Le Vademecum philosophique.com L`évolution I

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Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
3. 2. - L'EVOLUTION
I - L'ESPECE
3. 2. 2.
Ci-après, nous nous attacherons à retracer de quelles manières l’ordre fut
introduit dans la diversité des formes vivantes.
L’enjeu d’une connaissance ordonnée du vivant, né d’Aristote, reparut au XVIII°
siècle et trouva pour première réponse la classification des vivants en genres et
espèces. A l’époque, la constitution d’un herbier devint un divertissement
relativement commun, en même temps que se développaient les ménageries. Toute
l’Europe cultivée travaillait à répertorier les vivants. Son héros fut Linné.
A la fin du XVII° siècle, le botaniste John Ray avait répertorié plus de dix-huit
mille espèces. Et cet inventaire faisait peur : la destination de l’homme était-elle
si assurée dans un monde aussi confus, aussi foisonnant ? Mais Linné vint et
s’attaquant d’abord au monde végétal, parvint à lui redonner de l’ordre. Il le
divisa en vingt-quatre genres et, partant de l’examen des parties sexuelles des
plantes, en fit un système.
Mais Linné, qui passa pour le Newton du monde vivant, allait au plus pressé. Il
classa des milliers d’espèces sans trop se demander pourquoi les formes vivantes
étaient telles qu’il les rangeait. Même si l’idée lui vint que les espèces suivaient
un ordre sans doute beaucoup plus plastique que celui qu’il leur prêtait – dont il
faisait de Dieu le suprême gardien. C’est là le fixisme de Linné qui, de fait, paraît
avoir reposé, beaucoup plus que sur une forte adhésion aux dogmes religieux, sur
la satisfaction éprouvée à appliquer une méthode qui, fondée sur la réduction
d’une diversité à une uniformité ne tolérant que la variation comme élément
différentiel,
trouve
dans
l’ordre
même
qu’elle
instaure
son
propre
accomplissement. De nos jours, Bernd et Hilla Becher photographient des
structures industrielles, des châteaux d’eau et des silos : centrés sur un même
2
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
fond de ciel gris, sans repère contextuel. Les objets saisis sous un unique format
et en noir et blanc sont comme mis à plat, sans autre commentaire. Toute visuelle
et morphologique, la première conquête du vivant correspondit à ce genre
d’exhibition plate et minutieuse des formes, toute singularité étant ramenée à une
différence spécifique.
Pour rester dans le domaine des illustrations photographiques, les clichés de
Karl Blossfeldt (1865-1932) - d’innombrables motifs floraux répertoriés,
photographiés en noir et blanc sur un fond neutre, dont la prolifération provoque
vite un ennui vertigineux - fournissent un bon exemple de la perspective sèche et
appauvrissante sous laquelle on tenta d’abord de capturer le vivant. On comprend
que certains s’y soient refusés et, dans l’ordre vivant, aient voulu réintroduire la
vie. On comprend qu’un Rousseau ait senti la nécessité de donner à ses herbiers
une dimension subjective, la fleur séchée devant susciter la remémoration d’un
instant particulier, privilégié. On comprend la méfiance d’un Buffon face aux
classifications de Linné.
Buffon est à la charnière de deux approches. Chez lui, les idées foisonnent, se
bousculent et ne s’accordent pas toujours très bien. L’une surtout paraît grosse
d’avenir : définir l’espèce par la filiation. Mais Buffon ne sait trop qu’en faire.
S’il pressent beaucoup de ce qu’accompliront les sciences du vivant au siècle
suivant le sien, il ne va pas jusqu’à l’idée d’évolution, que développeront après lui
Lamarck et Darwin.
Le XIX° siècle sera celui de l’évolutionnisme, en effet. Un nouveau modèle de
pensée sera apparu : l’histoire. Sans Hegel, pas de Darwin, dira Nietzsche (Le gai
savoir, 1882, 3571). Mais l’enjeu sera toujours le même : avoir raison de la
diversité vivante. Qu’importe si Darwin rencontrera d’emblée un certain nombre
d’évidents problèmes. L’évolutionnisme triomphera.
*
1
trad. fr. Paris, Gallimard, 1950.
3
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Selon Darwin, les vivants évoluent pas à pas, à travers des transformations
quasi différentielles, de sorte que l’évolution n’intervient pas au niveau
individuel. Son support vivant est l’espèce, selon un processus essentiellement
fondé sur le renforcement du même. Déterminante à cet égard fut pour Darwin
l’observation des techniques intensives d’élevage.
A ceci, Darwin ajoute deux éléments fondamentaux : le gradualisme et la
reconnaissance de l’espèce comme unité de base de l’évolution. Or ces deux
éléments sont loin de pouvoir être reçus sans critique. Le gradualisme d’abord,
auquel une objection pouvait être faite avant même que la théorie ne soit formulée
: l’histoire de la vie, au vu des traces que nous en possédons, ne le confirme
apparemment pas.
Quant à la spécialisation évolutive qui fonde les espèces, beaucoup de
biologistes de nos jours sont tentés d’y voir une sorte de déperdition. La diversité,
génétique cette fois, est en effet à nouveau favorisée comme gage adaptatif. Mais
ainsi, l’espèce n’est plus créatrice. Il n’y a plus évolution mais un transformisme
général dont le principal ressort est le tout-puissant hasard.
Mais n’allons pas trop vite ! Partons : I. 1 du transformisme, pour présenter I. 2.
le darwinisme et sonder enfin I. 3. la difficile idée d’évolution.
4
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
I. 1. Le transformisme
3. 2. 3.
Impossible de comprendre la théorie de l’évolution sans connaître les théories
transformistes qui l’ont précédée. Il faudra donc nous attacher à examiner
nombre d’œuvres aujourd’hui largement oubliées.
Autant en prévenir tout de suite, ce détour historique sera assez fastidieux,
surtout dans la ronde hésitante des idées qui devront être retracées. Souhaitons
néanmoins que cette promenade ressemble à une visite au Museum d’histoire
naturelle de Paris, dont les vieilles salles encombrées de squelettes poussiéreux ne
sont pas sans charme...
Le charme de la découverte tout d’abord : reconnaître que le transformisme,
contrairement à ce qu’on croit généralement, est une très vieille idée, liée à bien
des thèmes inépuisables, comme la prodigalité de la nature, la continuité de ses
formes et créations, le jeu du hasard et de la nécessité. En regard, les idées
fixistes furent relativement nouvelles, qui passent pourtant pour traditionnelles,
soumises aux dogmes religieux. En fait, le fixisme d’un Linné était résolument
moderne en son temps : les productions de la nature, affirme-t-il, sont rares,
discontinues. L’un des premiers, Linné rompt avec l’idée d’une grande chaîne des
êtres. Par comparaison avec les boulimiques Sommes produites jusque-là,
l’histoire naturelle au XVIII° siècle est un exercice de restriction et de
clarification. Or, que découvre-t-on ? Avec Buffon, que le règne de la nature n’est
pas parfaitement ajusté et ses productions non plus. Et, plutôt que prodigue, que
la nature paraît surtout économe. Sur la base de quelques plans d’organisation,
elle multiplie les variétés mais non les genres. C’est là ce que révèle l’anatomie
comparée. Qui verra Goethe, à Venise, méditer sur une mâchoire de mouton. Qui
verra le fixiste Cuvier, parce qu’il prend acte de la discontinuité des formes
vivantes, être bien plus moderne que le transformiste Geoffroy Saint-Hilaire,
malgré ce qu’on en dit.
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Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Seul un regard rétrospectif, néanmoins, peut juger selon ces termes. A l’époque,
il était moderne d’expliquer le monde sans l’intervention de Dieu. A quoi le
fixisme ne conduisait guère mais les vieilles idées transformistes. Qu’on ne
prononçait alors pas sans l’impression de braver un interdit. Ce qui n’était pas
peu dans le charme qu’elles pouvaient exercer.
Ces idées cependant, qui remplaçaient Dieu par une toute puissante Nature, ne
conduisirent guère à renouveler la vision des formes vivantes. Ce sont elles qui,
en large partie, détournèrent un Maupertuis ou un Buffon d’en venir à l’idée
d’évolution.
Car au détour de tous ces débats, une idée nouvelle va apparaître en effet :
l’évolution. L’idée d’une histoire des vivants. Avec ce que cela suppose de choix,
peut-être malheureux, de restrictions dans le destin des espèces. Une nouvelle
vision saisissant les formes vivantes dans leur devenir, comme porteuses de traces
et de signes avant-coureurs. Enoncée d’abord par un parfait inconnu, AntoineNicolas Duchesne, l’évolution sera la grande idée de Lamarck, dont le
programme - montrer en quoi les vivants sont sujets de leur propre évolution - est
sans doute beaucoup trop ambitieux pour les moyens scientifiques et conceptuels
de son temps. Lamarck, ainsi, ne traite que d’adaptation. Mais il n’en a pas le mot
et pas non plus vraiment l’idée. A la place, il dit : la fonction fait l’organe. Mais
ainsi énoncée, l’idée conduit à des raisonnements simplistes. On ne retiendra
qu’elle pourtant, qui n’est qu’une caricature de sa pensée.
Lamarck a l’évolution. Il a l’idée d’un progrès des formes vivantes. Mais il a
perdu la rareté. Il ne parvient pas à penser une disparition des espèces. Dans les
fossiles, il se retrouve à chercher les ressemblances avec les espèces actuelles. Le
fixiste Cuvier, lui, est sensible aux différences... L’un et l’autre raisonnent dans un
cadre nouveau. Car ce n’est qu’au tournant du XIX° siècle que le temps long est
acquis en matière géologique. Ce qu’il nous faudra également retracer.
*
6
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Au total, notre parcours exposera : A) les conceptions transformistes avant le
XVIII° siècle ; B) l’histoire naturelle ; C) les théories transformistes modernes et
l’anatomie comparée ; D) la doctrine de Lamarck, ainsi que les nombreux débats
que la question des fossiles et de l’âge de la Terre auront suscités. Le lecteur y
apprendra quel jour et à quelle heure a eu lieu la Création.
Soulignons enfin que nous qualifierons ci-après :
- de transformiste, toute théorie qui envisage une transformation des formes
vivantes en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres ;
- d’évolutionniste, toute théorie qui envisage une généalogie des formes vivantes.
Dans l’idée d’évolution, celle de succession est essentielle. Avec le transformisme,
les notions de variétés et de variations sont mises en avant.
Le mot "transformisme" est tardif (1867) par rapport aux principales doctrines qui l'ont promu.
Lamarck ne l'emploie pas. Pas plus "qu'évolution", d'ailleurs, qui n'avait pas le même sens
qu'aujourd'hui (voir ci-après). De nos jours, le terme "transformisme" toutefois n'est plus guère
employé que pour désigner la doctrine de Lamarck par opposition à celle de Darwin.
7
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
A) Les conceptions transformistes jusqu’à la fin du XVIII° siècle
3. 2. 4.
Le transformisme est une très vieille idée. Il recoupe celle d’une continuité des formes de la
matière et pas du tout celle d’une évolution.
L'idée transformiste n'est pas née au XIX° siècle avec Lamarck puis Darwin. Que les
êtres vivants se transforment et qu'ils se transmuent les uns dans les autres est une idée que
l'on trouve ici ou là depuis l'Antiquité. Elle est notamment chez Anaximandre (les hommes
sont issus des poissons) ou chez Lucrèce (voir 2. 6. 14.). A la Renaissance, elle apparaît,
comme en passant, chez Jérôme Cardan (De subtilitate, 15502). En fait, on a pu compter
jusqu'à 199 précurseurs de Darwin3.
L'idée que les espèces ne sont pas immuables, qu'elles naissent et disparaissent,
devient relativement courante dans la seconde moitié du XVIII° siècle. On la trouve
notamment chez Maupertuis, Diderot, Jean-Baptiste Robinet (De la nature, 17614) ou Erasme
Darwin (1731-1802 ; le grand-père de Charles).
Toutefois, on ne rencontre généralement pas derrière cette idée un schéma d'évolution
au sens propre, c'est-à-dire de progression ou au moins de succession des espèces les unes par
rapport aux autres. Ce qui anime la pensée transformiste, c'est plutôt la croyance en la
créativité infinie de la nature5. C'est le thème des possibles tous réalisés dans l'infinité des
temps. Un thème hérité de la tradition épicurienne (voir 1. 11. 9.) qui revient à affirmer qu'au
fil du temps toutes les formes vivantes possibles apparaissent et survivent ou bien
disparaissent, ruinées par leurs contradictions internes, comme les monstres.
Jusqu'à la fin du XVIII° siècle, ainsi, les êtres vivants n'eurent pas d'histoire propre.
Selon les idées transformistes, ils passaient simplement pour apparaître ou disparaître au gré
des vicissitudes d'une nature conçue comme une source inépuisable de création. Une
2
Parisiis, R. Granion, 1550.
Voir l'article très documenté de F. Bourdier « Trois siècles d'hypothèses sur l'origine et la transformation des
êtres vivants » Revue d’histoire des sciences T. XIII, 1960, pp. 1-44.
4
Amsterdam, chez Van Harrevelt, 1761.
5
Voir G. Bremner « L'impossibilité d'une théorie de l'évolution dans la pensée française du XVIII° siècle »
Revue de synthèse III°s. n°113-114, 1984, pp. 171-179.
3
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Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
spontanéité de la nature qui amena d’ailleurs finalement à se déprendre des explications toutes
mécaniques - celles, notamment, issues du matérialisme épicurien6.
Ce n'était donc nullement là l'idée d'une généalogie des espèces les unes par rapport
aux autres. Ce n'était aucunement l'idée que, dans leur succession, les espèces deviennent peu
à peu ce qu'elles sont7. C'est ainsi, note un commentateur, qu'on rencontre bien par exemple
chez Maupertuis les principaux éléments du schéma évolutionniste : le hasard, l'erreur ou
l'accident à l'origine de la variété des espèces, la tendance à la reproduction de ces
contingences à travers une (assez mystérieuse) mémoire des formes vivantes, l'élimination des
formes inaptes par la sélection naturelle. Mais ce qu'on ne rencontre pas chez Maupertuis,
c'est l'idée d'évolution elle-même. Maupertuis est à ce titre un cas exemplaire d'illusion du
précurseur, note l'auteur8.
Maupertuis.
En 1744, Maupertuis se penche sur un phénomène curieux : la naissance à Paris d'un
enfant “blanc” (albinos) dont les parents sont tous deux noirs (Vénus physique, 1745, 2°
partie9).
Traditionnellement, la noirceur de la peau était attribuée à la malédiction pesant sur les
fils de Cham ou à l'influence du soleil brûlant d'Afrique. Le cas de ce "Nègre blanc" suggère
plutôt à Maupertuis que les Noirs ne représentent, au sein de l'espèce humaine, qu'une variété
apparue au hasard et se propageant héréditairement, quoiqu'elle puisse à l'occasion être effacée
au fil des générations.
Cela, selon Maupertuis, prouve deux choses :
1) l'origine commune de toutes les races humaines et le fait que les premiers
parents de l'humanité étaient blancs - puisqu’on n'observe pas la naissance
d'enfants noirs issus de parents blancs ;
2) le caractère changeant et non pas immuable des espèces.
6
Voir J. Roger « Les conditions intellectuelles de l’apparition du transformisme » in Pour une histoire des
sciences à part entière, Paris, A. Michel, 1995.
7
Voir E. Callot La philosophie de la vie au XVIII° siècle, Paris, M. Rivière & Cie, 1965, pp. 304-305.
8
Voir A. Fagot Le transformisme de Maupertuis in (collectif) Actes de la journée Maupertuis (1973), Paris,
Vrin, 1975.
9
Paris, Aubier Montaigne, 1980.
9
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Explications de la noirceur de la peau.
Pourquoi certains hommes ont-il la peau foncée ? Il semble qu'il y a là un effet de sélection naturelle
visant à assurer une meilleure protection contre le soleil : des téguments riches en pigments mélaniques
permettent en effet de mieux affronter le rayonnement ultra-violet, tandis qu'une peau plus claire, dans les
régions septentrionales où l'ensoleillement est moindre, permet de synthétiser de manière suffisante la
vitamine D. De fait, la loi de Gloger (1833) est universelle. Même les insectes lui sont soumis : les races
vivant dans les aires chaudes et humides sont plus intensément pigmentées que les autres.
Les choses, toutefois, sont plus complexes, car on rencontre surtout une pigmentation noire dans les
aires chaudes et humides et une pigmentation brune dans les zones chaudes et sèches. On ne sait guère
expliquer cette précision adaptative. Chez les Africains, les peaux tendent à être plus foncées quand on
approche de l’équateur. Mais ce n’est pas le cas dans d’autres parties du monde. Ce qui pourrait
simplement dépendre des dates de peuplement en regard des durées requises pour une telle spécialisation.
Il convient enfin de noter que l’on ne peut plus considérer la couleur de la peau comme un caractère
qualitatif que certains groupes humains posséderaient de manière exclusive les uns par rapport aux autres,
comme le fit jusqu’au milieu du XX° siècle une anthropologie soucieuse de classer les hommes en races et
sous-races distinctes. La couleur de la peau est un continuum entre les hommes, comme leur taille. Elle
résulte de l’émission plus ou moins accentuée par certaines cellules de l’épiderme, les mélanocytes, des
deux formes de mélanine : l’eumélanine (de couleur brun-noir) et la phéomélanine (brun-rouge).
Ces idées de Maupertuis n'eurent guère de succès. C'est qu'elles confortaient par trop,
au gré d'un Voltaire par exemple, l'enseignement biblique d'une origine unique de l'humanité.
Voltaire voulait voir dans les races humaines des espèces différentes d'hommes (voir 4. 1. 8.).
Maupertuis accomplissait, lui, le premier pas vers une pensée évolutionniste en n'y devinant
qu'autant de variétés.
Les jardiniers multiplient les variétés de plantes, note Maupertuis et la nature fait de
même, y compris avec les hommes. Dans sa Lettre sur le progrès des sciences (175210), il
recommande de multiplier les expériences d'union artificielle entre espèces ; pour voir si
l'hérédité "tire des leçons de l'expérience". On pourrait peut-être créer ainsi une race de
"nègres blancs"…
10
Paris, Aubier Montaigne, 1980.
10
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Avec toute son époque, Maupertuis ne doute pas de l'hérédité des caractères acquis ; laquelle n'est
nullement, comme on l'écrit trop souvent, une "invention" de Lamarck (voir ci-après). Si les Chinoises ont à la
naissance des pieds plus petits que ceux des Européennes, note ainsi Maupertuis, c'est une conséquence pratique
des coutumes locales. Buffon note que les races de chiens auxquelles on coupe régulièrement la queue finissent
par avoir naturellement celle-ci atrophiée (!).
La grande échelle des êtres.
La nature est un fonds inépuisable de différences. Le hasard ou l'art des hommes les
mettent en œuvre. Mais la distribution des espèces, à suivre Maupertuis, n'est pas liée à
quelque déterminisme généalogique. Elle s'étale selon un plan déjà tout tracé où toutes les
formes possibles ont comme déjà leur place, peu important alors le moment de leur apparition.
Tous les vivants forment ensemble une grande chaîne (voir 3. 1. 6. & 15.).
Dès lors, on peut être amené à concevoir, avec Charles Bonnet, que chacun des vivants
puisse se transformer, c'est-à-dire changer de place dans la chaîne. Que l'homme, ainsi, puisse
laisser un jour au singe ou à l'éléphant la place qu'il occupe actuellement parmi les animaux. Il
pourra alors peut-être se trouver chez les singes des Newton ou des Leibniz, écrit Bonnet, qui
formule ainsi l'idée que la nature des êtres vivants se révèle avec le temps (Palingénésie
philosophique ou Idées sur l'état passé et l'état futur des êtres vivants, 177011). Et si l'on
envisage un progrès continuel de toutes les espèces vers une perfection supérieure, ajoute-t-il,
il y a en chaque animal comme une promesse de ce qu'il deviendra ; "le moindre être
microscopique devient ainsi un être presque respectable".
Pourtant, cela ne change rien à l'ordre des vivants. La chaîne qu'ils forment, toute
entière, se déplacera. "Tous les degrés de l'échelle seront continuellement variables dans un
rapport constant". Bonnet a donc l'idée que la nature des espèces se révèle peu à peu - une idée
qu’il a peut-être trouvée chez Leibniz12. Pourtant, cela ne dérange en rien, selon lui, l'ordre des
vivants, au sein duquel toutes les places sont déjà par avance assignées.
Chez Maupertuis, au contraire, il y a bien un devenir des espèces. Mais là encore, cela
est fonction des possibilités offertes par la grande chaîne des êtres. Ce qui s'oppose ainsi
avant tout à l'idée d'évolution à l'âge classique, c'est l'idée que l'ordre de la nature contient
11
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2 volumes, Genève, 1770.
Voir J. Roger « L’histoire naturelle au XVIII° siècle : de l’échelle des êtres à l’évolution » in Pour une histoire
11
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comme par avance toutes les formes vivantes possibles et, pour Bonnet, les a même
directement préformées. Dès lors, l'histoire naturelle ne pouvait que décrire un ordre
immuable, ou plutôt intemporel. Son objet consistait à classer bien plus qu'à expliquer.
