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RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°1 - NE - mars/avril 2012 - Ethique et Organisation
Yvon PESQUEUX1
Ce texte est construit autour de deux arguments, celui qui va aborder la ques-
tion de l’éthique professionnelle et celui, disjonctif, qui va aborder la question
de l’éthique de la comptabilité et de ses limites au regard de « principes ».
Éthique professionnelle et comptabilité
La décennie 1990 a été la décennie reine de la référence à la valeur finan-
cière, mais à la fois en dualité et en complément sans doute, se sont dé-
veloppés les thèmes de l’éthique des affaires, de la responsabilité sociale
de l’entreprise et du développement durable, ces trois éléments se situant
en quelque sorte en filiation et aujourd’hui en combinaison. Ces thèmes
ont été reliés par référence à des instruments dont certains de dimension
comptable (le stakeholders report). L’éthique des affaires apparaît com-
me une sorte d’« édiction » interne émise par les directions générales dans
un projet de maîtrise « éthique » des comportements des agents organisa-
tionnels, maîtrise psychopompe en quelque sorte. Elle vient fonder une
forme de doctrine des affaires, voire d’une doctrine de l’entreprise et de
ses composantes, donc de la comptabilité pour ce qui nous concerne ici.
On pourrait en quelque sorte affirmer qu’il s’agit d’une sorte de socialisa-
tion de la moralité qui aurait pris deux directions : celle de son opération-
nalisation et celle de son extension vers les organisations et les institutions
aujourd’hui.
De l’éthique professionnelle
L’éthique professionnelle constitue une discipline morale et une école de
la responsabilité avec des valeurs, des exigences transversales. L’éthique
apparaît ainsi comme une instance de régulation entre les demandes socia-
les qui s’expriment et comme une réponse à une demande de valeur qui ne
peut s’exprimer sur le marché. Mais c’est aussi la référence constitutive
du lobby et l’exclusion de ceux qui ne peuvent s’exprimer. C’est donc
1 - Professeur en Sciences de Gestion au Conservatoire nationale des arts & métiers, titulaire de la chaire
de Développement des systèmes d’organisation, [email protected]
Auteur invité
La comptabilité peut-elle être éthique ?
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l’expression d’un rapport de forces. C’est enfin une normalisation dans le
contexte actuel de normes « éclatées » suivant leur domaine (comptabili-
té, qualité, environnement, etc.).Mais l’examen des faits peut conduire au
constat qu’il s’agit plus d’une « éthicité » en tant que système que d’une
éthique. Et ceci va de pair avec le passage de la référence de la hard law
(celle de l’État) à la soft law (celle des normes). L’affaiblissement de la
loi laisse en effet place à des références floues. On se trouve alors face à
l’émergence de la responsabilité du décideur : on est responsable non par
rapport à des faits, mais parce que l’on « est » décideur. Le juge devient
régulateur des équilibres sociaux, enjeu du lobbying, instance devant se
positionner par rapport à d’autres organes de régulation (CSA, ART, etc.),
ces organes de régulation constituant un lieu « indépendant » de décon-
centration de la définition de la régulation.
L’éthique se décline ainsi dans un univers d’« éthiques appliquées » (Pa-
rizeau, 1996), notion posant la question des liens avec l’explosion des
champs d’interrogation éthique. Cet univers se stabilise dans la décennie
1970 avec les domaines suivants : la bioéthique (conséquence des pra-
tiques techno-scientifiques en médecine), l’éthique environnementale
(autour de la question des rapports entre l’homme, les animaux et la na-
ture), l’éthique des affaires et l’éthique professionnelle (liée aux modes
d’organisation propres aux sociétés industrielles et à la représentation
des risques liés à l’exercice de telle ou telle profession dont la profession
comptable, pour ce qui nous concerne ici). Une éthique appliquée propose
les contours normatifs d’un comportement acceptable en construisant une
instance de jugement, positive à l’égard de certains comportements et né-
gative pour d’autres. Elle contribue ainsi à fonder une sorte d’idéologie
des mécanismes de création de valeurs. Ces éthiques appliquées devien-
nent support d’enseignements dans les cursus universitaires et dans le dé-
veloppement professionnel. Dans cette perspective, l’attention porte sur
le contexte, l’analyse des fondements et des conséquences de la prise de
décision. Elles visent à apporter des réponses à des problèmes pratiques
et concrets souvent liés à des pratiques professionnelles et sociales codi-
fiées au regard d’un référentiel de type normatif. Les éthiques appliquées
relèvent donc des disciplines d’action en contexte comme fondement de
la réponse à la question de savoir ce qu’il est bon de faire face à des
modalités pluralistes de concrétisation. Elles offrent le lieu d’un dialogue
pluridisciplinaire permettant d’échapper à l’univocité de la perspective du
champ quand on se réfère à des principes (perspective axiologique) en va-
lidant l’existence de différentes facettes au problème. La perspective y est
souvent de type conséquentialiste. Avec les éthiques appliquées, il est pos-
sible de noter, à l’origine de leur développement, l’importance accordée à
l’expert pour une situation qui vient aujourd’hui confronter la production
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d’une norme (processus) comme base d’évaluation d’une situation et les
comportements. Il s’agit alors d’inventer des dispositifs procéduraux qui
permettent à des partenaires de se référer à un référentiel commun.
