SOCIOLOGIE DE LA DéLINQUANCE

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SOCIOLOGIE
DE LA DéLINQUANCE
LAURENT MUCCHIELLI
sociologie
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sociologie
sous la direction d’Anne-Marie Arborio et Olivier Martin
Conception de la couverture : 6senspro/complexe.net
© Armand Colin, Paris, 2014
Armand Colin est une marque de
Dunod Editeur, 5, rue Laromiguière, 75005 Paris
ISBN : 978-2-200-29065-8
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Dans la même collection
C. Détrez, Sociologie de la culture
M. Buscatto, Sociologies du genre
Du même auteur
Histoire de la criminologie française (dir.), Paris, L’Harmattan, 1994.
La sociologie et sa méthode. Les Règles de Durkheim un siècle après, avec
Massimo Borlandi, Paris, L’Harmattan, 1995.
Le cas Spencer. Religion, science et politique, avec Daniel Becquemont, Paris,
Presses Universitaires de France, 1998.
La découverte du social. Naissance de la sociologie en France (1870-1914),
Paris, La Découverte, 1998.
Violences et insécurité. Fantasmes et réalités dans le débat français, Paris,
La Découverte, 2001.
Crime et sécurité. L’état des savoirs, avec Philippe Robert, Paris, La
Découverte, 2002.
Mythes et histoire des sciences humaines, Paris, La Découverte, 2004.
Le scandale des tournantes. Dérives médiatiques, contre-enquête sociologique, Paris, La Découverte, 2005.
Quand les banlieues brûlent. Retour sur les émeutes de novembre 2005, avec
Véronique Le Goaziou, Paris, La Découverte, 2006.
Gendarmes et voleurs. De l’évolution de la délinquance aux défis du métier (dir.),
Paris, L’Harmattan, 2007.
Les bandes de jeunes. Des « blousons noirs » à nos jours, avec Marwan
Mohammed, Paris, La Découverte, 2007.
La frénésie sécuritaire. Retour à l’ordre et nouveau contrôle social (dir.), Paris,
La Découverte, 2008.
Histoire de l’homicide en Europe. De la fin du Moyen Âge à nos jours, avec
Pieter Spierenburg, Paris, La Découverte, 2009.
La violence des jeunes en question, avec Véronique Le Goaziou, Nîmes,
Champ social, 2009.
Les violences politiques en Europe. Un état des lieux, avec Xavier Crettiez,
Paris, La Découverte, 2010.
États d’émeutes, État d’exception : retour à la question centrale des périphéries, avec Jean-Louis Olive et David Giband, Perpignan, Presses de l’université
de Perpignan, 2010.
L’invention de la violence. Des peurs, des chiffres, des faits, Paris, Fayard,
2011.
Vous avez dit sécurité ?, Nîmes, Champ social, 2012.
Criminologie et lobby sécuritaire. Une controverse française, Paris, La Dispute,
2014.
