88213 - Darwin [bat-PM]

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DARWIN HÉRÉTIQUE
THOMAS LEPELTIER
DARWIN HÉRÉTIQUE
L’éternel retour du créationnisme
Préface de Jean Gayon
ÉDITIONS DU SEUIL
25, bd Romain-Rolland, Paris XIV e
ISBN
----
© Éditions du Seuil, octobre 2007
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www.seuil.com
À Jenny,
sans le soutien et l’affection de qui ce livre
n’aurait tout simplement pas pu être écrit.
Et à nos deux petits lutins
qui ne cessent d’évoluer.
Préface
Il existe trois grandes modalités historiques du rapport
entre la science et la religion1. Ce rapport peut d’abord
prendre la forme du conflit : la science et la religion s’opposent alors par des connaissances ou des croyances incompatibles, le conflit pouvant aller d’une simple concurrence
culturelle à une opposition violente et intolérante. Un autre
régime est celui de la séparation : on considère alors que les
buts de la connaissance scientifique et ceux de la foi appartiennent à des ordres différents ; science et religion répondent à des besoins humains différents, et ne devraient donc
pas en principe interférer. Stephen Jay Gould a superbement illustré cette position par son principe du NOMA
(Non-Overlap of Magistery, « non-empiétement des magistères »)2. Le troisième rapport possible consiste en une
1. John Hedley Brooke, Science and Religion. Some Historical Perspectives, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
2. Stephen Jay Gould, Et Dieu dit : « Que Darwin soit ! » Science et religion, enfin la paix ?, Paris, Éd. du Seuil, 2000.
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interaction positive et harmonieuse, favorable à la fois à la
science et à la religion. Ce troisième régime d’interaction
va souvent de pair avec l’apologétique religieuse. Ces trois
sortes de rapports sont, bien entendu, des idéalisations. On
ne les observe que rarement à l’état pur. Les termes mêmes
de « science » et de « religion » sont des mots commodes
pour désigner des réalités complexes, qui n’existent quasiment jamais comme des entités monolithiques et parfaitement définies. Et c’est précisément parce que la science et la
religion renvoient à des ensembles complexes de croyances
et de pratiques sociales qu’on passe si souvent dans l’histoire
d’un régime d’interaction à un autre.
L’ouvrage de Thomas Lepeltier offre un bel exemple de
ces mouvements de balancier. Dans ce livre particulièrement clair et documenté, l’auteur a réussi à donner un
panorama précis et compréhensible des enjeux religieux qui
ont traversé l’histoire de l’évolutionnisme, de ses prodromes
(spéculations des XVIIe et XVIIIe siècles sur la génération et
sur l’origine des espèces) aux péripéties contemporaines du
« créationnisme scientifique » ou des théories du « dessein
intelligent ».
L’évolution constitue l’un des rares cas historiques de
conflit ouvert, radical et durable entre science et religion,
l’autre cas majeur ayant été celui de la théorie héliocentrique (affaire Galilée). De manière récurrente, et dans des
contextes religieux différents, des Églises, ou des mouvements de pensée d’inspiration religieuse, ont ressenti l’idée
même d’une évolution des espèces comme une atteinte
insupportable à leurs convictions. Réciproquement, comme

préface
le souligne bien Thomas Lepeltier, l’évolution a souvent été
utilisée comme un argument pour discréditer la vision religieuse du monde. Le créationnisme, dont on ne rappellera
jamais assez que c’est un néologisme apparu au début du
XXe siècle, en est une illustration spectaculaire.
