Le gouvernement impérial et la guerre de Sécession (1861-1865) Collection Histoire, Textes, Sociétés dirigée par Monique Clavel-Lévêque et Laure Lévêque Pour questionner l'inscription du sujet social dans l'histoire, cette collection accueille des recherches très largement ouvertes tant dans la diachronie que dans les champs du savoir. L'objet affiché est d'explorer comment un ensemble de référents a pu structurer dans sa dynamique un rapport au monde. Dans la variété des sources – écrites ou orales –, elle se veut le lieu d'une enquête sur la mémoire, ses fondements, ses opérations de construction, ses refoulements aussi, ses modalités concrètes d'expression dans l'imaginaire, singulier ou collectif. Déjà parus Laure Lévêque (éditeur), Paysages de mémoire. Mémoire du paysage, 2006. Laure Lévêque (éditeur), Liens de mémoire. Genres, repères, imaginaires, 2006. Monique Clavel-Lévêque, Le paysage en partage. Mémoire des pratiques des arpenteurs, 2006. Stève Sainlaude Le gouvernement impérial et la guerre de Sécession (1861-1865) L’action diplomatique L’HARMATTAN © L'HARMATTAN, 2011 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-54142-9 EAN : 9782296541429 « C’est une grande et sainte mission, bien digne d’exciter l’ambition des hommes, que celle qui consiste à apaiser les haines, à guérir les blessures, à calmer les souffrances de l’humanité en réunissant les citoyens d’un même pays dans un intérêt commun, et en accélérant un avenir que la civilisation doit amener tôt ou tard. » Louis Napoléon Bonaparte. Extinction du paupérisme, 1844. INTRODUCTION L’élection du président Abraham Lincoln, le 6 novembre 1860, sert de détonateur à un conflit qui va déchirer, pendant quatre ans, la fédération américaine. Vue d’Europe cette sécession des Etats serviles, dont le bruit se perd pourtant dans les limbes du monde occidental, captive les observateurs. Une première raison à cette emprise vient du souvenir de la guerre d’Indépendance1. Jadis, aux côtés des colons américains la France a œuvré à l’édification de l’Union et elle se sent concernée par sa possible disparition. D’autre part, ceux qui portent un intérêt au conflit conçoivent que la crise pourrait modifier profondément les équilibres géopolitiques outreAtlantique. Ils s’inquiètent aussi des risques qu’elle fait courir aux économies européennes, une appréhension qui résulte du renforcement de l’interdépendance du monde occidental. C’est sans doute pourquoi, alors qu’elle survient concomitamment à la question italienne, à l’insurrection polonaise, à la guerre du Danemark et aux tensions austro-prussiennes, la guerre de Sécession suscite chez les diplomates, mais aussi dans la presse et l’opinion française éclairée, un intérêt passionné qui peut sembler disproportionné au regard des événements européens. Le premier d’entre ces observateurs est l’Empereur lui-même que le Nouveau Monde n’a jamais laissé indifférent. Dès les années 1840 il nourrit pour lui d’ambitieux projets nés d’une imagination fertile qui redessine l’intérieur du continent en faisant la part belle à la latinité. Comploteur malheureux, pendant son incarcération à Ham il se penche sur le sort de l’Amérique centrale pour laquelle il rêve de développement économique et de prospérité. D’un canal opportunément tracé au Nicaragua entre les deux océans, il entrevoit un pont reliant l’Europe à l’Asie d’où émergerait un pôle commercial dispensant de justes rétributions aux hommes de cette terre. Son étude aux accents saint-simoniens l’amène à développer une vision plus large qui épouse les contours de l’Amérique latine en général, et du Mexique en particulier, dont il croit possible d’enrayer l’abaissement, sinon la décadence. Louis-Napoléon Bonaparte le conspirateur, devenu Napoléon III l’Empereur, n’abandonne pas ses chimères et envisage de leur offrir une concrétisation. Le souverain, qui se juge porté par un destin singulier, pense détenir les clés du redressement général de ces vestiges de l’empire espagnol. Mais une menace pèse sur ce grand dessein. Au nord, une page de 1 De 1775 à 1783 la guerre d’Indépendance oppose en Amérique les 13 colonies britanniques à leur métropole. La France de Louis XVI prend le parti des révoltés contre celui de l’Angleterre. La victoire des colons donne naissance aux Etats-Unis. 9 l’histoire des jeunes Etats-Unis vient de s’écrire dans les territoires à l’ouest de la Louisiane que le premier Napoléon