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Sommaire
Introduction générale
Sortir du manichéisme et de la pensée magique l9
Le nécessaire agnosticisme du sociologue l11
Le piège du moralisme l13
L’éthique scientifique et de la question de l’indépendance l15
Un tour d’horizon de la sociologie de la délinquance
en quatre étapes l16
I9
1I Brève histoire de la sociologie de la délinquanceI19
1. Les prémisses d’une sociologie de la délinquance en France
à la fin du xixe siècle l20
2. La première école de Chicago (1910-1940) l23
3. De la première à la seconde école de Chicago (1940‑1970) l28
4. Le retour de la sociologie criminelle en France l36
Conclusion : quel avenir pour la sociologie de la délinquance ? l44
2I L’évolution des normes pénalesI47
1. La fabrique du droit pénal l48
2. Quelques grands processus modernes de criminalisation
et de décriminalisation l61
Conclusion : instabilité normative et mesure des comportements l76
3I Les transgressionsI77
1. Diversité et complexité des transgressions :
la délinquance juvénile l78
2. Les violences interpersonnelles : déclin réel et visibilité nouvelle l88
3. Délinquance « en cols blancs » et délinquances
des élites politiques l96
4. Banditisme, crime organisé et mafias l116
5. Le cas des violences sociopolitiques l124
Conclusions : la pacification des mœurs à l’épreuve
du système économique l137
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4I Les réactions socialesI139
1. Détecter, dénoncer : l’évolution des réactions sociales l140
2. Surveiller, contrôler, enquêter, interpeller : les actions policières l150
3. Poursuivre, orienter, juger, exécuter les peines :
les actions judiciaires l160
4. Les politiques de sécurité et de prévention de la délinquance l177
Conclusion : tolérance zéro ou déjudiciarisation ? l188
Conclusion générale I191
Bibliographie générale I199
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Introduction
générale
Sortir du manichéisme et de la pensée magique
Le nécessaire agnosticisme du sociologue
Le piège du moralisme
L’éthique scientifique et de la question de l’indépendance
Un tour d’horizon de la sociologie de la délinquance
en quatre étapes
T
rès peu d’entre nous sont en mesure de dire quelque chose sur
la génétique de l’évolution ou sur la physique des particules. En
revanche, la plupart des citoyens ont des opinions souvent arrêtées
sur les divers problèmes de la vie sociale, et il ne se passe pas un
jour sans qu’une émission de télévision ou un discours politique ne
les sollicitent en ce sens. Dès lors, la sociologie est par définition un
domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche qui présente
certaines spécificités. Et un sujet aussi exposé que la délinquance
ne fait que les renforcer en multipliant des préjugés et des pseudoévidences qui sont autant de pièges pour l’analyse scientifique et
autant de difficultés à découvrir au cours de la formation au métier
de sociologue1.
Sortir du manichéisme et de la pensée magique
Une première pseudo-évidence et l’un des obstacles au raisonnement sociologique les plus importants consiste à croire que s’il existe
des problèmes de délinquance, c’est parce que certaines personnes
sont potentiellement délinquantes. Ce préjugé, qui se traduit notam1. Nous nous adressons en premier lieu aux étudiants en sociologie, mais ce livre concerne tout autant
celles et ceux qui s’intéressent à ce que l’on appelle les « sciences criminelles » dans les facultés de
droit françaises et à ce que l’on appelle la « criminologie » dans d’autres pays.
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Introduction générale
ment dans la dichotomie opposant les « délinquants » aux « honnêtes
citoyens », découle du vieux manichéisme opposant le Bien et le Mal.
Dans leur prétention à supplanter les théologies, les premières théories scientifiques du crime, issues du monde médical, ont en réalité
consisté en une naturalisation de ce manichéisme et une recherche
obstinée du critère biologique permettant de partager ainsi l’humanité en deux catégories, recherche fondée sur une croyance de type
magique en la toute-puissance de l’hérédité.
Le plus connu de ces médecins-criminologues fut Cesare Lombroso (1835‑1909). Aliéniste puis professeur de médecine légale
à l’université de Turin, l’auteur mondialement connu de L’Uomo
delinquente (1876) entendait distinguer parmi les auteurs d’actes
délinquants un fort noyau de « criminels-nés » qui seraient des dégénérés à l’hérédité viciée. Il prétendait de surcroît que ces « monstres »
étaient porteurs de stigmates physiques (osseux et notamment crâniens) qui permettaient de les reconnaître « à l’œil nu ». Le Français
Charles Féré (1852-1907), médecin-chef à l’hôpital de Bicêtre, pensait de même que la criminalité était « une dégénérescence héréditaire directe », une « maladie de famille ». Dès lors, « les impotents,
les aliénés, criminels ou décadents de tout ordre, doivent être considérés comme des déchets de l’adaptation, des invalides de la civilisation. Ils ne méritent ni haine ni colère ; mais la société doit, si elle ne
veut pas voir précipiter sa propre décadence, se prémunir indistinctement contre eux et les mettre hors d’état de nuire », écrit-il dans
Dégénérescence et criminalité (1888). Tel est l’horizon de la pensée
scientifique de l’époque, auquel ne déroge aucun de ces médecinscriminologues, qu’ils soient darwiniens ou néo-lamarckiens comme
le célèbre Alexandre Lacassagne (1843-1924), professeur de médecine légale à Lyon (Renneville, 1997). Éradiquer directement (par
la peine de mort) ou indirectement (par la castration) cette sousrace d’hommes dégénérés constituait pour ces savants une nécessité
sociale (Foucault, 1999 ; Mucchielli, 2014, 21 sqq.). Ces théories
bio-déterministes et leurs prolongements eugénistes ont dominé
le monde médical au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale
(Carol, 1995). À certains égards, cette croyance magique dans le
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rôle décisif de l’hérédité n’a jamais disparu de certains secteurs de la
recherche, notamment sous l’impulsion des progrès de la génétique.