Toutefois, la théorie de l’évolution a tout autant favorisé
les deux autres régimes d’interaction. La plupart des évolutionnistes ont développé leur science dans un esprit de neutralité quant à la religion. Darwin, quoiqu’il soit allé au
cours de sa vie vers un athéisme de plus en plus franc, s’est
toujours gardé de suggérer publiquement que sa théorie de
la modification des espèces par sélection naturelle était en
contradiction avec la théologie. À condition d’admettre que
Dieu n’intervient pas directement dans le détail de la Création, mais opère par l’intermédiaire des lois de la nature, la
théorie de l’évolution organique était pour lui compatible
aussi bien avec une vision matérialiste qu’avec une vision
théologique de l’origine du cosmos. On ne s’étonnera donc
pas qu’à sa suite les évolutionnistes, et notamment ceux qui
ont construit la théorie synthétique de l’évolution, aient été
tantôt des matérialistes (par exemple Simpson ou Stebbins),
tantôt des chrétiens engagés appartenant à toutes les Églises
possibles (Dobzhansky, orthodoxe ; Fisher, anglican ; Wright,
presbytérien ; L’Héritier, catholique), tantôt des agnostiques
(Julian Huxley).
Enfin, l’évolution a aussi favorisé toutes sortes d’hybridations entre science et religion. Depuis Darwin, les exemples
de théisme évolutionniste n’ont pas manqué. La figure de
Pierre Teilhard de Chardin, pour ne donner qu’un exemple,

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est emblématique à cet égard. Dans le temps où son ordre lui
enjoignait de refuser la chaire de paléontologie au Collège
de France, et où ses ouvrages philosophico-théologiques
étaient mis à l’Index, il représentait sans doute le plus bel
exemple d’une théologie naturelle à la mesure de la science
moderne de l’évolution.
Thomas Lepeltier offre une galerie remarquable de personnalités évolutionnistes (ou parfois antiévolutionnistes)
qui ont illustré les régimes conflictuel, indépendantiste
et harmonique du commerce entre science et religion. Bon
connaisseur d’une historiographie particulièrement fournie,
il a l’art d’en extraire sans aucune pédanterie mais avec précision les éléments les plus saillants.
L’ouvrage s’achève par un examen du « dessein intelligent ». On peut se demander dans quel registre les zélateurs
de cette conception opèrent. Le mouvement du dessein
intelligent se démarque nettement du créationnisme. Il n’est
là aucunement question de nier l’évolution des espèces, et
leur transformation indéfinie dans le temps. Il n’est pas non
plus vraiment question de refuser en bloc les schèmes explicatifs communément avancés pour rendre compte de la
modification des espèces. Mais les tenants du dessein intelligent soutiennent que le dessin (sans « e ») général de l’évolution présente des caractères tellement improbables qu’on
ne peut le comprendre qu’en postulant une intelligence
organisatrice. Manifestement, on n’est pas là dans le cadre
d’une relation d’indépendance réciproque entre science et
religion. Mais s’agit-il de conflit ou d’interaction positive ? Je
penche pour la seconde hypothèse. Les théories du dessein

préface
intelligent me font en effet beaucoup penser à la manière
dont Newton renonçait aux principes de sa mécanique
lorsqu’il s’agissait d’expliquer la stabilité des trajectoires
des planètes, ou tout simplement le fait que les orbes des
planètes sont dans la position où elles sont relativement au
Soleil. Confronté à cette question cosmologique, Newton
demandait à la science de céder devant la théologie et de
s’en référer à elle. Les théoriciens du dessein intelligent me
semblent être dans une position semblable, à cette différence qu’ils n’ont pas à ma connaissance et à ce jour montré
une grande inventivité dans la partie proprement scientifique de leur entreprise.
Il y a au fond deux manières de faire de l’apologétique
religieuse à partir de l’évolution. L’une consiste à prendre
pour acquis ce que nous en dit la théorie de l’évolution, et à
amplifier la grande geste transformiste en spéculations visionnaires sur le destin de l’homme et du cosmos (Teilhard).
L’autre consiste à croire qu’il y a dans l’évolution un résidu
de réalité qui échappe irréductiblement à la positivité, et
qui témoigne d’un plan. Comme le note opportunément
Thomas Lepeltier, citant un auteur du XIXe siècle, tout
programme de ce genre est exposé à voir ses hypothèses
réduites comme peau de chagrin à mesure que les connaissances positives s’accumulent.
