D. Müller: «L`éthique protestante dans la crise de la modernité»

D. Müller: «L’éthique protestante
dans la crise de la modernité»
À PROPOS D’UN LIVRE RÉCENT1
Ce livre de D. Müller, pasteur et professeur à l’Université de
Lausanne, se présente comme un bilan et une reconstruction des
apports de l’éthique protestante. Dans le contexte de la moder-
nité, il tente également d’évaluer sa capacité à répondre aux inter-
rogations nouvelles et actuelles de la «post-modernité». Son inté-
rêt est double: la méthode de reconstruction généalogique qu’il
emploie et la mise en valeur d’une éthique proprement théolo-
gique dans la confession protestante. L’idée de reconstruction
généalogique implique une approche de l’éthique comme «déploie-
ment d’une autonomie singulière de la part des producteurs de
l’éthique protestante» (p. 18), production au cours de l’histoire,
«mouvement, processus répondant à un projet, à une intention-
nalité» (p. 19). Cette ligne directrice pose la question de ce qui
objective le déploiement de l’éthique. C’est sans doute parce qu’il
en est conscient que l’auteur pose les bases de la reconstruction
de l’éthique protestante sur plusieurs fondements: l’Écriture
sainte, «la signification de l’herméneutique», ainsi que certaines
théologies protestantes ayant marqué le XXesiècle.
Nous analyserons donc ce mouvement de reconstruction en
éthique théologique protestante, telle que D. Müller la propose, à
travers ses divers moments: l’autonomie, la référence à l’Écriture
et aux traditions, le rapport à la modernité, la responsabilité… Le
but de notre étude est de souligner les caractéristiques de la
démarche et de nous interroger sur la validité des articulations
qu’elle propose, entre philosophie et théologie.
L’autonomie
Classiquement, l’autonomie de la personne humaine est à consi-
dérer au sens kantien d’autodétermination. La personne étant libre
1. MÜLLER D., L’éthique protestante dans la crise de la modernité. Généalo-
gie, critique, reconstruction, coll. Passages, Paris / Genève, Cerf / Labor & Fides,
1998, 369 p., 195 FF.
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dans sa volonté pour poser des actes conformes à la raison,
l’éthique elle-même est relative à un sujet libre et s’autodétermi-
nant. De l’autonomie du sujet éthique, on passe alors à l’autono-
mie de l’éthique. Celle-ci devient par extension et paradoxale-
ment «autonome», tout en se coupant de ses racines et d’une
finalité universelle. L’auteur évoque le processus de sécularisation
et de modernité qui est qualifié d’autonome dans un sens positif
par Bonhoeffer (p. 113). Mais il veut en même temps «tirer les
conséquences théologiques ultimes du processus de l’autonomie»
(p. 113). Nous sommes alors confrontés à une difficulté de dis-
cernement quant à l’angle d’approche de la question de l’éthique
voulue comme autonome: s’agit-il d’une éthique fondamentale-
ment religieuse ou d’une éthique laïcisée? L’auteur cherche à éta-
blir l’éthique comme une discipline critique qui supposerait la
théologie protestante et qui, à travers une dialectique historique,
rechercherait in fine les éléments «d’une synthèse originale, adap-
tée aux défis et aux besoins de la culture actuelle» (p. 115).
Notons ici que le processus «généalogie reconstruction» est un
processus dialectique qui ne permet plus la distinction entre la
philosophie et la théologie. Au lieu de partir de la théologie pour
reconstruire une éthique, en gardant la méthode de travail du
théologien, commencer par une éthique strictement humaine,
philosophique, ne demande pas de présupposer l’existence de
Dieu ni la révélation. On pourrait ensuite s’ouvrir à l’approche
théologique en la distinguant bien de la perspective philoso-
phique. Mais cela est-il concevable d’un point de vue protestant?
En fait, l’auteur n’envisage pas de réemployer en théologie les
acquis de la philosophie (ce qui supposerait d’accepter l’altérité et
la complémentarité des démarches) mais, à la suite de Tillich, il
refuse le «dualisme» qui consisterait à «mener en parallèle deux
voies hétérogènes et incompatibles, la voie de l’éthique autonome
à la suite de Hume et de Kant, et la voie de l’éthique hétéronome,
fondée sur une révélation…» (p. 119). Il ne veut pas «court-cir-
cuiter l’articulation du théonomique et du philosophique», en
considérant que l’accès philosophique au réel et à la «théonomie»
peut en quelque sorte se passer de la théologie (p. 122). Il tend à
proposer comme solution à cette (impossible?) liaison la démarche
de Paul Ricœur: «L’approche herméneutique de Ricœur est donc
requise, si l’on entend donner de la chair et du contenu au mou-
vement dialectique de l’autonomie et de la théonomie» (p. 125).