L’idée pourtant particulièrement simpliste que les comportements
sociaux s’expliqueraient par l’hérédité individuelle perdure. La tentation du « gène du crime » fait régulièrement surface, pas seulement
aux États-Unis.
Enfin, ce manichéisme naturalisé a eu des prolongements dans
la psychiatrie et la psychopathologie, y compris dans les courants
revendiquant la filiation psychanalytique. Dans Totem et tabou
(1913) puis dans Malaise dans la civilisation (1929), Sigmund Freud
(1856-1939) universalise en effet une prédisposition au crime du fait
de la pulsion d’agression. La violence et la plupart des formes de
criminalité seraient propres non pas à certains individus dégénérés,
mais inhérentes à la nature humaine : homo homini lupus est. De
là l’explication de la plupart des formes de criminalité contre lesquelles lutteraient depuis toujours la Civilisation et la Raison. L’on
trouve jusqu’à nos jours dans des textes psychanalytiques ce type de
considérations pseudo-historiques permettant d’expliquer à peu près
tout en général et rien en particulier (Mucchielli, 1999a).
Le nécessaire agnosticisme du sociologue
Ainsi, l’histoire des sciences criminelles depuis le xixe siècle
regorge de théories fondées sur la prémisse de l’existence d’un
« quelque chose de fondamental » qui tantôt séparerait les gens normaux des gens anormaux, tantôt expliquerait un penchant pour le
crime inhérent à l’être humain. Face à ces croyances, il apparaît au
contraire essentiel pour le sociologue – comme tout scientifique – de
faire preuve d’agnosticisme pour tout ce qui concerne la « nature
humaine », en l’occurrence de ne lui prêter ni bonté ni agressivité
« naturelles ». Il peut en cela s’appuyer sur des acquis essentiels des
sciences humaines. Après la Seconde Guerre mondiale, quantité de
discours plus ou moins savants prétendirent de nouveau expliquer le
nazisme et ses crimes contre l’humanité tantôt par la nature humaine,
tantôt par la personnalité criminelle de certains chefs. Ayant assisté
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Introduction générale
en 1961 au procès du criminel de guerre nazi Adolph Eichmann,
la philosophe Hannah Arendt avait déjà ouvert une brèche philosophique majeure en soulignant au contraire la « banalité du mal »
(Arendt, 1966). Mais surtout, le psychosociologue Stanley Milgram
a administré en 1963 une démonstration décisive à travers sa série
d’expériences sur la soumission à l’autorité, démontrant que des
hommes et des femmes ordinaires pouvaient, lorsque certaines circonstances étaient réunies, se transformer en bourreaux et commettre
des atteintes à l’intégrité physique d’autrui qu’ils jugeaient par ailleurs, hors de ces circonstances, contraires à la morale la plus élémentaire et inimaginables les concernant (Milgram, 1974). Toutes
les reproductions et tous les prolongements de cette expérience en
ont confirmé la validité et l’importance. L’historien Christopher
Browning (1994) a par exemple analysé les archives des procès
tenus dans les années 1960 en ex-République Fédérale Allemande à
l’encontre des réservistes du 101e bataillon de la police, décortiquant
les témoignages de plus de 200 de ces anciens membres d’une unité
qui, dans la Pologne occupée, a massacré 38 000 juifs (hommes,
femmes et enfants) et en a arrêté 45 000 autres, déportés puis gazés
à Treblinka. Originaires de Hambourg, une ville qui soutenait peu le
Troisième Reich, ces policiers n’étaient pas des membres fanatisés
de la SS, ni des soldats blasés par des années de combats meurtriers. Il s’agissait d’un corps de réservistes, composé pour l’essentiel de pères de famille quadragénaires, ouvriers et employés pour
la plupart. De la même manière, les procès en cours des auteurs du
génocide perpétré au Rwanda, dans les années 1990, font apparaître
« une gamme très large d’hommes ordinaires » chez qui « devoir,
obéissance et idéal conjuguent leurs effets pour anéantir tout scrupule et inverser la valeur accordée aux actes », écrit le psychiatre
Daniel Zagury (Le Monde, 8 avril 2014).