Jean Gayon, professeur à l’université Paris I
Avertissement
Depuis deux ou trois ans, les initiatives se multiplient
aux États-Unis pour que soit mentionnée une alternative à
la théorie darwinienne de l’évolution dans les cours de biologie. Cette récente « croisade » antidarwinienne ne se fait
plus au nom de la Bible, comme celle menée au XXe siècle
par les créationnistes, partisans d’une lecture littérale du
livre de la Genèse. Cette fois-ci, les nouveaux adversaires du
darwinisme avancent, arguments prétendument scientifiques à l’appui, que la théorie darwinienne est incapable
d’expliquer l’évolution de toutes les structures organiques.
Du coup, ils estiment nécessaire de recourir à l’intervention
d’une cause intelligente, derrière laquelle il n’est pas interdit
de voir la main de Dieu. Ce mouvement, connu sous
le nom d’« Intelligent Design », est très peu défendu dans
les milieux scientifiques, mais il rencontre quelque succès
en dehors du monde universitaire, notamment grâce à des
livres et des vidéos grand public. Il trouve d’ailleurs un
certain écho de ce côté-ci de l’Atlantique. Aussi, récemment, une partie de la communauté scientifique française
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en a-t-elle appelé à la vigilance face à ce retour du divin
dans la science. Ces scientifiques s’inquiètent également de
ce qu’ils appellent des « intrusions spiritualistes » en science.
Par exemple, en octobre 2005, ils ont protesté contre la
diffusion d’un documentaire de télévision intitulé Homo
sapiens, une nouvelle histoire de l’homme. Était présentée,
comme une alternative crédible au scénario darwinien,
la thèse controversée d’une paléontologue du CNRS, selon
laquelle l’évolution d’un os à la base du crâne des hominidés ne peut pas s’expliquer par une adaptation à l’environnement mais refléterait plutôt une « dynamique interne ».
Partant de cette interprétation contestée, cette chercheuse
introduit ensuite le concept de finalité dans l’évolution
et tente de lui associer une dimension spirituelle. De
même, une partie de la communauté scientifique française
dénonce le rôle de l’Université interdisciplinaire de Paris
(UIP) auprès du grand public. L’UIP est une association,
n’ayant d’une université que le nom, qui essaie de promouvoir le rapprochement entre la science et la spiritualité. Elle
organise notamment de grands colloques ouverts au public
où des scientifiques acquis à sa cause viennent exposer
les raisons pour lesquelles, selon eux, la science, loin de
détourner de la spiritualité, peut y conduire. En particulier,
son secrétaire général défend activement l’idée qu’une finalité est vraisemblablement à l’œuvre dans l’évolution. C’est
contre ce message spiritualiste, prétendument déduit de la
science, que s’insurgent certains scientifiques. Ils affirment
que l’entreprise scientifique est menacée par la diffusion de
ces idées. La distribution gratuite, début 2007, dans un très

avertissement
grand nombre d’établissements scolaires et universitaires
français, d’un ouvrage créationniste imprimé en Turquie
(L’Atlas de la Création), très richement illustré – ce qui souligne les importants soutiens financiers dont a bénéficié
l’opération –, leur est apparue comme un exemple supplémentaire de la montée en puissance d’un discours obscurantiste cherchant à remettre en cause les progrès de la
science. Bref, la multiplication des offensives antiévolutionnistes et antidarwiniennes suscite l’inquiétude dans certains
milieux scientifiques, voire au-delà.
Comment peut-on encore douter de l’évolution ou de
la théorie de Darwin au XXIe siècle alors que toutes deux
sont acceptées par la quasi-totalité des scientifiques ? Telle
est finalement la question que se posent nombre d’observateurs devant la persistance de ces mouvements de contestation. Il y aurait certainement plusieurs façons d’essayer d’y
répondre, mais ce livre entend privilégier une approche historique. Il se propose tout simplement de retracer dans ses
grandes lignes l’histoire des différentes formes d’opposition
à l’idée d’une évolution naturelle des organismes vivants.