Pourquoi? Cette méthode empruntée à Ricœur fait-elle le lien
entre les deux dimensions et la dimension narrative de la foi par
la mémoire et le récit?
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La référence à l’Écriture et aux traditions
L’auteur reprend aux chapitres V et VI l’intention philoso-
phique de MacIntyre à propos «des rapports formels entre tradi-
tion et raison» (pratique)2. Il se situe toujours dans l’esprit d’une
reconstruction de l’éthique protestante, supposant le paradigme
de l’autonomie au sens nous en avons parlé. Le problème de
la prégnance de ces traditions philosophiques ou religieuses, en
particulier dans les multiples Églises protestantes, soulève évi-
demment la question de l’universalité. «Comment des traditions
rivales, vouées chacune pour soi au principe de cohérence interne,
peuvent-elles se comprendre?» (p. 167). L’universalité suppose
une possibilité de dépassement du côté de chaque tradition parti-
culière pour saisir les éléments fondamentaux de l’éthique (en
particulier dans le cas d’une éthique religieuse). Mais une tradi-
tion philosophique, celle d’Aristote, est accusée d’être «indûment
sacralisée» (p. 168). L’auteur devrait montrer pourquoi, jusqu’où
elle prétend aller et jusqu’où elle va dans la découverte du réel, et
ce qui lui reste inaccessible. Cet inaccessible est-il accessible à une
autre tradition philosophique? Quoi qu’il en soit, l’auteur pro-
pose en premier lieu de reprendre l’examen de la «rationalité» des
traditions philosophiques et religieuses (cf. p. 173). «Approfondir
et élargir la conception des traditions et de la raison, faire
droit aux exigences propres du religieux, en particulier en sa
forme judéo-chrétienne, telles semblent être les conditions d’une
meilleure compréhension des liens et de la différence entre l’uni-
versalité de l’éthique et la singularité de sa configuration chré-
tienne» (p. 173). La contribution des traditions philosophiques et
religieuses à la reconstruction d’une éthique protestante se conçoit
donc en fonction de ce que ces traditions ont de plus profond et
de plus vivant.
Le deuxième élément censé contribuer à la reconstruction de
l’éthique protestante est l’herméneutique (p. 173). L’herméneu-
tique est en elle-même le fait d’un sujet qui est vu comme consti-
tué par une expérience historique. «L’acte d’interprétation…
interroge toujours le passé et le présent dans le but d’entrouvrir
un avenir» (p. 170). Après de longs développements sur les
diverses herméneutiques, D. Müller considère la contribution de
l’herméneutique à une construction de l’éthique protestante sous
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2. Cf. SHARKEY R., Vertus, communautés et politique: la philosophie morale
d’Alasdair MacIntyre, dans ce même numéro de la NRT, p. 62s.
l’angle de la «ré-interprétation» de l’action du Saint-Esprit, telle
qu’elle s’est manifestée dans l’histoire. Ceci étant dit, qui fait
cette interprétation? Quels éléments objectifs demeurent au-delà
de l’interprétation? Pour le protestant, c’est le théologien qui est
appelé à relire l’œuvre du Saint-Esprit dans l’homme et à en
dégager les éléments essentiels. Pour le catholique, c’est d’abord à
la communauté ecclésiale et au magistère de mettre en lumière
des aspects de la foi implicitement contenus dans la révélation,
aspects qui ne seront explicités qu’à travers un devenir.