« Le délinquant est une personne ordinaire », tel est également le
principe épistémologique de base que les sociologues de l’école de
Chicago nous ont enseigné depuis un siècle (Burgess, 1923) et qui
permet de chercher à décrire et comprendre la genèse des conduites
délinquantes dans le cours ordinaire de la vie sociale et du dévelop-
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Introduction générale Introduction générale
pement psychosocial des personnes. Cette sorte d’agnosticisme face
aux présupposés relatifs à la nature humaine constitue une nécessité
absolue pour la recherche scientifique. Elle permet d’ouvrir les yeux
au lieu de les fermer, et de rechercher sans a priori, dans le cours
réel et observable de la vie, tous les facteurs qui peuvent contribuer
à l’apparition de tel ou tel comportement.
Le piège du moralisme
Enfin, le sociologue doit encore se défaire d’un dernier avatar du
fondement religieux des raisonnements : celui qui consiste à penser
l’acte délinquant comme le résultat d’une intention malveillante.
Transgresser un interdit ne constitue pas nécessairement une action
volontaire d’une personne, encore moins une action volontairement
dédaigneuse de l’interdit ni de la norme morale qui le sous-tend. Cela
peut également résulter d’autres facteurs tels que l’ignorance d’une
règle, l’habitude collective de procéder de telle façon, l’existence d’une
règle sociale jugée supérieure à la règle juridique, l’absence de toute
réaction sociale au fait de frauder, etc. Et, dans ces cadres, la transgression peut être massive. Quel garçon ne s’est jamais battu dans la cour
de récréation, ce qui constitue potentiellement un délit de violence
avec circonstances aggravantes ? Quel employé de bureau n’a jamais
passé depuis son poste de travail un coup de téléphone personnel, fait
pour son propre compte une photocopie ou bien emmené chez lui un
stylo, ce qui constitue autant de minuscules abus de biens sociaux ?
