Elisabeth Pénide
Médecin généraliste
DOSSIER
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PRATIQUES
Le médecin généraliste ne saurait réduire sa pra-
tique au colloque singulier. C’est avec d’autres pro-
fessionnels, qu’ils soient du milieu médical ou para-
médical, travailleurs sociaux ou autres, qu’il prend
en compte dans sa globalité la plainte du patient.
Ce travail en réseau dans un quartier résident
des populations vulnérables, souvent disqualifiées
professionnellement et familialement, revêt un
caractère incontournable et donne à la pratique
médicale une épaisseur et une assise tonifiante.
Le réseau auquel on pense d’abord, dans une pra-
tique de médecine générale, est celui de nos
confrères spécialistes. En dehors de la compétence,
bien sûr, nous leur demandons d’être ouverts à la
différence, d’accueillir nos patients avec sympathie,
sans dépassements d’honoraires inconsidérés
nous prenons l’habitude de notifier dans nos cour-
riers de pratiquer des tarifs de secteur 1 pour des
patients dans le besoin qui n’osent jamais le
demander, les spécialistes ne s’en informant rare-
ment…
En échange, ils disposent de synthèses éclairées, de
renseignements sur le parcours du sujet et sur son
ancrage social. Nous soulageons ces spécialistes des
actes peu rémunérateurs, comme enlever les
agrafes, surveiller les plaies et préparer nos patients
aux différentes étapes des actes spécialisés : être
l’intermédiaire qui explique ce qui va se passer et
rassure.
Ce réseau s’est constitué de bouche à oreille : c’est
un réseau de « connaissances » qui nous fait béné-
ficier de ses réseaux connexes. Ainsi, certains spé-
cialistes peuvent nous renseigner sur les experts à
éviter et ceux à recommander… Ils sont souvent
d’une aide diagnostique précieuse, même par télé-
phone. Parmi eux, nous avons la chance d’avoir
une psychiatre de secteur qui se déplace éventuel-
lement à domicile !
Un autre réseau s’organise autour du patient, dans
son environnement ; pour que la prise en charge
d’une personne à domicile soit bénéfique, qu’elle
soit âgée, handicapée, malade ou en fin de vie, il
faut qu’il s’instaure une communication entre tous
les protagonistes : service de soins pour les toilettes
et l’habillage, aide ménagère, portage de repas,
infirmière, kinésithérapeute, médecin, voire ba
quier, tuteur, traducteur sans oublier le principal, le
patient lui-même ! Le cahier de liaison en est un
outil, mais celui-ci ne suffit pas toujours et l’ère du
portable facilite beaucoup les choses.
Monsieur V., 84 ans, hémiplégique d’origine viet-
namienne, ne comprend pas un seul mot de fran-
çais, mais il est attentif à ce qui se passe autour de
lui et il exige à chaque fois que madame N., 76
ans, lui traduise les chiffres de sa tension. Celle-ci,
qui ne comprend qu’un mot sur trois environ, est
en fait sa compagne de boat people, ils ont tou-
Résumé : Il s’agit de montrer dans cet article que, pour le médecin généraliste, le travail en
réseau fondé sur la confiance, l’échange entre divers professionnels permet la prise en compte
du patient dans sa globalité.
Comment travailler
avec les autres
SSIERUn métier formidable !
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jours tout partagé depuis. Une Eurasienne très
engagée me sert d’interprète, au pire des cas par
téléphone… Et ce sont heureusement les aides-soi-
gnants du service de soins à domicile qui m’appel-
lent en visite s’ils le jugent nécessaire, toujours à
bon escient.
