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La place de l’industrie touristique dans l’économie française
Gilles Caire
Maitre de conférences HDR d’économie à l’Université de Poitiers
Membre du CRIEF (Centre de recherche sur l'intégration économique et financière) EA 2249
Cet article est paru dans le numéro 393 des Cahiers Français (Juillet-Aout 2016)
Evoquer l’industrie touristique peut sembler de prime abord étrange. Le tourisme relève
économiquement du secteur des services (secteur tertiaire) et non du secteur de l’industrie
(secteur secondaire) qui consiste à produire des biens matériels par transformation de la
matière. De plus dans l’imaginaire collectif, l’industrie c’est l’usine, le travail à la chaîne, le
bruit, les cadences imposées, la production standardisée en très grande série, l’enfermement
En somme, l’exact opposé de l’imaginaire du tourisme qui repose sur les grands espaces,
l’évasion, le repos, le temps libre pour soi, le soleil...
Et pourtant, tant du point de vue de l’organisation de la production et de la distribution des
produits touristiques que des montants financiers en jeu, le tourisme est bel et bien
aujourd’hui une industrie, reposant sur des investissements lourds, des procès standardisés,
des économies d’échelle, de puissantes entreprises multinationales. En janvier 2016, l’OMT
(Organisation mondiale du tourisme), institution spécialisée des Nations Unies chargée de la
promotion du tourisme, annonce triomphalement un « record d’arrivées de touristes
internationaux en 2015, à 1,2 milliard » et note : « Aujourd’hui, le volume d’affaires du
secteur touristique égale, voire dépasse celui des industries pétrolière, agroalimentaire ou
automobile (…) La performance solide du secteur contribue à la croissance économique et à
la création d’emplois dans de nombreuses régions du monde. Il est donc d’une importance
critique que les pays favorisent les politiques soutenant la poursuite de la croissance du
tourisme. »
En France, la DGE (Direction générale des entreprises), placée sous l’autorité du ministre de
l'Économie, de l'Industrie et du Numérique, considère dans son document bilan de 2015 que
« le tourisme constitue pour notre pays un levier de croissance et d’emploi considérable (…)
La politique menée a pour ambition de créer une véritable filière de l'industrie touristique
capable de fédérer l'ensemble des acteurs ». La prise de conscience par l’Etat du caractère
« industriel » du tourisme et du fort potentiel français en matière de croissance et d’emplois
remonte de fait aux Trente Glorieuses.
Les vacances, un élément tardif du fordisme industriel des Trente
glorieuses
Jusqu’aux années 1960, le tourisme ne figurait ni dans les priorités de la politique sociale de
l’Etat, ni dans celles de la planification économique. L’unique préoccupation des pouvoirs
publics était alors l’attraction de touristes étrangers fortunés, notamment dans les palaces
parisiens et de la Côte d’Azur, afin de générer des entrées de devises. Le IVe Plan (1962-
1965) marque une rupture dans cette absence d’intérêt. Le développement de la
2
consommation de masse et la volonté de corriger les inégalités sociales et territoriales
conduisent l’Etat à mettre en œuvre une politique d’aménagement du territoire, dont le
tourisme constituera un axe important. A l’occasion de ce IVe plan, deux programmes massifs
d’aménagements touristiques sont lancés, le Plan Racine d’aménagement du littoral
languedocien, qui crée ex-nihilo huit stations balnéaires, et le plan Neige de création de
stations intégrées de sport d’hiver. Sont créées ensuite les Missions d’aménagement de la
Corse (1966) et de la côte Aquitaine (1967). En 1967, le gouvernement lance également une
politique de rénovation rurale avec des aides au développement touristique.
