Avec Michel Dubois, qui m'avait
invité à le rejoindre en 1972 pour
animer un “nouveau” Centre
Dramatique National à Caen, succé-
dant à celui fondé solidement par Jo
Tréhard, nous avions gardé les enga-
gements de nos aînés, mais nous
étions décidés à porter une plus
grande attention à la forme, au “fini”
de nos productions, et aux auteurs
contemporains. Sans jamais perdre de vue que notre seul objec-
tif, c'était le public. Le public partout où il pouvait se rencontrer.
Le public à accueillir et à traiter comme un partenaire. Car un
théâtre public sans public perdait toute raison d'être !
Appelé par Robert Abirached et Jack Lang à
la direction d'un CDN à créer à Angers, à la
demande de la Ville, c'est ce même projet,
accepté par toutes les tutelles, que j'enten-
dais poursuivre et amplifier, accompagné par
un jeune auteur-secrétaire général, Daniel
Besnehard, que j'avais convaincu de s'arra-
cher à la Comédie de Caen, la couveuse nor-
mande où il avait éclos récemment…
Sur les circonstances de la naissance du Nouveau Théâtre
d'Angers, Robert Abirached et Patrice Barret témoignent dans les
pages qui suivent.
Je ne serai jamais assez reconnaissant à ces deux hommes, le pre-
mier pour avoir osé inventer ce NTA bicéphale, d'avoir choisi ses
deux têtes avec une sûre intuition de leur capacité à s'entendre,
et de lui avoir apporté le soutien de l'État, relayé par l'indéfectible
Bernard Richard, conseiller théâtre à la DRAC de Nantes ; le
second pour avoir mis sa fine culture concrète du théâtre et de la
danse, ses talents d'organisateur, sa science des relations
humaines, sa solidité et sa rigueur sans faille au service de ce
projet atypique, en toute humilité, et sans complaisance.
Quant à Daniel Besnehard, il sait ce que je lui dois, et d'abord
une profonde amitié ; sans ce vif-argent, à la fois fourmillant
d'idées et réaliste impitoyable, aussi curieux de toutes formes de
spectacle et de littérature que vigilant économe de ressources
domestiques, artiste singulier en plein développement, homme
de confiance, irremplaçable “go-between”, confident et censeur
jaloux de sa liberté de parole, sans Daniel, le petit “miracle alchi-
mique” dont il a été un des principaux catalyseurs n'aurait pas eu
lieu, soudant en une équipe aussi motivée qu'efficace les indivi-
dus aux origines et aux parcours si différents réunis presque par
hasard au 12 place Imbach en ce printemps 1986.
Soutenus par les présidents successifs de l'Association Maison de
la Culture d'Angers, Lionel Descamps, puis Jean Goblet, que
j'avais convaincus du bien-fondé de ma stratégie, laquelle était de
miser sur la durée, sur un travail de fond opiniâtre et tenace à
l'aide d'un abonnement, plutôt que sur les “coups” brillants mais
fugaces ; je comptais laisser parler les auteurs et les spectacles
pour nouer une relation de confiance avec un public patiemment
rassemblé plutôt que multiplier les déclarations d'intention, les
rodomontades et les promesses impossibles à tenir.
Dans un climat d'attentisme un peu sceptique, conséquence des
crises récentes qui avaient secoué le paysage culturel angevin, la
Au terme de cette première existence du Nouveau Théâtre
d’Angers (car elle aura des suites, nous avons tout fait pour cela),
nous avons voulu rassembler dans ce livre un faisceau de traces
de notre histoire collective : geste dérisoire, bien sûr, pour conju-
rer l’éphémère de notre art… Généré par des paroles imprimées,
animant les voix et les corps des comédiens dans la lumière dorée
du théâtre, notre travail ne fera mémoire que dans le souvenir
fragile de nos spectateurs-partenaires, et ne perdurera vraiment
que dans le silence et l’obscurité de ces pages imprimées ; mais le
livre refermé pourra longtemps encore être rouvert…
C’est aux acteurs de cette histoire que nous avons demandé un
témoignage de son origine et de ses péripéties, nous leur avons
proposé de jouer au jeu de “je me souviens”, de donner une
dimension sensible à ce qui ne saurait rester un simple catalogue
de faits et gestes ; mais nous avons voulu faire aussi la somme de
nos travaux et de nos jours, car si “au théâtre on joue”, si notre
ambition fervente est le plaisr de nos publics, nous n'avons jamais
oublié qu'un Centre Dramatique National est également une
entreprise de production, soutenue par l'argent de la collectivité,
et pour laquelle la quantité ne fait pas tout à fait “rien à l'affaire”.
