Conférence-débat Jean Tirole 17 Novembre 2016 Économie du bien commun Jean Tirole Nobel d’économie 2014 Dans son dernier ouvrage, l’Économie du bien commun, Jean Tirole se prête, de son propre aveu, à un exercice des plus difficiles pour un chercheur en économie : « se faire comprendre et entendre du grand public ». Parce que l’économie ne se réduit pas aux modèles économétriques ou aux discours théoriques de chercheurs, jugés trop obscurs par les profanes. Peut-être aussi, parce que les Français, du fait de leur histoire, de la construction des Etatsprovidence et de la perception qu’ils ont de la mondialisation, ont une perception très critique, parfois partiale, mais souvent partielle de ce qu’est la science économique. Le rôle de l’économiste en économie du bien commun L’économie du bien commun se veut profondément optimiste dans son discours. Les maux dont souffrent les populations, leur pays, sont réels mais il existe des solutions. Ces solutions non seulement cherchent à inciter à l’intérêt social – autrement dit à l’intérêt général – et souhaitent replacer l’Homme – et a fortiori le politique – sous un voile d’ignorance (John Rawls, 1971) pour définir le modèle de société dans lequel nous souhaiterions naître puis vivre. Dans ce projet, l’économiste a un rôle majeur à jouer. Par ses analyses, ses travaux et ses résultats, il peut impulser la politique économique et proposer un ensemble de remèdes aux maux dont souffrent nos sociétés. Mais, pour ce faire, encore faut-il qu’il soit entendu du politique. Or, les termes du débat ne sont pas les mêmes entre les deux catégories d’acteurs. Plus précisément les enjeux de l’un et de l’autre sont différents. Non seulement, l’économie du Public Choice (Tullock) considère le politique et la scène politique comme un marché dans lequel le responsable politique qui l’emporte est celui dont le programme correspond aux aspirations de l’électeur médian. Par ailleurs, et plus critiquable certainement, la théorie économique et, plus encore, la science politique, a pointé, depuis longtemps, la capture que constitue le mandat électoral. Mu par une logique court-termiste, qui peut s’avérer contradictoire avec les réformes de long terme utiles pour la structure de l’économie, l’Homme politique est tributaire des cycles électoraux, et son action peut aller à l’encontre du bien commun. Dès lors, Tirole souligne un enjeu important pour la science économique, celui de son impact sur l’opinion publique. Comment ? En sortant de la recherche et de l’enseignement et en diffusant les idées économiques au plus grand nombre. Voilà l’objet d’Économie du bien commun. 1 L’économie comportementale Le challenge est donc d’importance. Mais il l’a également été au sein même du discours académique. En effet, depuis une vingtaine d’années, les travaux de chercheurs en économie comportementale – dont se réclame Jean Tirole – ont fini de sonner le glas des hypothèses néo-classiques de concurrence pure et parfaite. La question de l’exception de la science économique au sein des sciences sociales a longtemps été au cœur des débats relatifs à la scientificité des sciences dites de l’Homme. Comment faire de l’économie une science objective au sein des sciences sociales empreintes de subjectivité, voilà l’un des crédos des pères fondateurs de la science économique moderne. Le schème de pensée était alors celui des sciences dites exactes : un ensemble d’hypothèses permettant d’établir une théorie soumise aux critères de falsification poppériens. La preuve est celle des statistiques et des modèles mathématiques, seuls à même d’apporter le preuve incontestable d’un phénomène économique. Or, depuis deux décennies, certains économistes cherchent à ré-encastrer l’économique dans le social, ou plutôt la science économique dans la grande famille des sciences sociales et humaines. Les conséquences du postulat de l’économie comportementale faisant depuis consensus au sein de l’ensemble des courants de pensés, sont majeures. D’un côté, l’idée que les comportements économiques peuvent être altruistes (contre l’intérêt personnel et égoïste si cher à Smith) et non rationnels (véritable révolution dans la science économique qui faisait de l’homoeconomicus son idéal-type). L’économie qui cherche à introduire le comportement pro-social dans l’analyse économique, impacte les incitations économiques. Par ailleurs, l’économie comportementale n’interdit pas le recours à la statistique. Il est, en effet, impératif de déterminer les causalités à l’origine d’un phénomène pour impacter la politique économique. Jean Tirole s’intéresse alors à un ensemble de champs à l’origine des écarts de compétitivité entre les pays et source de richesse potentielle pour demain. L’économie du numérique et la protection des salariés, et non des emplois Les défis relatifs à l’économie numérique sont nombreux dans des champs aussi importants que l’emploi, la santé, le marché biface. Si le marché traditionnel se caractérise par une absence de « contact » entre le vendeur et l’acheteur, multipliant les intermédiaires entre les deux protagonistes, le marché biface, par le biais des plateformes numériques favorisées par l’essor de l’Internet, permet cette rencontre directe. « Nous ne pouvons arrêter le progrès technologique » Au-delà, la multiplication des plateformes numériques (GAFA) favorise une offre infinie grâce à l’existence d’effets de réseaux, la réduction des coûts fixes et les économies d’échelle. Dès lors, la régulation de ces plateformes se pose avec d’autant plus d’acuité que le débat autour de l’utilisation des données personnelles prend de l’ampleur. 