la biffure dont il retrace le geste, ce geste même est double, il affirme en niant et nie en affirmant. Non seulement Merleau-Ponty prend acte de cette réciprocité, puisqu'il la répète en retrouvant, d'instinct, la biffure du mot "Etre" qu'inscrivait naguère typographiquement Heidegger lorsqu'il barrait en croix le Sein de Zur Seinsfrage, mais il la prolonge à même notre "chair", en dressant le constat de son "entrelacs", qu'il identifie à l'alternance actif/passif ("je me vois voyant", "je me touche touchant", donc je suis voyant/vu, touchant/touché). 2) Et l'énoncé vise apparemment à confirmer le bien-fondé de la formule, puisqu'il l'amplifie en la périodisant: le corps, poursuit Merleau, "n'est, fondamentalement, ni chose vue seulement, ni voyant seulement, il est la visibilité tantôt errante et tantôt rassemblée." Mais la force de ce même énoncé réside précisément dans sa capacité à condenser l'alternance en un seul et même instant plénier. Dire en effet avec Claudel que L'œil écoute, ou avec Daniele Lombardi que l'on peut Ascoltar con gli occhi, c'est comprimer une alternance sensorielle en la concentrant au point d'en "exprimer" – au sens d'une élimination – le différé, comme s'il fallait de toute urgence gommer ou au moins estomper la marque ou la trace du temps. Parler, en revanche, d'une "visibilité", n'est-ce pas introduire une notion nouvelle, un concept superfétatoire, là où seul le verbe (écoute chez Claudel, ascoltar chez Lombardi) zèbre la nuit? 3) Ne conviendrait-il pas dès lors de problématiser de façon complètement différente le rapport du sentir avec le langage? "La chair, écrivait Deleuze dans Qu'est-ce que la philosophie?, n'est pas la sensation, même si elle participe à sa révélation…La chair est seulement le révélateur qui disparaît dans ce qu'il révèle: le composé de sensations." Et pour comprendre ce qu'est un "composé de sensations", peut-être faut-il relire le livre de Deleuze sur le peintre Francis Bacon. Au corps phénoménologique selon Merleau-Ponty, Deleuze opposait ce qu'il dénommait, en s'aidant de l'Antonin Artaud de Pour en finir avec le jugement de Dieu, le "corps plein sans organes", à savoir "un corps intense, intensif, parcouru par une onde qui trace des niveaux ou des seuils, d'après les variations de son amplitude"; corps d'avant les organes, indéterminé, c'est-à-dire vivant d'"une vie non organique, car l'organisme n'est pas la vie, il l'emprisonne…Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers l'organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les bornes de l'activité organique." – D'où, pour définir la sensation, ce simple constat: "la sensation, c'est ce qui passe d'un ordre à un autre, d'un niveau à un autre, d'un domaine à un autre." La critique deleuzienne permet, me semble-t-il, d'y voir un peu plus clair dans le mécanisme du chiasme intersensoriel. Si la sensation anime le corps, c'est en le traversant ou en le "transperçant" – au sens fort que Filippo Tommaso Marinetti conférait apparemment au verbe penetrare, lorsqu'il faisait état, à propos de la "force asyntaxique" et de "celle des paroles disloquées", de la façon futuriste d'œuvrer au travers de l'essence de la matière. Que la sensation, "directement portée sur l'onde nerveuse ou l'émotion vitale", épingle à la fois une pluralité d'organes sans s'arrêter ici ou là, qu'elle déferle et, par là, crucifie l'organisme en faisant vibrer d'un coup le corps sans organes, cela lui permet de surgir d'emblée en bloc, comme un "bloc de sensations". C'est-à-dire comme un chiasme! Mais s'il en est bien ainsi, nous ne saurions interpréter une œuvre aussi vivante que celle, foisonnante, de Daniele Lombardi, à la seule lumière de la phénoménologie. Dans l'essai magistral que Giancarlo Cardini a consacré à la musique pour piano seul de Lombardi, la présence obstinée des clusters est appelée à la rescousse d'une lecture résolument "matérialiste", qui reconnaît l'identité propre de chaque signe et prémunit de ce fait contre toute velléité de sous-estimer l'autonomie du "composé de sensations". Toute "mythologie" philosophique devient alors superflue, et la poétique énoncée par Deleuze devient parfaitement opérationnelle."Les sensations, percepts et affects, écrivait Deleuze, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont en l'absence de l'homme, peut-on dire, parce que l'homme, tel qu'il est pris dans la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts et d'affects. L'œuvre d'art est un être de sensation, et rien d'autre: elle existe en soi." Pour Daniele Lombardi, vaut finalement cette définition-programme: "le but de l'art, avec les moyens du matériau, c'est d'arracher le percept aux perceptions d'objet et aux états d'un sujet percevant, d'arracher l'affect aux affections comme passage d'un état à un autre. Extraire un bloc de sensations, un pur être de sensation." --------------------------------------------------------------