**
B) L'histoire naturelle
3. 2. 5.
La théorie de la nature, rappelle Kant, se divise en deux branches : l'histoire naturelle,
qui présente les faits naturels de manière ordonnée et la science de la nature, qui traite de cette
dernière selon des principes a priori ou selon les lois de l'expérience (Premiers principes
métaphysiques de la science de la nature, 1786, Préface13). L'histoire naturelle, poursuit Kant,
se divise elle-même en une description de la nature, dont elle classe les êtres selon la
similitude et en une histoire de la nature.
Depuis Aristote, on distinguait en effet entre l'histoire d'un objet et sa physique. La
première était conçue comme essentiellement descriptive, répertoriant ce qui est donné et
préparait à la seconde, présentant les causes et les lois14.
Aristote, dans son Histoire des animaux (vers 345 av. JC15), avait classé près de 500
types d'animaux ; dont certains, d'ailleurs, tout à fait fabuleux16. Il avait étudié leur anatomie et
avait décrit leurs mœurs et habitudes par rapport à l'animal le plus facile à connaître : l'homme
(I, 6, 491a). Cependant, c'est moins la démarche aristotélicienne qui servira de modèle direct à
l'histoire naturelle jusqu'à l'âge classique, que celle, encyclopédique, boulimique et
anecdotique de Pline l'Ancien, dont l'Histoire naturelle (1er siècle ap. JC17) en trente-sept
livres voulait être une somme exhaustive de toutes les parties de la nature18.
des sciences à part entière, Paris, A. Michel, 1995.
13
trad. fr. in Œuvres philosophiques I, Paris, Pléiade Gallimard, 1980.
14
Sur l’histoire naturelle avant Linné, voir G. Petit & J. Théodoridès Histoire de la zoologie, Paris, Hermann,
1962.
15
trad. fr. en 3 volumes, Paris, Les Belles Lettres, 1964-1969.
16
Voir M. Manquat Aristote naturaliste, Paris, Vrin, 1932, XIII.
17
trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1950-1985.
18
Voir R. Lenoble Esquisse d'une histoire de l'idée de Nature, Paris, A. Michel, 1969, chap. IV.
12
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Les Sommes encyclopédiques.
Imprimée dès 1469, l’Histoire naturelle de Pline eut près de cinquante éditions latines
au XVI° siècle. Le Moyen Age l’avait notamment connue à travers les Etymologiae en vingt
livres d'Isidore de Séville (570-63619) et, jusqu'au début du XVII° siècle, bien d'autres énormes
compilations seront produites selon son modèle, comme la Physique d'Hildegarde Von Bingen
(1098-117920), le De natura rerum en 20 livres (1230-124821) de Thomas de Cantimpré, le
Miroir historial de Vincent de Beauvais (1190-126422), le De animalibus (127023) d'Albert le
Grand, qui réintroduisit Aristote. Il faudrait encore citer Raban Maur, Honorius d’Autun,
Alexander Neckham, Brunetto Latini, … Ceci, sans oublier les auteurs arabes, comme AlJâhiz (780-869), dont le Kitâb al-hayawan ("le livre des animaux"24) décrit correctement le
kangourou !
A la Renaissance, la plus fameuse de ces sommes sera sans doute l'Encyclopédie en dix
volumes (publiés de 1599 à 1616) d'Ulisse Aldrovandi.
Tous ces ouvrages se présentaient comme d'immenses inventaires des différents
groupes d'animaux. Ils accumulaient, pêle-mêle, tous les faits - vérifiés ou non - pouvant se
rapporter à eux. Chez Aldrovandi, ainsi, les descriptions zoologiques sont très réduites. Sur
les 294 pages qu'il consacre au cheval, seules trois ou quatre présentent ses caractères
physiques. Le reste recense tout ce que l'on peut trouver, concernant l'animal, en fait de
mythologies et légendes, traits de tempérament, pratiques d'élevage, utilisation à la guerre ou
dans les jeux, proverbes, emplois héraldiques, etc.
Plus que sur l'observation, l'histoire naturelle s'appuyait alors davantage sur le poids de
la tradition. C'est ainsi qu'Aldrovandi classe la baudroie parmi les raies, malgré son squelette
osseux. Il s'agissait là en effet d'une erreur déjà commise par Aristote et respectée depuis lors
par tous les naturalistes. Et quant aux légendes, Aldrovandi se montre encore assez crédule :
s'il met en doute l'existence de l'hydre à sept têtes, il n'en traite pas moins du basilic au regard
19
Lugduni Batavorum, Sijthoff, 1909. Extraits in E. Brehaut An encyclopedist of the dark ages, New York, 1912.
Opera omnia, Turnholti, Brepols, 1991.
21
Berlin-New York, W. de Gruyten, 1973.
22
trad. fr. en 8 volumes, Paris, 1495-1496.
23
Mantue, per P. Joannis de Butschbach, 1479.
24
Voir Jâhiz Le Cadi et la mouche : anthologie du Livre des animaux, trad. fr. Paris, Sinbad, 1988.
20
13
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
mortel, de l'oie qui naît des glands du chêne et de la licorne, cet animal fabuleux (qui à
l'origine était sans doute l'oryx d'Arabie) dont on parlait depuis Pline.
Se démarquant à peine de l'Encyclopédie d'Aldrovandi, les Histoires naturelles (16571665) de Jean Jonston (John Johnston) seront les dernières de ces compilations zoologiques25.
Car dès le milieu du XVII° siècle, un esprit analytique nouveau s'était fait jour, pour lequel
l'essentiel n'était pas de décrire les animaux mais d'en reconnaître les principaux genres et ce
qui leur est propre26.
A l’âge classique, un souci nouveau de classification ordonnée.
Tel était notamment le programme des Mémoires pour servir à l'Histoire des Insectes
(1734-174227) de Réaumur. C'est également dans cet esprit que Marcello Malpighi fit
"l'histoire" du ver à soie, décrivant l’œuf, son éclosion, la métamorphose de la chenille, etc., et
s'élevant de là à quelques considérations générales sur l'anatomie des insectes (Dissertatio
epistolica de Bombyce, 166928). D'autres naturalistes agissaient de même, comme Pierre
Lyonet (Traité anatomique de la chenille qui ronge le bois de saule, 176229) ou Jean
Swammerdam (Observations sur les insectes, 166930), qui tentait de classer tous les insectes
en quatre classes distinctes, selon leur métamorphose.
Chez Aristote, la comparaison des caractères ne s'inscrivait pas dans une comparaison
plus générale des espèces31. Elle ne s'attachait pas à déterminer les unités élémentaires du
vivant. De sorte qu'espèce et genre demeuraient pour lui deux catégories assez
interchangeables. Aristote, souligne un commentateur, trouvait les classifications trop
négligeables d'un point de vue théorique pour les fonder en raison. Il ne nous a d'ailleurs
même pas indiqué la méthode qu'il a employée à leur effet32.
25
Voir par exemple Histoire naturelle et raisonnée des différents oiseaux qui habitent le globe, trad. fr. Paris,
Desnos, 1774.
26
Voir E. Perrier La philosophie zoologique avant Darwin, Paris, Alcan, 1896, chap. V.
27
Paris, Imprimerie royale, 1734-1742.
28
Londini, apud J. Martyn & J. Allestry, 1669.
29
Voir E. Hublard Le naturaliste hollandais Pierre Lyonet, sa vie et ses œuvres, Bruxelles, Lebègue, 1910.
30
trad. fr. Dijon, Desventes, 1758.
31
Voir R. Lefebvre « Aristote zoologue : décrire, comparer, définir, classer » Archives de philosophie 61, 1998,
pp. 33-59.
32
Voir P. Pellegrin La classification des animaux chez Aristote, Paris, Les Belles Lettres, 1982.
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Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
L'esprit nouveau de l'histoire naturelle, lui, s'investira de manière privilégiée dans le
classement des vivants. Dans des classifications qu'on appelait alors "systèmes" ou
"méthodes".
Il ne sera peut-être pas inutile de rappeler ici les principales rubriques sous lesquelles sont
traditionnellement classés les vivants : race ou variété, espèce, genre, famille, ordre, classe, phylum, règne. Tous
les hommes actuels, ainsi, sont de l'espèce Homo sapiens, du genre Homo, de la famille des Hominidae, de
l'ordre des Primates, de la classe des Mammifères, du sous-phylum des Vertébrés appartenant au phylum des
Cordés dans le règne Animal.
*
Linné.
Joseph Pitton de Tournefort (Elémens de botanique ou Méthode pour connoître les
plantes, 169433) ou John Ray (Historia plantarum, 1686-170434), recherchaient un système
"naturel" de classification. Un système fondé sur les caractères propres aux espèces que
distingue réellement la nature - une approche qui pouvait s’inspirer de la 6° des Règles pour la
direction de l’esprit (écrites avant 1629 et inachevées35) de Descartes. Carl von Linné eut plus
de succès pratique, en proposant un "système sexuel" de classement botanique fondé sur la
considération des étamines et des pistils (en fait, Linné utilise d’autres critères
morphologiques, comme le port des plantes).
De nombreux pionniers de la classification systématique des végétaux peuvent être cités, comme Luca
Ghini (1500-1556), Rembert Dodoens (1517-1585), Andrea Cesalpino (De plantis libri XVI, 1583), Gaspard
Bauhin qui développa une nomenclature binomiale (Prodromus theatri botanici, 1620) et Joachim Jung (15871657) qui clarifia largement la terminologie jusqu’ici employée 36. Dans les cinquante années précédant celui de
Linné, 25 systèmes différents de classification avaient été proposés. Linné utilisera particulièrement celui de
Tournefort, distinguant 700 genres naturels et définissant l’espèce par une différence spécifique au sein du genre.
Par ailleurs, après Linné, les tentatives de classification ne s’épuiseront pas : avec celles des Jussieu, des
Candolle, de Stephan Endlicher, etc.
33
Paris, Imprimerie royale, 1694.
3 volumes, Londini, apud H. Faithorne, 1704.
35
Œuvres philosophiques I, 3 volumes, Paris, Garnier, 1988.
36
Sur tout ceci, voir J. Magnin-Gonze Histoire de la botanique, Paris, Delachaux & Niestlé, 2009 et J-M. Drouin
L’herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008.
34
15
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Par ailleurs, Linné utilise comme base de sa classification des végétaux les organes de la fructification,
dont les mécanismes étaient encore mal connus à l’époque. A la fin du XVII° siècle, la sexualité des plantes avait
été découverte par Nehemiah Grew et Marcello Malpighi et leur distinction en deux sexes établie par Rudolph
Camerer (Camerarius). Cela n’avait pas été facilement accepté. Tournefort n’admettait toujours pas que les
étamines aient un rôle sexuel, par exemple. Le rôle des insectes dans la pollinisation ne sera établi qu’en 1751 et
la pollinisation elle-même ne sera prouvée que par Joseph Koelreuter à travers des études expérimentales en
1761-1768. Au total, la fructification ne sera vraiment comprise qu’avec Adolphe Brongniart (1827) et Robert
Brown (1831). Par ailleurs, on jugeait la sexualité des plantes, telle qu’elle était dévoilée, tout à fait immorale.
Dieu a-t-il installé une telle prostitution honteuse dans la propagation des plantes ?, demandera-t-on.
Linné décrivit des dizaines de milliers d'espèces. Dès l’adolescence, dit-on, il avait
décidé de cataloguer toutes les formes de vie selon ses propres méthodes. En 1735, son
Systema naturae ne faisait qu'une dizaine de pages. Lors de sa dixième édition, en 1759, il
représentait deux volumes. Avec Linné s’affirme la conviction que la connaissance des choses
dépend de notre capacité à les ordonner et à les nommer. La botanique devient un
dictionnaire. Le monde se découvre d’être ordonné et schématisé37. Une vision qui suscitera de
vives oppositions : celle d’un Michel Adanson qui, contre les subdivisions régulières,
s’évertuera à réaliser des fécondations étranges, des espèces insolites ; celle de Buffon, sur
laquelle nous reviendrons.
Linné appliquera sa nomenclature "binomiale" aux plantes en 1753 et aux animaux
dans la 12° édition de son Systema naturae (176638). Elle est toujours en vigueur de nos jours :
pour chaque être, un substantif indique le genre et un adjectif l'espèce : Felis domesticus (le
chat), Felis catus (le chat sauvage), Felis leo (le lion), etc.
La discontinuité des types étant le présupposé sur lequel repose évidemment tout effort
de classification ordonnée, on comprend mal ces remarques de Michel Foucault affirmant que,
pour que la taxinomie linnéenne soit possible, il fallait que la nature passe pour continue ;
cette classification réclamant le principe de la plus petite différence possible entre les choses
(Les mots et les choses, 1966, p. 17339). Dans sa description des espèces, Linné se souciait
pourtant de suivre l'ordre naturel de cinq unités qu'il jugeait immuables : la classe, l'ordre, le
37
Voir F. Dagognet Le catalogue de la vie, Paris, PUF, 1970.
Holmiae, Laurentii Salvii, 1766.
39
Paris, Gallimard, 1966.
38
16
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
genre, l'espèce, la variété ou race. Singulier en son temps, il rejetait l'idée d'une grande chaîne
des êtres. Les espèces formaient pour lui autant d'entités stables et discontinues. La
discontinuité des formes vivantes, de fait, était si indispensable à ses efforts de classification
qu'il affirmait volontiers que chaque espèce relève d'un acte particulier du Créateur – il y avait
autant d’espèces que de formes apparues lors de la création (Philosophia botanica, 1751, §
157).
On l’oublie en effet trop souvent : le fixisme ne correspondait pas à une vision
traditionnelle des espèces vivantes, même s’il pouvait se prévaloir de sa conformité avec
l’enseignement biblique. Lorsque, dès le XVIII° siècle, les idées transformistes entreprirent de
le combattre, le fixisme, comme théorie scientifique, représentait une idée relativement
nouvelle, essentiellement défendue par Linné ; lequel érigea en principe la fixité des espèces et
se fiant absolument pour les classer aux différences des seuls caractères morphologiques
apparents, ne formula même pas de définition précise de l'espèce (Philosophie botanique,
176340). Antoine-Laurent de Jussieu rejettera aussi bien l’accidentel et l’inconstant.
Raisonnant en chimiste, pour lequel les corps sont définis par la constance de leurs
composants, il affirmera que tout caractère qui varie dans le particulier ne peut avoir de valeur
dans le général41.
Pouvaient ainsi être écartées les mutations, comme celle observée chez Mercurialis par Jean Marchant en
1715, qui avait suscité l’intérêt d’Adanson ; les modifications obtenues en culture, dont Ray donnait plusieurs
exemples.
Selon Linné, ce n'est d'ailleurs pas seulement la forme des espèces que le Créateur a fixé
mais leur environnement même, la police nécessaire de la nature, c'est-à-dire les rapports
réciproques des espèces (La police de la nature, 176042). Le fixisme de Linné est un
providentialisme. Toutes les choses ont été ordonnées selon une succession et un lien afin de
tendre à la même fin (Economie de la nature, 174943). L'histoire naturelle linnéenne est
l'autoreproduction immuable de la nature, à l'opposé de toute évolution ; même si l'idée lui
vint que les espèces d'un même genre étaient peut-être issues d'une même espèce originaire
40
trad. fr. Paris, chez Cailleau, 1788.
Voir F. Dagognet op. cit.
42
trad. fr. in Linné L’équilibre de la nature, Paris, Vrin, 1972.
41
17
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
s'étant diversifiée par hybridation (voir ci-après). John Ray, de même, proclamait la fixité des
espèces tout en admettant qu'elle pouvait ne pas être absolue, notamment chez les plantes44.
A l'âge classique, souligne M. Foucault, un individu ne se laisse "lire", c'est-à-dire
découvrir, qu'en regard de tous les autres (Les mots et les choses, chap. V). Les vivants sont
pris sous un regard minutieux, capturés par les mots lisses, neutralisés, des classifications.
Cela est vrai de Linné sans doute mais ne peut passer pour le paradigme de l'histoire naturelle
à l'âge classique, compte tenu d’une exception de taille : l’œuvre de Buffon !
*
L’histoire naturelle de Buffon.
En 1749, Buffon publie les trois premiers volumes de son Histoire naturelle, générale
et particulière, suivis, de 1753 à 1767, d'une Histoire des quadrupèdes en douze volumes et,
de 1770 à 1775, d'une Histoire naturelle des oiseaux en neuf volumes. Sept volumes de
suppléments sont ensuite publiés de 1774 à 1777, puis une Histoire naturelle des minéraux en
cinq volumes plus un Traité de l'aimant de 1783 à 1788. Annoncée, l'Histoire des cétacés et
l'Histoire des insectes ne verront jamais le jour. Cette œuvre gigantesque, inachevée et
collective, qui présente la description de plus de quatre cents espèces, fut l'un des plus grands
succès littéraires du siècle45.
La collaboration de Louis Daubenton, ainsi que celle de l'abbé Bexon en de nombreuses pages de
descriptions, fut constante jusqu'à l'Histoire des oiseaux, laquelle accueille à son tour les contributions de
Philibert Guéneau de Montbeillard et de Etienne de Lacépède. Ce dernier publiera une Histoire des quadrupèdes
ovipares et des serpents (1788-1789), puis une Histoire des poissons (1798-1803) et une Histoire des cétacés
(180446) qu'il donnera pour la suite de l'Histoire naturelle. Par ailleurs, Buffon avait formé le projet d'une
Histoire du règne animal pour laquelle il avait sollicité la collaboration de Jean-Jacques Rousseau.
L'histoire naturelle, annonce Buffon dans le Premier Discours (1749), se doit de
donner la description exacte et l'histoire fidèle de chaque espèce. Doivent s'y rencontrer, "les
43
idem.
Voir J. Rostand L'évolution des espèces, Paris, Hachette, 1932, p. 24.
45
Œuvres complètes, 14 volumes, Paris, Le Vasseur, 1884-1885. Choix de textes in Buffon L’histoire naturelle,
Paris, Folio Gallimard, 1984.
44
18
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
grandes vues propres à un génie ardent, embrassant tout d'un coup d’œil, et les petites
attentions d'un instinct laborieux qui ne s'attache qu'à un seul point".
Mais avant tout, il faut se méfier de l'instinct qui nous porte à mettre partout de l'ordre
et de l'uniformité. Les méthodes de classifications, déclare Buffon, sont indiscutablement
utiles mais elles soumettent trop souvent la nature à des critères arbitraires. Mieux vaut être
attentif aux désordres de la nature et à ses ressources infinies, car elle marche par des
gradations insensibles et ne peut se prêter totalement aux divisions. Il faut poser que tout ce
qui peut être est, écrit Buffon, dont le modèle, ainsi, est toujours la grande chaîne des êtres. La
Création nous impose davantage le respect par sa puissance que par sa finalité. De toute
manière, les premières causes nous seront à jamais cachées, ainsi que leurs résultats généraux.
Si son projet est bien systématique, Buffon ne veut pas bâtir un système sur quelques
traits choisis plus ou moins arbitrairement. D'emblée, il déclare qu'il faut du génie pour mener
à bien l’œuvre qu'il a entreprise ! Il récuse l'approche de Linné, sèche, latine et arbitraire, car il
ne veut pas tant définir - c'est-à-dire classer - que décrire47. On ne peut se contenter de
substituer quelques signes aux choses, affirme-t-il. Au lieu de ranger, il faut être attentif aux
parentés, aux transitions. Il faut rendre notre pensée assez souple pour suivre tous les degrés
par lesquels la nature procède. Il y avait là, a-t-on noté, l'ébauche d'une phénoménologie
attentive à la "chose même". La revendication d'une connaissance adaptée au vivant ; propre à
la vie dans sa spécificité48. "La plus grande merveille", en ce sens, celle qui attirera le regard
de manière privilégiée, n'est pas l'espèce mais l'individu.
Linné ne daignera pas répondre aux attaques de Buffon. Mais il donnera le nom de Buffonia à une plante au
parfum particulièrement désagréable !
L’espèce définie par la filiation.
Car c'est la succession et la destruction constantes d'êtres uniques qui font une espèce.
Ce n'est pas le nombre d'individus semblables. Buffon, en conséquence, ne définira pas
l'espèce, à l'instar de Linné, en fonction de critères morphologiques extérieurs mais en
46
L’ensemble in Histoires naturelles de Lacépède, 2 volumes, Paris, Furne, 1839.
Voir G. Barsanti « Linné et Buffon : deux visions différentes de la nature et de l'histoire naturelle » Revue de
synthèse III° s. n° 113-114, 1984, pp. 83-111. Voir également L. Roule Buffon et la description de la nature,
Paris, Flammarion, 1924.
48
Voir E. Cassirer La philosophie des Lumières, 1932, trad. fr. Paris, Fayard, 1966, chap. 2, p. 103 et sq.
47
19
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
proposera une autre définition. On doit regarder comme de même espèce, écrit-il, les individus
qui au moyen de la copulation se perpétuent et conservent leur similitude et comme
appartenant à des espèces différentes ceux qui par ce moyen ne peuvent rien produire
ensemble.