A une époque nous avions envisagé son placement
en maison de retraite, car madame N. en bonne
asiatique qui supporte le mauvais caractère et les
exigences de son compagnon sans discussion,
s’était tassée deux vertèbres en le manipulant : un
pavillon de long séjour possédant un infirmier d’ori-
gine vietnamienne a failli être choisi. Mais l’idée de
ne pas manger des plats asiatiques et du riz à tous
les repas était insupportable à monsieur V., aussi a-
t-il refusé. Madame N. s’est pliée comme d’habitu-
de, malgré son corset sur mesure… Lit médicalisé,
aides-soignantes deux fois par jour, infirmière une
fois par semaine, kinésithérapeute trois fois par
semaine, aide ménagère par l’APA (Aide
Personnalisée à l’Autonomie) permettent le main-
tien à domicile.
Travailler en réseau, cest aussi se rendre dispo-
nible
Notre cabinet du groupe compte au moins deux
médecins de permanence et une secrétaire, et sou-
vent un stagiaire en médecine générale, leur pré-
sence facilite la rencontre des autres professionnels
du soin à domicile. Lorsque que l’infirmière a
besoin d’un avis, de par son emploi du temps très
chargés, la rencontre se fera en fonction de sa tour-
née et je m’absenterai momentanément du cabinet
pour venir discuter avec elle du choix du traite-
ment. Le médecin n’est pas seulement le coordon-
nateur, mais il peut aussi servir d’intermédiaire,
quand, par exemple, les hospitaliers n’ont pas été
complets dans les traitements transmis, aller à la
quête du renseignement non fourni. Ce travail de
proximité est fondé sur une réelle estime mutuelle.
L’infirmière, laide-soignant sont les professionnels
les plus proches de la personne, a fortiori isolée,
pouvant alerter le médecin à la moindre altération
de l’état de santé.
Les cahiers de liaison sont des tranches de vie, avec
les petits bobos comme les mauvaises humeurs,
l’examen clinique et même la santé du chien par-
fois ! La responsable du chenil de la SPA est un des
250 correspondants répertoriés sur mon portable :
nom après nom, tous les professionnels indispen-
sables y ont trouvé leur place.
Mais il existe aussi un accompagnement plus
«administrati, de nos patients chez le médecin
conseil, ou à la COTOREP, ou encore dans les tribu-
naux de contentieux de la Sécurité sociale : dans la
reconnaissance des préjudices subis par le travail ou
la maladie, beaucoup sont incapables de défendre
leur dossier et là, notre action bénévole s’impose.
L’étonnement de ce médecin conseil qui, après
avoir déménagé au centre ville, au troisième jour
de son installation, me retrouvait dans son cou-
loir… Beaucoup nous sont très reconnaissants de
leur fournir rapidement tous les éléments et de
pouvoir conclure plus rapidement leur dossier. Il
nous faut pour cela connaître les textes sur les-
quels les médecins de ces administrations s’ap-
puient pour pouvoir négocier point par point et
obtenir une reconnaissance exacte des préjudices.
Cet homme de 45 ans qui ne parle pas bien le fran-
çais, ne peut plus travailler après 22 années de tra-
vail les bras en l’air avec une soufflerie sur les
épaules : il a présenté une « coiffe des rotateurs »
bilatérale, compliquée d’algodystrophie, c’est dire,
il ne peut même plus balayer à la maison. Obtenir
45 % de taux d’incapacité de travail soit une rente
de 22,5 % de son salaire de smicard, pour élever
ses trois derniers enfants encore scolarisés, n’était
pas suffisant, aussi ai-je bataillé obtenir sur d’autres
motifs de maladie un complément COTOREP. De
même, pour cette femme qui après trois césa-
riennes s’est fait plusieurs éventrations : le chirur-
gien ne sait plus accrocher ses filets… L’invalidité
sur un salaire minimaliste de femme de ménage ne
suffisait pas pour élever ses filles : un complément
COTOREP a été obtenu, de quoi avoir au moins
juste en dessous du seuil de pauvreté...
Le métier de médecin généraliste
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Beaucoup de personnes pensent n’avoir aucun
droit et nous sommes aux premières loges quand
habitués à ce type de problème, nous osons poser
les questions.
