John David Viera
California State University
LA PROPRIÉTÉ DES IMAGES :
L'EXEMPLE AMÉRICAIN
Traduit de l'anglais par Eric Maigret
L'invention de l'appareil photographique, et celles du film ou de la télévision, ont entraîné
une séparation de l'image visuelle de son sujet réel et ont rendu possible la production et la
consommation de masse d'images à une échelle bien supérieure à celle connue pour la peinture
et la lithographie. La reproduction mécanique de notre monde visuel a largement favorisé la
commercialisation de l'image. Les représentations des acteurs, les visages des individus, les
danses, les rituels, la nature, les voyages de vacances, la famille,
bref,
tout notre monde
phénoménologique visuel, ont ainsi pu être fixés dans des formes matérielles et exploités sans
limite de temps.
Tous ces changements ont eu un effet saisissant sur les individus. Le citoyen moyen, dont
l'apparence visuelle avait toujours appartenu essentiellement au domaine public
puisque cette
apparence était exposée au regard d'autrui ne fut pas seulement
« kodakisé
»,
il se heurta
aussi à toute une série de problèmes dans ses rapports avec la société, et dut s'interroger sur la
manière de protéger son intimité contre les médias omniprésents, empêcher l'exploitation à des
fins commerciales de son image par d'autres, dans le cas par exemple de photographies
publicitaires.
Les
gens célèbres virent également
se
transformer leurs relations
avec
leurs admirateurs et la
société. Les nouvelles formes de médias et
d'art
ont fait émerger de nouvelles formes de
célébrités
:
c'est
le cas par exemple des stars du cinéma dans les années dix et les années vingt,
ou, aujourd'hui, l'élévation au rang de star de journalistes de radio ou de télévision. Les figures
HERMÈS
13-14,
1994 81
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du personnage historique marquant, de l'individu renommé, du héros et de la célébrité sont
devenues les références centrales de la nouvelle société d'images —le statut de star étant au prix
d'une perte presque totale de la vie privée. La fixation des images augmente les possibilités
d'exploitation commerciale de toutes les « personnalités » pour lesquelles le public, durant un
laps de temps certes très court, manifestait son intérêt.
Cette extension du domaine de l'image engendre un certain nombre de problèmes juri-
diques et éthiques. Dans la sphère juridique, deux doctrines de défense des droits de la personne
apparaissent au
XXe
siècle
:
celle du « droit à h vie
privée
» et celle, plus récente, du « droit de
propriété» de la personne sur son image, droit dit de « publicité ». Ces deux approches se sont
centrées sur le concept d'« individu », sur ce qu'un « individu » peut revendiquer comme
appartenant à sa personne, et sur ce qu'il doit concéder à la société ou à l'intérêt supérieur du
groupe.
Toute une série de préoccupations éthiques se manifeste alors, souvent en conflit avec les
normes juridiques réglementant Γ« individu ». Problème éthique majeur que celui de la
propriété
de l'image : qui possède véritablement l'image d'un individu et qui devrait, en droit, la
posséder ? Autre domaine de préoccupation, celui de l'éthique de
Vutilisation
de l'image et de la
relation entre le sujet dépeint et l'utilisateur de son image. Lié à ces problèmes, celui des limites
de l'autorisation donnée par le sujet et celui de la révocabilité ou non d'un consentement déjà
accordé. De plus, se pose la question de savoir comment les images sont collectées, de
nombreuses techniques photographiques et filmographiques malmenant l'idée que nous nous
faisons de la vie privée caméras et microphones cachés ou espionnage par télé-objectif, par
exemple.
A travers cet essai* qui aborde la question de la propriété de fait et de droit de l'image
d'une personne, j'indiquerai les points précis de divergence entre la loi (qui garantit des
protections minimales aux individus dans ce domaine) et l'éthique, dans une société qui tente de
résoudre les problèmes liés à l'apparition de nouveaux médias. Fidèle au découpage juridique
traditionnel, je parlerai d'abord du problème de la vie privée et de l'individu, ensuite, de celui de
la vie publique et de la célébrité.
Individu et vie privée
Intimité et vie publique représentent des relations complémentaires entre les individus et la
société. Le droit à l'intimité est en quelque sorte « passif
».
Il est garanti aux individus par des
doctrines juridiques et politiques propres à l'organisation de notre société. Chacun peut dire :
« Vous n'avez pas le droit de faire ça. Je dispose d'un certain
espace
de vie privée que vous ne
pouvez pas rendre public
».
Aucun titre de propriété n'est nécessaire pour cela. Le droit de se
défendre est socialement et légalement garanti.
82
La propriété des
images :
l'exemple
américain
La vie publique, par contre, suscite une revendication de la part des individus. Contraire-
ment à l'intimité, qui est passive, la publicité est affirmative. L'individu déclare par exemple :
«
Ceci
m'appartient.