C'est John Ray qui fut le premier, semble-t-il, à définir l'espèce par la filiation.
Buffon l'illustre par le fameux exemple du cheval et de l'âne qui, quoique
morphologiquement semblables, n'appartiennent pas à la même espèce puisque le mulet, issu
de leur croisement, est stérile : "l'âne ressemble au cheval, plus que le barbet au lévrier et
cependant le barbet et le lévrier ne forment qu'une même espèce, puisqu'ils produisent
ensemble des individus qui peuvent même en produire d'autres ; au lieu que le cheval et l'âne
sont certainement de différentes espèces, puisqu'ils ne produisent ensemble que des individus
viciés et inféconds" (Histoire des quadrupèdes, 1753, "le cheval").
Buffon dut cependant reconnaître par la suite que ce critère de fécondité n'avait qu'une
valeur relative. On citait en effet des cas d'hybridation féconde (entre serin et chardonnet par
exemple) et certains rapportaient également le cas de mules fécondes. Au XVIII° siècle, la
notion de barrière reproductrice entre espèces différentes était très floue. Buffon prend ainsi la
peine de réfuter l'existence des "jumarts", issus du croisement d'un taureau et d'une jument,
auxquels on croyait encore assez communément. Spallanzani essayait de marier chien et
chatte et Réaumur une poule et un lapin (Art de faire éclore et d’élever en toute saison des
oiseaux domestiques de toutes espèces…, 174949).
Toutefois, contrairement à ce qu'on croit souvent, l'approche de Buffon n'est pas
particulièrement nominaliste (voir 2. 1. II). Elle ne reconnaît pas uniquement des individus.
L'espèce, pour Buffon, existe bien. Le "moule intérieur" la reproduit (voir 3. 1. 10.).
Comme le souligne un commentateur, ce que Buffon rejette, ce sont moins les espèces
que les genres de Linné qui, directement formés par la main divine, rassemblent les premières
et les confondent aussi bien en les réduisant à un simple attribut spécifique arbitrairement
49
2 volumes, Paris, Imprimerie royale, 1749. Voir E. de Fontenay « La bête est sans raison » Critique 375-376,
août-septembre 1978, pp. 707-729.
20
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
choisi ; comme le cheval commun, devenu avec Linné un "cheval à la queue garnie de crins"
(Equus cauda undique setosa) dans le genre des Equidés50.
Pour le reste, la recherche d'un patron sur lequel se modèlent les individus est
constante dans l'Histoire naturelle. C'est ainsi, notamment, que Buffon va jusqu'à chercher la
représentation exacte du corps humain moins chez des individus particuliers que, suivant le
coup d’œil des artistes, dans les statues ; "copies devenues des originaux parce que faites non
pas d'après un individu mais d'après l'espèce humaine bien observée" (Histoire naturelle de
l'homme, 1749, "De l'âge viril"51). On peut donc connaître mieux la nature, c'est-à-dire
l'espèce, le plan d'organisation, par sa représentation que par l'observation. A la limite, ainsi,
l'espèce passera pour exister non pas dans la nature observable mais dans un "dessein primitif"
; dans ce que l'anatomie comparée nommera un peu plus tard un "prototype" (voir ci-après).
*
La nature sans la Providence.
Une fois posé que tout ce qui peut être est et une fois révoqué le recours aux causes
finales pour en rendre compte, la nature cesse de présenter l'image harmonieuse et paisible
d'une Providence. Elle n'est pas parfaite et c'est sans doute la thèse la plus provocante de
l'Histoire naturelle. A suivre Buffon, elle paraît en effet avoir négligé certains animaux
comme le héron ou le toucan.
Ses produits présentent partout des résidus, des particularités incompréhensibles : les
doigts du cochon sont parfaitement formés et ne lui servent à rien. La nature est si loin de rien
faire d'absolu, de parfait et de définitif qu'une apologie du métissage est possible (même à
propos des sociétés humaines), comme s'il fallait aider la nature à obtenir son meilleur
rendement et lutter ainsi contre la dégénération que ne peut manquer d'entraîner une trop
longue reproduction en vase clos (Histoire des quadrupèdes, 1753, "le cheval").
Buffon décrit la nature comme "le trône extérieur de la magnificence divine". Mais
cela, il semble qu'elle ne le soit pleinement pour lui qu'ennoblie par le travail de l'homme. Car
50
51
Voir J. Roger Buffon. Un philosophe au jardin du roi, Paris, Fayard, 1989.
Ce thème est en fait celui, classique, de l’imitation de la nature. Voir 2. 1. 5.
21
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
celui-ci peut modifier et perfectionner les espèces, comme il a pu transformer une herbe stérile
en blé. L'homme donne l’histoire à la nature. Il est ainsi au centre de l'Histoire naturelle. Il est
le chef-d’œuvre de la nature et, comme cela était traditionnel depuis Aristote, la base de toutes
les comparaisons. Les espèces apparaissent dans l'ordre de leur proximité (espèces
domestiques puis sauvages) et de leur ressemblance, par la forme et l'organisation, à lui.
Cependant, comme Diderot dans sa Lettre sur les aveugles (174952), Buffon demeure
tenté par l'image d'un univers à la Lucrèce, né du hasard et soumis à l'inépuisable et aveugle
puissance d'un processus vital. Sous ce jour, la nature est à elle-même sa propre fin et
l'homme est maintenant dénoncé pour introduire la terreur et l'esclavage en son sein - par
exemple lorsqu'il va dans son appétit de domination contre la vitalité et la beauté de l'espèce
équine ("Le cheval"). C'est-à-dire non pas quand il cherche à aider la nature mais tente de la
contraindre et de la plier à ses catégories en faisant fi de son essentielle diversité.
Au milieu du XVIII° siècle, ce naturalisme était encore audacieux. Contre les
théologies naturelles du temps (voir 1. 14. 27.), il revenait à dire que la Nature trouve sa
propre fin et ses ressources en elle-même, sans qu'il soit besoin de faire intervenir une
causalité divine extérieure. En ce sens, si Buffon n'est pas allé jusqu'à l'idée d'évolution, il en
a, plus que quiconque peut-être, posé clairement les considérants métaphysiques. Pourtant,
comme nous l’avons vu pour Maupertuis, c'est précisément sa consécration de la toutepuissante Nature qui empêche Buffon d'en venir à l'idée d’évolution.
Adaptation mais non pas évolution chez Buffon.
Si la nature est dans un mouvement de flux perpétuel, on accordera que certaines
formes peuvent apparaître ou disparaître : le "prodigieux Mammouth", note ainsi Buffon,
n'existe plus nulle part. La main du Créateur ne paraît pas s'être ouverte pour donner l'être à un
certain nombre déterminé d'espèces, écrit-il. Mais il semble qu'elle ait jeté tout à la fois une
infinité de combinaisons harmoniques et contraires et une perpétuité de destructions et de
renouvellements (Premier Discours).
Buffon confiera à Marie-Jean Hérault de Séchelles que, dans ses écrits, on peut remplacer "le Créateur"
par "la puissance de la nature". En janvier 1751, la Faculté de Théologie de la Sorbonne avait condamné 16
52
Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964.
22
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
propositions de l'Histoire naturelle et exigé une rétractation publique. Buffon s'inclina et fit amende honorable
dans une lettre qui sera publiée au début du quatrième tome de l'Histoire (1753). "Quand la Sorbonne m'a fait des
chicanes, dira-t-il encore à Hérault de Séchelles, je n'ai fait aucune difficulté de lui donner toutes les satisfactions
qu'elle a pu désirer : ce n'est qu'un persiflage, mais les hommes sont assez sots pour s'en contenter" 53. Certains
soutiennent, cependant, qu’Hérault de Séchelles aurait travesti la pensée de Buffon, qui serait mort en vrai
croyant54.
Mais les formes vivantes sont-elles également susceptibles de se transformer les unes
dans les autres ? De cela, il ne saurait véritablement être question dans l'Histoire naturelle ;
même si l'idée affleure par endroits. Le temps ne travaille pas les vivants. Il marque seulement
leur apparition. L'histoire naturelle de Buffon n'est pas une histoire des vivants mais une
histoire de la nature aux vicissitudes de laquelle les vivants sont livrés. Elle se résumera
finalement à l'histoire des climats dans Les Epoques de la nature (177955). Ceux-ci seront les
grands facteurs du changement des espèces, notamment à travers l'influence qu'ils exercent
directement sur leur nourriture (voir 2. 5. 16.).
L'Histoire naturelle ouvrait ainsi la possibilité nouvelle de penser une adaptation
continue des formes vivantes dans l'espace et le temps. Mais, à la différence de ce qu'elle
deviendra avec Lamarck, cette adaptation n'est pas une progression, une évolution. C'est, selon
Buffon, un pur effet de nature, à la puissance de laquelle les vivants sont simplement soumis
et qui dérange leur ordre. Cet effet, les hommes sont capables de l'imiter et, lorsque Buffon
traite de la modification des formes vivantes, notamment à travers la domestication, il ne parle
donc que de "dégénération".
Dès 1739, il tentait de faire vivre des chiens nouveau-nés dans de l'eau ou du lait tiède,
afin de créer une espèce de chiens amphibies et de démontrer ainsi la possibilité qu'ont les
espèces de se transformer56. Cependant, les variations s'imposent toujours pour lui du dehors.
L'espèce les subit et elles menacent toujours de briser son unité. La variation, dès lors, est
assimilable à une chute et Buffon de se demander ainsi si l'âne n'est pas un cheval dégénéré
(idée qu'il rejette d'ailleurs, faute de pouvoir identifier quelques formes intermédiaires entre
53
Voir Hérault de Séchelles La visite à Buffon ou le voyage à Montbard (1785) publiée in Buffon Histoire
naturelle, Paris, Folio Gallimard, 1984.
54
Voir D. Mornet Les sciences de la nature en France au XVIII° siècle, Paris, A. Colin, 1911, p. 51.
55
Paris, Ed. du Muséum, 1988.
23
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
les deux animaux). C'est cet ordre, précisément, que renversera l’évolutionnisme, pour lequel
le singe ne sera plus un homme dégénéré mais l'homme un singe perfectionné.
**
C) Les idées transformistes modernes.
3. 2. 6.
Première formulation d’un ordre généalogique et progressif des formes vivantes : AntoineNicolas Duchesne.
Si l'on parle d'histoire naturelle au XVIII° siècle, ce n'est donc nullement au sens d'un
ordre généalogique et progressif des formes vivantes, comme, avant même son ami Lamarck,
le botaniste Antoine-Nicolas Duchesne fut le premier, semble-t-il, à en avancer l'idée
(Histoire naturelle des fraisiers, 176657). Ayant assisté à l'apparition d'une nouvelle espèce de
fraisier, il en déduisit que "l'ordre généalogique est le seul que la nature indique, le seul qui
satisfasse pleinement l'esprit". Car, pour Duchesne, il se forme bien des espèces toutes
nouvelles et toutes viennent originairement d'une seule58. On peut ainsi dresser l'arbre
généalogique des différentes espèces de fraisiers : "écarlate", "frutiller", "capiton" et autres. Ils
dérivent tous, par différents intermédiaires, du fraisier des bois.
C'est au XVIII° siècle, en effet, que divers croisements aboutirent à former les fruits que nous appelons
"fraises".
Un peu plus tard, Erasme Darwin soutiendra l'idée que tous les animaux à sang chaud,
comme en témoigne la similitude de leur organisation, remontent à un même ancêtre
(Zoonomie ou Lois de la vie organique, 1794-179659). De là, s'offrait la possibilité de
concevoir toutes les espèces comme autant de variétés d'un type unique. Telle fut l'idée que
contribua à répandre l'anatomie comparée au tournant du XIX° siècle.
56
Cité par F. Bourdier op. cit., p. 16.
Paris, Didot le Jeune, 1766.
58
Voir E. Guyénot Les sciences de la vie aux XVII° et XVIII° siècles, Paris, A. Michel, 1941, p. 374 et sq.
59
trad. fr. en 4 volumes, Gand, P-F. de Goesin-Verhaeghe, 1810-1811.
57
24
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
L'anatomie comparée
L'anatomie comparée, c'est-à-dire la mise en rapport des organes propres aux différentes espèces
pour en déduire les lois générales de l'organisation des vivants remonte à Aristote (Les parties des
animaux, vers 330 av. JC60).
Quoique longtemps mise en sommeil, cette approche ne sera jamais tout à fait oubliée 61. Au
XVI° siècle, Pierre Belon, dans ses Portraits d'oyseaux (155762), soulignait l'affinité de
composition du squelette humain et de celui des oiseaux, qu'il présentait dans la position debout,
les ailes retombant le long du corps comme des bras. Léonard de Vinci établira, lui, un parallèle
très exact entre la jambe et le pied de l'homme et la patte postérieure du cheval.
En 1675, Nehamiah Grew en réintroduisit formellement l'idée et en forgea le nom (The
Comparative Anatomy of Trunks63). L'essor de l'anatomie comparée, toutefois, ne fut véritablement
donné qu’avec l'Histoire naturelle de Buffon. Dans l'Histoire des quadrupèdes (1753), les
chapitres sur le cheval et sur l'âne formulent en effet l'idée d'un "prototype général de chaque
espèce sur lequel chacun des individus est modelé" et qui semble, en se réalisant, s'altérer ou se
perfectionner, produisant ainsi tout à la fois des variations dans la succession des individus et une
"constance admirable" dans l'espèce entière.
Selon ce principe, ne cache pas Buffon, l'homme et tous les animaux pourraient également être
regardés comme ne faisant qu'une seule famille ! Comme si l'Etre suprême n'avait voulu employer
qu'une seule et même idée et la varier de toutes les manières possibles. L'homme étant la perfection
de la Création, toutes les autres créatures dériveraient de lui. Le singe, ainsi, serait un homme
dégénéré. Tous les animaux seraient issus d'un seul animal.…
Un unique prototype de tous les animaux.
L'idée venait de Maupertuis et, dans ses Pensées sur l'interprétation de la nature (175364),
Diderot, feignant de la réfuter, s'amusait beaucoup lui-aussi de l'hypothèse faisant dériver tous les
êtres d'un unique "prototype". Mais non ! écrit aussitôt Buffon, il est certain par la Révélation que
tous les animaux ont également participé à la grâce de la Création. Que les deux premiers de
chaque espèce sont sortis tout formés des mains du Créateur…
Buffon et son collaborateur Louis Daubenton étendirent leurs études d'anatomie comparée à
différents groupes d'animaux, définissant ainsi des espèces connexes (la chauve-souris et le
60
trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1956. Voir S. Schmitt Aux origines de la biologie moderne. L’anatomie
comparée, d’Aristote à la théorie de l’évolution, Paris, Belin, 2006.
th
61
Voir F. J. Cole A history of comparative anatomy from Aristotle to 18 century, London, McMillan, 1944.
62
Paris, G. Cavellat, 1557.
63
London, W. Kettilby, 1675.
64
Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964.
25
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
fourmiller par exemple), regroupées en faisceaux autour d'un dessein général primitif. Rompant en
partie avec le modèle de la chaîne linéaire des formes vivantes, ils proposèrent l'image d'un
ensemble de faisceaux "jetant leurs branches de côté pour se réunir avec les faisceaux d'un autre
ordre". Ainsi, l'autruche, jugeaient-ils, tient du chameau par la forme de ses jambes, du porc-épic
par les piquants dont ses ailes sont armées. Elle tient presque autant au faisceau des quadrupèdes
qu'à celui des oiseaux. Elle est une "nuance" entre les deux (Histoire naturelle des oiseaux, 17701775).
Toutefois, traduisant le simple épaississement d'une série animale, l'image du faisceau n'était pas
encore celle, évolutionniste, de l'arbre ramifié en branches séparées, a-t-on pu souligner65. Elle n'en
représentait pas moins une première rupture dans la chaîne des êtres ; un premier affranchissement
par rapport à cette idée selon laquelle chaque forme vivante est une essence trouvant naturellement
sa place dans l'ensemble de la Création. En regard, les modèles linnéens de classement, fondés sur
des emboîtements, étaient tout statiques. Linné comparait la variété à une maison ou à un soldat,
l'espèce à un bourg ou à une escouade et ceci jusqu'à la classe, comparée à la province ou au
régiment. L'enjeu, en d'autres termes, était de ne plus prendre l'espèce comme une donnée
première et intangible mais bien comme une forme dérivée. En ce sens, Félix Vicq d'Azyr (17481794), un élève de Daubenton, généralisera cette approche, parlant d'un seul modèle général - le
"type" - que la nature varie de toutes les manières et réduisant les espèces à de simples variations
(Premier Discours sur l'anatomie66). Nul évolutionnisme encore en ceci mais l'idée d'un
embranchement des espèces pouvant être établi à partir de la similitude de leurs organes. Un projet
que mènera à bien Etienne Geoffroy Saint-Hilaire et que contestera Georges Cuvier.
*
Cuvier, fondateur de la paléontologie. Déduire la forme d’un animal de l’examen de l’une
quelconque de ses parties.
L'idée maîtresse de Cuvier est le principe des corrélations organiques, c’est-à-dire l'idée
aristotélicienne d'une harmonie des fonctions vitales établie par la coordination de toutes les parties
de l'organisme. Selon ce principe, les organes coopèrent à une action commune par une réaction
réciproque (Discours sur les révolutions de la surface du globe, 181267).
On en tire une loi de coordination des organes : si les intestins d'un animal sont faits pour digérer
de la chair, il faut que ses mâchoires, réciproquement, puissent dévorer une proie et qu'il ait des
griffes pour s'en saisir et la déchirer. Dès lors, à partir de la forme d'une seule partie, les dents par
65
Voir B. Balan L'ordre et le temps. L'anatomie comparée et l'histoire des vivants au XIX° siècle, Paris, Vrin,
1979.
66
in F. Vicq d'Azyr Œuvres, 6 volumes, Paris, Duprat-Duverger, 1805.
67
Paris, C. Bourgois, 1985.
26
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
exemple, on peut déduire celle de l'animal entier : des dents tranchantes sont l'indice que l'animal
n'a pas de sabots, lesquels ne peuvent que soutenir et nullement aider à saisir une proie.
Cuvier est le grand fondateur de la paléontologie (mais non du terme, qui ne sera forgé que deux
ans après sa mort). Bien que nombre de caractéristiques dépendent de conditions particulières - la
taille des griffes, ainsi, de celle de la proie - le principe de coordination, idéalement, devrait
permettre, à partir d'une seule extrémité d'os, de remonter à l'animal entier, écrit Cuvier ; comme de
l'équation d'une courbe se laissent déduire toutes ses propriétés (Recherches sur les ossements
fossiles des quadrupèdes, 1812, Discours préliminaire68).
Cuvier fonde l’organisation sur la fonction, non tant pour verser dans le finalisme que pour
considérer le vivant sous le registre de la rareté.
Cuvier explique donc l'organisation par la fonction ; laquelle est seule constante, selon lui, sous
la diversité des formes vivantes. Et ce que cette approche souligne, c'est que toutes les
combinaisons d'organes ne sont pas possibles, sauf à rendre non viables les espèces qui les
hériteraient (un tigre avec des sabots, par exemple). L'ordre des vivants, ainsi, est fondé sur des
exclusions. Il ne peut y avoir de grande chaîne des êtres et pas davantage de transformation
incessante des espèces les unes dans les autres. Sur ce point reposera une fameuse querelle entre
Cuvier et Etienne Geoffroy Saint-Hilaire69.
Le débat Cuvier-Geoffroy Saint-Hilaire.
Pour ce dernier, en effet, ce n'était pas l'identité de fonction qui était décisive pour juger de
l'organisation (Philosophie anatomique, 1818, Discours préliminaire70). Des organes semblables
peuvent remplir des fonctions différentes ou le contraire, soulignait-il. Mais il reste le plan
d'ensemble : tous les vertébrés sont bâtis selon un type uniforme. Mains, griffes, ailes ont des
fonctions très différentes mais correspondent toutes au troisième tronçon du membre antérieur et
cette donnée seule est vraiment déterminante. Cuvier étudiait les organes dans leurs corrélations et
Geoffroy Saint-Hilaire dans leurs connexions anatomiques : la position d'un organe permet de le
reconnaître, quelles que soient sa forme et sa fonction. Une controverse opposa dès lors les deux
savants à l'Académie des sciences en 183071.
Dans cette affaire, face à Cuvier dont le fixisme est bien connu (voir ci-après), on a souvent
voulu voir en Geoffroy Saint-Hilaire, soutenu par le vieux Goethe, un pré-évolutionniste ; soit un
68
Paris, GF Flammarion, 1992.
Voir E. Perrier La philosophie zoologique avant Darwin, Paris, Alcan, 1896, chap. XI & H. Le Guyader
Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, Belin, 1998, chap. 7.
70
4 volumes, slnd.
71
Sur les enjeux autres que scientifiques de cette querelle, qui fit beaucoup de bruit, voir T. Appel The CuvierGeoffroy Debate. French biology in the decades before Darwin, Oxford University Press, 1987.