Il espère ainsi éclairer le présent par le passé. La première
chose à savoir sur un plan historique est d’ailleurs que l’idée
d’une transformation des organismes vivants au cours de
l’histoire n’est pas née au XIXe siècle avec Darwin, même
si ce dernier a joué un rôle fondamental dans l’élaboration
de la théorie moderne de l’évolution. Esquissée dans l’Antiquité, mise sous le boisseau au Moyen Âge, elle fait un
retour en force à la Renaissance, puis est régulièrement
défendue au cours des siècles suivants par différents pen
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seurs, avant de devenir la conception dominante dans
le monde scientifique au XXe siècle. Cela dit, cette idée n’a
jamais cessé d’être critiquée et combattue à des degrés divers.
Du coup, se placer sur le long terme est une des meilleures
façons de comprendre les tenants et les aboutissants des
différentes controverses actuelles autour de l’évolution. Cet
ouvrage ne commence donc pas avec Darwin : il débute au
XVIIe siècle, à un moment où les caractéristiques de l’antiévolutionnisme moderne se mettent en place. Pour éviter
une trop grande dispersion, il se limite toutefois au monde
occidental. À l’exhaustivité, il préfère également la focalisation sur quelques étapes et problématiques importantes de
cette longue querelle. Enfin, à partir de la seconde moitié
du XIXe siècle, il privilégie, sans s’y limiter, le monde anglophone. Il y a deux raisons à cela. D’abord, les débats que
Darwin eut avec ses compatriotes britanniques contiennent
des éléments clés pour comprendre l’attrait et le rejet du
darwinisme. Ensuite, c’est aux États-Unis que l’opposition
à l’idée d’évolution a été la plus forte tout au long du
XXe siècle, et c’est encore de ce pays que vient le dernier en
date des mouvements d’opposition au darwinisme, à savoir
l’« Intelligent Design ».
Il reste enfin à évoquer une mise en garde d’ordre méthodologique. Si ce livre présente un ensemble d’idées qui sont
actuellement rejetées par les scientifiques modernes, autrement dit, s’il raconte l’histoire de ce qui est désormais
considéré par la communauté scientifique comme une
« erreur », voire – selon le jugement de certains – une absurdité, son propos n’est pas de contribuer à cette mise en

avertissement
accusation. Un livre d’histoire des sciences doit s’efforcer
d’éviter tout côté partisan. Son objectif est d’exposer l’évolution des idées sur tel ou tel sujet. À ses lectrices et lecteurs
de se faire une opinion.
Prologue
La Bible et la science
Lecture des textes, lecture du monde
En 1678, le naturaliste anglais John Ray publie L’Ornithologie de Francis Willughby (The Ornithology of Francis
Willughby). Francis Willughby était son ami et collègue,
décédé prématurément à l’âge de trente-sept ans, avec qui
il avait travaillé sur la classification de la flore et de la
faune. Ce livre sur les oiseaux n’est pas le plus célèbre
de Ray. Il marque toutefois une rupture fondamentale dans
le domaine de l’ornithologie. Pour la première fois depuis
des siècles, on parle des oiseaux sans faire référence à leur
dimension symbolique, aux fables qui les mentionnent,
à leurs rôles dans les présages, à leur utilisation en tant
qu’emblèmes, aux leçons de morale qu’on tire de leurs
comportements, aux petites histoires que l’on raconte à leur
propos, etc. Dans ce livre, il est question uniquement de
ce qui a rapport à l’histoire naturelle. Cela peut paraître
normal au lecteur moderne, mais c’était à l’époque une
nouveauté. Les prédécesseurs de Ray se complaisaient dans
ces détails. C’est que, tout au long de la période médiévale,
le monde naturel était perçu comme un livre à interpréter.

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Tout objet avait une signification qu’il fallait déchiffrer,
au même titre que des hiéroglyphes de l’ancienne Égypte.
Avant d’être une chose, animée ou inanimée, un objet était
un signe. C’est pour cela que la référence aux présages, aux
emblèmes, aux leçons de moralité, etc., faisait partie intégrante des études sur le monde naturel. Mais, cette vision
symbolique de la nature, Ray la rejetait.
