D É B AT S Face à face - SPIRITUALITÉS Ces religieux balayent devant leur porte Enseignant et écrivain Co-auteur et initiateur du livre “Les Versets douloureux” (voir encadré) Soheib BENCHEIKH Ancien grand mufti de Marseille. Fondateur de l’Institut supérieur des sciences islamiques. Co-auteur des “Versets douloureux” Antijuif, l’Evangile de Jean ? Déicides, les juifs ? Ainsi l’a présenté la chrétienté. ◗ Père Yves SIMOENS Jésuite. Enseignant. Coauteur des “Versets douloureux” L e dossier des tensions entre chrétiens et juifs dans l’Histoire n’est plus à établir. Le livre de Jules Isaac sur “L’Enseignement du mépris” a porté ses fruits. La rencontre entre son auteur et Jean XXIII aura eu pour effet décisif la suppression de la prière pour les juifs déicides, le Vendredi saint. […] Mon texte fait état du dossier, en ce qui concerne le quatrième évangile et toute l’Ecriture sainte. La Shoah a marqué un point de non-retour dans les dis30 MARDI 4 MARS 2008 REUTERS Copie destinée à [email protected] I l y a beaucoup de passages écrits dans les textes que les rabbins, très intelligemment, ont su manipuler, tourner et retourner dans toutes les directions, de manière à créer cette distance et à utiliser leur bon sens et leur sens de responsabilité pour ne pas mettre le sens littéral du texte en application. Le cas le plus connu se trouve dans un passage du livre du Deutéronome (21,18-21). Il s’agit du cas du “fils rebelle”. Il est dit : “Si un homme a un fils libertin et rebelle, sourd à la voix de son père comme de sa mère et qui, malgré leurs corrections, persiste à leur désobéir, alors […] tous les habitants de la ville le feront mourir à coups de pierres”. Voilà pour ce qui est “écrit” ou pour ce que l’on pourrait nommer “l’autorité de l’Ecriture”. Mais la tradition rabbinique a enseigné à ce sujet que la lapidation du fils rebelle n’est bien évidemment pas ce que le texte veut que nous fassions. Le texte possède une tout autre signification, nous disent-ils, de sorte qu’on ne met, heureusement, jamais son fils à mort ! Pour arriver à cela, les rabbins utilisent les règles d’herméneutiques et d’interprétation du texte – règles humaines – afin de se distancier de la lecture littérale. Nous avons bien là une opposition entre une lecture “éthique” de ce verset et une lecture “littérale”. C’est l’éthique qui l’emporte. Ce n’est pas l’éthique du XXIe siècle, mais c’est celle du bon sens. Alors là où il y a “douleur” dans le texte et dans la tradition juive (1), c’est là qu’il faut se demander : pourquoi y a-t-il d’autres versets qui sont aussi révoltants que celui sur le fils rebelle et pour lesquels, malheureusement, la traduction juive semble avoir accepté tel quel le sens littéral, sans prendre ses distances ? Il me semble que c’est cela le travail qu’il faut faire sur l’autorité du texte et sur la réflexion que l’on doit avoir pour essayer d’aller de l’avant. […] Qu’il s’agisse de la Torah, de la Bible, du Talmud ou de tout autre texte de notre Pui, Torah, Evangile et Coran contiennent des appels à la violence ou au mépris. Chaque communauté est invitée au courage de l’autocritique, premier vers le dialogue. ! tradition, il faut parfois avoir le courage d’envisager des solutions et des interprétations radicales qui nous permettront peut-être de transformer certains enseignements du mépris en enseignements de l’estime. N’oublions pas qu’une religion telle que le judaïsme ne se vit de façon authentique que si nous reconnaissons notre devoir de trouver aux textes une signification utile et sage pour notre vie et notre époque. La religion juive n’est certainement pas du domaine de l’intouchable, figée dans une aura mythique des temps