7New Settings #3
Cette pièce est née d’une résidence au CERN.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué et pourquoi
avez-vous eu envie d’en faire une pièce ?
Une des choses qui m’ont marqué
profondément c’est peut-être le fait que dans
la physique des particules on décrit d’abord
la théorie et ensuite on expérimente. J’étais
présent au CERN* le 4 juillet quand l’annonce
historique a été faite de la confirmation de la
découverte d’une particule qui aurait toutes
les caractéristiques du boson de Higgs.
M. Higgs était au CERN ce jour-là, et c’est
en 1964, qu’avec Brout et Englert, il a fait la
prévision de l’existence de cette particule, soit
l’année même de ma naissance – la durée de
ma vie pour confirmer une hypothèse…
Vous recherchez des mouvements inspirés par
les principes de la physique des particules : quel
genre de mouvements cela donne-t-il ? Explorez-
vous des états de corps inédits pour vous ?
Je m’intéresse à plusieurs principes, notam-
ment les forces fondamentales qui sont
toutes des forces de « non-contact ». La matière
« tient » ensemble sans contact. Nous ne
sommes pas un empilement de matière, mais
de la matière assemblée par de fantastiques
forces. Notre corps, quant à lui, est un
assemblage de poussière d’étoiles, déposé
comme flottant sur la surface de la terre par
un équilibre subtil des forces quantiques.
Pour un danseur contemporain formé à l’idée
de sancrer dans le sol, habitué au contact et au
réel, c’est un nouveau paradigme.
Nous mettons en action du mouvement
« connecté » mais sans contact. Je développe
aussi des questions liées aux symétries – il y
a énormément de symétries en physique – et
je commence à comprendre que la notion
d’espace n’est pas seulement une relation
de notre corps à l’espace qui l’entoure, mais
qu’il y a plein d’espèces d’espaces disponibles
avec lesquelles jouer. Je m’intéresse aux
diagrammes de Feynman** pour générer
le mouvement des danseurs mais aussi à
la passion avec laquelle Richard Feynman
abordait la science. Quand on parle des
phénomènes que le CERN reproduit avec son
accélérateur de particules, le LHC, c’est-à-dire
de recréer les conditions d’énergie présentes
dans l’univers quelques millisecondes après
le big bang, on ne peut aussi s’empêcher de se
poser de profondes questions existentielles…
J’ai l’impression de passer d’une forme
d’abstraction figurative, un terme que
d’aucuns utilisent pour décrire mon travail,
à une forme d’abstraction existentielle. Ce
qui est certain, c’est que mon approche a
énormément changé. L’artiste visuel Julius
von Bismarck, résident avant moi au CERN, a
dit dans sa conférence de clôture qu’il y avait
un avant et un après CERN en ce qui concerne
sa pratique artistique. Je partage son avis, et
mes collaborateurs et mes proches constatent
cette transformation en moi.
La physique des particules reconfigure le
temps et l’espace qui sont deux fondamentaux
de la danse. Sont-ils aussi les sujets de cette
pièce et de quelle façon ?
La question du temps et de l’espace quand
on parle de physique quantique est délicate...
Des particules peuvent être simultanément
et instantanément partout à la fois, des
objets quantiques peuvent surgir du vide, des
particules avoir des propriétés d’ondes quand
on ne les regarde pas et de particules quand
on les observe... À l’échelle quantique, plus
rien ne fonctionne comme à notre échelle en
termes de temps et d’espace. Il semblerait
que quand on pénètre au plus profond de la
matière, à l’intérieur même des quarks qui
constituent le noyau de l’atome, le temps et
l’espace deviendraient des notions caduques.
Ce qui est fascinant c’est que la physique
quantique est totalement contre-intuitive et
résolument abstraite. Comment utiliser des
principes contre-intuitifs et abstraits pour
mettre en action du mouvement concret ? Il
ne s’agit pas de faire une œuvre descriptive ou
illustrative, mais d’inclure des phénomènes
qui soient cohérents du point de vue physique
pour générer du mouvement. C’est à ce niveau
qu’interviendront les physiciens invités
Michael Doser et Nicolas Chanon. La difficulté
que je rencontre est une question d’échelle
des phénomènes. Comment déposer sur
notre timeline des événements basés sur des
principes quantiques qui fondamentalement
y échappent ?
