estomper la marque ou la trace du temps. Parler, en revanche, d'une "visibilité",
n'est-ce pas introduire une notion nouvelle, un concept superfétatoire, là où seul
le verbe (écoute chez Claudel, ascoltar chez Lombardi) zèbre la nuit?
3) Ne conviendrait-il pas dès lors de problématiser de façon
complètement différente le rapport du sentir avec le langage? "La chair, écrivait
Deleuze dans Qu'est-ce que la philosophie?, n'est pas la sensation, même si elle
participe à sa révélation…La chair est seulement le révélateur qui disparaît dans
ce qu'il révèle: le composé de sensations." Et pour comprendre ce qu'est un
"composé de sensations", peut-être faut-il relire le livre de Deleuze sur le peintre
Francis Bacon. Au corps phénoménologique selon Merleau-Ponty, Deleuze
opposait ce qu'il dénommait, en s'aidant de l'Antonin Artaud de Pour en finir
avec le jugement de Dieu, le "corps plein sans organes", à savoir "un corps
intense, intensif, parcouru par une onde qui trace des niveaux ou des seuils,
d'après les variations de son amplitude"; corps d'avant les organes, indéterminé,
c'est-à-dire vivant d'"une vie non organique, car l'organisme n'est pas la vie, il
l'emprisonne…Aussi la sensation, quand elle atteint le corps à travers
l'organisme, prend-elle une allure excessive et spasmodique, elle rompt les
bornes de l'activité organique." – D'où, pour définir la sensation, ce simple
constat: "la sensation, c'est ce qui passe d'un ordre à un autre, d'un niveau à un
autre, d'un domaine à un autre."
La critique deleuzienne permet, me semble-t-il, d'y voir un peu plus
clair dans le mécanisme du chiasme intersensoriel. Si la sensation anime le corps,
c'est en le traversant ou en le "transperçant" – au sens fort que Filippo Tommaso
Marinetti conférait apparemment au verbe penetrare, lorsqu'il faisait état, à
propos de la "force asyntaxique" et de "celle des paroles disloquées", de la façon
futuriste d'œuvrer au travers de l'essence de la matière. Que la sensation,
"directement portée sur l'onde nerveuse ou l'émotion vitale", épingle à la fois
une pluralité d'organes sans s'arrêter ici ou là, qu'elle déferle et, par là, crucifie
l'organisme en faisant vibrer d'un coup le corps sans organes, cela lui permet de
surgir d'emblée en bloc, comme un "bloc de sensations". C'est-à-dire comme un
chiasme!
Mais s'il en est bien ainsi, nous ne saurions interpréter une œuvre aussi
vivante que celle, foisonnante, de Daniele Lombardi, à la seule lumière de la
phénoménologie. Dans l'essai magistral que Giancarlo Cardini a consacré à la
musique pour piano seul de Lombardi, la présence obstinée des clusters est
appelée à la rescousse d'une lecture résolument "matérialiste", qui reconnaît
l'identité propre de chaque signe et prémunit de ce fait contre toute velléité de
sous-estimer l'autonomie du "composé de sensations". Toute "mythologie"
philosophique devient alors superflue, et la poétique énoncée par Deleuze
devient parfaitement opérationnelle."Les sensations, percepts et affects, écrivait
Deleuze, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu. Ils sont
en l'absence de l'homme, peut-on dire, parce que l'homme, tel qu'il est pris dans
la pierre, sur la toile ou le long des mots, est lui-même un composé de percepts