69
27
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
esprit moderne en son temps72 - et ceci alors même que l’on entendait défendre la démarche de
Goethe, comme Kurt Goldstein (La structure de l’organisme, 1934, p. 313 et sq.73). Le
transformisme de Geoffroy Saint-Hilaire, il est vrai, ne fait aucun doute. Ses recherches
d'embryologie en témoignent : les monstruosités que l'on peut provoquer en contrariant le
développement de l'embryon expliquaient selon lui la morphologie de certains animaux disparus et
permettaient de concevoir le passage d'une espèce à une autre (voir 3. 1. 17.). Mais ce
transformisme était encore rivé à l'idée de la chaîne des êtres. Geoffroy proclamait l'universalité de
la loi d'unité de plan : dans les anneaux des Articulés, il voyait les "analogues" de vertèbres et il
finira par classer ces animaux parmi les Vertébrés ! s'attirant évidemment de nombreuses critiques,
dont celles de Cuvier. Pour Geoffroy, la nature ne faisait pas de saut et le plan d'organisation était
intangible : un organe, posait-il pour principe, est plutôt atrophié ou anéanti que transposé. Pour
Geoffroy Saint-Hilaire, un animal est un assemblage polyédrique. Les animaux ne varient plus que
par leur manière propre de rassembler des unités primitives. La nature emploie constamment les
mêmes matériaux et n’est ingénieuse qu’à en varier les formes74. Tous les animaux rentrent dans un
seul dira ainsi Augustin Serres. Il n’existe qu’un seul animal plus ou moins dispersé (Anatomie
comparée transcendante, 185975).
Ces idées, qui venaient d’Allemagne (mais que l’on trouve également déjà chez Buffon, nous
l’avons vu), étaient dans l'air du temps et, de fait, Cuvier, qui y initia d’abord Geoffroy SaintHilaire76, fut ensuite à peu près le seul à s'y opposer.
Goethe et la Naturphilosophie à la recherche d’un archétype primitif.
En 1790, méditant sur une tête de mouton ramassée au Lido de Venise, Goethe avait eu l'intuition
que le crâne est en fait composé à partir des vertèbres. La nature, concluait-il, emploie toujours les
mêmes matériaux et n'est ingénieuse qu'à en varier les formes. Goethe avait déjà développé cette
idée pour les végétaux (Essai d'expliquer la métamorphose des plantes, 179077).
L'origine de telles idées était chez Linné. Elles avaient également déjà été développées par
Caspar F. Wolff (Theoria generationis, 1759, Première partie78) et il convient de souligner que
l'intuition de Goethe, en l'occurrence, était plutôt fondée. On admet effectivement aujourd'hui que
72
Voir encore en ce sens C. Grimoult Evolutionnisme et fixisme en France. Histoire d’un combat. 1800-1882,
Paris, CNRS Ed., 1999. Voir également G. Deleuze & F. Guattari Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, qui
consacrent quelques lignes parfaitement incompréhensibles au débat Cuvier-Geoffroy (pp. 311-312).
73
trad. fr. Paris, Gallimard, 1983.
74
Voir F. Dagognet Le catalogue de la vie, Paris, PUF, 1970, p. 97 et sq.
75
Paris, Firmin-Didot, 1859.
76
Né à Montbéliard, à l'époque en territoire allemand, Cuvier avait fait ses études à Stuttgart où il avait eu pour
maître l'un des grands promoteurs de la Naturphilosophie, Karl Kielmeyer (1765-1844). Sur ce dernier, voir G.
Gusdorf Le savoir romantique de la nature, Paris, Payot, 1985, p. 169.
77
in Goethe La métamorphose des plantes, trad. fr. Paris, Triades, 1975.
78
2 volumes, Leipzig, 1896.
28
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
tous les différents organes de l'édifice floral, sauf ses racines, sont des fleurs spécialisées, des
unités foliaires homologues. En ce sens, les intuitions de Goethe seront prolongées par les
recherches d’Augustin Pyrame de Candolle (Organographie végétale, 182779) et de Robert Brown.
Quant à Geoffroy Saint-Hilaire, certains veulent voir dans sa théorie du plan unique une
préfiguration des découvertes liées au rôle des gènes du développement80.
La plante, expliquait Goethe, est toujours et uniquement feuille ; jusque dans ses pétales, ses
étamines et jusque dans son pistil. Tout en elle est construit selon la transformation d'un seul et
même organe et l'on peut rapporter chaque apparence extérieure à ce principe interne 81. Mais cela
ne se révèle qu'à une perception intuitive du vivant qui, selon une démarche déjà sensible chez
Buffon (voir ci-dessus), dégage celui-ci des influences du monde extérieur et le saisit en conformité
à son essence. Percevoir dans la forme le jeu de la nature elle-même fait ainsi remonter jusqu'à
"l'organisme primordial", jusqu'à "l'archétype" qui, dépassant le sensible, ne se livre qu'à une
intuition géniale - à cette intuition intellectuelle dont Kant avait souligné l'inaccessibilité pour
comprendre les formations organiques. Cela conduisit Goethe à imaginer d'abord un végétal-type,
duquel tous ceux qui existent et d'autres encore pourraient être déduits par le raisonnement, puis
une sorte d'animal primitif, prototypique, ne correspondant à aucune des espèces existantes.
La Naturphilosophie (voir 2. 5. 19.) ne pouvait qu'être séduite par de telles idées, qui se
prolongeront jusqu’à nos jours, par exemple à travers l’Anthroposophie de Rudolf Steiner82. On vit
notamment se répandre une "théorie vertébrale du crâne" avec Johannes von Spix (Cephalogenesis,
181583), Ludwig Bojanus (In Anatome testudinis europae, 181984) et surtout Richard Owen, pour
lequel toute la marche de la nature était guidée par l'archétype (Principes d’ostéologie comparée
ou Recherches sur l’archétype et les homologies du squelette vertébré, 184885).
Cette théorie ne sera invalidée que bien des années plus tard, lorsque Thomas Huxley montrera
que, lors de l'embryogenèse, le crâne apparaît avant les vertèbres ; qu'il est d'abord membraneux,
puis cartilagineux, n'offrant aucun rapport avec le mode de segmentation propre à la colonne
vertébrale (Eléments d’anatomie comparée des animaux vertébrés, 185886).
Analogie et homologie.
Owen introduisit cependant une distinction promise à une belle fortune entre analogie et
homologie. Sont analogues les organes ayant même fonction et sont homologues les organes ayant
79
2 volumes, Paris, Déterville, 1827.
Voir H. Le Guyader op. cit.
81
Voir E. Perrier op. cit., chap. XII.
82
Voir par exemple K. König Frère animal, 1972-1981, trad. fr. Paris, Triades, 1993, particulièrement p. 191 et
sq.
83
Monachii, typis F. S. Hübschmanni, 1815.
84
Nous n’avons pu consulter cette référence.
85
trad. fr. Paris, Baillière, 1855.
80
29
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
même position mais pouvant remplir des fonctions différentes, comme l'aile et la main (organes que
Geoffroy Saint-Hilaire nommait "analogues"). L'aile de la chauve-souris, ainsi, est homologue au
membre antérieur des mammifères et analogue à l'aile des oiseaux. Les ailes des insectes et celles
des oiseaux sont analogues et non pas homologues. Pour Owen, une "homologie générale"
marquait de plus la correspondance entre un organe quelconque et l'archétype originel.
La génétique, toutefois, amène à reconsidérer en partie cette fameuse distinction, car ce sont des
gènes "homologues" (homéogènes) qui contrôlent la mise en place des axes antéropostérieurs et
dosso-ventraux aussi bien dans les appendices des insectes que dans les membres des vertébrés
Où, après Goethe, on pensait métamorphose, Cuvier pensait adaptation.
Fort longtemps au XIX° siècle, se maintint la croyance à l'unité essentielle et progressive du
monde vivant et, avec elle, l'espoir de déduire les unes des autres les diverses formes qu'il
comprend. Tout organisme, dès lors, était saisi dans son devenir, dans le déploiement de ses
formes. Nul véritable évolutionnisme en cela, cependant - contrairement à ce qui pourrait sembler
- mais bien le contraire : des métamorphoses, que Goethe mettait en avant. C’est-à-dire le
rattachement de toute forme à un principe unique, dont la nature assure les variations sans jamais
en modifier le sens, selon le vieux modèle de la chaîne des êtres. En regard, la théorie de Cuvier
avait le mérite de dépasser les seuls critères de la morphologie externe. Elle rompait aussi bien
avec la chaîne des êtres87 et pensait le vivant selon un critère sélectif : celui de l'adaptation.
Cuvier distinguait quatre grands plans d'organisation différents et sans rapports mutuels dans les
groupes naturels : le plan des Vertébrés, celui des Mollusques, des Articulés (insectes, crustacés,
vers) et des Rayonnés (les Radiaires : méduses, etc.). A l'intérieur de chaque embranchement, les
classes - distinguées, sous l'influence de Lavoisier, essentiellement selon la "quantité de
respiration" (voir 3. 1. 14.) - les classes ne se rangeaient pas selon un ordre de perfection
croissante. Les oiseaux, ainsi, parmi les Vertébrés, n'étaient pas "entre" les reptiles et les
mammifères.
En même temps, Cuvier en revenait au finalisme d'Aristote, ce dont l'accusait Geoffroy SaintHilaire : tout dans l'organisation animale pouvait passer pour être très précisément fait et réglé en
fonction de tout, puisque toute l’organisation des vivants suivait la fonction principale des organes.
La nature, ainsi, avait réalisé le meilleur. Cette approche fermait d'emblée la porte à toute mutation,
tout changement d'une partie dans la formation des espèces, car un tel changement ne pouvait rien
apporter de durable ni de profitable, sauf à exiger que le corps soit remodelé dans sa totalité88.
86
trad. fr. Paris, Delahaye, 1877.
Voir H. Daudin Cuvier et Lamarck. Les classes zoologiques et l'idée de série animale (1790-1830), 2 volumes,
Paris, Alcan, 1926, II, p. 102 et sq.
88
Voir S. J. Gould Les pierres fétiches d'Oeningen in Quand les poules auront des dents, 1983, trad. fr. Paris,
Fayard, 1984.
87
30
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Cuvier pensait des formes vivantes si hétérogènes entre elles et si fermées sur elles-mêmes que
leur existence, en dernier ressort, ne pouvait guère reposer que sur l'intervention immédiate du
Créateur. Il fut ainsi, en son siècle, le grand défenseur du fixisme. La diversité des animaux et des
plantes qui coexistent dans différents milieux montre que les êtres organisés sont indépendants de
leur milieu, écrira son élève Louis Agassiz (De l'espèce et de la classification en biologie, 186989).
Cette indépendance est si complète, poursuivait ce dernier, qu'on ne peut l'attribuer qu'à une
puissance suprême.
Ainsi, c'est chez Geoffroy Saint-Hilaire l'absence de pression adaptative exercée sur les vivants leurs formes ne résultant que d'un libre jeu de variantes, selon un modèle transformiste encore très
proche de celui de Maupertuis (voir ci-dessus) - et c'est, à l'inverse, l'impossibilité, selon Cuvier, de
toute variation dans les caractères des espèces du fait des contraintes adaptatives, qui interdirent
finalement à tous deux d'en venir à l'idée d'évolution. Celle-ci, cependant, n’allait pas tout régler90.
*
Classifications évolutionnistes.
La théorie de l’évolution sera présentée plus loin et nous pouvons en retenir ici seulement
qu’avec elle les ressemblances fortes entre les êtres durent être expliquées par une origine
commune et les caractères identiques par un lien de filiation. Il ne s’agit plus donc de comparer
pour rapprocher ou distinguer mais de relier les formes vivantes à travers une généalogie. D’une
même souche, d’un ancêtre commun, l’évolution enregistre en effet un double mouvement de
cladogenèse, c’est-à-dire d’apparition d’espèces particulières (klados en grec : rameau) et
d’anagenèse, c’est-à-dire de développement par grades de certains caractères par accumulation de
progrès évolutifs. Certaines espèces paraitront ainsi installées au sommet d’une lignée évolutive.
Retenant le caractère d’une cérébralisation croissante, Teilhard de Chardin place ainsi l’homme au
sommet du groupe des Vertébrés (Le groupe zoologique humain, 195591).
Le problème est qu’une telle approche peut paraître assez arbitraire. Considérant un caractère
donné, elle lui subordonne tous ceux qui lui ressemblent et qui paraissent a priori moins
développés, faisant fi de la complexité des ramifications, de la multiplicité des critères de
comparaison et de groupement, ainsi que de l’émergence indépendante d’organisations analogues
qui rend problématique la notion d’un ancêtre commun unique.
Vers la fin des années 50, certains plaideront ainsi pour un retour à une méthode beaucoup plus
comparative, soucieuse de sonder les ressemblances elles-mêmes, indépendamment de toute
89
Paris, Baillière, 1969.
Ci-après, nous suivrons particulièrement P. Tassy L’arbre à remonter le temps, 1991, Paris, Diderot Ed., 1998.
91
Paris, Seuil, 1955.
90
31
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
théorie. Se revendiquant de l’œuvre de Michel Adanson (Familles des plantes, 176392), cette
démarche voudra élaborer une systématique phénétique, c’est-à-dire fondée sur une qualification
des ressemblances exprimée de manière numérique par des coefficients de similitude et de
dissemblance entre les caractères.
Appuyée sur des modélisations informatiques93, cette morphométrie géométrique – par ailleurs
inspirée par les travaux de D’Arcy Thompson (Forme et croissance, 191794), qui ne peuvent être
présentés ici – accomplit la démarche de l’anatomie comparée. Formelle, elle reste néanmoins
difficile à relier à la théorie de l’évolution, sans pouvoir se substituer à elle. Elle aura été éclipsée
par la cladistique.
La cladistique.
Nommée ainsi par Ernst Mayr, la démarche s’inspire en partie des travaux de Willi Hennig, qui
publie en 1950 des Grundzüge einer Theorie des phylogenetischen Systematic95 réalisant le
programme darwinien d’une classification des espèces en fonction de leur généalogie. Mais la
cladistique privilégie la recherche des proximités entre espèces, plutôt que leur généalogie. Elle
rompt avec la recherche d’un ancêtre commun, au fondement des classifications d’espèces. D’un
point de vue évolutif, lamproies et myximes sont rangées parmi les plus anciens spécimens des
agnathes (vertébrés sans mâchoire) et cela invite à leur trouver un ancêtre commun. Mais au vu de
certains caractères, comme le contrôle nerveux du système cardiaque, les lamproies doivent être
distinguées des myximes et peuvent être rapprochées des gnathostomes (vertébrés avec mâchoire).
Tout repose ainsi sur la sélection des caractères pertinents. La cladistique prend acte, en effet,
d’une évolution en mosaïque, les caractères n’évoluant pas à la même vitesse et se superposant
chez un même individu (on parle d’hétérobathmie des caractères). A cet égard, la démarche se
nourrit de l’étude comparée des groupes sanguins et des génomes. Il s’agit donc de distinguer entre
caractères primitifs (plésiomorphes) et dérivés (apomorphes). Sachant que les caractères primitifs –
le pied à cinq doigts de l’homme ainsi, plus proche de celui de la tortue que du cheval – peuvent
être vus comme l’héritage d’un lointain ancêtre, tandis que le partage d’un même caractère évolué
(synapomorphies) est un indice de parenté. On n’obtient pas un arbre d’espèces ainsi mais des
groupes frères ou cladogrammes qu’on peut relier à un ancêtre commun proche, sans se prononcer
sur une filiation directe.
Cette démarche, qui n’est pas sans évoquer celle de Cuvier (présentée ci-dessus), sera jugée
rétrograde d’un point de vue évolutionniste – notamment parce qu’elle semble éliminer la notion de
92
2 volumes, Paris, chez Vincent, 1763.
Voir par exemple B. David & B. Laurin « Déformations ontogénétiques et évolutives des organismes :
l’approche par la méthode des points homologues » Comptes rendus de l’Académie des Sciences de Paris, 309,
1989.
94
trad. fr. Paris, Seuil, 1994.
93
32
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
progrès évolutif. La cladistique fera l’objet, dans les années 70 et 80, de débats passionnés (on la
dira marxiste), qu’il n’est pas facile de comprendre rétrospectivement. Pour éviter l’arbitraire lié à
la sélection de certains caractères au détriment d’autres dans la démarche évolutionniste classique,
la cladistique a voulu sonder méthodologiquement les différences de caractères. La multiplicité de
ceux-ci oblige néanmoins à des choix, lesquels peuvent conduire à des rapprochements pertinents
mais forcés – au vu de leurs caractères les plus évolués, on a voulu rapprocher au sein d’un même
clade les dipneustes des vertébrés terrestres. Et certains de demander alors s’il fallait comprendre
par là plus proches d’une vache que d’un saumon ?
Sans doute toute classification par comparaison est-elle en effet un exercice quelque peu gratuit,
si elle croit qu’elle peut faire l’économie d’une théorie explicative. Laquelle n’est pas sans
arbitraire.
*
Difficiles renoncements liés à l’idée d’évolution.
Apparemment, l'idée évolutionniste est assez simple : les formes vivantes dérivent les
unes des autres par des modifications successives selon un schéma de complexification
irréversible. Néanmoins, on mesure sans doute mieux à présent tous les renoncements que
cette idée supposait pour être formulée : que l'intelligence des vivants, surtout, ne puisse plus
être rattachée à rien d'autre qu'elle-même. Ni à une grande chaîne des êtres, accrochée par un
bout au trône céleste, comme disait Voltaire, ni aux jeux infinis d'une inépuisable Nature, ni à
quelque archétype, ni même, comme chez Cuvier, aux infranchissables contraintes de
l'adaptation. Il fallait que le vivant fasse problème dans sa nature même ; que la science se
penche véritablement sur lui. Jean-Baptiste de Lamarck, qui, le premier, formula clairement
l'idée d’évolution est également celui qui forma en français le mot "biologie", la science de ce
qui vit (voir 3. 1. 4.).
**
95
trad. anglaise Phylogenetic Systematics, University of Illinois Press, 1966.
33
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
D) Lamarck.
3. 2. 7.
La fonction fait l'organe. Voilà l'idée clé de Lamarck. Cela signifie que les actions
habituelles conditionnent le développement de certains organes.
Les organes produisent les besoins et les besoins les organes, lisait-on déjà dans Le rêve de d'Alembert
(écrit en 176996) de Diderot. Deux moignons peuvent à la longue devenir deux bras et l'homme ainsi pourrait finir
par n'être plus qu'une tête !
Une théorie mal comprise.
On s'est volontiers gaussé du finalisme assez naïf que semble impliquer une telle
formule : c'est pour atteindre les plus hautes branches que la girafe aurait un long cou. C'est à
force d'écarter les doigts de ses pattes afin de frapper l'eau que le canard aurait les pieds
palmés et c'est à force de ramper que les serpents auraient perdu leurs pattes. C'est là encore
assez souvent à quoi, malheureusement, on réduit la doctrine de Lamarck. Pourtant, on se
moquait d'un tel finalisme bien avant ce dernier et, afin de contrer le providentialisme vers
lequel ce finalisme inclinait (i.e. : Dieu a fait chaque chose à sa place et a proportionné ses
moyens à ses fins), la pensée matérialiste, depuis Lucrèce adoptait volontiers pour axiome que
l'organe fait la fonction et non le contraire (voir par exemple La Mettrie Système d'Epicure,
175097). Nous voyons parce que nous avons des yeux ; nous n'avons pas des yeux pour voir.
Sur ce débat, voir Index « Finalisme ».
Lamarck connaissait ces remarques. De sorte que pour le comprendre, il faudrait au
moins s'efforcer de savoir en quoi il pensait ne pas leur être exposé. C'est que l'organe, selon
lui, ne correspond pas d'emblée à la fonction. Il le devient sous l'action des circonstances. Non
pas que l'animal soit extérieurement modelé par son milieu. Mais il y a, inhérente aux êtres
vivants, une tendance à la complexification, une "progression dans la composition de
l'organisation", indépendante des circonstances extérieures. Une tendance que Lamarck pose
96
97
Œuvres philosophiques, Paris, Garnier, 1964.
Œuvres philosophiques, 2 volumes, Paris, Corpus Fayard, 1987.
34
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
mais qu'il n'explicite pratiquement pas et qui à le suivre tiendrait, physiologiquement, à
certains mouvements des "fluides", notamment nerveux, de l'organisme98.
Quel est l'homme, écrit Lamarck à titre d'illustration, qui ignore les effets que peut
produire la vue d'une femme jeune et belle, ainsi que la pensée qui la reproduit à son
imagination ! (Histoire naturelle des animaux sans vertèbres, 181599). Le système nerveux,
ainsi, commande la turgescence de certains organes et est à même de susciter à la longue leur
excroissance durable. Ainsi s'expliquent, selon Lamarck, les cornes des ruminants. Ceux-ci ne
peuvent se battre qu'avec leur tête. Dans leurs accès de colère, il faut donc croire que leur
sentiment intérieur dirige les fluides vers cette partie de l'organisme ; ce qui se traduit à long
terme par la sécrétion de matière cornée.