La déontologie professionnelle
Les conditions de possibilité d’une éthique professionnelle se trouvent fi-
nalement ramenées à de la déontologie, mais elle pose alors la question de
la profession ciblée : comptables, ingénieurs, techniciens, ouvriers, fonc-
tionnaires, etc. En effet, la déontologie est un ensemble de règles normées
appliquées à un domaine professionnel (exemple : un Ordre professionnel
comme l’Ordre des Experts-Comptables, l’Ordre des Médecins, etc. ou
une profession institutionnalisée comme pour les fonctionnaires publics).
Le périmètre en est « corporatif », communautaire et ces règles sont
construites sur des valeurs non forcément explicites (l’implicite de la pro-
fession). Elle est de l’ordre du libéralisme communautarien et fonde aussi
la légitimité communautaire du lobby. Le terme, forgé par J. Bentham
(auteur anglais du XIX° dans son ouvrage de 1834 intitulé Deontology)
est utilisé principalement en français aujourd’hui. Mais le lobby est moins
stable qu’un Ordre ou qu’une profession car moins institutionnalisé, même
s’il est aujourd’hui en voie d’institutionnalisation par exemple au niveau
européen, corrélativement à la substitution de la régulation à la réglemen-
tation. En effet, l’idée de régulation est marquée par les logiques d’un
auto-centrisme par différence avec la réglementation qui est elle marquée
par les logiques du légicentrisme. Pour R. Savatier (2011), « étymologi-
quement, la déontologie est la science des devoirs (…) Elle s’est limitée en
ce qu’elle a été, de fait, monopolisée par le droit professionnel (…) Quand
la profession s’organise, elle tend à se donner un statut codifié, ou tout au
moins des usages, précisant les devoirs de ses membres ». Le terme est en-
tré en usage, sur la présentation du Professeur Portes, Président de l’Ordre
des médecins et, en application de l’ordonnance du 24 septembre 1945, le
Conseil d’État a fait du code de déontologie des médecins un règlement.
Mais la discipline exigée n’a pas le caractère corporatif des règles de
déontologie établies par la profession elle-même. On assiste aujourd’hui
au développement d’une déontologie interprofessionnelle et d’une légis-
lation professionnelle de façon « spontanée » (auto-édiction). Mais il est
nécessaire de souligner l’impossibilité d’une codification complète dont
les termes de « probité », « désintéressement », « modération », « confra-
ternité », « honneur » souvent retrouvés dans ces textes en sont le signe.
La déontologie vise l’ordre intérieur de la profession. Elle est assortie de
sanctions définies de façon limitative sous la forme d’un « droit discipli-
naire » qui vient construire une autodéfense des groupes concernés et qui
va de sanctions morales qui visent à frapper, dans leur considération, les
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professionnels (blâme, réprimande) aux avertissements destinés à empê-
cher de nouvelles violations de règles déontologiques. Il existe parfois
des amendes pécuniaires. Les peines disciplinaires les plus graves sont la
suspension ou l’exclusion du professionnel hors du groupe. L’autorité de
l’application de telles normes va de pair avec la compétence accordée à
des juridictions professionnelles. Pour les professions constituées en or-
dre national, ce sont les conseils de l’ordre régional élus qui font office
de juridiction disciplinaire de première instance, le Conseil national, élu
lui aussi, jouant le rôle de juridiction d’appel même si un représentant
de l’État est souvent présent. Il existe alors, à ce titre, des possibilités de
contradictions avec le droit. La gestion du risque de réputation dans le
domaine financier a mis en avant la figure du « déontologue » à l’intérieur
d’un secteur donné, « déontologue » dont le rôle est double : il effectue
une herméneutique des textes qu’il traduit en règles de comportement.