C'est
ma propriété et la
société a
pour devoir de la
protéger
».
Cette attitude,
qui évidemment est bien plus active, sous-entend également que l'image protégée possède une
valeur économique ; ce qui n'est le cas habituellement que pour des célébrités.
Avant le droit à la vie privée, qui ne fut explicitement formulé qu'en 1890, les lois sur la
protection de l'individu ont vu leur champ d'application limité au bien-être physique (coups et
blessures) et à la réputation (diffamation et calomnie). Des droits individuels de propriété
avaient aussi été reconnus dans certains domaines, par exemple ceux de la création artistique, du
portrait photographique, du récit de vie. Avec le concept d'« intimité » s'impose conjointement
l'idée d'une « inviolabilité de la personne », signifiant que l'individu a le droit d'être un individu,
et en tant que tel, est le propriétaire d'un domaine privé, propre à chacun, unique et secret. Il est
intéressant de noter que ce « besoin » d'élargir le domaine individuel a constitué une réaction à
la vie dans la société médiatique naissante, de la fin du
XIXe
siècle1.
Le droit à la vie privée est essentiellement un droit à être «
laissé
en paix », à l'abri de toute
publicité intempestive. Les privilèges de la presse sont autant de limites à la vie privée des
individus. En général, les journalistes ont le droit de photographier et d'aborder tout sujet
reconnu d'intérêt public ou général, en particulier lorsqu'une personne publique est impliquée.
Il apparaît clairement que la possibilité de publier des photographies dans des journaux à
sensation est une des prérogatives de la presse. D'autres usages des images d'individus, à titre
éducatif ou
informatif,
comme dans les documentaires et les informations courantes, sont
également autorisés sans restriction. Dans le domaine de la fiction, tel que celui du film,
l'utilisation d'images d'individus est moins évidente puisque le producteur risque de perdre ses
privilèges s'il est prouvé qu'il exploite illégalement l'image d'un individu pour son propre intérêt
commercial.
Les personnes privées présentes sur des lieux privés sont relativement bien protégées. Mais
s qu'elles s'aventurent dans un lieu public (une rue, un magasin par exemple) on considère
qu'elles perdent leur droit à la vie privée. Le privilège dont disposent les mass-médias (ainsi que
les individus) de pouvoir photographier des personnes privées sur des lieux publics et d'utiliser
ces photographies pour des reportages d'information est protégé, même si la personne n'est pas
consciente d'être photographiée. Ce qui va jusqu'à rendre licite l'utilisation non consentie de
photographies de « l'homme de la rue » dans des articles à sensation, mettant ainsi l'intéressé
dans une situation incompatible avec ses propres valeurs et opinions.
En revanche, le droit de couvrir des « personnalités publiques », des responsables poli-
tiques, des célébrités, des notables placés sous les feux des projecteurs, demeure presque illimité.
Une personnalité publique ne dispose que de peu de droits à la vie privée2. Cela semble juste,
pour les figures historiques, les politiciens, les stars, les athlètes ; mais en est-il de même avec
toutes ces personnes qui se trouvent involontairement placées sous les projecteurs, par exemple
les victimes d'actions criminelles ? C'est dans ce domaine que les soucis d'éthique prennent le
83
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pas sur le débat juridique. Le média a généralement toute liberté de rapporter de tels événe-
ments, et même d'y revenir des années après. En plus de la presse, des artistes, des auteurs de
documentaires, de longs métrages ou de vidéos, revendiquent des droits à l'image d'individus.
Des médias tout puissants, omniscients, contrôlés par une minorité, représentent toujours
une menace pour l'individu comme pour la société
;
par conséquent, on a fixé des limites au
privilège de la presse. Elles se révèlent particulièrement importantes au vu des récents progrès
réalisés dans le domaine des médias électroniques
:
techniques d'édition vocale ou systèmes de
traitement et de manipulation de l'image photographique assistés par ordinateur. Prenons par
exemple le film Zelig, mélange habile du présent et du passé, où ne se trahit jamais la
manipulation.
Le conflit entre droit d'un individu à une vie privée et utilisation par d'autres d'une
continuité d'images le représentant au sein de documentaires, de journaux ou de films, n'existe
que parce que notre vie contient à la fois des aspects privés et publics. Les tribunaux ont été
forcés de tracer la frontière entre ce qui relève du privé (qui est protégé) et ce qui est public. Ils
ont dû équilibrer les intrusions dans la vie privée des individus, les droits des producteurs de
médias à une création reposant sur des faits réels, et le besoin d'information exprimé par un
public de masse. Les juges ne peuvent d'ailleurs définir ces limites qu'en se référant à des
modèles moraux internes et à des préceptes éthiques externes, souvent ensevelis sous le poids
des traditions juridiques historiques. En essayant de proclamer l'existence de droits dans ce
domaine, la justice
s'est
essentiellement contentée d'adopter une position éthique, interdisant
certes l'exploitation commerciale, mais autorisant par ailleurs l'utilisation à grande échelle
d'images dans les informations, les documentaires et les journaux.