Entretien avec Gilles Jobin
* Conseil européen pour la recherche nucléaire.
** Technique mise au point par Richard Feynman pour représenter graphiquement les processus fondamentaux
d’interactions entre les particules dans le cadre de la théorie quantique des champs (source : futura-sciences.com).
8New Settings #3
QUANTUM, tournée 2013-2014
• Création les 23 et 24 septembre 2013 > CERN Site de l’Expérience CMS
• 23–26 septembre > Théâtre Forum Meyrin Hors-les-Murs – CERN Site de l’Expérience CMS
• 27–29 septembre > journées portes ouvertes – CERN Site de l’Expérience CMS
• 14 janvier 2014 > Bonlieu Scène nationale – Annecy
Comment avez-vous travaillé pour
apprivoiser un sujet aussi difficile que les
recherches contemporaines en physique ?
Avez-vous pris des cours ? Avez-vous invité des
physiciens en studio ?
Aborder serait plus proche de la réalité
qu’apprivoiser… Mes bases étant faibles, j’ai
dû faire un peu de rattrapage. J’avais un petit
bureau au CERN pendant quatre mois et j’y ai
lu des livres de vulgarisation. Le programme
de résidences artistiques Collide@Cern
est extrêmement bien conçu par Ariane
Koek, et les artistes résidents ont trois jours
de séminaires pour se familiariser avec le
laboratoire, grâce à différentes rencontres
individuelles aussi fascinantes les unes que
les autres. Puis chaque artiste résident choisit
un « partenaire d’inspiration », un scientifique
qui l’accompagne durant toute sa résidence.
Je me rappelle la présentation faite par un
éminent physicien théorique, Luis Álvarez-
Gaumé, qui m’a parlé des questions d’échelle.
Ce fut essentiel pour moi de comprendre
que l’on ne peut observer les choses qu’à
leur propre échelle. Cette idée a été la porte
d’entrée. Ainsi qu’envisager de travailler avec
de nombreuses inconnues. Mais le problème
n’était pas tant de me former en physique
que de savoir où, quoi et comment chercher
du point de vue chorégraphique. Là, j’étais
entouré de chercheurs, exactement dans la
même énergie. Je me suis donc fondu dans
le laboratoire, comme un autre scientifique
au travail. Mon but était de trouver des
« générateurs de mouvements », des principes
de mise en mouvement issus de la physique
quantique que je pourrais adapter à notre
échelle. Le premier tiers de ma résidence a
été consacré à trouver une direction concrète
en fonction de mes intuitions initiales. C’est
une fois le champ de ma recherche défini
que j’ai pu inviter des physiciens au studio
et commencer à développer ces fameux
« générateurs de mouvements » que j’imagine
a priori cohérents du point de vue de la
mécanique quantique.
Selon le principe de New Settings, vous
travaillez en commun avec un artiste visuel,
Julius von Bismarck. Pourquoi lui ? et quel
type de travail en commun allez-vous mener ?
C’est ce qu’Ariane Koek appelle une « collision
créative » ! Julius était résident au CERN juste
avant moi, nous nous sommes donc croisés
quelques fois. J’aime bien son travail techno-
urbain. C’est un jeune artiste très sérieux qui
produit un art engagé qu’il aborde de façon
latérale et parfois humoristique. Il a conçu
une installation luminocinétique basée sur
la gravité. Il s’agit de 4 lampes suspendues,
engagées dans un mouvement de pendule
circulaire, synchronisées entre elles. Quand
j’ai vu la pièce en vidéo lors de sa conférence de
clôture, en cinq minutes nous nous sommes
mis d’accord : sa pièce semblait conçue pour
illuminer de la danse. Julius me confirma
que le mouvement et la danse étaient des
éléments essentiels de son processus créatif.
Il y avait comme une évidence… Mais je ne
collabore pas seulement avec un artiste
visuel sur cette pièce mais aussi avec Carla
Scaletti, compositrice américaine qui travaille
directement avec des données issues du LHC
pour produire de la musique. Le résultat
est étonnant. Pour les costumes, c’est une
première collaboration avec le jeune styliste
belge Jean-Paul Lespagnard. Chorégraphie,
lumières, costumes et musique auront une
partition quantique à jouer en parallèle.