leur a cédée au début du siècle. Après avoir fait main basse sur le Texas, le Nouveau-Mexique et la Californie ils ont atteint le Pacifique et l’Empereur s’inquiète du regard qu’ils portent désormais vers le sud du Rio Grande. Pour préserver ce monde latin qui lui est cher, il est taraudé par l’idée d’endiguer leur expansion méridionale. Dans ce contexte, la guerre de Sécession qui déchire l’Union surgit à point nommé. Face à cette situation inédite Napoléon III ne peut demeurer simple spectateur ; il lui faut saisir cette occasion inespérée d’autant plus que la conflagration survient à un tournant du régime, celui où ses ambitions majorent leur amplitude par des expéditions lointaines. Sa politique mondiale effleure les lisières de l’Asie ou de l’Afrique, tout autant que les terres insulaires du Pacifique et de l’Océan indien. Dans ce schéma global, tandis qu’opportunément l’Amérique se déchire, le Nouveau-Monde trouve toute sa place pour que s’exerce l’influence française. Quelle posture diplomatique la France doit-elle adopter ? Le gouvernement impérial est confronté à un dilemme : la révolte semble légitime puisqu’un Etat doit pouvoir quitter une union à laquelle il a librement consenti d’adhérer. Cependant, le moyen employé, qui consiste à s’opposer d’emblée à une élection démocratique, et l’objet du soulèvement, qui cherche à préserver l’esclavage, rendent délicat le choix diplomatique. Donner quitus au nouvel Etat, dont l’existence est contestée par le gouvernement du Nord, reviendrait à préjuger du bien-fondé de sa création et de sa pérennité. Attribuer une légitimité à un gouvernement hostile à celui considéré jusqu’alors comme légal, et avec lequel la France ne déplore aucun différend, prendrait dès lors l’aspect d’une intervention, pour ne pas dire d’une ingérence, dans les affaires américaines. Une autre complication vient du décryptage des informations, car cette décision suppose une vision claire des événements. Or la guerre passe par plusieurs phases qui ne sont pas toutes faciles à saisir. Il faut y ajouter le temps de réception des dépêches qui n’encourage pas la réactivité, une nouvelle en annulant parfois une autre. Gardons toujours présent à l’esprit que, sans compter le temps de débarquer le courrier et de l’acheminer à destination, il faut près d’un mois pour faire l’aller-retour entre le vieux continent et le Nouveau-Monde2. Enfin, difficulté supplémentaire, la concomitance des événements européens interdit de se consacrer pleinement à ce dossier et oblige à le remiser régulièrement au second plan des préoccupations du moment. 2 Ce n’est qu’en juillet 1866 que le câble transatlantique reliera le Royaume-Uni aux Etats-Unis. Malgré tout, pour le Quai, ce décalage est moins un handicap qu’un avantage car il lui laisse le temps de la réflexion et lui permet de dégager une vision d’ensemble. 10 Dans un premier temps le gouvernement français cherche à apporter plusieurs réponses juridiques à des situations différentes et, en premier lieu, au statut à conférer aux deux gouvernements et aux combattants. De surcroît, tout en prenant en compte les règles de navigation à accorder aux bâtiments neutres, il lui faut réfléchir aux prescriptions pour l’accueil des navires des belligérants dans les ports de France et aux conditions d’exercice du blocus des côtes du Sud par le pouvoir fédéral. Les hostilités se prolongeant, durant l’automne et l’hiver 1862/1863 la France propose son entremise pour tenter d’accorder les points de vue des adversaires tandis que Napoléon III se laisse gagner par l’idée de reconnaître le Sud. Bien que certaines questions développées dans ce livre aient déjà fait l’objet d’études3, il nous a semblé nécessaire de rester au plus près de la source d’information, c’est-à-dire à la fois des archives diplomatiques françaises et américaines (on peut le déplorer, la sélection et l’examen de ces données conduisent parfois l’historien, qui suit sa propre logique interprétative, à altérer involontairement le sens de certains propos et se méprendre sur certaines actions). Le lecteur profite ainsi d’un exposé circonstancié appuyé sur des références précises. Il trouve aussi une bonne illustration des relations qu’entretient le souverain avec le Quai d’Orsay. La diplomatie personnelle de Napoléon III, ce « secret de l’Empereur »4, se heurte régulièrement à l’opposition déterminée de ses deux ministres des Affaires étrangères. Ainsi, la politique américaine du Second Empire durant la guerre de Sécession constitue-t-elle indubitablement un archétype des rapports entre Napoléon III et les responsables de la diplomatie française. 