Rétrospectivement, cette politique touristique peut être considérée comme un prolongement
décalé dans le temps de la régulation fordiste qui s’est mise en place après la seconde guerre
mondiale afin d’articuler production de masse et consommation de masse. Selon Michel
Aglietta, fondateur de l’Ecole de la régulation, « le fordisme est le principe d'une articulation
du procès de production et du mode de consommation, constituant la production de
masse qui est le contenu de l'universalisation du salariat »
1
. Dans cette perspective
régulationniste, pour Pascal Cuvelier
2
, la démocratisation du tourisme n’est pas qu’un progrès
social, une des formes d’utilisation du temps libre dégagé par le mouvement historique de
réduction du temps de travail.
Tourisme et fordisme
Compromis
institutionnalisé sur
l’organisation du
travail
Compromis
institutionnalisé
sur le partage des
gains de
productivité
Consommation
de masse
Rétroaction
effet multiplicateur keynésien
forte accumulation de capital
Production de
masse
Sécurité
sociale
cotisations
sociales
Prestations
sociales
Soutien de la
demande
Salaires
élevés
Croissance des
investissements
Modernisation
industrielle et
technologique
TOURISME
Compensation
en loisirs
Congés
payés
mocratisation
de l’automobile
et des départs en
vacances
Construction d’hébergements touristiques
Comme l’indique le schéma, le tourisme contribue à la dynamique du système productif
fordiste à plusieurs niveaux.
En premier lieu, le tourisme a renforcé le compromis institutionnalisé sur l’organisation du
travail. Partir en vacances ou en week-end constitue des phases de décompression physique et
psychique. En complément de la réduction de la journée de travail, la constitution de « blocs
significatifs de temps libéré » selon l'expression de Pascal Cuvelier, permet au travailleur
d'accepter une soumission à des rythmes de travail aliénants et à des cadences croissantes et
donc de soutenir la motivation et la productivité. L’État joue un rôle d'impulsion et de relance
du progrès social en « montrant l'exemple » dans les entreprises publiques. Ainsi la 3e puis la
4e semaine de congés payés apparurent d’abord chez Renault en 1955 et en 1961 avant d’être
généralisées à l’ensemble des travailleurs en 1956 et 1969.
1
Michel Aglietta, Régulation et crises du capitalisme, Calmann-Lévy, 1976.
2
Pascal Cuvelier, Anciennes et nouvelles formes de tourisme, L’Harmattan, 1998
3
En second lieu, les congés payés s'insèrent dans le compromis institutionnalisé sur le partage
des gains de productivité entre profits, salaires directs, salaires indirects (via la sécurité
sociale) et congés payés, auxquels peuvent s'ajouter des primes de vacances, des aides et, dans
les grandes entreprises, l’accès aux hébergements du Comité d’entreprise. Les congés payés
sont après les cotisations retraites le second élément de la déconnexion temporelle entre
travail et salaire.
Enfin le tourisme est une des normes de la consommation fordiste, en lien avec la
marchandise fondamentale du fordisme qu’est l'automobile
3
, et contribue ainsi à assurer
l'adéquation entre production de masse et consommation de masse par l’effet multiplicateur
des dépenses touristiques et des construction d’hébergements (y compris de résidences
secondaires), mais aussi en alimentant les processus d'imitation et de différenciation, moteurs
socio-économiques de la société de consommation.
Avec le fordisme, le tourisme n’est plus un privilège social réservé à une classe d’oisifs
décrite par Veblen, mais acquiert une gitimité économique. Concomitamment à la diffusion
de l’automobile, dont le taux d’équipement des ménages progresse de 45% au début des
années 1960 à 70% à la fin des années 1970, le taux de départ augmente de façon régulière de
44% en 1964, date de la première enquête de l’INSEE sur les vacances des Français, à 56% en
1979. Sur la même période, les nuitées de vacances des Français passent de 611 millions à
886 millions, soit un rythme moyen de progression annuelle de +3% par an (+2,4% pour les
nuitées des Français en France et +7,9% pour les nuitées des Français à l’étranger), dans un
contexte de très forte progression, en termes réels
4
, du PIB (+4,6% par an en moyenne) et de
la consommation (+4,4%).