Mais, et ceci de façon croissante, il est aussi le gardien de la compliance
dans une perspective de conformité, ceci le conduisant à un rôle de police
des comportements constatés (et ceux seulement). La proximité entre
le domaine financier et la comptabilité est alors venue donner une impor-
tance majeure à la compliance.
Quel statut éthique pour la comptabilité ?
La comptabilité a longtemps été considérée en France comme une tech-
nique. Sa vocation à être perçue comme une discipline pose le problème
des fondements d’un cadre conceptuel. Aussi bien en France que dans
les pays la comptabilité bénéficie depuis plus longtemps d’un statut
de discipline « noble », ce cadre conceptuel a généralement fait référence
à la théorie économique plutôt qu’à des concepts de type philosophique.
Cette démarche est, en cela, fidèle à la logique globale du management
dans sa filiation avec la rationalité instrumentale et la primauté des va-
leurs économiques. Or, poser le problème des fondements éthiques de la
comptabilité invite à dépasser le cadre de la déontologie professionnelle
auquel il est souvent réduit pour aborder des questions qui jalonnent l’his-
toire de la philosophie telles que le rapport entre normes et valeurs, entre
la réalité et sa représentation, ou encore le statut de la transgression. Mais
emprunter à la philosophie pour fonder des éléments du cadre conceptuel
de la comptabilité, voire de la totalité de ce cadre, suppose que l’on s’in-
téresse franchement aux domaines de la philosophie. La dualité de l’ap-
proche axiologique et de l’approche conséquentialiste est susceptible de
constituer un des points fondamentaux dans la discussion des fondements
éthiques de la comptabilité. Quel système comptable répondrait le mieux
à l’exigence de justice d’une société démocratique ? Serait-ce un système
conçu comme une architectonique de la raison et par lequel des principes
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généraux se déclineraient en règles minutieuses ? Ou serait-ce plutôt un
système comptable dans lequel toute règle aurait été l’objet d’une éva-
luation relative à ses conséquences attendues ? Cependant, cette approche
soulève différents problèmes. Selon l’approche conséquentialiste, un acte
est conforme au bien s’il produit plus de bien que de mal et si le solde
est supérieur à celui d’un acte alternatif. Ceci permet donc de résoudre la
question du conflit des règles et sert de fondement à la justification de la
position utilitariste. La valeur centrale est ainsi le plaisir, défini comme la
satisfaction des différents désirs de chacun et le but en est de produire le
plus de bonheur possible pour le plus grand nombre. Cette position éli-
mine des règles déontologiques, celles dont les conséquences enlèvent du
bonheur aux personnes et justifie, en revanche, certaines actions contrai-
res au sens moral des déontologistes. Mais comment envisager toutes les
conséquences possibles ? Comment mesurer les quantités de bien et de mal
afférentes aux différentes personnes ? L’accroissement du bonheur d’un
riche vaut-il autant que l’accroissement du bonheur d’un pauvre ? Une
minorité peut-elle cumuler tous les maux ? Or la comptabilité a presque
exclusivement opté pour une approche conséquentialiste, sa logique in-
terne y aidant largement. C’est ainsi que l’intégration constante des consé-
quences économiques potentielles des normes comptables adoptées et la
volonté de préserver les intérêts de certaines parties caractérisent depuis
longtemps le système comptable. La normalisation comptable tend aussi à
passer d’une logique de réglementation à une logique de régulation fondée
sur un principe circulaire d’efficacité qui met au premier plan l’impact
économique des normes adoptées. La comptabilité présentée comme un
système normatif permettant aux différentes « parties prenantes » d’accé-
der à une information pertinente et fiable ne serait-elle pas alors un simple
instrument de manipulation à l’usage des « honnêtes » gens ? Il est donc
possible de développer, à partir de la philosophie, une réflexion riche de
conséquences pour le management et pour la comptabilité.
Éthique de la comptabilité et les « principes » du « moment libéral » ap-
plicables à la comptabilité
Soulignons d’abord la prolifération épidémique des principes à épithète,
tous ces principes étant plus ou moins reliés les uns aux autres et venant
faire de l’organisation une instance « instauratrice » et non pas seulement
une instance de régulation. Et, en l’occurrence, ce qui est instauré, ce sont
les conditions de la délibération, et ceci de façon nettement différente des
catégories de l’« éthique de la discussion » de J. Habermas (1992), en
particulier au regard de l’effacement des frontières « public privé » du
« moment libéral » (Pesqueux, 2007). Ces principes constituent en quel-
que sorte un second best à défaut et à la place du principe d’universalité de
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