3 Quatre thèses (la plus récente a plus de 40 ans) abordent plus ou moins directement ce sujet mais elles manquent d’une vision complète, soit qu’elles ne s’intéressent qu’à la diplomatie personnelle de Napoléon III (Evans), soit qu’elles ne prennent en compte qu’une partie de la guerre de Sécession (Korolewicz-Carlton), ou, enfin, que seul se trouve examiné le rapport de la France avec la Confédération (Huntley ; Husley). Un très grand nombre d’ouvrages anglo-saxons sont consacrés à la diplomatie du Nord ou du Sud à l’égard de l’Europe pendant la guerre civile. Le travail de Lynn M. Case et Warren F. Spencer est celui qui traite le plus spécifiquement de la relation entre les Etats-Unis et la France. L’ensemble de ces travaux, qui rapportent avant tout le point de vue américain, abordent chronologiquement l’histoire des relations diplomatiques. Ils sont cités dans la bibliographie. 4 BURY Patrick, « La carrière diplomatique au temps du Second Empire » in Revue d’histoire diplomatique, 90e année, 1976 (7/12), pp. 277-298 ; p. 295. Cette disposition d’esprit est souvent expliquée par son passé de conspirateur et sa formation d’autodidacte. BLANCHARD Marcel, Le Second Empire, Paris, Armand Colin, 1956, 220 p. ; p. 82. Ce n’est pas la diplomatie secrète qui est en cause, c’est une diplomatie clandestine séparée du Quai. PANCRADIO Jean-Paul, Dictionnaire de la diplomatie, Paris, Dalloz, 2007, 684 p. ; p. 217. CHAPITRE 1 : LA NEUTRALITE FRANCAISE Le 12 avril 1861, lorsque débute la guerre de Sécession, il ne s’agit plus pour la France d’observer avec passivité la dislocation de la fédération américaine. En effet, les contrecoups que le conflit peut engendrer la contraignent à arrêter une position diplomatique. Des bâtiments français cinglent dans les eaux territoriales américaines et, à l’inverse, les navires des belligérants risquent de faire relâche dans ses ports. La guerre de Sécession constitue ainsi la première expérimentation du droit international maritime des temps modernes. I. LA DECLARATION DE NEUTRALITE ET SES CONSEQUENCES A. Le droit de belligérance Avant que la nouvelle de la chute de Fort Sumter ne soit connue, le Quai1 affirme sa volonté de demeurer étranger au conflit tant qu’une issue pacifique peut encore être trouvée. Le ministre des Affaires étrangères, Edouard Thouvenel, met en garde ses agents contre tout geste qui pourrait être interprété en faveur de l’un ou l’autre camp et leur conseille de s’abstenir de démarches qui ne seraient pas impérieusement commandées par l’intérêt du commerce des nationaux français2. Il espère que la raison finira par triompher et qu’un compromis sera obtenu. Il propose ses bons offices à Faulkner, le chef de la légation des Etats-Unis en France, pour « seconder le rétablissement d’une entente »3. 1 Depuis 1856 le ministère des Affaires étrangères est installé au Quai d’Orsay. Le Congrès de Paris, en y tenant ses séances, à partir du 25 février 1856, offre à toutes les chancelleries l’image de ce nouveau lustre diplomatique. HAMON-JUGNEY Marie, OUDINDOGLIONI Catherine, Le Quai d’Orsay, Paris, Nouvelles éditions latines, 1999, 32 p. ; pp. 26. Durant la guerre de Sécession deux ministres sont à la tête de la diplomatie française : Edouard Thouvenel qui conserve cette fonction jusqu’en octobre 1862 puis Edouard Drouyn de Lhuys qui reste à ce poste jusqu’en 1866. 2 Thouvenel à Méjan ; Paris, le 7 février 1861. A.M.A.E., CCC La N-O, vol. 13 f. 278. Méjan est le consul à La Nouvelle-Orléans depuis 1856. BONHAM Milledege L., The French consuls in the Confederate States, New York, Columbia University Press, 1914, pp. 83-106 ; p. 97. 3 Thouvenel à Mercier ; Paris, le 25 avril 1861. A.M.A.E., CP EU, vol. 124 ff. 161-163. Charles Faulkner, ministre des Etats-Unis en France, est demeuré fidèle au Sud. Il sera remplacé par William Dayton le 12 mai 1861. Notons qu’à l’époque la représentation diplomatique des Etats-Unis en France (et inversement) est une légation. Son rang est inférieur à une ambassade. Elle est dirigée par un ministre plénipotentiaire. Aux Etats-Unis, outre la légation de Washington, la France compte 16 agences consulaires et 9 vice-consulats. 