anciens. ■ ◗ 1. “[…] tu effaceras la mémoire d’Amalek de dessous le ciel” (Deutéronome, 25, 17-19) ou “Et l’on appliqua l’anathème à tout ce qui était dans la ville, hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes, tout périt par l’épée”. (Josué 6,21) ◗ Les propos repris dans cette page sont tirés du livre “Les versets douloureux”, Lessius, 2008 cussions. Dans la tradition catholique, la déclaration conciliaire “Nostra aetate” sur les relations du christianisme au judaïsme et aux autres religions est une borne milliaire. Elle est cependant loin d’avoir produit tous ses fruits […]. Pour répondre à la question “qu’est-ce qui oblige une lecture différente, en particulier de l’évangile johannique ? (NdlR : l’Evangile selon Jean a été historiquement interprété dans un sens antijuif, voire antisémite) (1). Je répondrais : “D’abord ma conscience morale d’homme, de chrétien, de religieux jésuite, de prêtre catholique et de responsable d’enseignement dans des institutions de formation.” A l’écoute et à la réception d’enseignements qui m’ont été délivrés, je me suis souvent dit : “Ce n’est pas juste; jamais je ne me permettrai de répercuter cette version des réalités.” […] J’essaie de faire ce que je peux pour dire le moins mal ce que je crois et ce que je pense, en comptant sur l’Esprit saint et des amis pour m’aider. Je me suis permis d’apporter un livre qui m’a intéressé, de Marie Balmary, “Le Moine et la Psycha- L a clé pour comprendre cette rivalité entre le judaïsme et le christianisme arabique d’un côté et, de l’autre, l’esprit de conquête de la jeune religion islamique se trouve dans une approche historique et critique. […] Ainsi Mohamed dans un élan spirituel et civilisationnel a longtemps cru au soutien des juifs arabes (1), appelés tantôt les Gens du Livre, tantôt les Gens du Rappel, c’està-dire ceux qui détenaient le savoir et les Alliances face à une majorité de bédouins qui ne les possédaient pas. […] Cet Arabe hors du commun ambitionnait également de ramener les chrétiens “égarés par la philosophie grecque” vers la pureté originelle, le berceau judéo-chrétien. Les trois premiers quarts du Coran, appelés les “versets mecquois”, nous retracent ces faits. C’est pourquoi, toutes les polémiques et controverses avec les juifs et les nalyse” (Albin Michel, 2005). Elle dit à un certain moment : “De deux personnes qui se réfèrent à l’Evangile de Jean, il se peut que le premier soir un inquisiteur cruel et le second François d’Assise. Allez expliquer cela ! Ce qui rend les religions mortifères, ce n’est pas tant leurs textes que leur mode de transmission, me semble-t-il.” Je partage cette opinion. […] Mon souci est celui d’une lecture de l’évangile johannique affranchie de l’antisémitisme ou de ferments d’antisémitisme qu’on lui impute souvent. […] Clarifier la question des “juifs” dans saint Jean m’a semblé l’avenue qui m’était la plus accessible pour essayer d’exprimer les interprétations susceptibles d’aplanir certaines difficultés réelles du dialogue. La clé, pour ma part, est de revenir au Christ… ■ ◗ 1. NdlR : dans le récit johannique de la Passion, Jésus est arrêté par “des gardes fournis par les Pharisiens et les grands-prêtres”, mais ce sont “les gardes des juifs” qui se saisissent de Jésus. Le procès se déroule tout entier entre Jésus, Pilate, Anne, Caïphe et les juifs qui crient : “A mort ! A mort !” Manifestement, il s’agit de juifs qui sont à la solde des grands-prêtres. Aujourd’hui le vocabulaire de Jean est analysé cas par cas mais la chrétienté du Moyen Age et ses croisades ont livré une lecture antisémite de Jean. chrétiens (2) se trouvent cantonnées dans le dernier quart de la révélation coranique, à