Avant d'entrer dans le vif du sujet, il m'importe d'exprimer ici
ma profonde reconnaissance à tous ceux qui généreusement ont
contribué à l'existence de ce livre, ainsi qu'à tous les collabora-
teurs du Nouveau Théâtre d'Angers, de sa fondation le 1er janvier
1986 à la fin de mon mandat le 31 décembre 2006 ; sans ces
hommes, ces femmes, et parfois ces enfants (si pénétrés du
sérieux de nos jeux), rien de ce qui a pu être fait n'aurait existé.
Le parcours retracé ici s'ouvre par la création d'Arromanches de
Daniel Besnehard et celle des Voix intérieures de Eduardo De
Filippo, et se clôt sur celles de Méhari et Adrien de Hervé Blutsch
et de L'objecteur de Michel Vinaver. Ces bornes sont embléma-
tiques de la nature du projet artistique développé pendant ces
vingt ans : celui d'un théâtre public tourné vers la création d'œu-
vres contemporaines adressées à tous les spectateurs possibles.
Formé auprès de Jean Dasté à la
Comédie de Saint-Étienne, mais
aussi au contact de Pierre Valde, de
Jacques Lecoq, d'Armand Gatti,
d’Edmond Tamiz, d'André Steiger
et d'Antoine Vitez, j'appartiens à
une troisième génération de la
“décentralisation dramatique” ;
héritière des pères fondateurs et de
Jean Vilar, mais ayant traversé (la
subissant ou la nourrissant) la rup-
ture de 1968 et la contestation des
fondements du “théâtre populaire”,
des “illusions humanistes” ou de la “rencontre mystique”
annoncée par André Malraux entre le peuple et les chefs-
d'œuvre, cette génération n'avait certes pas perdu la foi, mais
elle savait désormais que la tâche serait rude et longue, que
l'action pour une démocratisation de la culture était un com-
bat qui dépassait les forces des seuls acteurs culturels, et
dépendait de réformes, voire de révolutions de l'économie et
de l'éducation qui excédaient leur pouvoir… même s'il
incombait aux artistes engagés au service du théâtre public de
chercher inlassablement le chemin, et de porter haut le
flambeau de l'utopie.
D'autre part, et fort naturellement, nous avions besoin de
“tuer les pères” ; sinon quant au fond de leur démarche, au
moins sur la forme à lui donner. Brecht, le Théâtre des
Nations, puis le Festival de Nancy et les horizons esthé-
tiques multiples ouverts par la découverte de Bob Wilson,
de Tadeusz Kantor, de Pina Bausch, puis celle des “nou-
veaux réalistes” allemands, des spectacles de Peter Stein et
de la Schaubühne de Berlin et, plus près de nous, par les
travaux de Roger Planchon, du jeune Patrice Chéreau, du
TNS de Jean-Pierre Vincent et André Engel, d’Antoine
Vitez, de Claude Régy, de Jacques Lassalle, cette explosion
de formes et de langages reléguait inéluctablement pour
nous un certain “style décentralo” au magasin des vieille-
ries…
Préambule
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Michel Dubois © photo Tristan Valès
© photo Tristan Valès
Jean Dasté © photo BR
Robert Abirached © photo BR