13 Cependant, trois faits marquants obligent brusquement le gouvernement impérial à se positionner par rapport au conflit. Il y a d’abord l’arrivée à Paris, le 27 avril, de la nouvelle de la chute de Fort Sumter, événement qui marque le début de la guerre de Sécession4. Elle est suivie de celle, début mai, du ralliement de la Virginie à la Confédération. Parmi les Etats entrés en dissidence celui des premiers présidents des Etats-Unis est sans doute celui qui marque le plus les consciences5. Enfin, le 19 avril 1861, Abraham Lincoln, nouveau chef de l’exécutif6, déclare les ports des Etats rebelles en état de blocus. Il n’est désormais plus possible de croire que la guerre civile n’aura pas lieu puisque les deux camps, soumis à deux pouvoirs hostiles, viennent de démontrer leur détermination à laisser parler les armes. Devant cet état de fait, le cabinet britannique souhaite prendre une initiative diplomatique. Il estime que la guerre civile est une « guerre régulière ». Avant même la publication de sa déclaration de neutralité, le 13 mai 1861, il reconnaît au Sud le droit de belligérance7. Côté français on se montre plus circonspect. Le ministère confie à un comité d’experts le soin de tirer les leçons de la situation nouvelle survenue en Amérique. Celui-ci rend ses conclusions début mai et le rapport qu’il commet va former la base de la politique française à l’égard de l’Union déchirée8. Un état de guerre est observé ; ne serait-ce que dans les propres intérêts de la France Thouvenel préconise de faire évoluer la position diplomatique. N’ayant pas à interférer dans le conflit, ni à se prononcer par rapport aux griefs qui sont ceux des Etats du Sud pour se séparer de l’Union, le ministre des Affaires étrangères envoie ses instructions à tous ses consuls pour les inviter à pratiquer une stricte neutralité entre les deux belligérants : 4 Le Fort Sumter commande l’accès à la baie de Charleston. Le 12 avril 1861, son bombardement par les Sudistes conduit à la guerre civile. 5 La Virginie fait sécession le 17 avril 1861 et apporte à l’armée confédérée son général le plus brillant, le général Robert E. Lee. 6 Rappelons, qu’à l’époque, le président élu début novembre ne prend ses fonctions qu’en mars. Tandis que son prédécesseur, James Buchanan, achève son mandat, Abraham Lincoln observe impuissant le départ des 7 premiers Etats de l’Union (processus de sécession). Cette période de transition a été raccourcie en 1933, lors du vote du XXe amendement (intronisation ramenée au 20e jour du mois de janvier). 7 JENKINS Brian, Britain and the war for the Union, Montréal, McGill-Queens University Press, 1974, t. 1, 315 p. ; p. 109. ADAMS Ephraïm Douglas, Great Britain and the American Civil War, New York, Russell & Russell, 1958, t. 1, 310 p. ; p. 94. 8 Stoeckl à Gorchakov ; Washington, les 29 mai et 10 juin 1861. CASE Lynn M., Edouard Thouvenel et la diplomatie du Second Empire, Paris, A. Pedone, 1976, 458 p. ; p. 351. Mercier, le ministre de la France aux Etats-Unis, dit à Stoeckl, son homologue russe, qu’il a reçu un mémoire rédigé par un comité du ministère sur la conduite à tenir dans la crise actuelle. Gorchakov est le ministre des Affaires étrangères du Tsar Alexandre II. 14 « Le gouvernement de l’Empereur ne pouvait rester indifférent au spectacle des dissidences qui se sont produites au sein des Etats-Unis. Ses sentiments, autant que la politique traditionnelle de la France, le portaient à souhaiter que l’Union américaine pût sortir saine et sauve de la crise qui menaçait son intégrité […]. Or, il n’est malheureusement plus possible de se dissimuler que le moment est venu pour lui que les efforts tentés dans le principe pour arriver à une conciliation patriotique ont fatalement échoué et qu’aujourd’hui les deux parties de l’Union sont déjà en état de guerre ouverte. Le gouvernement français ne peut se prononcer sur le fond du problème pour savoir si le Sud a ou non le droit de se séparer de la Confédération […]. Mais, en présence d’une situation dont le développement désormais inévitable doit entraîner, pour les intérêts étrangers engagés aux Etats-Unis, les dangers qui sont la conséquence ordinaire d’un état de guerre, il a dû se demander quel était le caractère qu’il avait lieu de reconnaître aux partis en lutte : il a pensé que, lorsqu’une portion aussi considérable de l’Union américaine avait placé à sa tête un gouvernement […] une autorité distincte, il était conforme à la stricte impartialité qu’il