savoir “les versets médinois” plus tardifs et certainement douloureux. […] Suite au refus de ralliement des juifs et des chrétiens, Mohamed opta définitivement pour une religion à part. S’instaura alors une extrême méfiance à l’égard des tribus non musulmanes, notamment juives […] Mettre en évidence ces réalités historiques, c’est aussi mettre en évidence la temporalité du Coran comme de tout texte, même révélé. Le défi est de chercher l’enseignement divin et de le dégager de son réceptacle purement humain. […] le fanatisme est vraiment la maladie de l’âme. Agissant en bon médecin, je ne m’autorise pas à lutter contre le malade mais tout mon combat porte sur la maladie. La religiosité d’une bonne partie des pratiquants musulmans s’apparente aujourd’hui à un paganisme sacralisant le texte à la place de Dieu inspirateur du texte, et se concentrant sur le Messager au lieu de le faire sur le Message. […] Que le Coran soit l’excuse derrière laquelle se cachent les extrémistes de tout bord n’est pas une nouveauté. Hier déjà, la Bible a servi à justifier les croisades sanglantes; aujourd’hui c’est au nom du Coran que sont perpétrés les plus ignobles massacres. Ces extrémistes ne sont même pas conscients de leur mauvaise foi, de leurs interprétations archaïques des textes mais ils se créent des illusions, consciemment ou inconsciemment, pour asseoir leur régime totalitaire. ■ ◗ 1. “Ceux-là sont les hommes à qui nous donnâmes les Ecritures et la sagesse et la prophétie […] Ceux-là ont été dirigés dans le sentier droit. Suis donc leur direction […] (Sourate 6, versets 89 et 90) ◗ 2. “Ceux des Enfants d’Israël qui ont mécru ont été maudits, par la langue de David et de Jésus fils de Marie. parce qu’ils désobéissaient. Et ils transgressaient, sans s’interdire entre eux leurs actes blâmables. Combien est mauvais ce qu’ils faisaient ! Tu verras beaucoup d’entre eux s’allier avec ceux qui mécroient. Combien sont mauvaises leurs œuvres ! Dieu s’est mis en colère contre eux ! Et dans le tourment, ils demeureront éternellement. (Sourate 5, versets 78-80) CE JEUDI 6 MARS Débat à trois à la Foire du livre Se regarder dans le miroir critique est le préalable à toute confrontation authentique avec l’autre, estime David Meyer, initiateur du livre “Les Versets douloureux”. Jeudi 6 mars, cette confrontation sera ouverte à qui veut. Le juif rabbin David Meyer, le musulman sunnite imam Soheib Bencheikh et le catholique jésuite Yves Simoens seront réunis pour faire “leur” autocritique et débattre avec le public à la Foire du livre de Bruxelles. Nous vous renvoyons aussi à la présentation de ce nouveau livre dans notre supplément “Lire”, vendredi 7 mars. LESSIUS MIRA PRIMAULT (ST. LLB) Rabbin David MEYER L’islam s’est construit au VIIe siècle avec des invectives envers les comportements religieux des juifs et chrétiens et des dispositions réglant leur statut dans une cité musulmane. Libérons le discours coranique de son moment historique. ◗ JOHANNA DE TESSIERES A l’instar du “fils rebelle”, le judaïsme possède certains textes violents ou méprisants. Que faire ? Les rabbins enseignent de passer de la lecture littérale à la lecture éthique, de bon sens. Trouvons aux textes une signification sage pour notre époque. ◗ ◗ La rencontre des trois coauteurs du livre “Les Versets douloureux” sera animée par Jacques Scheuer le jeudi 6 mars 2008 à 20h à la Foire du livre de Bruxelles à l’espace “Grand-Place”, Tour & Taxis. Rens. 02.739.34.93. LA LIBRE 2 © S.A. IPM 2008. Toute représentation ou reproduction, même partielle, de la présente publication, sous quelque forme que ce soit, est interdite sans autorisation préalable et écrite de l'éditeur ou de ses ayants droit.