Lamarck se contente volontiers d'explications aussi succinctes. D'une façon générale, a-t-on noté, on
trouve chez lui beaucoup de "pourquoi" et bien peu de "comment". Ainsi que peu d'observations pour appuyer
ses hypothèses100.
Une notion pivot : l’adaptation.
Cette tendance, rencontrant les circonstances extérieures, permet à l'animal de
s'adapter à elles. Car telle est bien la notion qui sert de pivot à la réflexion de Lamarck,
quoiqu'il n'en ait pas le mot (inusité encore à l'époque en son sens actuel, lequel n'apparut pas
en français avant 1850).
Toute variation conséquente des conditions de vie de l'animal implique chez celui-ci
un changement de ses besoins, donc de ses habitudes et finalement de son mode d'existence et
cela se traduit - lentement, Lamarck y insiste - par l'adaptation de son organisation elle-même
dans la mesure où celle-ci a tendance à progresser, d'elle-même, vers plus de complexité
(Philosophie zoologique, 1809, I, chap. VII101).
L'emploi soutenu d'un organe le développe, comme son défaut d'usage finit par
l'atrophier puis le faire disparaître et, si cette modification frappe les individus jeunes des
98
Voir A. Pichot Histoire de la notion de vie, Paris, Tell Gallimard, 1993, p. 661. Le chapitre VII, consacré à
Lamarck, est l'une des meilleures présentations que l’on peut trouver de ses thèses. Voir également G. Laurent La
naissance du transformisme, Paris, Inflexions, 2001. Signalons enfin que Sainte-Beuve décrit les cours de
Lamarck dans son roman Volupté (1834, Paris, Gallimard, 1986).
99
7 volumes, Bruxelles, Culture et civilisation, 1969.
100
Voir F. Jacob La logique du vivant, Paris, Tell Gallimard, 1970, p. 167.
101
Paris, GF Flammarion, 1994.
35
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
deux sexes (car la rigidification des tissus chez l'adulte ne permet plus guère à l'organisme de
se modifier), la nature la conserve dans les générations ultérieures. C'est là la thèse de
l'hérédité des caractères acquis (l’idée selon laquelle les êtres vivants sont capables de
transmettre à leurs descendants des caractères physiques dont ils n’étaient pas porteurs à la
naissance), sur laquelle nous reviendrons et dont on écrit couramment qu'elle serait
proprement une idée de Lamarck, alors qu'elle était admise de tous bien avant lui et le restera
jusqu'à la fin du XIX° siècle. Darwin, nous le verrons, s'en servira encore102.
Principes du lamarckisme.
On voit souvent dans le transformisme de Lamarck une volonté propre à l'animal de
s'adapter. Lamarck, nous venons de le voir, parle effectivement d'une influence du moral sur
le physique, en ce que le système nerveux est mobilisé dans la mise en place de la réponse
adaptative (c'est pourquoi, seuls les animaux doués de quelque sentiment sont susceptibles
d'une telle réponse ; les autres se transforment en étant directement façonnés par le jeu des
circonstances extérieures). Mais il s'agit toujours d'une réponse lente à la sollicitation des
circonstances extérieures qui amène une espèce - et non pas un individu de sa seule volonté - à
fixer, dans son organisation même, la force extérieure qu'elle subit. L'adaptation est comme
une "intériorisation", écrit Lamarck, de la pression extérieure. Le sentiment et l'intelligence,
notamment, apparus chez certaines espèces représentent une telle réponse adaptative.
Ces principes définissent le lamarckisme, dont l’influence fut importante dès son
époque103 et dont la postérité sera longue. Karl Popper, par exemple, voudra redonner vigueur
à ces idées, en tentant d'expliquer l'évolution par une influence du comportement sur le
génome (La quête inachevée, 1974, chap. 37104) ou par un "dualisme génétique" (La
connaissance objective, 1979, VII105).
*
102
Voir A. Pichot op. cit., p. 679 et sq.
Voir P. Corsi Lamarck, genèse et enjeux du transformisme 1770-1830, Paris, CNRS Ed., 2000.
104
trad. fr. Paris, Agora Press, 1989.
105
trad. fr. Paris, Champs Flammarion, 1991.
103
36
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Au total, Lamarck peut se flatter - cela est trop souvent négligé - que son système est le
seul qui permette de s'affranchir de tout providentialisme. L'adaptabilité du vivant dispense en
effet de faire intervenir quelque principe extérieur à la vie pour rendre compte de son
organisation. Sans l’adaptation et sans le mécanisme purement physique des fluides qui la
soutient, souligne Lamarck, force serait de reconnaître que la nature a miraculeusement défini
les formes vivantes en fonction des circonstances extérieures qu'elles auront à affronter ; leur
adaptation marquant, comme cela sera le cas avec Cuvier nous l'avons vu, leur impossibilité
même à se transformer.
La main divine n'intervient certainement pas dans l'enchaînement, c'est-à-dire dans la définition des
formes vivantes chez Lamarck. Au delà, ses mentions de "l'Etre suprême" sont-elles purement convenues ?
Certains commentateurs le soutiennent. D'autres soulignent au contraire son déisme106.
*
3. 2. 8.
Cette présentation des thèmes lamarckiens est assez largement rétrospective. Lamarck,
nous l'avons dit, ne disposait pas lui-même de mots particuliers pour qualifier ce qui pour
nous fait l'originalité de sa théorie : le transformisme et l'adaptation. Chez lui, en revanche, les
vieilles idées relatives à un plan commun d'organisation des vivants ou à une échelle des êtres,
ces idées sont encore largement employées. Cela a fait dire que Lamarck ne parvient pas à
rompre avec les idéologies scientifiques de son temps107.
En fait, Lamarck, nous l'avons vu, pense effectivement une tendance à la
complexification inhérente à tous les vivants qui, livrée à elle-même, conduirait à la formation
d'une chaîne des êtres tout à fait linéaire et progressive, le long de laquelle toutes les
possibilités en fait de formes vivantes seraient l'une après l'autre réalisées.
Seulement, Lamarck introduit deux impondérables majeurs dans ce schéma :
106
Voir par exemple P-P. Grassé Dieu et la nature in (collectif) Lamarck et son temps. Lamarck et notre temps,
Paris, Vrin, 1981.
107
Voir M. Barthélémy-Madaule Lamarck ou le mythe du précurseur, Paris, Seuil, 1979.
37
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Apparition d’une dimension temporelle dans la classification du vivant.
1) la chaîne ne peut être produite d'un seul coup. Il y faut du temps. Dès lors, les
espèces ne se juxtaposent pas. Elles s'engendrent les unes les autres, des plus simples, les
infusoires, aux plus élaborées (les deux règnes animal et végétal restent cependant toujours
séparés pour Lamarck). La classification des espèces doit donc suivre un ordre chronologique
car la chaîne des vivants ne se déploie que dans le temps.
Lamarck présente cet ordre en partant de l'homme - ce qui était la présentation traditionnelle depuis
Aristote (voir ci-dessus) - et parle donc de "dégradation" pour présenter les autres espèces selon un ordre
descendant. Il précise cependant que ce sens est l'inverse de la réalité (Philosophie zoologique, I, chap. 7).
La nature en progrès.
Cela devrait donner une suite continue de degré en degré, abolissant la notion même
d'espèce. Or cela n'est pas le cas car :
2) l'influence des circonstances extérieures perturbe la réalisation de la série. Tel
organe, ainsi, change brusquement ou manque (I, chap. 6). De grandes masses se laissent donc
découper dans l'échelle régulière des êtres. Laquelle, irrégulièrement graduée, présente des
ramifications (I, chap. 3).
Ainsi les espèces n'ont-elles pas de constance absolue puisqu'elles ne sont stables
qu'autant que les conditions extérieures ne varient pas essentiellement. Cependant, si elles
peuvent être amenées à changer, c'est toujours dans le sens d'une progression qualitative.
L'idée d'un progrès de la nature reste première pour Lamarck et marque précisément la limite
de son évolutionnisme108.
Certaines espèces évoluent et en forment de nouvelles, d'autres demeurent identiques.
Aucune jamais ne disparaît. Lamarck ne réduit pas les différentes espèces à n'être qu'autant de
moments dans l'histoire du vivant. Il en marque seulement la date d'entrée et l'origine dans la
chaîne adaptative. Mais l'ordre diachronique de classification des espèces, selon lui, est aussi
bien synchronique : toutes coexistent et ce dont Lamarck a bien du mal à rendre compte, ce
sont les fossiles d'espèces qu'on ne rencontre plus. Il se demande si elles ont bien disparues et
108
Voir Y. Conry « L'idée d'une "marche de la nature" dans la biologie pré-darwinienne au XIX° siècle » Revue
d’histoire des sciences, XXXIII/2, 1980. Voir également L. Roule Lamarck et l’interprétation de la nature,
Paris, Flammarion, 1927, p. 233 et sq.
38
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
n'existent pas quelque part où on ne les aurait pas encore découvertes. Et s'il faut admettre
qu'elles ont réellement disparu, cela peut seulement être le fait de l'homme, concède-t-il, et
nullement de quelque processus naturel. Dans les fossiles, de manière paradoxale, le
transformiste Lamarck est surtout sensible aux ressemblances avec les formes présentes, à
l'inverse du fixiste Cuvier !
Les fossiles et l'âge de la Terre
Ce n’est que très tardivement que les fossiles furent reconnus comme tels.
Les fossiles sont connus de toute antiquité. En Egypte, nous rapporte ainsi Hérodote, des
coquilles marines affleurent sur les montagnes (L'enquête, V° siècle av. JC, II, 12109). D’après
Suétone, lors de la fondation de la villa d’Auguste à Capri, on trouva des os de géants qu’on
exposa. A priori, l'existence de tels fossiles force à admettre que la Terre a changé de configuration
au cours de son histoire et, notamment, que la mer a recouvert des régions à présent émergées et
ceci jusqu'aux montagnes110. Mais il y a plus. Pour nous, l'examen des fossiles oblige à reconnaître
que les formes vivantes n'ont pas toujours été les mêmes. Qu'elles se transforment au sein des
différentes espèces. Que beaucoup ont disparues. Or cette conclusion n'avait rien d'évident. Nous le
verrons, ni Cuvier ni Lamarck ne la tirèrent vraiment, bien au contraire. La première carte
géologique ne fut dressée qu’à la fin du XVIII° siècle par William Smith111. Et ce n'est finalement
qu'assez récemment que s'imposa l'idée que les fossiles représentent bien des formes vivantes ayant
vécu dans un passé très reculé et n'existant plus aujourd'hui.
Pour rendre compte de la prise de conscience tardive d'une telle évidence, il ne suffit pas de dire
qu'elle contredisait l'enseignement biblique de la Création. De fait, les principaux arguments au
nom desquels, longtemps, on refusa de considérer les fossiles comme tels, se mettent en place avant
l'ère chrétienne. C'est Pline l'ancien, notamment, qui formulera l'idée selon laquelle ils ne sont que
des bizarreries nées de la foudre ou de quelque jeu de la nature. Cette idée sera encore couramment
soutenue à la Renaissance.
L'harmonie microcosmique selon laquelle on lisait alors la nature (voir 2. 5. 8.), invitait en effet à
considérer que le monde souterrain dupliquait, naturellement, le monde terrestre. Dans son Mundus
109
Œuvres complètes, trad. fr. Paris, Pléiade Gallimard, 1964.
Rappelons que la présence de fossiles marins en montagne s'explique par l'élévation des terres lors de la
formation des chaînes montagneuses et non, bien entendu, par l'élévation ou l'abaissement des eaux. Cette
explication, néanmoins, ne pourra être formulée qu'avec la théorie de la dérive des continents d'Alfred Wegener
(1911).
111
Voir S. Winchester La carte qui a changé le monde, trad. fr. Paris, J-C. Lattès, 2004.
110
39
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Subterraneus (1664112), Athanase Kircher déclare ainsi sans s'étonner davantage avoir découvert
des pierres brutes sur lesquelles se laissent facilement reconnaître un alphabet romain complet ainsi
que des images de la Vierge. Jusqu'au XVII° siècle, le terme même de "fossile" désignera toutes les
curiosités naturelles : gemmes et coquilles, lapidaires, etc. ; ce que nous appelons proprement
fossiles étant désigné comme "pierres figurées".
La lente prise de conscience des âges géologiques. Le déluge. Sa date précise et celle de la
Création.
Vers la fin du XV° siècle, néanmoins, Léonard de Vinci émettra quelques doutes quant au fait
que ces pierres figurées puissent naître au sommet des montagnes sous l'influence des étoiles,
comme on le croyait. Il notera qu'elles s'étagent en couches régulières, ce qu'un court et brusque
déluge de quarante jours comme le décrit la Bible n'aurait pu susciter.
L'un des premiers, Vinci prendra conscience des immenses temps géologiques que les fossiles
laissent deviner. Il estimera que 200 000 ans furent nécessaires pour former une plaine
alluvionnaire comme celle du Pô. En 1517, Jérôme Fracastor affirmera que des pierres figurées
découvertes à Vérone représentent en fait les restes d'animaux ou de végétaux ayant réellement
vécu et Bernard Palissy soutiendra que les fossiles correspondent à des espèces disparues. Il
expliquait leur présence sur les sites où l'on pouvait les rencontrer par une sorte de génération
spontanée. Un plan d'eau avait dû ainsi se former sur l'emplacement du faubourg Saint-Marceau à
Paris où les coquilles et "poissons" (mollusques) pétrifiés étaient nombreux (Discours admirables
de la nature des eaux et fontaines, 1580113).
B. Palissy réfutait ainsi la "théorie diluvienne", soit l'affirmation selon laquelle les fossiles
n'étaient que les conséquences du Déluge biblique. Théorie qui sera encore dominante, néanmoins,
au XVII° siècle et demeurera en faveur fort avant, avec Thomas Burnet (Telluris theoria sacra,
1681114) ou Johann Jakob Scheuchzer (Piscium querelae et vindiciae expositae, 1708115). A la fin
du XIX° siècle, un naturaliste pouvait toujours soutenir que l'extinction des mammouths de Sibérie
était due au Déluge116. Pour le géologue John Woodward, si l'on trouvait des coquilles du haut des
montagnes jusqu'au fond des mines, c'est qu'à l'occasion du Déluge, l'eau surgissant des abîmes
avait entièrement dissout la croûte terrestre. Ensuite, les divers matériaux en suspension s'étaient
déposés en couches concentriques suivant leur densité (The natural History of the Earth, 1714117).
112
Amstelodami, apud. J. Janssonium, 1664.
Paris, Martin le jeune, 1580.
114
Londini, impensis G. Kettilby, 1681. Trad. anglaise The Theory of the Earth, London, Kettilby, 1684.
115
Tiguri sumpt. authoris. Burnet et les autres “flood makers” furent sévèrement critiqués par John Keill
(Examination of Dr. Burnet’s Theory of Earth, 1698, Oxford, Printed for H. Clement, 1734).
116
Cité in C. Cohen Le destin du mammouth, Paris, Seuil, 1994, p. 109.
117
trad. anglaise London, 1726. Voir E. Guyénot Les sciences de la vie aux XVII° et XVIII° siècles, 1941, p. 340
et sq.
113
40
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Un tel catastrophisme était nécessaire, sans doute, pour expliquer les révolutions ayant frappé le
Globe dès lors que la Création, pensait-on, n'avait eu lieu que depuis relativement peu de temps. Le
mathématicien et théologien William Whiston (1667-1752) - celui que Newton choisit pour lui
succéder à la chaire de mathématique de Cambridge - avait fixé la date du déluge au 18 novembre
de l'an 2349 av. JC et le croyait provoqué par le passage d'une comète à proximité de la Terre, dont
l'attraction aurait fait surgir l'eau des abîmes et dont la queue, composée de vapeur d'eau, aurait
inondé la Terre (A new theory of the Earth from its original to the consummation of all things,
1696118 & A short view of the Chronology of the Old Testament, 1702119).
Les chronologies bibliques se fondaient sur la succession des générations depuis Adam telle
qu'elle était décrite dans la Genèse. Mais la Vulgate, la traduction latine de saint Jérôme et les
traductions grecques dites des Septantes donnaient deux durées différentes d'à-peu-près deux mille
ans. Pour saint Augustin, il ne s’était pas écoulé 6 000 ans depuis la création de l’homme (La cité
de Dieu, XII, XI120). L'établissement d'une chronologie exacte préoccupa ainsi beaucoup les
théologiens au XVII° siècle. Sans doute parce qu'on croyait alors volontiers la fin du monde proche.
L'attribution d'une durée très courte à la Création était en effet une idée moderne. Le Moyen Age
calculait encore l'âge du monde selon les cycles de l'Antiquité (la Grande Année, etc.). Jean
Buridan (1292-1363) envisageait des durées de centaines de millions d’années. Au XVII° siècle,
parce qu'on jugeait sa déchéance prochaine et très rapide, on se mit à penser que le monde ne
pouvait être très vieux.
Newton lui-même établira une chronologie biblique. La plus acceptée était celle de l'archevêque
James Ussher (1581-1656) qui situait la Création à 4004 av. JC. La naissance d'Adam ayant eu lieu,
cette année là, le 23 octobre à neuf heures du soir121.
*
La lente reconnaissance des fossiles.
L'idée d'une transformation des vivants et de la physionomie de la Terre n'avait vraiment rien
d'évident. Les restes fossiles d'éléphants gigantesques en Europe, pensait-on encore assez
couramment au milieu du XVIII° siècle, étaient ceux de l'armée d'Hannibal. Dans des mines de
charbon, le botaniste Antoine de Jussieu découvrit des végétaux fossiles qui ressemblaient à ceux
qu'on connaissait en Inde ou aux Amérique. Le plus simple, pour lui, n'était pas d'imaginer que la
France, autrefois, avait été couverte d'une forêt tropicale mais que de telles plantes avaient été
118
London, B. Tooke, 1696.
London, B. Tooke, 1702.
120
trad. fr. Paris, Pléiade Gallimard, 2000.
121
Sur toutes ces questions, voir P. Richet L’âge du monde, Paris, Seuil, 1999.
119
41
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
apportées et déposées par les eaux du cataclysme diluvien (Examen des causes des impressions des
plantes marquées sur certaines pierres des environs de Saint-Chaumont dans le Lyonnais122).
De fait, ce sont ceux qui ne retenaient pas l'hypothèse du déluge qui se lancèrent dans les
explications les plus invraisemblables. Comme Carl Nicolas Lange, imaginant que les semences de
coquillages, par des canaux souterrains, remontaient jusqu'en haut des montagnes où elles étaient
fertilisées par "la fécondité propre à la neige" (Historia lapidum figuratorum Helvetiae, 1708123).
En 1746, dans l'article "Coquilles" de son Dictionnaire philosophique124, Voltaire assurait lui que
les poissons pétrifiés n'étaient que les restes de quelques espèces rares destinées aux repas des
Romains et qui auraient été rejetés parce qu'ils n'étaient pas frais. Quant aux coquilles, poursuivaitil, elles ont sans doute été rapportées par les croisés. Mieux valait pour lui une telle explication que
d'accepter que ces coquilles puissent fournir la preuve du déluge.
L'idée que les fossiles représentent bien des espèces disparues et sont liés à un lent retrait des
eaux ne se mit donc que lentement en place au XVIII° siècle125. Dès le début du siècle, néanmoins,
Jean Astruc publia un mémoire sur les fossiles marins des environs de Montpellier, qu'il jugeait
abandonnés par le retrait progressif de la Méditerranée (Pétrifications du Boutonnet, 1708126). Pour
Réaumur, les falums de Touraine avaient été déposés par un courant océanique ; comme les oursins
des craies de Chartres. Mais à la fin du siècle, encore, l'abbé Jean-Louis Soulavie dut retirer deux
chapitres de son Histoire de la France méridionale (1780127), dans lesquels il assurait que les
fossiles apportent la preuve que les espèces s'engendrent les unes les autres. Ayant eu l'imprudence
de montrer ces textes à l'abbé Augustin Barruel, ce dernier l'attaqua violemment dans Les
Helviennes ou Lettres provinciales philosophiques (1781128).
Dans son Telliamed, publié en 1746 mais qui circula en manuscrit dès 1720129, Benoît de Maillet
fixait l'âge de la Terre à 2 milliards d'années, soit le temps que la mer a pris, selon lui, pour
descendre des montagnes. La possibilité même du déluge était niée. Tout, selon Maillet, s'est fait
selon une évolution incessante et continue qui, d'ailleurs, se poursuit toujours. C'était là le premier
énoncé actualiste concernant l'histoire de la Terre130.
*
122
Mémoires de l'Académie des sciences, 1713.
Venetiis, sumptibus authoris, 1708.
124
Paris, Garnier, 1964.
125
Voir M. J. Rudwick The Meaning of Fossils. Episodes in the History of Paleontology, New York, McDonald
Elsevier, 1972.
126
Mémoires pour l’histoire naturelle de la province de Languedoc, Paris, Cavelier, 1737.
127
Nous n’avons pu consulter cette référence.
128
4 volumes, Paris, Poilleux, 1830.
129
Paris, Corpus Fayard, 1984.