La propriété de l'image
La relation contractuelle en usage entre le sujet et le photographe ou le réalisateur de film
tourne souvent au désavantage du sujet dans un certain nombre de cas. Habituellement, une
personne qui consent
à
être photographiée ou filmée
cède
au preneur d'image un droit perpétuel
à toute utilisation de son image dans n'importe quel média existant ou pouvant exister. En règle
générale, la personne signe une renonciation à tout droit en échange d'une somme symbolique,
un dollar par exemple. L'autorisation sert de renonciation à tout droit de vie privée
;
le
photographe est le propriétaire du négatif et, donc, de l'image concrète.
Les pratiques actuelles sont souvent injustes. Généralement, une personne ordinaire ne
profitera pas ultérieurement des hausses de la valeur économique accordée à son image, à la
différence des mannequins professionnels par exemple. Supposons qu'une personne accepte
d'être photographiée ou filmée pour un documentaire sur les mineurs. Le photographe va
pouvoir librement insérer la photographie dans un article de magazine, la vendre à une agence
84
La propriété des
images :
l'exemple
américain
d'images ou à un autre producteur qui pourra aussi l'utiliser pour un autre documentaire sur les
mineurs, ou encore, vendre le tirage à un collectionneur. Il est possible que, avec le temps, la
photographie génère plusieurs milliers de dollars de revenus, dont pas un seul n'ira au sujet
représenté, à moins que celui-ci n'ait imposé des conditions spécifiques dans son contrat de
renonciation. Plus vraisemblablement, il n'a signé que le contrat standard et vendu son image
pour un prix dérisoire. Non seulement le sujet ne partage pas les bénéfices tirés de la
photographie mais, en plus, il perd tout contrôle sur les milieux socio-politiques dans lesquels
elle peut être placée.
Certaines des plus célèbres photographies du siècle relèvent de ce type. Ce sont des
portraits de « l'homme de la rue » qui figurent dans des documentaires. Citons, par exemple, la
Farm Security
Administration et son fonds documentaire sur la Grande dépression. Plusieurs de
ces images ont largement été répandues dans notre société et servent toujours de symboles de la
Dépression. Quelques photographes ont d'ailleurs fait carrière grâce à celles-ci
:
Dorothea Lange
par exemple. Mais aucun des sujets représentés n'a été rétribué en contrepartie de la perte de sa
vie privée voire de sa « condamnation » à une existence d'icône éternelle et symbolique. La
célèbre photographie de D. Lange, « Migrant Mother », en est un bon exemple. On pourrait
néanmoins soutenir que de telles utilisations de l'image —qui enrichissent notre patrimoine
national possèdent une valeur à ce point élevée qu'être photographié devient un devoir
civique...
D'autre part, la société désire probablement encourager l'art de la photographie et ses
usages
:
les expositions photographiques ou la documentation concernant des événements
historiques. Le système quasi automatique de renonciation sert à atteindre cet
objectif.
Notre
monde serait en effet plus pauvre sans le travail de Henri Cartier-Bresson, dont l'œuvre est en
partie constituée de photographies documentaires le plus souvent non-autorisées, prises à la
dérobée. Sur ce point, on peut trouver de bons arguments tant pour défendre le sujet que le
producteur. La seule solution, peut-être, dans une société qui se « médiatise » de plus en plus,
serait l'institution d'une licence de concession obligatoire relative à l'image, qui garantirait tant
aux sujets ayant donné leur accord qu'à ceux ne l'ayant pas fait, la participation aux bénéfices
qui en résultent. Cependant, un photographe pourrait parfaitement soutenir que la valeur d'une
photographie n'émane pas du sujet mais de l'artiste.
A ce propos, rappelons que les photographes eux-mêmes (et plus souvent encore les
peintres) ne participent pas non plus au partage des bénéfices générés par une hausse ultérieure
de la valeur de leur travail. La plus grande part des bénéfices liés à la revente de peintures ou de
photos revient aux investisseurs/propriétaires et aux galeries. Bien sûr, cette situation n'est pas
sans présenter de sérieuses difficultés du point de vue de l'éthique. Les pratiques commerciales
courantes sont tout à fait légales, mais profondément injustes. Les tentatives de redressement de
cette situation, qui s'appuient sur la législation des Fine Art Residuals (droits de suite3), ne
commencent qu'à peine à aligner les Etats-Unis sur les pays européens (...).
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