Les Alchimistes de la confiance, une histoire des crises monétaires

De Dioclétien à Nixon,
de l’or des Médicis à l’euro
Jacques Gr av er e a u
Jacques Tr auman
UNE HISTOIRE DES
CRISES MONÉTAIRES
Les aLchimistes de La confiance
© Groupe Eyrolles, 2013
ISBN : 978-2-212-55572-1
© Groupe Eyrolles
Chapitre 1
Solon efface la dette grecque
et la monétise
Le problème du « bon » instrument de mesure de l’éco-
nomie est vieux comme le monde. La dette abyssale de
la Grèce défraye aujourd’hui la chronique et manque de
faire couler l’euro. Il n’y a rien de nouveau : le couple
infernal de la dette et de la monnaie a provoqué de tout
temps des ouragans. Pour les conjurer, certains gouver-
nants prirent des décisions fatales qui précipitèrent des
catastrophes. D’autres, grands visionnaires et politiques
avisés, permirent de refonder la confiance sur des bases
saines et durables. C’est à Athènes que la première déci-
sion géniale de l’histoire fut prise… il y a 2 600 ans.
Comme souvent, par un homme presque seul contre
tous : Solon.
Il y a 2 600 ans donc, au vie siècle avant notre ère, Athènes
est déjà prise dans l’étau d’un endettement inextricable.
C'est à l’époque une petite cité portuaire assez pauvre,
en rien la puissance que commencera à bâtir Pisistrate
50 ans plus tard et Périclès un siècle après. Elle n’a ni
marine, ni influence politique. Parmi les cités grecques,
c’est l’une des plus tard venues, l’une de celles dont la
croissance a été la plus lente. Elle ne produit qu’un peu
d’huile et de miel, doit importer le blé qui sert à nour-
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rir ses habitants et lui coûte fort cher. Alors que Sparte,
Mégare, Argos ou Chalcis sont déjà florissantes et fon-
dent des colonies en Asie mineure, Athènes vivote.
La petite Athènes donne le spectacle d’une forme de lutte
des classes qui empoisonne l’économie. D’un côté, on
trouve une noblesse foncière qui a réussi au fil des géné-
rations à accaparer presque toutes les bonnes terres et les
animaux utiles, et gère la cité selon ses intérêts ; de l’autre,
de petits fermiers sans terres qui travaillent pour les pre-
miers, mais aussi une nouvelle bourgeoisie d’artisans et
de marchands, sans pouvoir politique. Les uns prêtent
aux autres, chroniquement à court de ressources. On doit
rembourser ses dettes en têtes de bétail, l’unité de mesure
de tout temps. Si l’on a du retard, on se voit infliger des
amendes sévères. Celui qui fait défaut est réduit en escla-
vage par le créancier, selon les antiques lois de Dracon.
Beaucoup ne peuvent pas rembourser et le montant de la
dette explose, comme grandit l’hémorragie humaine des
pauvres hères réduits à la condition servile. La situation
empire gravement à l’orée du vie siècle. Elle devient inex-
tricable, insurrectionnelle.
Il faut un arbitre. On va chercher Solon, qui réunit un
consensus sur son nom. Ce n’est pas un noble terrien,
mais un négociant. Il a fait fortune dans le commerce de
l’huile en Méditerranée. Il est devenu un personnage en
vue de la cité d’Athènes, écouté pour ses sages opinions.
C’est aussi un remarquable poète, dont les œuvres sont
parvenues jusqu’à nous. Il n’est plus tout jeune aux stan-
dards du monde antique : 45 ans. Solon a vu le monde. Il
a fréquenté les autres cités et comparé leurs modèles. Il
connaît la valeur et l’usage de la monnaie.
Solon efface la dette grecque et la monétise 19
© Groupe Eyrolles
Linvention de La monnaie
Ce sont les Phéniciens, au xie siècle avant J.-C., qui les
premiers eurent l’idée d’utiliser les métaux précieux pour
faciliter les échanges. Le développement du commerce
international, dont ils furent les pionniers, rendit le troc
obsolète et nécessaire l’invention d’un moyen de paie-
ment plus subtil. Comme le dira Aristote : « Les différentes
marchandises nécessaires à la vie de tous les jours ne sont
pas facilement transportables, et les hommes ont donc
décidé d’employer pour leurs transactions quelque chose
qui est intrinsèquement utile comme, par exemple, le fer,
l’argent, et d’autres matériaux semblables. » Ce seront l’or
et l’argent.
Pour le commerce des cités grecques, on échange les mar-
chandises contre des pièces d’électrum, un alliage d’or
et d’argent que l’on extrait à l’état naturel. L’argent seul
sert aussi pour les échanges de moindre valeur. Les pièces
sont frappées par chaque ville, avec un poids de métal
strict sur lequel on ne plaisante pas (les faux- monnayeurs
sont condamnés à mort). À Athènes, la pièce de base est
la drachme, qui en général présente la tête de la déesse
Athéna (fondatrice mythique d’Athènes) d’un côté,
et de l’autre une chouette, oiseau monétaire commun
aux cités grecques, animal protecteur. La drachme pèse
4,36 g d’argent. L’unité supérieure, la mine, est fixée à
73 drachmes.
Solon est por au pouvoir en 594 avant J.-C., avec le
titre d’archonte. Il s’attaque aussitôt au problème des
dettes. C’est par une vaste réforme monétaire qu’il résout
le problème. Cette réforme, rapportée 180 ans plus tard
par le grand Aristote dans son ouvrage Athenaïôn Politeia
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(La République athénienne), est entrée dans l’histoire sous le
nom de seïsachteia, littéralement « allégement » ou « remise
du fardeau ». C’est une révolution conceptuelle et poli-
tique : pour la première fois, un gouvernant règle tout
à la fois la question de la dette, celle de l’instrument de
mesure et le système monétaire. Tout est lié. Solon va agir
simultanément sur les trois leviers.
Il ne s’agit en aucun cas d’un « allégement » monétaire
contrairement à ce que laisse accroire un contresens
répandu mais d’un allégement des dettes, d’un affran-
chissement des débiteurs privés et publics d’une partie
de leurs obligations vis-à-vis de leurs créanciers aristo-
crates. Solon commence par abolir l’esclavage pour dettes.
Il édicte ensuite, très rapidement, une loi fondamentale
qui convertit en valeurs monétaires et métalliques les
amendes fixées en têtes de bétail selon la loi antique.
Pour la première fois, l’instrument de mesure de la dette
devient la monnaie métallique. Parallèlement, il fait une
réforme fiscale majeure en remettant les impôts fonciers
des métayers. Pour que l’édifice soit complet et cohérent,
il décide de réévaluer la monnaie. La mesure et la valeur
de la monnaie changent en même temps. La « nouvelle
drachme » est d’abord calée sur 2 drachmes (comme le
nouveau franc du général de Gaulle vaudra 100 anciens
francs). Cette nouvelle drachme s’appellera nomisma.
C’est un nom assez banal mesure » en grec, et sa dérivée
« numismatique »), mais emblématique. Cette même dési-
gnation servira près de 2 000 ans jusqu’à la fin de l’Empire
byzantin. Une monnaie peut acquérir une aura et un nom
quasi religieux si elle est bonne. Une bonne monnaie
transcende l’économie pour s’inscrire dans l’inconscient
des peuples.
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