130
Voir J. Ehrard L'idée de nature en France dans la première moitié du XVIII° siècle, Paris, Sevpen, 1963,
chap. IV.
123
42
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Actualisme contre catastrophisme.
Le principe des causes actuelles, ou actualisme, veut qu'on ait recours, pour expliquer l'histoire
de la Terre, aux seules causes physiques actuellement observables, ce qui revient à dire que les
changements anciens qu'a connu notre globe appartiennent, avec les changements en cours, à une
même série d'événements continus et uniformes. L'actualisme s'oppose ainsi à tout catastrophisme
et c'est là un débat que les historiens font souvent remonter à l'opposition de l'uniformitarisme
aristotélicien au catastrophisme stoïcien131.
Quoi qu'il en soit, Buffon fut le premier à formuler clairement ce principe, qui triomphera, au
siècle suivant, avec le géologue Charles Lyell et ses Principes de géologie (1830132) qui
intéressèrent fort Darwin – quoique Lyell s’opposât au progressionnisme lamarckien, l’idée
d’évolution supposant un développement cumulatif que l’uniformitarisme strict récuse133.
L'actualisme faisait plus que marquer la fin des "histoires" de la Terre retraçant les principaux
événements dramatiques qui l'avaient constituée (voir 2. 5. 17.), pour ouvrir pleinement la
possibilité d'une géologie, c'est-à-dire d'un corpus de lois physiques expliquant la formation des
couches minérales. Une science de la Terre dont les lois pouvaient être réversibles, comme l’avait
souligné James Hutton, affirmant que l'histoire du globe s'organise en fait selon des cycles (Theory
of the Earth, 1795134).
L'actualisme ouvrit au transformisme deux dimensions considérables : le temps et la continuité
des causes physiques. En 1798, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire accompagna Bonaparte en Egypte.
Il voulait à cette occasion mettre en évidence les différences entre les animaux momifiés dans les
tombes des pharaons et les espèces contemporaines. Il fut très étonné de n'en trouver pratiquement
aucune. Lamarck, lui, comprit que l'intervalle de temps était sans doute négligeable. Dans son
Hydrogéologie (1802135), il se mit à envisager des durées terrestres de 900 millions d'années.
Buffon, en ce sens, avait été le premier à oser donner des éléments précis quant à la durée des
temps géologiques. Dans sa première "Théorie de la terre" (Histoire naturelle, 1749, Deuxième
Discours), il éludait prudemment la question, tout en s'efforçant de déterminer une durée de
sédimentation. Il observait qu'une marée ne dépose pas plus d'un douzième de ligne d'épaisseur de
sédiment dans les feuillets d'ardoise ; soit 5 pouces par an. De sorte qu'il faut 14 000 ans, calculaitil, pour élever une colline argileuse de 1 000 toises de hauteur.
Ce n'est pas qu'avant lui on n'ait été conscient que les 5 700 ans de la Création ou - pire encore les 40 jours du Déluge, n'avaient guère pu suffire à former les couches géologiques. Mais cela
131
Voir le savant article de G. Gohau Actualisme ou uniformitarisme in D. Lecourt (dir) Dictionnaire d’histoire
et philosophie des sciences, Paris, PUF, 1999 & 2003.
132
trad. fr. en 2 volumes, Paris, Garnier, 1873.
133
Voir W. Cannon “The Uniformitarian-Catastrophist Debate” Isis n° 51, 1960, pp. 38-55.
134
Edinburgh, W. Creech, 1795.
43
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
inclinait certains, comme Elie Bertrand, à conclure que Dieu avait du créer les fossiles tels que nous
les rencontrons (Dictionnaire eryctologique ou Dictionnaire universel des fossiles propres et des
fossiles accidentels, 1763136). Buffon reconnaissait lui que nombre de fossiles correspondaient à des
espèces disparues. Si jadis, notait-il, les animaux du Midi ont habité les terres du Nord, cela ne peut
que laisser supposer un changement de climat. Dans Les époques de la nature (1779137), il fixera
l'âge de la Terre à 75 000 ans ; indiquant qu'il s'agissait là d'un ordre de grandeur sans doute très
insuffisant.
Pourtant, s'il n'a recours qu'à des causes actuelles, Buffon retrace bien encore les étapes
successives et irréversibles d'une Histoire de la Terre, dont il se soucie moins de déterminer les lois
géologiques dans le détail que la direction. Par la suite, les deux principaux protagonistes du débat
sur la disparition des espèces, Georges Cuvier et Lamarck, pourront ainsi, chacun à sa façon, se
réclamer de lui.
*
Première occurrence d’une importante difficulté : la discontinuité des couches fossiles. Lamarck
contre Cuvier.
Nous l'avons dit, Lamarck avait la plus grande difficulté à admettre que les espèces peuvent
disparaître. Ce qu'il retient de Buffon, note un historien de la paléontologie, c'est que les espèces
peuvent se modifier ; c'est que les véritables anneaux de la grande chaîne des êtres sont les
individus et non les espèces ; lesquelles peuvent se transformer et ne présentent de stabilité que par
rapport aux circonstances extérieures. Il reste au dessus d'elles, toutefois, une unité plus large qui
est le type général d'organisation (voir ci-dessus)138. Fidèle à l'actualisme, Lamarck soulignait que
rien ne prouve les révolutions que Cuvier prêtait au globe (Philosophie zoologique, 1809, I, chap.
III).
Parce qu'il s'est finalement imposé en géologie, on donne volontiers raison par avance à
l'actualisme. En fait, celui-ci, comme le souligne un historien, rencontrait un véritable problème
135
Paris, l’auteur, an X.
Avignon, L. Chambeau, 1763.
137
Paris, Ed. du Muséum, 1988.
138
G. Laurent Paléontologie et évolution en France de 1800 à 1860. Une histoire des idées de Cuvier et
Lamarck à Darwin, Paris, CTHS, 1987. En soulignant l'importance de la notion de "type", l'auteur fait d'Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire le deuxième fondateur du transformisme (voir du même Le cheminement d'Etienne
Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) vers un transformisme scientifique Revue d’histoire des sciences XXX,
1977, pp. 43-70). Ce point, nous l'avons vu, peut être contesté. Par ailleurs, G. Laurent souligne (p. 384 et sq.)
que le mérite d'avoir formulé clairement pour la première fois une "théorie de l'évolution", nommée comme telle,
revient à un obscur auteur, Frédéric Gérard, dans le Dictionnaire universel d'histoire naturelle édité par Charles
d'Orbigny en 1844-1845.
136
44
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
avec les fossiles139. C'est qu'il conduisait à penser un monde essentiellement stable dans ses
composants et son aspect. Au point d'être facilement fixiste comme en France par exemple avec
Henri Ducrotay de Blainville (1777-1850). Ou au point de n'admettre qu'un remplacement graduel,
insensible des espèces avec Charles Lyell. Or la paléontologie ne validait nullement de telles idées :
on ne trouvait pas du tout les mêmes espèces selon les couches. La chronologie des terrains
indiquait au contraire que les grands groupes de vertébrés étaient apparus successivement : les
poissons d'abord, puis les reptiles et les mammifères (des fossiles d’oiseaux seront beaucoup plus
tardivement découverts).
Alcide Dessalines d'Orbigny put ainsi reconnaître vingt-huit "étages" stratigraphiques différents,
chacun d'eux semblant renfermer une faune particulière, des "fossiles caractéristiques" (Cours
élémentaire de paléontologie et de géologie stratigraphiques, 1849140). De cela, le catastrophisme
semblait bien plus à même de rendre compte. Il était directionniste, c'est-à-dire qu'il admettait une
évolution importante du globe marquée par des à-coups. Et toutes les découvertes semblaient le
confirmer. Ainsi du mammouth gelé dans les glaces sibériennes découvert en 1801. Force était de
considérer que la glaciation ne pouvait qu'avoir été subite, "catastrophique". De plus, l'animal était
couvert d'une longue fourrure. Buffon, ainsi s'était trompé. Les fossiles d'éléphants de l'Europe
septentrionale ne témoignaient nullement de ce que celle-ci avait vécu sous un climat comparable à
celui de l'Afrique mais bien que des espèces toutes différentes des animaux actuels y étaient
adaptées, comme le reconnut Cuvier (Mémoire sur des espèces d'Eléphants, tant vivants que
fossiles, 1796), dont les idées furent alors reçues avec faveur 141.
Cuvier n'avait aucun mal à admettre l'idée d'espèces éteintes. Ce qu'un Bernard Palissy avait
soutenu mais qu'un Leibniz encore refusait d'admettre, pensant que les dites espèces devaient
toujours exister en quelques mers ou contrées lointaines (Protogée ou De la formation et des
révolutions du globe, publié en 1749142). Cuvier voyait des révolutions périodiques changer
profondément la surface de la Terre. La dernière, selon lui, avait eu lieu il y a 5 000 ou 6 000 ans.
L'histoire de la Terre, ainsi, avait connu autant d'épisodes, d'époques. Chacune avait vu apparaître
des espèces particulières et constantes (Recherches sur les ossements fossiles des quadrupèdes,
1812, Discours préliminaire). Cuvier lui-même ne donnait guère d'explication quant à ce qui avait
pu provoquer les différentes révolutions du Globe. Mais certains, comme le Révérend William
139
Voir G. Gohau Histoire de la géologie, Paris, La Découverte, 1987, chap. 11 & 12 ; ainsi que, du même, Les
sciences de la Terre aux XVII° et XVIII° siècles. Naissance de la géologie, Paris, A. Michel, 1990, pp. 320-322.
140
Paris, Masson, 1852.
141
Voir C. Cohen Le destin du mammouth, 1994.
142
trad. fr. Toulouse, Presses du Mirail, 1993. Voir J. Roger Leibniz et la théorie de la Terre in (collectif)
Leibniz, Centre international de synthèse, Paris, Aubier-Montaigne, 1968 & M-N. Dumas La pensée de la vie
chez Leibniz, Paris, Vrin, 1976, p. 50 note 79.
45
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Buckland, identifièrent la dernière révolution que décrivait Cuvier au Déluge (Reliquiae Diluvianae
or Observations on the Organic Remains, 1824143).
Autant dire que, les espèces étant conçues comme apparaissant d'époque en époque sans la
moindre filiation, leur formation était assez impensable dans le schéma de Cuvier. On pouvait y
voir la main de Dieu mais ce n'était là qu'un pis-aller qui ne satisfaisait même pas le fixisme
religieux traditionnel144. Celui-ci, en effet, reprochera aux thèses de Cuvier d'incliner à croire que le
Créateur s'y est repris à plusieurs fois et que l'état actuel de la Création n'est pas définitif, de sorte
que l'homme n'est nullement assuré d'être à son sommet. Un d'Orbigny, soutenant lui aussi que les
faunes successives avaient toutes entièrement pris fin par un anéantissement brusque, suscita de
nombreuses polémiques, auxquelles il répondait qu'il ne voyait pour sa part nulle progression dans
la succession des formes vivantes, de sorte que Dieu n'avait pas procédé par essais et erreurs.
Gênés, ses collègues attendirent vingt ans avant de prononcer son éloge funèbre !
Un débat qui n’a toujours pas été tranché.
La paléontologie deviendra finalement la seule vraie science des filiations : quand deux espèces
se ressemblent, elles sont liées et la plus ancienne est l'ancêtre de l'autre. Ce principe fut formulé
pour la première fois, note un auteur, par le paléontologue Albert Gaudry (Animaux fossiles et
géologie de l'Attique, 1862-1867145). Cela, on le voit, n'eut rien d'évident. Tandis que le fixisme de
Cuvier admettait la mort d'espèces et l'éclosion de nouvelles, le transformisme de Lamarck,
consacrant le principe de l'unité des causes de la nature, se révélait incapable de penser la
disparition d'espèces ! Cela permet de comprendre pourquoi certains commentateurs soulignent
volontiers le caractère novateur, voir révolutionnaire de la pensée de Cuvier. Ce dernier ne fut
certainement pas, en tous cas, uniquement inspiré par le souci de respecter les dogmes religieux146.
Le fait est, nous le verrons, qu'entre la graduation insensible des formes vivantes que postule
l’évolutionnisme et la discontinuité des couches stratigraphiques, le débat n'a jamais été
véritablement tranché. Contre ceux qui, comme Lamarck, croyaient à la transformation graduelle
des formes vivantes, Cuvier remarquait lui qu'on ne trouvait dans les fossiles aucune trace des
formes intermédiaires. C'était là formulée pour la première fois l'une des principales objections
contre l’évolutionnisme et Darwin s'en souviendra.
143
London, J. Murray, 1824.
Voir R. Hooykas Continuité et discontinuité en géologie et en biologie, trad. fr. Paris, Seuil, 1970.
145
Paris, F. Savy, 1867. Voir P. Tassy L'arbre à remonter le temps, 1991, Paris, Diderot Ed. 1998, p. 64 et sq.
146
Voir D. Outram Georges Cuvier: vocation, science and authority in post-revolutionnary France, Manchester
University Press, 1984 & M. Rudwick Georges Cuvier, fossil bones and geological catastrophes, University of
Chicago Press, 1997.
144
46
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Pour Lamarck, l'action des circonstances est toujours positive. Là est la Providence de
son transformisme. Les corps organisés sont intégralement des productions de la nature (celleci ne forme néanmoins directement que les plus simples par génération spontanée). Mais la
nature est un ordre intangible. Elle ne choisit pas et n'anéantit rien. Ce qui manque totalement
à Lamarck, c'est l'idée de sélection naturelle. Il explique l'incroyable variété des races de
chiens non par le fait d'une sélection exercée par l'homme sur l'animal mais parce que les
chiens ont suivi les hommes sous différents climats et, dans les villes, se sont beaucoup
croisés. La sélection qu'exercent les éleveurs ne lui est ainsi d'aucune intelligence pour
comprendre la transformation des espèces puisque celle-ci repose totalement, de son point de
vue, sur un long processus d’adaptation. C'est elle, en revanche, qui servira de modèle au
darwinisme.
*
**
47
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
I. 2. Le darwinisme
3. 2. 9.
Dans l'histoire des sciences, il n'est guère de théorie aussi singulière que celle
issue de l'ouvrage de Charles Darwin L'origine des espèces au moyen de la
sélection naturelle ou la lutte pour l'existence dans la nature (1859147) et qualifiée
de "théorie de l'évolution".
Au début du XIX° siècle, "l'évolution" (du latin evoluere : déployer) désignait le développement
de l'embryon à partir de l’œuf préformé (voir 3. 1. 9.), c'est-à-dire les phases successives par
lesquelles passe un être vivant avant d'atteindre sa forme parfaite. Soit tout le contraire de son
sens actuel, lequel fut forgé en 1852 par Herbert Spencer 148. Darwin ne l'employa pas avant la
sixième édition de son Origine (1872). Il parlait plutôt de "descendance avec modification".
Toutefois, dès la première édition de L’Origine des espèces, Darwin parle des formes vivantes qui
“have been, and are being, evolved”).
Peu de théories invitent comme le darwinisme à se déprendre d’une vision
sommaire de l’histoire des sciences - la plus courante, malheureusement - selon
laquelle a raison le dernier qui a parlé et selon laquelle les sciences progressent
dès lors que des découvertes éclatantes sont à même de réfuter les fausses idées
qui les précèdent. Une vision si assurée et si expéditive du progrès des
connaissances, qu’elle conduit à ne guère s’attarder à retracer l’histoire des
sciences dans l’enseignement de ces dernières. Dans nombre de traités de
biologie, Lamarck et même Darwin sont présentés en quelques lignes. Comme si
l’intérêt d’un propos tenait d’abord à sa proximité par rapport au moment
présent. Et comme si seuls les résultats intéressaient la science et non les idées
grâce auxquelles ils ont pris sens.
147
trad. fr. Paris, La Découverte, 1989. Il convient de noter que le titre français ne traduit pas exactement le titre
anglais : The origin of species by means of natural selection or the preservation of favoured races in the struggle
for life. La "préservation des races favorisées" a disparue en français.
48
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Néanmoins, en exposant les idées transformistes dans la précédente section,
nous aurons pu mesurer à quel point la gamme des conceptions relatives au
vivant est étroite. De fait, en un peu plus d'un siècle, entre 1750 et 1860,
pratiquement tous les débats touchant à l'évolution sont posés et Darwin, en
regard, n'apparaît nullement comme un précurseur ; comme celui qui, le premier,
aurait formulé une théorie de l'évolution. Ces débats, son œuvre entend bien
plutôt les clore et elle y est parvenue sans doute puisque, depuis, aucun autre
modèle biologique n'est venu la supplanter. De là, c’est finalement rendre
hommage à cette œuvre singulière que d’en présenter un exposé critique, comme
nous le ferons. Car Darwin ne procède pas autrement pour défendre ses idées.
De plus, force est de reconnaître que la théorie darwinienne n'est pas sans
difficultés et, sur certains points, on peut se demander si beaucoup de biologistes,
de nos jours, ne sont pas revenus, le plus souvent sans le savoir, à une vision
largement pré-darwinienne et même pré-lamarckienne du vivant. Mais cela,
encore, notre vision commune de l’histoire des sciences ne nous prépare guère à
l’envisager... Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que ce qu’on peut
entendre de nos jours par darwinisme contient des éléments qui vont tout à fait à
l’encontre des principes posés par l’Origine des espèces. Il est vrai qu’à ces
principes, au fil des éditions, Darwin lui-même n’a pas toujours été fidèle.
L’évolutionnisme, ainsi, n’est pas le dernier mot de la science. Son idée même, de
nos jours, est devenue assez incertaine.
*
Au total, nous nous attacherons à présenter : A) le darwinisme, dans sa
singularité, en nous attardant aux principes modernes de l’élevage, dont
l’importance générale et l’impact particulier sur l’Origine des espèces demeurent
trop largement négligés ; B) la sélection naturelle, principe clé du darwinisme ;
C) le darwinisme après Darwin, dans ses méandres ; un bref récapitulatif des
148
Voir G. Canguilhem & al. Du développement à l'évolution au XIX° siècle, Paris, PUF, 1962.
49
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
grandes étapes de l’histoire de la vie nous étant nécessaire pour comprendre
certains débats.
50
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
A) Une théorie singulière
3. 2. 10.
Singulier, le darwinisme l'est au moins pour trois raisons :
1) les principales objections qu'on peut lui faire existaient avant même qu'il ne
soit formulé !
Ce sont celles que déjà Cuvier opposait à Lamarck (voir ci-dessus), fondées
notamment sur l'absence de formes intermédiaires dans les archives géologiques et
l'impossibilité d'imaginer que l'organisation vivante, parce qu'elle semble former un tout
indissoluble adapté à son environnement, puisse changer autrement que du tout au tout, par
saut de spéciation et non partie par partie, graduellement.
2) Aucune autre théorie n'est véritablement venue le mettre scientifiquement en
balance.
De sorte que le darwinisme, pour s’imposer, n'a pas tant eu à affronter d'autres
modèles biologiques que des présupposés idéologiques et religieux.
On ne peut en effet citer autrement que pour mémoire la multitude de petites théories qui ont tenté
d'amender ou de réviser le darwinisme : l'ologenèse de Rosa (1902), le psycho-lamarckisme de Pauly (1905), le
holisme de Smuts (1916), la monogenèse de Berg (1922), l'allélogenèse de Labbé (1924), l'apogenèse de
Przibram (1929). De semblables théories sont encore produites de nos jours 149. Aucune, néanmoins, n'a jamais
rencontré plus qu'une reconnaissance d'estime.
3) Cependant, à défaut d'avoir suscité l'apparition d'une théorie capable de se
substituer à lui, le darwinisme a éclaté en différents courants allant parfois tout à fait à
l'encontre de ce qu'enseignait Darwin, sans renier pourtant leur affiliation à sa pensée150.
Darwin, lui-même, nous le verrons, a varié dans ses principes. Ce qui a assuré et continue à
assurer la prédominance quasi incontestée du darwinisme est ainsi, souligne-t-on, davantage la
"métaphysique" générale du vivant qu'il promeut que les stricts principes scientifiques qu'il
149
150
Voir par exemple R. Chandebois Pour en finir avec le darwinisme, Montpellier, Ed. Espaces 34, 1993.
Voir T. Hoquet Darwin contre Darwin, Paris, Seuil, 2009.
51
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
défendait. Peut-être. Mais en fait, l’idée même d’évolution au sein du darwinisme n’a jamais
fait l’objet d’une interprétation unique.
Une métaphysique du vivant capable de soulever des passions.