Quel cadre n’a jamais fait passer un déjeuner amical dans ses frais
professionnels, ce qui constitue une fraude sociale ? Quel patron n’a
jamais été tenté de dissimuler un bénéfice pour payer moins d’impôt,
ce qui constitue une fraude fiscale ? Sans être systématiques, ces comportements sont néanmoins très répandus et parfois majoritaires dans
la population générale. Une recherche canadienne menée auprès des
compagnies d’assurance estimait ainsi à au moins 60 % la proportion
d’assurés trichant de diverses manières avec leurs déclarations : majoration de coûts, déclarations frauduleuses, faux sinistres, etc. (Bacher,
Gagnon, 2003, 78). De même, les enquêtes de délinquance auto-
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Introduction générale
reportée indiquent qu’environ un tiers des salariés admettent voler
plus ou moins régulièrement leur entreprise (Bonnet, 2007)1. Prenons
enfin l’exemple du type d’infraction sans doute le plus fréquent dans
la vie quotidienne des sociétés modernes : il est probable que la quasitotalité des automobilistes a commis au moins une fois dans sa vie
une infraction routière, ne fût-ce sans s’en rendre compte. Étudiant sur
base d’entretiens un échantillon de conducteurs sanctionnés, Renouard
(2000) montre que, quels que soient le sexe, l’âge, le milieu social, le
type d’infraction routière et de sanction prononcée, les contrevenants
« disent tous à peu près la même chose ». En situation de conduite, leur
comportement est une adaptation permanente aux données concrètes :
la météo, le type de route, le nombre et le comportement des autres
conducteurs au même moment, etc. Les automobilistes connaissent le
code de la route, mais peuvent être amenés à le transgresser parce qu’il
ne produit pas de sens pour eux dans la situation. Ils se réfèrent non
pas à une règle abstraite, mais à une évaluation circonstanciée de la
dangerosité de leur conduite et de celle des autres. Ils peuvent donc
être amenés à commettre une infraction sans avoir le sentiment que
cela soit répréhensible. Ils sont dès lors peu sensibles aux rappels à la
règle et perçoivent généralement la sanction sinon comme illégitime
du moins comme disproportionnée. Dans ce cadre, ils intègrent le renforcement de la surveillance par le biais des radars et des contrôles
policiers parmi les données de la situation de conduite, provoquant
peut-être davantage un accroissement de la vigilance face à un risque
supplémentaire qu’une modification profonde des habitudes par adhésion morale à un changement de la règle (voir une discussion théorique
à ce sujet dans Lidgi, 2005).
1. Les enquêtes de délinquance auto-reportée consistent à interroger anonymement un échantillon
représentatif de personnes sur les transgressions qu’elles ont pu commettre, que ces dernières aient
ou non été détectées (Zauberman, 2009). Les enquêtes de victimation réalisent le même type d’investigation, mais en interrogeant les personnes sur ce qu’elles ont pu subir dans un laps de temps donné
(Robert, Zauberman, 2011). Ces enquêtes en population générale sont des outils essentiels pour l’analyse sociologique en ce qu’elles permettent d’interroger le réel au-delà des seules données produites
par les administrations, par exemple les statistiques de police (Robert, Zauberman, Nevanen, Didier,
2009). Ces dernières constituent en effet un comptage de l’activité de ces administrations (avec ses
filtres, ses priorités, ses points aveugles, etc.), et non un sondage représentatif de la réalité.
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Introduction générale Introduction générale
L’éthique scientifique et de la question
de l’indépendance
La production de normes sur la délinquance est un des fondements
historiques et majeurs de l’affirmation des pouvoirs politiques. Ceci
pose au sociologue des problèmes permanents d’indépendance et de
respect des fondements de l’éthique scientifique que sont le désintéressement, la transparence, la recherche du vrai pour le vrai, la mise en
discussion collective des recherches, la libre transmission et la diffusion des connaissances… Ces questions peuvent se poser à toutes les
étapes de la production du savoir scientifique : depuis le choix même
d’un objet de recherche jusqu’à la diffusion des résultats. Elles peuvent
de surcroît être liées aux conditions mêmes d’emploi du sociologue
(qui n’a pas toujours le privilège d’être protégé par un statut comme
celui de fonctionnaire de l’enseignement supérieur et de la recherche),
aux conditions de financement de ses recherches ou encore aux conditions de l’accès aux données dont il a besoin. Dans nombre de pays,
le poids des organisations religieuses impose par exemple des tabous
qui peuvent interdire la démarche même de connaissance sur un
sujet. Dans nombre de pays même les plus laïcs, le pouvoir politique
peut être tenté de réduire le rôle du sociologue à celui d’un technicien au service des politiques publiques du moment. Et ces dernières
peuvent être orientées par des considérations autres que la volonté
de connaître pour mieux réguler les problèmes sociaux, par exemple
des considérations idéologiques, ou encore des intérêts financiers liés
au développement des industries de sécurité. Ces problèmes peuvent
même se poser au cœur des organismes publics de financement de la
recherche, à l’échelle nationale comme à l’échelle européenne. Il est
par exemple révélateur de voir des agences publiques de financement
de la recherche inciter depuis quelques années au développement de
recherche sur l’accompagnement ou « l’acceptabilité sociale » de techniques de sécurité telles que la vidéosurveillance, plutôt que d’inciter à
l’analyse scientifique de leur genèse et de leur implantation, de même
qu’à l’évaluation de leur efficacité et plus largement de leur impact sur
les comportements sociaux.