2 Mais comment réglementer ces plateformes ? Comment harmoniser la fiscalité européenne s’imposant à ces plateformes ? Et pour quel taux optimal d’imposition ? Il y a certainement des compromis à réaliser entre l’efficacité du monopole et l’émulation concurrentielle. Sans oublier les risques sociaux associés au numérique, au premier rang desquels les risques concernant l’emploi. Désormais, avec le numérique, se sont aussi les emplois qualifiés qui sont en danger. « L’intelligence artificielle concurrence les travailleurs qualifiés ». Jean Tirole insiste sur le fait que « nous ne pouvons arrêter le progrès technologique ». Le numérique crée des emplois mais le rythme de destruction est beaucoup plus rapide qu’autrefois. « Le numérique, c’est la globalisation en plus fort ». Se pose dès lors la question de la protection, non pas des emplois, mais des salariés. Le CDD est une gageure, de même que le CDI. Car, contrairement à ce que l’on a pu nous faire croire, le CDI ne protège pas le salarié. Seule la protection apportée au salarié est essentielle. Une fois au chômage, est-ce que le travailleur bénéficie d’une protection efficace (exemple : des droits rechargeables), d’une allocation suffisante, d’un droit à la formation, etc. ? En effet, on oublie trop souvent le « double coût » pour la collectivité d’un licenciement. Car si l’entreprise verse des indemnités de licenciement, c’est la collectivité qui prend en charge l’assurance « sociale » du chômeur. En effet, les cotisations patronales si elles internalisent les coûts directs des licenciements, elles ne prennent pas en compte les coûts liés au versement – certes dégressif, mais conséquent pris dans sa globalité – de l’allocation chômage. Il convient donc de responsabiliser tous les acteurs responsables des transferts de risques. Au premier rang desquels, l’entreprise. L’enjeu est donc celui d’un système qui soit flexible mais qui protège le salarié. « Des changements importants dans l’éducatif afin de se préparer au nouveau monde ». Bien sûr, ceci impacte également notre système éducatif. Système qu’il est important d’adapter aux enjeux contemporains en termes d’emplois. A propos du revenu universel… La vraie question… « Jusqu’où pouvons-nous aller eut égard aux dépenses publiques et à notre devoir à l’égard des générations futures ? » Car si le versement d’un revenu universel entendu comme une sorte d’ « héritage patrimonial » à transférer à chaque membre de la société, notamment aux plus jeunes (2 millions d’enfants de moins de 18 ans vivent en-dessous du seuil de pauvreté en France aujourd’hui), semble essentiel pour un modèle de société plus juste face aux inégalités patrimoniales en hausse, il faut se poser la question de son financement. 3 Le climat, un bien commun mondial Le climat doit faire l’objet d’une harmonisation internationale. Le GIEC a depuis longtemps prouvé les conséquences mondiales et durables du changement climatique. Il y a un consensus scientifique autour de l’origine entropique du réchauffement climatique. La COP 21 ? Beaucoup d’intentions mais peu d’actions concrètes. « Le bilan de la COP 21 ? Une autosatisfaction globale mais – in fine – un égoïsme global pour les générations futures » Le processus politique est extrêmement lent alors que la question environnementale se pose dès aujourd’hui. Les solutions économiques au réchauffement climatique existent ! Qu’il s’agisse du principe de la taxation (principe du « pollueur payeur » ou taxe pigouvienne à l’image de la « contribution-climat-énergie » plus connue sous le nom de « taxe carbone ») ou du marché (Système communautaire d’échange de quotas d’émission vulgarisé sous le nom de « marché des droits à polluer »), il faut établir un prix au carbone. Car le risque de demain est celui des géants de ce monde que sont la Chine et l’Inde. « Il doit y avoir un prix universel du carbone » Un prix universel du CO2 doit impérativement être établit, au-delà de nos considérations égoïstes… mais il doit également y avoir des transferts vers les pays émergents. Ces transferts peuvent être technologiques comme pécunières. A quoi sert la finance ? … Dans notre prochain numéro ! Jean Tirole, Économie du bien commun, 2016 4