Entretien réalisé par Stéphane Bouquet
— juin 2013
© Gregory Batardon
9New Settings #3
biographies
Danseur et chorégraphe, Gilles Jobin est internationalement reconnu depuis sa première pièce
de groupe A+B=X en 1997. En 2001, une pièce majeure, The Moebius Strip, axée sur le « mouvement
organiquement organisé », lui permet de radicaliser son travail sur l’horizontalité. En 2011, il
génère le mouvement dans Spider Galaxies à l’aide d’une base de données iconographiques.
En 2012, il est le premier lauréat du prix Collide@CERN Genève dans la catégorie danse et
performance pour sa proposition d’explorer par la danse la relation entre l’art et la science. Fils
du peintre abstrait Arthur Jobin, il développe lui-même un univers d’abstraction figurative à forte
dimension visuelle. QUANTUM est sa première collaboration avec un plasticien.
Artiste visuel, plasticien, Julius von Bismarck reçoit dès 2008 la consécration du prix Golden
Nica à l’Ars Electronica Festival de Linz. En 2012, il est le lauréat du prix Collide@CERN pour
les arts numériques après deux mois de résidence au CERN en 2011. Plusieurs de ses œuvres
présentent une composante technique ou font référence aux mathématiques et à la science.
Son appréhension des arts visuels secoue les conventions et prône le rôle de l’artiste dans la
société sans occulter des touches d’humour. On a vu au Palais de Tokyo sa reconstitution de la
traditionnelle célébration familiale de Noël en Allemagne, parents et mobiliers inclus. Ouvert
au dialogue avec d’autres arts, notamment le cinéma, sa pratique le dirige aussi vers la vidéo et
la performance. Bien qu’il aime réfléchir en dansant et soit un clubber assidu, QUANTUM est sa
première collaboration avec un chorégraphe.
Entretien avec Julius von Bismarck
Vous travaillez beaucoup à la frontière entre
art et science. Qu’est-ce qui vous intéresse
dans cette rencontre, cette collision ?
Jadis, philosophie, science, art et politique
étaient le fait des mêmes personnes.
Aujourd’hui, ces champs sont séparés et
personne ne les comprend tous – personne n’a
de perspective commune. Faire se rencontrer
art et science peut déclencher un peu de
pensée interdisciplinaire nécessaire à une
nouvelle philosophie, une nouvelle façon
d’interpréter ce qu’on voit. En tant qu’artiste,
j’ai la liberté de choisir ce que je fais, je peux
travailler dans le champ que je veux ; dans
cette position, je trouve qu’il est de mon devoir
de me coltiner ce problème de la rencontre de
champs séparés.
Quelle science vous attire le plus ?
La physique, c’est la science qui m’a toujours
le plus passionné. Mon grand-père était, et
mon frère est, physicien. Et j’aurais parfois
voulu en devenir un.
Qu’est-ce qui vous a le plus frappé pendant
votre résidence au CERN ? Cela a-t-il influencé
votre travail ?
Pendant mon séjour au CERN, la physique
des particules est devenue réelle pour moi.
Cela influence toute ma pensée et bien sûr
mon travail. Je crois qu’on ne peut pas sentir
la physique juste en lisant des livres. Il faut
vraiment séjourner avec les physiciens. Au
début, cela semble très abstrait et parfois
mystique mais lentement vous vous habituez
à ces différents niveaux d’abstraction et un
nouveau monde devient visible.
Pour QUANTUM, vous allez créer une
installation lumineuse. De quel genre sera-t-elle
et sera-t-elle liée à la physique des particules ?
La seule partie visible de l’installation sera
4 lampes industrielles standard. Au début,
elles sont juste suspendues là comme si
elles y étaient, seulement, pour illuminer la
scène. Après un temps, elles commencent à
bouger très légèrement. Chaque lampe à une
vitesse différente, créant une chorégraphie
mathématique, qui est fondée sur des nombres
très simples. À l’œil humain, cela semblera
parfois du chaos, parfois de l’harmonie, et
parfois il sera très difficile de dire ce qui se passe.
L’activité cérébrale qui permet aux hommes
d’analyser la relation entre différents objets qui
bougent en même temps sera à la fois soumise
à une épreuve et, je l’espère, réjouie. Mon centre
d’intérêt, la plupart du temps, est de chercher à
saisir comment les humains comprennent le
monde à travers la lumière et le mouvement.
Entretien réalisé par Stéphane Bouquet
— juin 2013
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