Permettre à ces personnes de recouvrir leur dignité
par la reconnaissance du traumatisme ou de la
maladie est un gage de meilleure santé pour nos
patients et un facteur d’intégration pour leurs
enfants. Nous sommes un intermédiaire entre la
personne et les instances administratives qui appli-
quent leurs lois. Et ces administrations qui, au
départ, nous regardent d’un mauvais œil traîner
dans leur territoire, finissent par nous donner
quelques renseignements très utiles à nos patients.
Monsieur G. a travaillé et cotisé en France pendant
35 ans, quand il décide de prendre sa retraite en
Algérie. Malheureusement, la maladie l’oblige à
revenir en France : amputé des deux jambes, sous
insuline et anti-coagulants… Sa femme ayant tou-
jours vécu en Algérie, la demande de regroupe-
ment familial lui est refusée sous prétexte qu’il ne
l’a pas faite avant et qu’il n’a pas assez de revenus
pour nourrir sa femme (760 euros de retraite)…
Dans notre belle République, avec l’aide de
l’Association des Sans-Papiers, nous commençons
le combat…
Il y a enfin les réunions d’équipes, extérieures à
notre cabinet : disponibilité et bénévolat sont
encore une fois les freins de cette pratique. Que ce
soit dans la prise en charge d’un toxicomane ou
dans le suivi d’un enfant, d’un adolescent à pro-
blèmes, il est bon parfois de redéfinir les rôles de
chacun et le projet de l’individu. Ne pas se savoir
seul et pouvoir savoir qui fait quoi conforte les pro-
fessionnels dans leur action, mais aussi leur permet
d’échanger leurs doutes et parfois leurs peurs. Ces
réunions ne peuvent se tenir en dehors de la per-
sonne, afin de ne pas l’exclure là-aussi et la pousser
à l’échec. En tant que médecin, nous nous situons
dans la durée, nous avons connaissance d’évène-
ments de l’histoire familiale et, dans le respect du
secret professionnel, nous pouvons aider à la déci-
sion sur les modes
d’accompagne-
ment du sujet. C’est
dans cette forme de
travail en réseau
avec d’autres pro-
fessionnels que se
pose la question du
secret : secret par-
tagé ? Obligation
de réserve ? Quelles qu’en soient les modalités,
nous ne sommes pas autorisés à tout dire et, cepen-
dant, nous devons argumenter certains de nos avis.
Le réseau n’est pas magique, il peut être aussi enfer-
mant : nous étions plus de dix intervenants autour
d’une table pour quatre enfants d’une même famil-
le, éducateurs, responsables de foyer, assistante
sociale, médecin, professeurs. Mais pour quel résul-
tat ? Il nous a fallu remettre la maman en situation
de travail pour que les enfants aient autre chose
qu’un RMI comme avenir. Les années ont passé et
force est de constater que la tentative a échoué, les
quatre enfants ont reproduit la même situation de
survie que leurs parents…
Il faut beaucoup d’humilité et de prudence : ne pas
vouloir contraindre, mais faire avec, ne pas projeter
l’impossible, mais aider la personne à faire son choix.
Le danger principal est que le groupe professionnel
croit pouvoir faire pression sur l’individu déviant.
En conclusion
On a beaucoup parlé des réseaux et on en parle
encore : ce qui me semble important est d’avoir une
pratique en réseau basée sur l’échange dans le res-
pect et la reconnaissance des compétences de cha-
cun. Ce réseau-là n’a pas besoin d’être important en
taille, puisque qu’il profite des réseaux de chaque
professionnel qui partage ce type de pratique, il
apporte à chacun la compétence de l’autre et lui per-
met de différencier son mode d’intervention. C’est
ensemble, avec des approches complémentaires
mises au service du sujet souffrant, que nous pour-
rons lui proposer un mieux-être sans le morceler.
Un métier formidable !
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