Dans le monde que le naturaliste anglais laissait derrière
lui, les choses n’étaient pas fondamentalement distinctes
des mots. Elles aussi renvoyaient à autre chose qu’ellesmêmes. Du coup, dans ce monde médiéval, l’interprétation
d’un texte, et en particulier de la Bible, était avant tout allégorique. Non pas au sens où la lecture consistait à faire
appel aux multiples significations des mots, mais au sens
où les objets auxquels renvoyaient les mots faisaient à leur
tour référence à d’autres objets. Lire un texte consistait ainsi
à être renvoyé d’une chose à une autre, dans une chaîne
potentiellement infinie de références. Vision symbolique de
la nature et lecture allégorique des textes canoniques allaient
donc de pair. Or, Ray avait pu rompre avec la première
parce que la seconde avait déjà commencé à être rejetée.
C’est en effet au XVIe siècle que le protestantisme avait
condamné la lecture allégorique de la Bible et prôné une
interprétation exclusivement littérale. Selon les principes de
la Réforme, tout individu pouvait avoir accès directement à
Dieu et au message biblique sans passer par un médiateur
ou un interprète sanctifié. Pour cela, il fallait que la Bible
ne présente aucune ambiguïté et ne soit pas sujette à des
interprétations multiples. C’est à cette condition que l’on

la bible et la science
pouvait se passer des commentaires des Pères de l’Église
ou des jugements doctrinaux de la papauté. Mais, pour
assigner une seule signification à chaque passage de la
Bible, il n’y avait pas d’autre possibilité que de recourir
exclusivement à l’interprétation littérale. Calvin, Luther et
Melanchthon ne cessèrent de le répéter.
Cette promotion de l’unique interprétation littérale du
texte biblique dans le protestantisme eut pour conséquence
d’ôter toute possibilité d’attribuer une signification aux
objets naturels. De fait, dans une lecture littérale, seuls les
mots font référence. Les choses ne renvoient plus à d’autres
objets. Elles ne sont plus les symboles de quoi que ce soit.
La lecture exclusivement littérale mit ainsi un terme à la
chaîne potentiellement infinie de références dans laquelle
les mots renvoyaient à des objets, qui à leur tour faisaient
référence à d’autres objets, et ainsi de suite. Autrement dit,
l’insistance sur la lecture littérale mit un terme à la conception symbolique de la nature. Or, c’est le vide créé par cette
perte d’intelligibilité du monde qui permit l’éclosion d’une
autre façon de rendre compte des choses naturelles. C’est
parce que les objets n’étaient plus reliés les uns aux autres
symboliquement qu’il fut possible d’établir entre eux des
liens mathématiques, mécaniques ou causaux, et de les classer
suivant leurs seules ressemblances physiques. C’est ainsi que
l’élévation de la lecture littérale au statut de norme permit
l’essor des sciences naturelles. Ce n’est donc pas parce que
les savants, au début de l’époque moderne, commencèrent
à regarder différemment la nature qu’ils arrêtèrent de croire
à ce qu’ils lisaient dans la Bible, c’est parce qu’ils commen
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cèrent à croire littéralement à ce qu’ils y lisaient qu’ils
durent porter un autre regard sur la nature.
Que le nouveau régime d’interprétation des textes
apporté par le protestantisme ait rendu possible la naissance de la science moderne ne veut pas dire qu’il en fut le
seul facteur : l’émergence de la science moderne est sans
conteste un phénomène complexe. Cela ne veut pas dire
non plus que la science moderne est intrinsèquement liée à
l’interprétation littérale de la Bible. Il en est des modes de
connaissance comme des êtres humains : beaucoup cherchent à s’émanciper de leur milieu d’origine. Il n’est donc
pas surprenant de voir, à partir du XVIIe siècle, la science
prendre de façon croissante ses distances avec le récit
biblique. Mais il ne faut pas non plus s’étonner de voir l’interprétation littérale de la Bible continuer de nos jours à
avoir des adeptes, et cela quels que soient les conflits qu’un
tel mode de lecture provoque avec les positions de la science
moderne. À l’émancipation, il y a toujours des personnes
qui préfèrent la fidélité1.
1. Ce « Prologue » doit beaucoup au livre de Peter Harrison, The Bible,
Protestantism and the Rise of Natural Science, Cambridge, Cambridge
University Press, 1998.
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