Sur la même période, venant renforcer ce développement interne de l’activité touristique, les
arrivées touristiques internationales doublent, passant de 12 millions en 1964 à 25 millions en
1976, soit une progression moyenne de plus de 6% par an, un rythme semblable à celui des
exportations françaises qui progressent alors en termes réels de 8% par an.
Mesurer l’importance du tourisme : deux concepts clés de consommation
touristique
Le besoin de quantifier précisément le développement du tourisme n’apparait que plus tard, à
partir de 1980. L'impact monétaire de l'activité touristique sur le plan macroéconomique est
identifié à travers l’établissement de Comptes satellites du tourisme (CST), et cela en
conformité avec les conventions internationales
5
. Des données de dépenses sont collectées
auprès des touristes français et des visiteurs étrangers, qui sont ensuite synthétisées en
catégories emboitées de consommations touristiques, selon des règles en concordance avec les
nomenclatures d’activités et de produits de la Comptabilité nationale. De plus, au suivi des
séjours de vacances (d’au moins 4 nuitées consécutives), sont ajoutés à partir de 1990 les
courts séjours (1 à 3 nuitées), et à partir de 2010 les excursions (voyages à la journée).
3
En 2014, l’automobile est le mode de déplacement de 74% des séjours touristiques des Français, 80% pour les
séjours en France, 26% pour les séjours à l’étranger (pour lesquels l’avion est prédominant à 57%).
4
i.e. déduction faite de l’inflation générale.
5
dont la dernière version sous l’égide des Nations Unies, de l’OMT, d’Eurostat et de l’OCDE est : Compte
satellite du tourisme : recommandations concernant le cadre conceptuel 2008, Études méthodologiques, Série F
N° 80/Rev.1, 2010
4
La Consommation touristique en 2014
Consommation du tourisme national
1261 millions de nuitées
143 milliards €*
12,4% de la consommation des ménages
Consommation du
tourisme récepteur
(des non-résidents en France)
599 millions de nuitées
52 milliards €
Consommation du tourisme interne
(des résidents en France)
1012 millions de nuitées
106 milliards €
9,2% de la consommation des ménages
Consommation du
tourisme émetteur
(des résidents à l’étranger)
249 millions de nuitées
37 milliards €*
Consommation du tourisme intérieur
1611 millions de nuitées
158 milliards €
7,4% du PIB
* Dépenses de la ligne voyage de la balance des paiements ; Banque de France
Source : Calculs de l’auteur à partir du Compte satellite du tourisme, DGCIS
L’indicateur phare de l’activité touristique est la consommation touristique intérieure (CTI).
Elle mesure les dépenses auprès d’entreprises françaises, des visiteurs résidents
6
et non-
résidents (touristes et excursionnistes), au cours ou en vue des voyages qu’ils ont effectués
dans l’année considérée en France ou à partir du territoire français. Elle se décompose en
consommation interne (106 milliards d’euros en 2014) et consommation réceptrice (52
milliards). D’un montant de 158 milliards d’euros
7
en 2014, elle représente 7,4% du PIB.
En complément, il est aussi possible de déterminer la dépense de consommation du tourisme
national, somme des dépenses des ménages résidents réalisées en France et à l’étranger. Son
montant en 2014 peut être estimé à 143 milliards d’euros, dont le quart environ est effectué
lors de voyages à l’étranger
8
, soit 12% de la consommation totale des ménages français. Le
logement, premier poste de consommation, en représente 27% (305 milliards). La même
année, la consommation des ménages en produits alimentaires et boissons non alcoolisées est
de 152 milliards, celle en articles d'habillement et chaussures de 59 milliards, les achats
d’automobiles de 36 milliards, les dépenses de télécommunication des 23 milliards.
