Le Regard - 1996
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DOCUMENT 1
Résumé :
"L'été de ses 14 ans, au début des années 20, alors qu'il est apprenti dans une imprimerie locale, une
naine, à la fois crainte et méprisée, tombe amoureuse de Jean, le narrateur. Un jour, elle surprend un
échange de regards entre celui-ci et Germaine, une jeune fille du village. Germaine décède
mystérieusement. Jean rencontre la naine le jour de l'enterrement........".
Sonnait la demie de sept heures qui m'appelait au travail. Je me retournai. La naine était derrière moi.
La naine s'approchait pour bien prendre part à son tour.
Si les dieux nous avaient donné le pouvoir de lire sans erreur dans le regard d'autrui, si le message des
yeux était aussi clair que celui de la parole et de l'écriture, même lorsqu'ils sont travestis, j'aurais
compris la vérité à reconnaître en un éclair celui de la naine.
Jamais je ne l'avais vue d'aussi près. Or, il y eut une seconde avant qu'elle me reconnût, une seconde
où je lui trouvai cet air de satisfaction repue que, me fiant à l'opinion générale, j'attribuai à son
imbécillité latente. Mais l'instant d'après, dès que je lui fis face, son regard s'altéra soudain, se modifia.
J'eus l'impression qu'elle m'observait avec incrédulité comme si elle me rencontrait pour la première
fois.
Moi, j'avais seulement mon visage de chaque jour. La mort de Germaine si elle me frappait de terreur
et m'emplissait d'une compassion glacée, ne suscitait pas en moi le chagrin que j'aurais dû ressentir si
je l'avais aimée.
En vérité, la quiétude de mon regard, mes boutons d'acné, mes oreilles en paravent, mes cheveux
hirsutes, tout cela ne peignait rien d'autre, comme d'ordinaire, que le comportement de quelqu'un qui
n'a jamais aimé personne.
De longues réflexions me furent nécessaires pour finir par admettre que, précisément, c'était cet air-là
qui remplissait le naine de stupeur et peut-être d'épouvanté;
Je dis "peut-être" car la confrontation de nos regards ne dura pas une seconde et c'est au moment où je
détournais le mien que je crus discerner dans le sien cette étonnante expression.
Je finis par démêler qu'elle comprenait enfin, à mon air dégagé et exempt de toute souffrance, que je
n'avais pas aimé Germaine, que je n'avais jamais eu avec elle aucune relation d'aucune sorte. Ce que je
voulais déjà lui crier le fameux jour de la remise.
Mais pourquoi paraissait-elle terrifiée à cette simple constatation ? C'est ce que je ne pouvais lire dans
son regard. C'était là son secret.
Pierre MAGNAN
"LaNaineM987
Folio. Denoêl.