était décidé à garder vis-à-vis de tout le monde, de voir dans cette autorité un gouvernement de fait et de traiter, dès lors, l’une et l’autre des parties contractantes comme deux belligérants ordinaires. En établissant ainsi, dès ce moment, sa qualité de neutre, une obligation impérieuse lui incombe, celle de sauvegarder auprès des deux belligérants, comme il aurait à le faire dans toute autre guerre, les intérêts de ses nationaux. »9 C’est le 10 juin 1861, un mois après la déclaration de neutralité anglaise que la France émet la sienne10. On peut s’étonner qu’il se soit écoulé autant de temps entre les deux déclarations. Lyons, le ministre du Royaume-Uni à Washington, suspecte que ce délai a été délibérément observé pour laisser les Britanniques subir le plus gros de la colère du gouvernement Lincoln11. Ce n’est pas une hypothèse absurde car, on l’a vu, dès la mi-mai le gouvernement français est fixé sur la conduite à tenir. Cependant, il est tout aussi envisageable que le cabinet impérial ne souhaite pas se précipiter car cette décision ne peut que mécontenter le Nord. En effet, en se tenant à 9 Thouvenel à Méjan ; Paris, le 16 mai 1861. A.M.A.E., CPC EU, vol. 9 ff. 69-74. Thouvenel à Mercier ; Paris, le 11 mai 1861. A.M.A.E., LJ EU, 1861 pp. 93-94, CP EU, vol. 124 ff. 194206. Le mot « gouvernement » est barré et remplacé par « autorité ». 10 Archives diplomatiques, 1862 , t. 1, pp. 271-272. Thouvenel à Mercier ; Paris, le 10 juin 1861. A.M.A.E., LJ EU, 1861 p. 97. Napoléon III fait savoir qu’il a « résolu de maintenir une stricte neutralité dans la lutte engagée entre le gouvernement de l’Union et les Etats qui prétendent former une confédération particulière ». Ainsi la déclaration n’utilise-t-elle pas le mot « gouvernement » à propos du Sud. La déclaration française est suivie par celle des PaysBas, le 16 juin 1861, puis de l’Espagne, le 17 juin 1861, et enfin du Brésil, le 1er août 1861. 11 Lyons à Russell ; Washington, le 14 juin 1861. CASE Lynn M., SPENCER Warren F., The United States and France. Civil War Diplomacy, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1970, 747 p. ; p. 58. 15 équidistance des deux belligérants, France et Angleterre s’opposent d’emblée au gouvernement fédéral qui nie toute légitimité au combat de son adversaire. De plus, la France fait le choix de pas s’allier au Nord avec lequel elle entretenait, jusqu’à présent, des rapports de bonne entente. De surcroît, ce qui provoque l’ire de l’administration Lincoln est la combinaison de la déclaration de neutralité avec une reconnaissance du droit de belligérance conféré au Sud. Cette association procure au message délivré une résonance particulière. Elle démontre, tout d’abord, qu’il ne s’agit pas d’une rébellion au sein d’un Etat mais bien d’une guerre opposant deux antagonismes. Le gouvernement impérial considère qu’il est incontestable que les insurgés contrôlent une partie du territoire national, qu’ils sont soutenus par une fraction importante de la population et combattent à l’aide d’une armée organisée qui présente un minimum de symétrie avec les forces adverses. Dès lors il ne fait pas de différence quant aux droits dont disposent militairement les adversaires12. De plus, en sous-entendant qu’ils exercent sur cette partie de l’Union des droits apparents de souveraineté, la reconnaissance de belligérance accorde, en même temps, un gouvernement aux révoltés (Thouvenel parle d’un « gouvernement de fait »)13. Pour autant, ne concluons pas que la France regarde les opposants de la même façon. En obtenant le droit de belligérance le parti insurgé acquiert certes une qualité mais celle-ci est temporaire, car limitée à la durée du conflit, et partielle, car bornée à l’application du droit de la guerre14. Le pouvoir légal reste celui de Washington puisque la Confédération n’est pas reconnue en tant qu’Etat. La France admet que la Confédération existe mais seulement comme combattant. Il y a un pouvoir légitime et des adversaires à ce pouvoir. D’autre part, ce n’est pas la guerre civile qui amène la reconnaissance de belligérance mais le fait que la France estime que ses intérêts exigent une définition de ses rapports avec les combattants. Parce qu’il pratique avec l’Union des échanges économiques essentiels, le gouvernement impérial comprend qu’il ne peut obvier aux effets néfastes des opérations militaires. Thouvenel écrit à Mercier, son ministre à Washington, que