… résultant de la reconstitution statistique d’une industrie composite
Ces données de consommations touristiques sont complexes à établir car le tourisme est
économiquement transversal. Il ne constitue pas une branche d’activité au sens de la
comptabilité nationale, c’est-à-dire constituée d’entreprises qui fabriquent des produits ou
rendent des services homogènes. C’est un ensemble composite de consommations de services
dits « caractéristiques du tourisme » (services d’agences de voyage, d’hébergement, de
restauration, de transport, de loisirs …) et d’autres produits « non liés au tourisme », acquis
tant sur le lieu de séjour (achats alimentaires, journaux, produits locaux, souvenirs,
cadeaux…), que sous forme d’achats avant ou après le séjour (carburant, péage, bagages,
parapharmacie…). La consommation touristique intérieure est une sorte de « catalogue »,
6
Personnes, quelle que soit leur nationalité, qui ont leur domicile principal en France.
7
dont près de 20% relèverait du tourisme d’affaires selon le WTTC (World Travel & Tourism Council).
8
Le compte satellite du tourisme ne retrace que les dépenses effectuées sur le sol français. La seule source
d’évaluation des dépenses touristiques des Français dans les pays étrangers est la ligne « voyages » de la balance
des paiements établie par la Banque de France selon des principes différents de ceux des statistiques touristiques.
5
résultant d’une reconstitution, branche par branche, produit par produit, des « traces
monétaires » des touristes sur la base d’enquêtes spécifiques.
Consommation touristique par poste détaillé
(en % de la CTI)
Valeurs 2014
en milliards €
Evolution en valeur
2005-2014
I Dépenses en services caractéristiques (58%)
91,8
+26%
1. Hébergements touristiques marchands (16%)
25,2
+39%
Hôtels
13,0
+35%
Campings (y compris municipaux)
2,1
+46%
Gîtes ruraux et autres locations saisonnières
7,6
+46%
Autres hébergements marchands (a)
2,5
+35%
2. Restaurants et cafés (12%)
19,6
+25%
3. Services de transport non urbain (17%)
27,3
+26%
Transport par avion
16,3
+26%
Transport par train (hors transilien)
7,7
+25%
Transport par autocar
2,5
+29%
Transport fluvial et maritime
0,8
+22%
4. Location de courte durée de matériel (2%)
3,5
+12%
Location de véhicules de tourisme
2,2
+6%
Location d'articles de sports et loisirs
1,3
+25%
5. Services des voyagistes et agences de voyages (5%)
7,4
+6%
6. Services culturels, sportifs et de loisirs (6%)
8,7
+17%
Musées, spectacles et autres activités culturelles
2,3
+39%
Casinos
2,3
-14%
Parcs d'attraction et autres services récréatifs
3,2
+37%
Remontées mécaniques
1,0
+19%
II Autres postes de dépenses (31%)
49,6
+16%
Carburants
10,9
+17%
Péages
3,6
+16%
Aliments et boissons (hors restaurants et cafés)
11,7
+14%
Biens de consommation durables spécifiques (b)
6,6
+19%
Autres biens de consommation (c)
11,5
+4%
Taxis et autres services de transport urbain
2,0
+72%
Autres services (Réparations autos, soins corporels...)
3,3
+24%
III Hébergement touristique non marchand (11%) (d)
16,9
+38%
IV Consommation touristique intérieure (I+II+III)
158,3
+24%
(a) Résidences de tourisme et résidences hôtelières, villages de vacances, auberges de jeunesse, etc.
(b) Camping-cars, bateaux de plaisance, articles de voyage et de maroquinerie et certains types de matériels de sport utilisés spécifiquement
sur les lieux de vacances.
(c) Shopping en produits locaux, souvenirs, cadeaux, etc.
(d) Résidences secondaires de vacances (valeur locative imputée).
Source : Compte satellite du tourisme, DGIS
Deux informations de la « liste » de dépenses du tableau sont à relever. Tout d’abord, les
dépenses en produits non caractéristiques (49,6 milliards €) représentent plus de la moitié des
dépenses en services caractéristiques (91,8 milliards €). En dehors de ses activités touristiques
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