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sociologie de la délinquance
Introduction générale
De façon générale, interrogeons-nous sur les conséquences que
peut avoir sur la production même de connaissances et sur le statut
d’« expert » ou de « sachant » le fait que la délinquance soit d’une
part un thème surexposé politiquement et médiatiquement, d’autre
part un enjeu économique et financier croissant du fait du développement des industries et du commerce de la sécurité. En France,
ces enjeux ont conduit ces dernières années à une confusion croissante des identités professionnelles, au point que l’on a pu voir
des « experts » issus du secteur marchand, de la haute hiérarchie
policière et/ou de la vie politique, tenter de faire labelliser scientifiquement leur production de discours en s’auto-désignant comme
« criminologues » (Mucchielli, 2014). Et cette tendance est générale.
Dans d’autres pays où la criminologie existe déjà comme discipline
universitaire, nombre de chercheurs ont tiré la sonnette d’alarme,
face au risque d’instrumentalisation politique par le biais des financements de la recherche, réduisant progressivement la criminologie
à une science appliquée au service des gouvernements du moment
(par ex. au Royaume-Uni : Hillyard et al., 2004).
Face à ces périls, il importe de maintenir le cap du navire scientifique, en connaissant et en améliorant sans cesse une tradition intellectuelle qui s’ancre dans une histoire, dans des méthodes de production
des connaissances et dans une définition des domaines de recherche1.
Un tour d’horizon de la sociologie
de la délinquance en quatre étapes
Après l’ère du réductionnisme biomédical, et après les premières
critiques notamment françaises, l’histoire scientifique de la sociologie
de la délinquance commence véritablement aux États-Unis. Au cours de
1. On ne traitera pas ici dans un chapitre entier des méthodes quantitatives et qualitatives couram-
ment utilisées en sociologie de la délinquance dans la mesure où ces méthodes ne présentent pas
de spécificités particulières. Qu’il s’agisse de l’analyse statistique des données administratives, de la
réalisation d’enquêtes en population générale, de l’observation plus ou moins participante ou de la réalisation d’entretiens plus ou moins formalisés, les chercheurs mobilisent en sociologie de la délinquance
les méthodes ordinaires des sciences sociales, sur lesquelles existe déjà une abondante bibliographie.
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sociologie de la délinquance
Introduction générale Introduction générale
la première moitié du xxe siècle, la plupart des bases de ce domaine de
recherche y sont posées. Par la suite, en Amérique comme en Europe,
de nombreux programmes de recherche vont se développer jusqu’à
nos jours. En se centrant sur les États-Unis et sur la France, faute de
pouvoir recenser une production désormais mondiale, le chapitre 1
tentera de synthétiser les principaux enseignements de cette tradition
intellectuelle.
Quant à ses domaines et ses objets, le programme de recherche de
la sociologie de la délinquance a été défini depuis près d’un siècle.
En 1924, le sociologue ou criminologue (les deux termes sont généralement équivalents aux États-Unis) Edwin Sutherland publie la
première édition de ses Principles of Criminology. Il y définit ce programme comme « l’étude du crime en tant que phénomène social »,
ce qui comprend trois sous-domaines : l’étude de la production des
normes, l’étude de la transgression de ces normes et l’étude de la réaction à ces transgressions (« process of making laws, breaking laws,
and of reacting toward the breaking of laws »). Cette organisation
générale de la sociologie de la délinquance est toujours d’actualité.
Elle a structuré un des principaux bilans des recherches francophones
publié il y a quelques années (Mucchielli, Robert, 2002). Et elle structure également la suite de ce livre : les normes (chapitre 2), les transgressions (chapitre 3) et les réactions sociales (chapitre 4).
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