les déclarations 12 C’est aussi la position britannique. Arch. dip., 1862, t. 2, p. 69. Le même raisonnement est réaffirmé à la fin de la guerre par Drouyn de Lhuys. Ce dernier estime que la France ne pouvait faire autrement que de reconnaître le droit de belligérance « aux forces imposantes et régulièrement organisées qui entraient en lutte au sein de l’Union américaine ». Drouyn de Lhuys à Bigelow ; Paris, le 20 mai 1865. A.M.A.E., LJ EU, 1866, pp. 87-92. Notons que la constitution d’un gouvernement par les insurgés n’est pas toujours une exigence pour obtenir la reconnaissance de belligérance. Lors de la guerre d’Indépendance elle est accordée par la France aux colons considérés comme jouissant d’une « indépendance de fait ». 14 VERHOEVEN Joe, La reconnaissance internationale dans la pratique contemporaine, Paris, A. Pedone, 1975, 861 p. ; p. 105. 13 16 de neutralité faites par la France et par l’Angleterre sont produites uniquement en vue des dangers qu’un conflit maritime, entre les deux parties de l’Union, pourrait entraîner pour le commerce des tiers15. La décision apparaît donc comme une mesure de circonstance. Nonobstant elle prélude à une action ultérieure. En effet, la belligérance confère une autorité morale et a presque un effet constitutif16. Attribuer un tel statut à des combattants n’est donc pas insignifiant et on peut supposer que la reconnaissance de belligérance va ouvrir la porte à une future reconnaissance diplomatique de la Confédération17. Cependant, pour le Quai, il n’y a pas d’automaticité entre les deux. Le 12 mai 1861 Thouvenel rencontre Sanford, le ministre des Etats-Unis en Belgique, et précise qu’il ne faut pas se méprendre ; son gouvernement n’a aucun désir de donner son approbation aux Etats confédérés, au contraire18. Son remplaçant est sur la même ligne. Courant 1863 Drouyn de Lhuys déclare à Adolphe Barrot, l’ambassadeur de France en Espagne, qu’interpréter l’octroi de la qualité de belligérants aux Etats confédérés du Sud comme une approbation de leur indépendance établirait une confusion fâcheuse. Pour le ministre ce sont « deux questions distinctes »19. Plus le conflit se prolonge, plus il est clair que la situation du Sud sur le papier n’est pas celle sur le terrain. La Confédération s’étend sur un vaste territoire mais le contrôle-t-elle pour autant alors que le blocus, et l’offensive fédérale à l’Ouest, limitent ses mouvements ? De plus, son territoire subit les assauts répétés des troupes nordistes et il est susceptible d’être envahi à tout moment. Elle possède certes un gouvernement mais sa survie est commandée par la situation militaire. Un Etat s’est constitué ; pourtant la « nation sudiste » manque de se différencier de celle du Nord. Si dans les premières semaines des hostilités on peut penser que la reconnaissance de 15 Thouvenel à Mercier ; Paris, le 21 mai 1862. Arch. dip., 1863, t. 1, pp. 275-277. Henri Mercier est le ministre de la France aux Etats-Unis depuis 1860. Sa mission diplomatique s’achève à la fin de l’année 1863. 16 Le gouvernement prussien l’a bien compris et ne prend pas position proclamant que, partout, il applique « une opposition inflexible à tout mouvement révolutionnaire ». Wright (ministre des Etats-Unis en Prusse) à Seward ; Berlin, le 8 mai 1861. Arch. dip., 1862, t. 2, 504 p. ; pp. 3-4. 17 C’est ainsi que l’interprètent à la fois les autorités fédérales et celles du Sud. FERRIS Norman B., Desperate diplomacy. William H. Seward’s Foreign Policy, 1861, Knoxville, University of Tennessee Press, 1976, 265 p. ; p. 75. SPENCER Warren F., « Recognition question » in Historical dictionary of the French Second Empire (1852-1870), London, Aldwych Press, 1985, 829 p. ; pp. 541-542. 18 CASE L. M. et al., op. cit., pp. 56-57. Sanford assure l’intérim à la tête de la légation des Etats-Unis en France entre le départ de Faulkner et l’arrivée de Dayton. 19 Drouyn de Lhuys à Barrot ; Paris, le 10 novembre 1863. A.M.A.E., ADP EU, vol. 45 ff. 131v.