Enfin, l’Écriture délivre un message évangélique appelé à s’arti-
culer (p. 188) sur une exigence théologique. L’auteur fait appel à
la vision d’Éric Fuchs qui propose une exigence éthique liée à
l’Écriture (en particulier au Décalogue) mais quelque peu forma-
lisée, voire vidée de son contenu concret. La Bible peut être lue
sous divers aspects, notamment sous l’aspect éthique; son contenu
peut inspirer une «attitude éthique» (p. 195), et n’est pas assimi-
lable pour l’auteur à un ensemble de normes objectives. Il semble
que la question de l’objectivité qui revient ici soit une difficulté
constante du livre de D. Müller. On comprend que l’auteur se
refuse à réduire l’Écriture à des normes objectives et qu’il en
intègre la lecture dans l’attitude chrétienne, en lien avec une com-
munauté, un contexte et une culture, sous l’inspiration rénova-
trice de l’Esprit. Cependant, un point de vue catholique (tel qu’il
s’exprime dans Veritatis Splendor, très critiquée p. 42-46), insiste-
rait davantage sur le rapport entre la foi et l’activité morale de la
personne et sur ce qui les détermine. On déboucherait alors sur
les difficiles questions de la norme et de la finalité de l’acte en
théologie morale.
À partir de là, se trouve mis en place le cadre de la «reconstruc-
tion de l’éthique protestante». L’auteur aborde (p. 207) le pro-
blème typiquement calviniste de la tension entre «l’action de
Dieu» qui exige la médiation de l’activité morale de l’homme et la
«religion du travail» qui insiste uniquement sur ce deuxième
point, au prix d’une confusion entre l’agir et le faire. Le «faire»,
la réalisation dans un contexte économique, n’est pas forcément
en prise sur l’agir et la réalisation de soi au sens moral, encore
moins sur la sanctification. Cette remarque permet de mettre
en pleine lumière une des confusions majeures des dérives des
éthiques calvinistes, confusion sur laquelle s’est bâtie pour une
grande part la conception de la valeur éthique de l’activité produc-
tive. Par ailleurs, les élaborations morales protestantes sont deve-
nues de plus en plus autonomes, rationalisantes, en s’éloignant de
MÜLLER: «L’ÉTHIQUE PROTESTANTE» 91
la doctrine de la sanctification. Pour Calvin, l’action dans le
monde découle de la foi et assume les dimensions morales et poli-
tiques; après lui, cette action devient de plus en plus un «faire»
qui sécularise le salut personnel en prétendant l’authentifier. Une
tentative de reconstruction de l’éthique protestante dans la pers-
pective des médiations, est celle de Ernst Troeltsch: ni radica-
lisme évangélique, ni sécularisation, mais un compromis entre les
deux. «L’éthique naît dans l’élaboration de médiations, de com-
promis, entre l’absoluité radicale de l’Évangile et la dure contin-
gence du monde et de la société.»
Cette éthique chrétienne telle que la conçoit Ernst Troeltsch
apparaît surtout comme éthique sociale. C’est l’individu qui met
en œuvre dans la vie sociale le contenu interne du christianisme
«qui n’est autre que l’amour de Dieu, source de la sociabilité véri-
table» (p. 235)3. On pourrait s’interroger cependant sur le carac-
tère apparemment univoque de cet amour de Dieu. Ne se tra-
duit-il que dans la vie sociale ou n’a-t-il pas d’autres champs
d’application plus personnels? Cette restriction mise à part, il
faut souligner la redécouverte à l’intérieur du protestantisme de
ce lien entre la charité (potentialité d’action existant dans la per-
sonne) et la vie sociale. La charité «fait la passerelle entre la Liebe
divine et la socialité humaine». Au terme, on retrouve la commu-
nion avec Dieu et avec les autres, au delà de l’individu (cf. p. 235).
On retrouverait donc ici une richesse partagée par les différentes
confessions chrétiennes et qui consisterait dans le fait d’assumer
une éthique pleinement humaine, religieuse et chrétienne, par la
charité et par la communion ecclésiale, préfiguration du royaume4.
Le rapport de l’éthique à la modernité
Pour donner quelques repères dans la reconstruction de l’éthique
protestante aujourd’hui et dans son rapport à la modernité, Denis
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3. D. Müller se réfère ici à la conclusion de Troeltsch dans les Soziallehren.
TROELTSCH E., Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tübin-
gen, Mohr, 1912. Pour la conclusion, l’auteur suit la traduction française publiée
sous le titre «Christianisme et Société», Archives de Sociologie des religions,
1961, 15-34.
4. Cette anticipation du royaume, vue comme mise en œuvre de la charité par
chaque chrétien, à partir de sa vie spirituelle, Ernst Troeltsch y fait allusion dans
la conclusion des Soziallehren: «Das Reich Gottes ist inwendig in uns» (Le
royaume de Dieu est au-dedans de nous).
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