Il faut en tous cas distinguer deux choses dans le darwinisme. D'une part, la théorie de
Darwin, reposant essentiellement sur le rôle de la sélection naturelle et, d'autre part, une
attitude plus générale face au vivant, pariant qu’on peut rendre compte de son ordre sans faire
intervenir quelque principe ou finalité externes. Une attitude, nous l'avons montré ailleurs,
accordant à la contingence le rôle essentiel dans la genèse et la détermination des formes
vivantes (voir 2. 6. 15.). Le darwinisme, ainsi, engage toute une vision du monde et cela
explique le ton militant et volontiers sectaire avec lequel il peut être critiqué - et surtout
défendu, ce qui est plus surprenant. Car les thèses de Darwin - malgré l'opposition de l'évêque
d'Oxford Wilberforce, contre lequel Thomas Huxley se fit, selon ses propres termes, le
"bouledogue de Darwin", répétant notamment qu'il préférait être un singe perfectionné plutôt
qu'un Adam dégénéré - les thèses de Darwin furent très loin de soulever les refus enflammés
que la légende leur prête ; une légende pourtant soigneusement entretenue151. Le darwinisme
fut peut-être la première théorie qui, pour se formuler, aura nécessairement eu besoin de se
penser comme révolutionnaire et outrageante vis-à-vis des idées reçues, au point de paraître en
retirer comme une sorte de légitimité. Cette attitude deviendra fort répandue au XX° siècle. Il
suffit de songer, par exemple, à la psychanalyse. Mais en fait, il est peu de théorie aussi
institutionnalisée que le darwinisme, qui représente, avec le freudisme, l’un des rares cadres
de pensée formulés au XIX° siècle qui fait encore école de nos jours.
Ce cadre de pensée, fondé sur un principe de contingence, Darwin n'est nullement le
premier à l'avoir défendu - on peut notamment le faire remonter aux atomistes antiques. Mais
Darwin, tout en lui donnant une dimension d’évolution, l'a fondé et développé à partir d'une
démarche scientifique crédible et d'un modèle explicatif qui finira par chasser tous les autres.
151
Voir A. Pichot. Le chapitre IX, consacré au darwinisme, est remarquable ; à l'instar de la plupart des analyses
de son Histoire de la notion de vie (Paris, Tel Gallimard, 1993).
52
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
A l'époque où il écrivait, ces idées, il est vrai, étaient dans l'air du temps. La première édition
de L'origine des espèces, rapporte-t-on, fut épuisée en vingt-quatre heures.
Genèse de L’Origine des espèces.
Dès 1842 et 1844, Darwin diffuse à ses amis des mémoires présentant déjà ses positions. Mais il
ne se décidera pas à faire connaître autrement sa pensée avant d'apprendre que le naturaliste Alfred
Russel Wallace, parvenu aux mêmes conclusions que lui, s'apprêtait à le devancer (On the
Tendancy of Varieties to depart indefinitely from the Original Type "Sur la tendance des variétés à
s'écarter indéfiniment du type original", 1858152). Ce sera l'Origine des espèces en 1859.
Toutes les conséquences de ses idées, Darwin les avait aperçues fort tôt. Elles apparaissent ainsi
dans ses Carnets (publiés en 1960) dès les années 1837-1839. Néanmoins, pour faire accepter son
point de vue, il n'hésitera pas à en gommer les principales audaces. Cette prudence fit que, dans son
second grand ouvrage, La descendance de l'homme (1871153), Darwin se retrouvera à présenter des
thèses que d'autres darwiniens, comme Ernst Haeckel, avaient soutenues avant lui et notamment la
fameuse affirmation que l’homme descend du singe (Generelle Morphologie der Organismen,
1866154).
Dans la sixième édition de l'Origine des espèces (1872), Darwin rédigera une notice historique
présentant ses précurseurs ; reconnaissant ainsi à Buffon d'avoir le premier traité le sujet de
manière scientifique et trouvant chez Aristote une ébauche du principe de la sélection naturelle,
qu'il indique n'avoir par ailleurs clairement rencontré que chez d'obscurs naturalistes, comme
Patrick Matthew (Naval Timber and Arboriculture, 1831). Darwin "oublie" ainsi de mentionner ou
ne signale qu'en passant les idées sur la lutte pour l'existence d'Augustin Pyrame de Candolle
(1778-1841), reprises par Charles Lyell, chez lequel il les découvrit sans doute 155 ; ainsi que celles
de Lamarck. L'influence de ce dernier sur Darwin semble avoir été beaucoup plus importante que
celui-ci ne le reconnaissait. Dans sa lettre au naturaliste Asa Gray du 5 septembre 1857156, qui fut
publiée dans le Linnean Journal et qui contenait déjà, deux ans avant l'Origine des espèces,
l'essentiel des thèses qui y sont défendues, dans cette lettre Darwin se moque des modèles
adaptatifs de Lamarck et de son fameux principe selon lequel la fonction fait l'organe (voir ci-
152
trad. fr. La sélection naturelle, Paris, Reinwald, 1872. Sur Wallace, voir P. Raby Alfred. R. Wallace, trad. fr.
Paris, Ed. de l’Evolution, 2013.
153
trad. fr. Paris, Reinwald, 1891.
154
Voir en trad. fr. E. Haeckel L’homme ne vient pas de Dieu mais du singe !, Herblay, Ed. de l’Idée libre, 1933.
155
Voir C. Limoges La sélection naturelle. Etude sur la première constitution d'un concept (1837-1859), Paris,
PUF, 1970.
156
in C. Darwin La vie et la correspondance, trad. fr. en 2 volumes, Paris, Reinwald, 1888.
53
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
dessus). Mais Darwin n'en finira pas moins par soutenir lui aussi que les variations individuelles
sont causées en large partie par les conditions extérieures et l'usage.
*
La théorie de l’évolution.
L'explication qu'offre Darwin de l'origine des espèces est relativement simple :
- il naît plus d'êtres vivants, animaux ou plantes, que les ressources naturelles
ne permettent d'en faire vivre. Il en suit une concurrence, une lutte pour l'existence (struggle
for life), non pas tant entre espèces, d'ailleurs, qu'entre les individus d'une même espèce ;
- ces individus, c'est un fait, présentent entre eux des différences le plus
souvent légères, qui apparaissent de manière aléatoire, se transmettent par hérédité et sont à
même de favoriser ceux qui les portent dans leur lutte pour l'existence. Que ces différences
soient aléatoires ne signifie pas, il convient de le noter, qu'elles peuvent faire apparaître
n'importe quoi - il s'agit toujours de petites variations par rapport à un type - mais que la
probabilité d'une variation particulière est sans rapport avec sa possible utilité. L'apparition
spontanée d'un pelage plus clair, par exemple, n'est pas plus fréquente dans les régions
polaires qu'ailleurs.
Que la sélection naturelle agisse au niveau des individus et suppose chez eux une transmission
héréditaire de leurs caractères différentiels, c'est ce qui distinguait Darwin de Wallace, pour lequel la sélection
s'exerçait entre espèces au sein d'une même région157.
Les individus qui portent des différences favorables à leur survie, ainsi, sont
naturellement sélectionnés et ce phénomène, exactement comparable à la sélection que les
éleveurs appliquent à leur cheptel, accumule à la longue ces différences jusqu'à transformer
entièrement une espèce en une nouvelle.
157
Voir J. Gayon Darwin et l'après-Darwin, Paris, Kimé, 1992.
54
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Principes d'élevage
Nous l'avons vu, considérant les pratiques d'élevage, Buffon et Lamarck furent loin d'en tirer les
mêmes enseignements que Darwin. C'est là en effet un point qu'étrangement personne ne souligne :
la systématisation des méthodes d'élevage par sélection de variations héréditaires était relativement
récente à l'époque où écrivait Darwin. Ces méthodes s'étaient généralisées en Grande-Bretagne
mais elles commençaient seulement à être véritablement employées en France. Et le XVIII° vit
également l’apparition des premiers semenciers, sélectionnant les plantes les plus rentables.
Naissance de l’élevage par sélection.
Jusqu'au XVIII° siècle, les pratiques de l'élevage furent assez anarchiques et inefficaces.
L'Europe connaissait notamment de périodiques pénuries de chevaux, comme lors de la Guerre de
Trente ans (1618-1648), ce qui, en France, décida Colbert à créer des Haras nationaux (16651668), fondés sur le principe que seuls les étalons qui y étaient sélectionnés devaient être autorisés
à la monte. Ce système, néanmoins, ne fonctionna guère. Outre des difficultés techniques et
administratives, il se heurta au fait qu'on ne croyait nullement que la sélection puisse améliorer les
races. C'est un thème que l'on rencontre en effet fréquemment chez Buffon, nous l'avons vu : la
reproduction en vase clos conduit à la dégénérescence des lignées (voir ci-dessus). Cette idée sera
systématisée par Claude Bourgelat, le fondateur, à Lyon, de la première école vétérinaire : les races
françaises sont lourdes, grossières et l'apport de souches étrangères est indispensable pour produire
de "beaux" chevaux (Elémens de l’art vétérinaire. Traité de la conformation extérieure du cheval,
de sa beauté et de ses défauts, 1775158).
L’apologie du métissage freinera le développement de l’élevage.
L'apologie du métissage est toujours fréquente de nos jours. Il est vrai que la génétique des
populations, nous le verrons, y conduit (voir ci-après). Mais c'est aussi un lieu commun facile à
expliquer : la diversité est séduisante, la variété est plus valorisante que la répétition, les termes de
"race pure" évoquent trop volontiers le racisme, etc.
D'ailleurs, l'observation semble immédiatement confirmer cet a priori. On parle en effet
d'hétérosis ou de "luxuriance des métis", pour rendre compte du fait que ces derniers ont souvent
une plus grande taille, une constitution plus vigoureuse et plus harmonieuse que les individus
appartenant aux lignées dont ils sont issus. Néanmoins, l'élevage moderne ne prendra véritablement
son essor qu'en renonçant à l'impératif du croisement et c'est un souci de rentabilité qui l'y
conduira. En Grande-Bretagne, avec Robert Bakewell de Dishley (1725-1795), l'animal ne sera
bientôt plus considéré que comme une pure machine à transformer de l'énergie.
158
Paris, Vve Vallat-La-Chapelle, 1775.
55
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Robert Bakewell et l’inbreeding.
Améliorant les essais de Jethro Tull (1674-1740) et de Lord Townshend (1674-1738), Bakewell
cherchait à ce que ses moutons paient le plus rapidement possible la nourriture qu'ils absorbaient.
Pour ce faire, il se mit à croiser les plus beaux spécimens - à l'aune de la taille, de la qualité de
viande, etc. - à l'intérieur d'une même lignée. Cette technique exploitant la consanguinité des
reproducteurs pour accroître leurs caractéristiques propres fut nommée l'inbreeding. Bakewell créa
ainsi plusieurs races ovines et bovines et fut très rapidement imité.
Dès la fin du XVIII° siècle, la Grande-Bretagne était devenue le premier pays où la viande n'était
plus un luxe et, désormais, les sociétés d'élevage n'eurent plus qu'un seul but : standardiser des
races pures. Les livres généalogiques (Stud-Book) apparurent en 1791. Ils étaient indispensables
pour détecter les bons "raceurs", c'est-à-dire les reproducteurs transmettant le plus régulièrement
leurs qualités. Le fameux pur-sang anglais fut ainsi créé à partir de trois reproducteurs seulement
sur le seul critère de la vitesse. A la fin du XIX° siècle, la vitesse au galop sur les hippodromes
parisiens était de 13,7 mètres à la seconde sur 4 kilomètres. Elle est aujourd'hui de l'ordre de 16
m/s159.
Longtemps, la France se montra réticente et seuls les haras nationaux adoptèrent d'abord ces
techniques. Au sein des écoles vétérinaires, de longs débats opposaient ceux qui prônaient toujours
les croisements, comme Raoul Baron à Maisons-Alfort (Méthode de reproduction en zootechnie,
1888160), à ceux qui voulaient développer des races pures comme André Sanson à Toulouse
(Economie du bétail, 1867161). Ce fut là, par rapport au pragmatisme britannique, un bel exemple
de l'académisme français. Car n'intervint guère dans ces débats le seul critère qui aurait pu les
trancher : l'utilité. Les haras nationaux, de fait, s'évertuaient à l'époque à produire pour l'armée un
cheval de selle dont les militaires ne voulaient pas.
Les grandes races de bétail ne furent créées en France que vers 1860 et se développa alors le
mythe selon lequel ces races étaient autant de crus mûris au cours des siècles et propres à certains
terroirs. Il fallait sans doute ce caractère tout romantique d'enracinement, de "naturel", pour rendre
acceptable la sélection exercée.
*
159
Voir L. Gallien La sélection animale, Paris, QSJ PUF, 1967, pp. 7-8.
Paris, Firmint-Didot, 1888.
161
2 volumes, Paris, Librairie agricole de la maison rustique, 1867. Voir J-P. Digard Animaux hybrides et métis
in (collectif) « Penser l'hérédité » Ethnologie française T. 24 n°1, 1994. Sanson s'opposait pourtant aux idées
darwiniennes… Voir C. Bressou Histoire de la médecine vétérinaire, Paris, QSJ PUF, 1970, p. 104.
160
56
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
La sélection massale. Incertitudes concernant les fondements génétiques des caractères
quantitatifs.
Darwin put donc s'appuyer sur le modèle anglais de l'élevage par sélection des variations
individuelles. Ce que l'on nomme "sélection massale", qui revient à prendre pour seuls
reproducteurs dans une population d'élevage les plus performants pour un critère donné.
Un modèle, toutefois, qu'ignorant tout des lois de la génétique, Darwin ne pouvait guère
expliquer. Nous mêmes n'en savons d'ailleurs pas beaucoup plus que lui concernant la reproduction
et l'intensification des caractères quantitatifs et continus (taille, poids, intensité de la robe, etc.), les
plus importants d'un point de vue économique. C'est que ceux-ci reposent sur un grand nombre de
gènes (on parle de "polygènes") et subissent de manière importante l'influence du milieu. Mendel
lui-même élimina de ses études les caractères variant de manière continue, comme la couleur de la
fleur de certaines plantes (voir 3. 1. 23.).
En regard, les caractères qualitatifs, discontinus (fertilité, facilité du vêlage, etc.) reposent en
général sur un nombre beaucoup plus réduit de gènes (dits "majeurs"), qui entraînent à eux seuls
des effets suffisamment importants pour qu'on puisse les identifier. Le problème est que ces gènes
contrôlent souvent des caractères différents : les chats blancs aux yeux bleus, par exemple, sont
sourds la plupart du temps.
On ne peut guère sélectionner les individus sur un seul caractère.
C'est pourquoi il est généralement utopique de vouloir sélectionner des individus sur un seul
caractère et l’on n’est par exemple jamais parvenu à sélectionner des races de caprins sans
cornes162. Chez certaines lignées caprines, comme la race Saanen, l'absence de cornes est liée à
l'expression d'un gène dominant P, dont l'allèle récessif p conditionne, lui, l'apparition de cornes.
Les individus cornus sont donc des homozygotes pp et ceux qui sont dépourvus de cornes sont soit
des homozygotes PP, soit des hétérozygotes Pp. Toutefois, P est "pléiotropique", il contrôle des
caractères différents : la reproduction en l'occurrence. Les chèvres PP sont stériles. La population
doit donc demeurer hétérozygote, empêchant ainsi l'élimination de p 163.
Le clonage promet l’idéal de l’élevage : la race pure.
En plus des croisements, qui permettent de tirer parti de l'interaction entre génotypes différents,
l'élevage moderne a donc permis également d'exploiter la valeur génétique additive des
reproducteurs pour une série de caractères choisis. Toutefois, qu'il s'agisse des caractères
quantitatifs ou qualitatifs, la pureté des races reste un idéal assez inaccessible car il est rare que
deux parents présentant une morphologie semblable aient le même génotype. Le phénotype des
162
163
Voir INRAP Amélioration génétique des animaux d'élevage, Paris, Ed. Foucher, 1989, pp. 63-64.
Pour l'explication des termes techniques, voir 3. 1. II.
57
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
individus n'exprime pas tout leur génotype. L'élevage n'atteint pas l'homozygotie parfaite et cela
explique l'intérêt, pour lui, de techniques comme l'insémination artificielle, qui permet de limiter le
nombre des reproducteurs et le clonage, qui seul permettrait d'obtenir des individus vraiment
identiques (voir 3. 1. 22.), n'obligeant plus à maximiser un caractère, dès lors qu'on peut à volonté
le multiplier.
**
B) La sélection naturelle
3. 2. 11.
Quant aux modalités de la lutte pour l'existence, Darwin en emprunte le modèle à
Thomas Malthus (Essai sur le principe de population, 1798164), qui l'empruntait lui-même à
Benjamin Franklin (Observations concerning the Increase of Mankind and the Peopling of
Countries, 1755165) : les individus croissent en nombre de façon géométrique, tandis que les
ressources, elles, n'augmentent au mieux que de manière arithmétique. Au fondement de la
théorie darwinienne, il y a donc cette loi de progression qui, nous le verrons, n'a pas grand
sens.
Ne retenons néanmoins que le principe de la sélection naturelle : il naît beaucoup plus
d'individus qu'il n'en peut survivre, de sorte que tout être que ses caractères particuliers
favorisent a une plus grande chance de survivre et de se reproduire. Il propagera sa forme
particulière par hérédité. Dès la page 44 de l'Origine des espèces, ainsi, tout est dit ou presque
et Darwin ne s'efforcera plus, tout au long des centaines de pages restantes, qu'à surmonter les
principales objections que ses principes soulèvent.
Objections que Darwin dut affronter.
En premier lieu, quelle est la cause des variations individuelles ? Nous savons
aujourd'hui les expliquer génétiquement : mitose et fécondation brassent les données
génétiques, déterminant aléatoirement des individus uniques dont une partie du génome n'est
pas exprimée (récessivité) mais pourra l'être chez les descendants.
164
165
trad. fr. Paris, GF Flammarion, 1992.
Boston-London, J. Clarke, 1755.
58
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
A l'époque, tout cela demeurait assez mystérieux et Darwin, de fait, finira par
reprendre l'idée d'une transmissibilité des caractères acquis - tout comme Lamarck. Et de
donner à ce propos cet exemple assez étrange : les animaux domestiques ont souvent les
oreilles pendantes car ayant moins l'occasion d'être en alerte que dans leur milieu naturel, ils
cessent d'utiliser les muscles de leurs oreilles (chapitre I). Il est assez étrange que Darwin,
pourtant si au fait des pratiques d'élevage, ait pu envisager - d’une manière toute lamarckienne
- que telle était la cause des oreilles pendantes et non un simple choix des éleveurs ou un effet
dérivé des sélections qu'ils pratiquent (dans le même chapitre, Darwin parle pourtant des
"corrélations", soit le fait qu'en retenant une particularité et en la sélectionnant, on modifie
indirectement sans le vouloir d'autres parties de l'organisme).
D’une importante contradiction de la théorie darwinienne.
Dans la variabilité des individus, Darwin refuse ainsi finalement de voir le simple effet
du hasard. La transformation des espèces, selon lui, est finalement directement guidée par
l'adaptation, dont l'effet se transmet héréditairement. C'est là une modification brutale de ses
propres principes, car l'hérédité des caractères acquis réduit presque à rien le rôle de la
sélection naturelle. C'est une chose en effet que de soutenir qu'une sélection naturelle retient
des caractères dont la manifestation est aléatoire. C'en est une autre que d'affirmer que l'usage
d'un organe finit par le modifier et que cette modification se transmet héréditairement. Ainsi,
lorsque Darwin attribue le développement de la fourrure des animaux vivant sous des climats
polaires non pas à la sélection graduelle et continue d'un caractère apparu de manière
contingente mais à une spécification appuyée sur l'usage, il est très proche de Lamarck (voir
ci-dessus).
On a parlé d’un tournant lamarckien de Darwin, comme paraît en témoigner une lettre
à Moritz Wagner de 1876. On a même pu écrire que Darwin fut "le premier lamarckiste
sérieux"166. En fait de darwinisme, ainsi, nous avons dès l'origine une théorie que Darwin luimême n'a pas soutenue jusqu'au bout.
166
Voir E. Schoffeniels L'anti-hasard, Paris, Gauthier-Villars, 1973.
59
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Dans L'origine des espèces, la transmissibilité des caractères acquis ne prend véritablement de poids que
de façon tardive (6° édition, 1872). On rapporte que Darwin, à la fin de sa vie, doutait de l'importance du rôle de
la sélection naturelle.
Dans Les variations des animaux et des plantes sous l'effet de la domestication (1868167), Darwin
propose une explication de l'hérédité des caractères acquis, selon laquelle chaque partie du corps participe à la
composition de la semence grâce à des "gemmules", des particules émises par chaque cellule et qui sont
rassemblées dans la semence ("hypothèse de la pangenèse"). C'était là une très vieille idée qu'Hippocrate déjà
défendait (De la génération168) et qu'Aristote réfutait, notant que les parents transmettent des caractères qu'ils ne
possèdent pas encore lorsqu'ils engendrent, comme les cheveux gris et que leurs enfants ressemblent parfois
davantage qu'eux à de lointains ancêtres (De la génération des animaux, 330-322 av. JC, 721b-722a169).
De fait, nous le verrons, l'étendue et l'importance de la sélection naturelle ne cesseront
d'être discutées dans les débats ultérieurs relatifs à l'évolution.
*
Une nouvelle vision du vivant à travers l’idée de sélection naturelle.