-132v. 17 belligérance précède de peu la reconnaissance diplomatique20, cela devient de moins en moins vrai avec la prolongation de la guerre. Le statut d’Etat souverain est refusé aux Confédérés tant qu’ils n’ont pas amené le gouvernement Lincoln à renoncer à les faire réintégrer l’Union. Il s’agit d’une reconnaissance conditionnelle dont la concrétisation s’éloigne à mesure que le conflit se prolonge21. La reconnaissance de belligérance provoque le courroux du gouvernement fédéral pour lequel il ne peut y avoir de droit de belligérance puisqu’il n’y a pas de guerre officialisée22. La sécession est une insurrection qui doit être écrasée par le gouvernement légitime. Pour Washington la prise de position des puissances européennes est une intervention directe dans les affaires américaines. Le secrétaire d’Etat Seward fait savoir à son représentant à Paris, W. L. Dayton, toute sa désapprobation à ce que les Etats confédérés soient reconnus comme un pouvoir belligérant par des nations qui tiennent les Etats-Unis en amitié. Il adresse de sévères remontrances aux agents français et britanniques à Washington23. Tout au long des mois qui suivent Seward encourage régulièrement Dayton à amener le gouvernement impérial à faire marche arrière24. Selon lui ce ne sont pas ses victoires mais la reconnaissance de belligérance qui pousse le Sud à résister car elle lui donne l’espoir de recevoir un jour un hypothétique soutien de la part des puissances européennes25. Le gouvernement fédéral cherche ainsi des causes exogènes aux difficultés qu’il rencontre à faire plier le Sud. Le 25 mars 1862, Dayton rencontre Napoléon III. L’Empereur déplore la crise que la prolongation de la guerre occasionne à l’économie française. Dayton réitère les propos du secrétaire d’Etat : le seul moyen d’arrêter la guerre est de retirer aux rebelles 20 Le courrier qu’adresse Thouvenel à son homologue de la Justice, en mai 1861, évoque clairement la constitution d’un gouvernement de fait « fonctionnant avec des caractéristiques de souveraineté de nature à le faire accepter par les puissances étrangères » Thouvenel à Delangle ; Paris, le 24 mai 1861. A.M.A.E., ADP EU, vol. 33 ff. 8v.-9v. 21 Observons que, de même, bien qu’elle considère les 13 colonies comme des belligérants, la France n’a pas reconnu les nouveaux Etats-Unis après leur déclaration d’indépendance mais seulement après le traité de Paris. 22 Flahaut à Thouvenel ; Londres, le 12 août 1861. A.M.A.E., PT, vol. 8 f. 173. Depuis 1860 le comte Charles de Flahaut (1785-1870) est ambassadeur de France au Royaume-Uni. Il serait le fils naturel de Talleyrand. D’une liaison avec Hortense de Beauharnais naîtra un fils illégitime, Charles de Morny, qui de ce fait est le demi-frère de Napoléon III. 23 Seward à Dayton ; Washington, le 30 mai 1861. CASE L. M. et al., op. cit., pp. 66-67. FERRIS N. B., op. cit., pp. 45-46. William H. Seward est à la tête de la diplomatie américaine de 1861 à 1869. Aux Etats-Unis le secrétaire d’Etat est l’équivalent du ministre des Affaires étrangères. 24 Par ex. Seward à Dayton les 19 février, le 15 avril 1862. A.M.A.E., ADP EU, vol. 30 f. 172, vol. 45 f. 30-v. 25 Idem ; Washington, le 26 mars 1862. A.M.A.E., ADP EU, vol. 30 ff. 137-138. 18 le droit de belligérance ; selon lui l’insurrection s’effondrera alors immédiatement26. Deux mois plus tard Dayton s’adresse à Thouvenel dans les mêmes termes27. La question de la belligérance sera lancinante et empoisonnera durant tout le conflit les rapports entre la France et le gouvernement de l’Union. Le gouvernement français accorde peu d’importance aux reproches qui lui sont adressés outre-Atlantique car il est conscient que des considérations de politique intérieure dictent la conduite du cabinet fédéral. Paris considère cette réprobation comme une rodomontade de Washington à destination de son opinion publique pour rejeter toute ouverture qui serait adressée au Sud. De plus, France et Angleterre se sentent renforcées dans leur choix puisque d’autres puissances européennes, comme les Pays-Bas ou l’Espagne, les imitent28. D’autre part, les Américains sont mal placés pour critiquer ce qui, du même coup, atténue la portée de leurs reproches. Comme le souligne Thouvenel ne sont-ils pas nés d’une révolution29 ? Il ajoute que la déclaration de blocus faite par Lincoln, le 19 avril 1861, contient déjà une reconnaissance indirecte du droit de belligérance aux Etats du Sud car elle présuppose que le droit de la guerre maritime est appliqué. Les pays tiers ne font, dès lors, que prendre connaissance de cet état de guerre30. Quatre ans plus tard son remplaçant reprendra cet argument pour justifier cette décision31. 26 Dans sa dépêche à Thouvenel du 31 mars 1862, Mercier fait allusion à cette rencontre. Arch. dip., 1863, t. 1, pp. 266-267. 27 Thouvenel à Mercier ; Paris, le 21 mai 1862. Ibidem, pp. 275-270. 28 Id. ; Paris, le 4 juillet 1861. A.M.A.E., CP EU, vol. 124 ff. 368-369. D’ailleurs le 4 juillet Lincoln, dans son message à la session extraordinaire du Congrès, ne fait aucune allusion à cette reconnaissance de belligérance. 29 Thouvenel à Delangle ; Paris, le 24 mai 1861. A.M.A.E., ADP EU, vol. 33 f. 10. Comme le rappelle Russell, le responsable de la diplomatie britannique, n’ont-ils pas affirmé à l’époque de la révolte des colonies espagnoles que l’existence de cette guerre civile conférait aux deux parties respectives les droits de la guerre ? Russell à Lyons ; Londres, juillet 1861. A.M.A.E., ADP EU, vol. 44 ff. 8-11v. En 1836, lors de la guerre contre le Mexique, n’ont-ils pas accordé le statut de belligérant au Texas ? ZORGBIDE Charles, La guerre civile, PUF, 1975, 208 p. ; p. 72. 30 Thouvenel à Flahaut ; Paris, le 29 juillet 1861. A.M.A.E., CP A, vol. 720 f. 127. De même, la Grande-Bretagne reconnaît l’état de belligérance à Saint-Domingue car il y a un blocus de l’Espagne. La Tour d’Auvergne à Drouyn de Lhuys ; Londres, le 19 décembre 1864. A.M.A.E., CP A, vol. 731 f. 193v. La Tour d’Auvergne est ambassadeur de France à Londres à partir de 1863. 31 Drouyn de Lhuys à Bigelow ; Paris, le 20 mai 1865. A.M.A.E., LJ EU, 1866, pp. 87-92. Bigelow, consul général, est nommé ministre des Etats-Unis en France en 1865. Bigelow rejette l’argumentation de Drouyn de Lhuys et fait remarquer que le gouvernement fédéral n’a pas déclaré la guerre au Sud. Bigelow à Drouyn de Lhuys ; Paris, le 29 mai 1865. A.M.A.E., LJ EU, 1866, p. 89. 19 Il est difficile à Seward de s’opposer à la reconnaissance de la belligérance du Sud quand son gouvernement observe, à son encontre, les usages qui président aux hostilités entre nations indépendantes. Outre le blocus, le Nord pratique l’échange des prisonniers ou suspend les armes après une bataille pour enterrer les corps. Si les Etats-Unis traitent avec le gouvernement sudiste dans l'intérêt de leurs soldats ils ne peuvent pas, en même temps, contester aux neutres de vouloir agir dans l’intérêt de leurs nationaux et de leur commerce. Il n’empêche, l’excès des propos tenus par le secrétaire d’Etat, même s’il s’explique par un contexte politique déterminé, démontre que Washington n’hésitera pas à user d’une position résolue pour examiner les relations qu’entretiennent les puissances avec la Confédération. La position française rencontre un écho favorable dans la presse qui, dans son ensemble, approuve la déclaration de neutralité. Même Le Temps, organe pourtant le plus éloigné de la politique impériale, note que la France n’est pas isolée puisque l’Angleterre, l’Espagne ou la Hollande ont aussi rédigé une telle déclaration32. C’est la question de la belligérance qui divise les rédacteurs. Pour certains, « soumettre au même traitement le pavillon d’un gouvernement et celui d’un parti » est une offense au gouvernement légalement élu33 ; d’autres jugent qu’il y aurait atteinte à la neutralité si le droit de belligérance n’était pas reconnu au Sud, car ses corsaires seraient considérés comme des pirates34, ou considèrent qu’on aurait dû d’abord s’intéresser aux devoirs des belligérants35. Beaucoup d’organes reprennent l’argument de l’attitude passée du gouvernement fédéral pour justifier la décision française36. B. Quels contacts diplomatiques entretenir avec le Sud ? Le refus de la France de reconnaître la Confédération conduit chacun des deux gouvernements à ne pas envoyer de représentant auprès de l’autre. Ce sont donc les consuls, plus particulièrement celui de Richmond lorsque cette 32 Le Temps, le 18 juillet 1861. Jules Grenier. Les journaux proches du pouvoir sont Le Constitutionnel, La Patrie, Le Pays. Les organes libéraux les plus connus sont Le Journal des Débats et la Revue des Deux Mondes. Le Temps est proche des milieux républicains. Cependant, gardons toujours à l’esprit que sous l’Empire la presse se trouve étroitement surveillée par le pouvoir et régulièrement soumise à la censure. 33 Le Temps, le 18 juillet 1861. Jules Grenier. 34 Le Journal des Débats, le 9 janvier 1862. J. J. Weiss. 35 La Revue des Deux Mondes, 1862 (1/2). Casimir Périer, « Du droit maritime à propos du différend anglo-américain », pp. 421-443 ; p. 430. 36 Ex. : La Presse, le 20 juin 1861. Gaillardet. BLACKBURN George M., French Newspaper opinion on the American Civil War, Greenwood Press, Westport Connecticut, London, 1997, 158 p. ; p. 36. 20