Dans le modèle darwinien, la sélection naturelle est agent de rareté. Et c'est une toute
nouvelle vision du vivant qui se met en place ainsi. Traditionnellement, en effet, on louait plus
volontiers la nature pour sa bonté et sa prodigalité. On a beaucoup glosé sur l'emprunt de
Darwin à Malthus à ce propos. Cet emprunt, pourtant, se limite au modèle tout théorique d'une
lutte pour l'existence ; c'est-à-dire non pas l'idée elle-même assez commune à l'époque mais sa
dramatisation : une pression constante s'exerçant sur les vivants. La vie est une lutte
impitoyable.
En regard, cependant, le darwinisme doit finalement bien plus aux idées de
l'Angleterre industrielle et libérale de son temps. Bien plus qu'au seul Malthus, une référence
alors presque obligée - à laquelle Wallace lui aussi avait d'ailleurs recours - c'est à l'économie
politique que la sélection naturelle emprunte ses effets de régulation fondés sur le partage de
la rareté. En bien des aspects, son jeu est assimilable à celui d'un marché.
167
Reproduit in C. Lenay La découverte des lois de l'hérédité, une anthologie, Paris, Presses Pocket, 1990.
in Œuvres complètes, trad. fr. en 10 volumes, Paris, Baillière, 1839-1861, VII.
169
trad. fr. Paris, Les Belles Lettres, 1966.
168
60
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Car tel est le destin de la biologie de n'avoir été que très rarement à même d'élaborer ses propres
modèles d'intelligibilité. Son histoire est jalonnée d'emprunts - à la théorie de la gravitation, à la
thermodynamique, à la théorie de l'information, etc. - et le darwinisme, de ce point de vue, ne fait pas exception.
La sélection naturelle, affirme ainsi Darwin, a deux effets essentiels : elle détermine
l'extinction des individus les moins favorisés et accentue la divergence des caractères entre
individus. Elle conduit ainsi à stabiliser les espèces sous les attributs les plus spécialisés. Par
là même, elle atténue les conflits entre espèces dans la mesure où plus les vivants d'une même
région diffèrent entre eux, affirme Darwin, plus ils peuvent être nourris en grand nombre car
la concurrence entre eux est alors moindre (chap. IV). C'est pratiquement la théorie de
l'avantage comparatif entre nations pour la production d’un bien chez l’économiste Samuel
Ricardo170.
Au total, l'effet le plus sensible de la sélection naturelle est de produire une
arborescence d'espèces, ramifiées quoique nettement différenciées - toute forme intermédiaire
ayant disparue. Elle favorise la progression régulière de grands groupes dominants (tous les
descendants d'une même espèce originaire pouvant être regroupés au sein d'une même classe).
La sélection sexuelle.
Un autre mode de sélection intervient également, la sélection sexuelle, peu développée
dans L'origine des espèces mais à laquelle Darwin s'intéressera davantage dans La
descendance de l'homme et la sélection sexuelle (1871 ; l'ouvrage est présenté en 2. 6. 15.).
Elle correspond à la lutte des individus mâles pour la possession des femelles ainsi
qu'aux choix exercés par ces dernières. Son issue est le défaut de descendance pour les
perdants. La sélection sexuelle développe ainsi chez les mâles les attributs qui leur sont les
plus utiles dans leur rivalité, comme les andouillers chez les cerfs (chap. IV). Elle peut ainsi
rendre compte du développement d'organes qui, comme la queue du paon, sont des aberrations
du point de vue de l'adaptation (voir ci-après). Le principe de Bateman pose que, dans la
170
Bonne présentation in C. P. Kindleberger & P. H. Lindert Economie internationale, 1978, trad. fr. Paris,
Economica, 1981, p. 18 et sq.
61
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
nature, les mâles ont plus d’ornements car leur succès reproducteur est plus variable que celui
des femelles.
Que les femelles exercent un rôle actif de choix et donc de sélection quant aux reproducteurs, c'est ce
que confirment certaines études, qui mettent à jour autant de nouveaux déterminants évolutifs. Car les femelles
ne semblent pas uniquement sensibles aux apparences physiques (couleurs plus vives, etc.) mais également à un
comportement courageux ou au prestige social. Par ailleurs, l'imitation joue entre elles un rôle important et
explique qu'un même mâle puisse aller jusqu'à accaparer pratiquement toutes les femelles d'un groupe 171. On s’est
demandé si le goût du beau ne trouvait pas son origine dans l’attrait qu’exercent les partenaires sexuels.
La théorie de Darwin suscita finalement assez peu de réserves si l'on considère son
caractère très abstrait, ses hésitations et son absence de démonstrations rigoureuses. Contre
elle, en effet, on pourrait notamment faire valoir que son modèle de sélection naturelle est tout
théorique (Darwin n'a d'ailleurs aucun cas avéré sur lequel l'appuyer).
*
Objections contre la sélection naturelle.
Parler d'une croissance géométrique des populations en regard d'un accroissement
seulement arithmétique des ressources n'a pas grand sens, car cette croissance n'est pas
indépendante des conditions extérieures et l'on peut imaginer que celles-ci suffisent à la
réguler. Même si des phénomènes de surplus peuvent apparaître, il est douteux qu'ils soient la
règle. De plus, en un tel cas de figure, ce serait, avec les plus vieux, les individus les plus
jeunes - soit les individus seuls porteurs de caractères nouveaux - qui seraient les premiers
éliminés.
Mais, quoi qu'il en soit, ce que l'on invoqua le plus fréquemment à l'encontre de la
théorie darwinienne fut essentiellement le fait que les couches fossiles ne nous livrent le plus
souvent que des espèces nettement et non graduellement distinguées. Les formes
intermédiaires manquent et avec elles les preuves d’une élimination naturelle progressive.
171
Voir W. G. Eberhard Female control : sexual selection by criptic female choice, Princeton University Press,
1996.
62
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Objection tenant à la non-continuité des couches fossiles.
Darwin connaissait par avance l'objection. C'était déjà, nous l'avons dit, celle que
Cuvier opposait à Lamarck. Il s'efforce donc d'y répondre (chap. VI). Il pense avoir expliqué,
nous l'avons vu, pourquoi les espèces sont si nettement définies les unes en regard des autres
et pourquoi les formes intermédiaires ont été rapidement exterminées. Ceci, plus les
importantes lacunes de nos documents géologiques (chap. X), expliquent à son avis leur
absence à l'état fossile.
Mais pourquoi ne rencontrons-nous pas de telles formes de transition à l'état présent ?
Surtout lorsque la différenciation entre deux espèces ou entre les variétés d'une même espèce
(polytipisme) tient essentiellement à une répartition géographique ? Darwin souligne le
caractère graduel et fort lent, donc imperceptible, des variations conduisant à une spéciation.
Par ailleurs, il pose pour règle générale que la spéciation est plus forte dans un isolat
géographique. Or, selon lui, les terres sont bien plus continues de nos jours que dans le passé.
L’isolat insulaire comme facteur d’évolution.
De 1831 à 1836, Darwin avait accompli le tour du monde à bord du Beagle, un navire dont la
mission consistait à faire des relevés cartographiques et chronométriques. En 1835, il avait été
frappé par la parenté, malgré leur spécificité, des faunes d'Hawaï, des Galápagos ou des Iles
malouines avec celles du continent Sud-Américain. Rien mieux que l'isolat insulaire ne pouvait le
convaincre de la réalité des diversifications spécifiques par adaptation à un milieu particulier.
Chaque île des Galápagos, avait-il noté, possédait sa propre espèce de pinsons et de tortues,
quoiqu'elles semblassent toutes dériver d'une même forme commune sur le continent américain
(Voyage d'un naturaliste autour du monde, 1845172). Notons cependant qu’il s’agit sans doute là
d’une présentation quelque peu rétrospective. Au Galápagos, a-t-on pu souligner, Darwin n’a rien
compris, mélangeant ses échantillons de pinsons et ne sachant pas interpréter leurs différences. Il
lui faudra l’aide de l’ornithologue John Gould en 1837 pour découvrir que les pinsons sont
apparentés, qu’ils ont une origine commune173.
Que l'état d'isolement soit la condition même de toute spéciation, cela sera formulé pour la
première fois par Moritz Wagner (Die Darwinische Theorie und das Migrationgesetz der
172
173
trad. fr. Paris, Reinwald, 1983.
Voir S. J. Gould Les pierres truquées de Marrakech, 2000, trad. fr. Paris, Seuil, 2002, chap. 8.
63
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Organismen, 1868174) et deviendra un dogme du darwinisme, suscitant nombre de débats, dès lors
que seront reconnus des phénomènes de spéciations sympatriques175.
On nomme allopatrique une spéciation issue d’un isolat et sympatrique la différenciation
d’espèces sur un même territoire. Cette dernière possibilité a longtemps été mise en doute mais est
reconnue aujourd’hui, sous deux conditions : l’adaptation à un habitat particulier de l’espèce en
voie de différenciation et le fait que les gènes responsables de cette adaptation sont associés à des
gènes impliqués dans la reconnaissance entre partenaires.
De plus, souligne Darwin, il serait faux de soutenir qu'on ne rencontre absolument pas
d'espèces intermédiaires. Il cite le Mustela, une sorte de vison dont le mode de vie est miaquatique et mi-terrestre et qui semble ainsi comme indiquer le passage vers le retour à l'océan
des mammifères marins.
Rien ne s'oppose, conclut Darwin, à ce qu'on imagine qu'une série de variations toutes
utiles, donc sélectionnées peu à peu, assure graduellement la transition d'une espèce à une
autre ayant des habitudes et une conformation toutes différentes ou mène à bien la formation
d'un organe aussi parfait que l’œil ou l'aile. Ceci, même si des zones d'ombres subsistent,
comme les organes électriques qu'on rencontre chez différents poissons très éloignés et qu'on
ne saurait guère rattacher à un ancêtre commun.
Nous verrons que ces questions, en l'état actuel de nos connaissances, ne peuvent être
facilement tranchées. Retenons simplement pour le moment que Darwin pose pour axiome
que la nature ne fait pas de sauts. Tout avec elle se fait graduellement, ce qui explique tout à
la fois l'abondance des variétés et le faible nombre de types d'organisation et d'innovations par élimination des formes intermédiaires et non performantes, selon les impératifs posés par
la sélection naturelle.
Les places, dans la nature, ne sont guère marquées - tout se transforme - et pourtant on
ne constate pas une grande prodigalité de formes. L'économie des formes témoigne de leur
contingence. Leur rareté est sans doute la meilleure objection que l'on peut faire au
créationnisme, souligne judicieusement Darwin.
174
175
Nous n’avons pu consulter cette référence.
Voir M. Schilthuizen Grenouilles, mouches et pissenlits, les mécanismes de la spéciation, Paris, Dunod, 2002.
64
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Le créationnisme
Il serait faux de croire que le darwinisme n'a cessé de rencontrer l'opposition des Eglises. Dès 1860,
en fait, des théologiens se rallièrent à l'évolutionnisme. L'Eglise catholique condamna certes longtemps les
thèses de Darwin mais, en 1950, le pape Pie XII admit qu'il n'y a pas d'opposition radicale entre L'origine
des espèces et la version biblique des origines de l'homme (encyclique Humani generis). En 1996, le pape
Jean-Paul II a reconnu de même que les principes de Darwin représentent "plus qu'une hypothèse".
C'est aux USA que les fondamentalistes protestants, soit les tenants d'une lecture littérale des
Ecritures, s'opposeront de la manière la plus vive et la plus constante à la théorie de l'évolution. Celle-ci,
en effet, a suscité l'éclosion du créationnisme, qui n'existait certainement pas en tant que doctrine
nettement définie avant lui. Théologiquement, le créationnisme, dérivé de l’allemand Kreatianismus,
désignait la conviction selon laquelle toutes les âmes ont été créées par Dieu plutôt que celle d’Adam
seulement, qui aurait ensuite été transmise de génération en génération. Le terme n’est néanmoins plus
guère employé qu’en référence au darwinisme, quoiqu’un auteur ait pu récemment s’en servir pour
désigner les doctrines confiant à un démiurge la création du monde, comme le Timée de Platon176.
Dès les années 20, plusieurs Etats américains voteront des lois interdisant l’enseignement de la
théorie darwinienne. En 1925, John T. Scopes, un professeur de sciences naturelles sera jugé au
Tennessee pour avoir enseigné le darwinisme. Ces lois ne seront déclarées illégales par la Cour Suprême
qu’en 1968. Reprises par certains promoteurs de "l'ordre moral", les idées créationnistes n'ont pas
disparues. En 1982, une loi faillit rendre obligatoire leur enseignement dans les écoles en Arkansas177.
Depuis quelques décennies, le créationnisme se dit scientifique et entend combattre la biologie sur son
propre terrain. Il parle de “dessein intelligent”, dont participe le principe anthropique (voir 2. 6. 7.). Ainsi
des Instituts de recherche ont-ils été créés qui éditent leurs propres revues, délivrent des diplômes, etc.
Essentiellement actif aux USA et en Australie, le créationnisme - animé par différentes officines
comme l'Institute for Creation Research, dont le relais francophone est le Centre biblique européen,
mettant également sur pied des expéditions pour retrouver les restes de l'arche de Noé sur le Mont Ararat
(Gn 8 4) - le créationnisme regroupe divers courants178. Certains admettent une évolution limitée à
l'intérieur des espèces. D'autres, adeptes de la "Gap Theory", considèrent qu'un long temps s'est écoulé
entre les événements rapportés par le premier et le deuxième verset de la Genèse, temps pendant lequel
fossiles et couches géologiques se seraient déposés. Les créationnistes stricts, enfin, rejettent purement et
simplement toute donnée scientifique qui n'est pas en accord avec la Bible.
Plus que le respect littéral de l'enseignement biblique, le trait commun des courants créationnistes est
le refus de considérer que l'homme lui-même est issu d'un processus évolutif contingent. Car si Dieu a fait
l'homme a son image, il ne peut que l'avoir exclu, par là-même, du reste de la Création. Pour ne pas être
176
177
Voir D. Sedley Creationism and its critics in Antiquity, University of California Press, 2008.
Voir D. Lecourt L'Amérique entre la Bible et Darwin, Paris, PUF, 1992.
65
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
aussi naïvement créationnistes, il n’est pas certain que les autres confessions aient clairement débrouillé ce
point. D’ailleurs, judaïsme et islam ont également leurs créationnistes.
L’homme descend du singe.
Les unités de plans d'organisation au sein des classes que l'anatomie comparée mettait
en lumière (voir ci-dessus) s'expliquent selon Darwin par une unité de descendance. Contre
Linné (voir ci-dessus), il ne faut donc pas dire que les caractères donnent le genre mais le
contraire (chap. XIV). Les espèces s'engendrent les unes les autres et le genre n’est que la
trace de cet engendrement. Et Darwin de rencontrer à présent l'obstacle de la stérilité des
hybrides, soulignée par Buffon (voir ci-dessus), qu'il s'efforce d'amoindrir dans la mesure où
elle marquerait une barrière infranchissable entre espèces et serait la marque de leur
irréductibilité (chap. IX).
De tout cela, une conclusion s'imposait : l'homme descend du singe. C'est là un point
que, par prudence, L'origine des espèces n'envisage aucunement et dont Darwin ne traitera
que dans La descendance de l'homme.
C'est en revanche ce que n'avait pas hésité à soutenir Lamarck (Recherches sur l'organisation des corps
vivans, 1802, II° partie, pp. 92-93179), affirmant que l'homme a acquis progressivement son état d'organisation,
comme en témoigne la position centrale du trou occipital, déjà adapté à la station debout chez l'orang-outang et
plus encore chez le Nègre, où il est néanmoins plus excentré que chez le Blanc (sic).
**
C) Le darwinisme après Darwin.
3. 2. 12.
Weismann et la remise en cause de l’hérédité des caractères acquis.
Après Darwin, le darwinisme va être conceptuellement défini principalement par
August Weismann. Il en éliminera la théorie de l'hérédité des caractères acquis et le
conjuguera avec les premiers acquis de la génétique. Cette dernière, fondant le caractère
178
179
Voir J. Arnould Les créationnistes, Paris, Cerf, 1996.
Paris, Corpus Fayard, 1986.
66
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
aléatoire des variations individuelles, donnera pleinement leur essor aux principes
darwiniens180.
D'August Weismann, on retient généralement qu'il coupait la queue à des générations
de souris pour montrer que celles-ci continuaient à naître pourvues d'un appendice caudal
intact. Il fait en effet état de telles expériences dans La prétendue transmission héréditaire des
mutations (1888181). S’il entendait rendre ainsi insoutenable le lamarckisme, ses expériences
n'avaient pourtant pas grand chose à voir avec le principe lamarckien de la traduction
héréditaire d'une réaction vitale, active, à une pression extérieure compromettant l'adaptation
des vivants182. Weismann le savait et il admettait que ses expériences ne tranchaient pas la
question (p. 441).
Comment une idée scientifique peut passer pour être réfutée par une expérience qui ne l’infirme pas
du tout.
Selon Lamarck, le caractère acquis par habitude ne se transmet héréditairement que s’il a directement
trait à l’adaptation de l’espèce. La transmission héréditaire ne concerne pas n’importe quel trait - sinon,
une pratique étendue sur des siècles comme la circoncision suffirait à l’infirmer. Weisman n’apporte
pourtant pas beaucoup plus d’argument que ce dernier exemple et on peut lui objecter que si en coupant la
queue des souris on provoquait un déséquilibre statique compensé par un accroissement de la musculation
des pattes, cette modification là deviendrait peut-être héréditaire mais certainement pas, en effet, la
disparition de la queue183. Mais dans un domaine non axiomatisable comme dans les sciences dures, c’est
toujours le raisonnement le moins compliqué, le plus rudimentaire qui l’emporte. A ce compte,
Weismann “réfuta” donc l’idée d’hérédité des caractères acquis.
Weismann voulait seulement montrer que rien n’atteste la transmission des caractères
acquis et notamment des mutilations. Le lamarckisme semblait jusque là conforté par une
opinion communément admise. Les chiens auxquels de génération en génération on a coupé
les oreilles et la queue transmettent ces défauts à leurs descendants, lit-on dans l'Histoire
naturelle de Buffon ! (De la dégénération des animaux, 1766). L'idée d'une hérédité des
180
Voir D. Becquemont Darwin, darwinisme, évolutionnisme, Paris, Kimé, 1992.
Traduction française des textes cités in A. Weismann Essais sur l'hérédité et la sélection naturelle (Paris,
Reinwald & Cie, 1892).
182
Voir M. Caullery Le problème de l'évolution, Paris, Payot, 1931, pp. 414-416.
181
67
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
caractères acquis est fort ancienne et s'imposera jusqu'à la fin du XIX° siècle. Charge lui serait
désormais d'apporter la preuve de ses conclusions. Quant au darwinisme, déclare Weismann,
il doit lui s'efforcer d'expliquer la transformation des espèces sans hérédité des caractères
acquis ; c’est-à-dire de considérer les variations individuelles comme purement aléatoires.
Cela ne pouvait avoir lieu sans peine et, de fait, l'idée d'une transmission héréditaire des
caractères acquis connut encore bien des avatars, dont le plus célèbre est le lyssenkisme.
Le lyssenkisme
Après que Weismann eût montré, non pas que l'idée de l’hérédité des caractères acquis était fausse
mais que rien de positif ne permet de la valider, certains ne s'estimèrent pas quittes en effet de cette
démonstration. Les lamarckiens, d'abord, évidemment, dont la malheureuse affaire Kammerer, compromit
néanmoins les positions.
Au début du siècle, le naturaliste viennois Paul Kammerer (1880-1926) assura avoir apporté la
preuve d'une transmission de caractères acquis. Il étudiait le crapaud "accoucheur" (Alytes obstetricans),
dont une particularité est de s'accoupler sur la terre ferme et non dans l'eau. Aux doigts, le mâle ne
possède pas les callosités normalement nécessaires pour maintenir la femelle en milieu aqueux. Or
Kammerer prétendit qu'en obligeant ces crapauds à s'accoupler dans l'eau, il avait fait apparaître aux
doigts des mâles les callosités typiques, lesquelles se transmettaient à leur descendance. En 1926,
cependant, Kammerer fut accusé de supercherie et se suicida. Certains, depuis, ont pris sa défense184. Mais
l'on n'a plus entendu parler des crapauds accoucheurs… Quelques années plus tard, pourtant, l'idée
revenait, en URSS cette fois, avec le biologiste Trofim Lyssenko (1897-1976) qui imposa le dogme de la
transmission des caractères acquis à la science officielle soviétique de 1934 à 1964. Cela se traduisit en
agriculture par des pratiques le plus souvent inutiles et parfois catastrophiques185.
Lyssenko reprenait les idées d'un certain Ivan Mitchourine, un agronome qui estimait possible de
créer de véritables hybrides végétaux par greffe aussi bien que par reproduction sexuelle. Or, cela est
génétiquement impossible, sauf à admettre que des cellules somatiques, en l'occurrence celles du greffon,
peuvent modifier le code génétique du porte-greffe. Or tel était bien ce que Lyssenko, comme certains
lamarckiens186, reprochaient à "l'absurde thèse de Weismann" : de rendre le matériel génétique
indépendant de l'organisme et de son environnement.
183
Voir M. Delsol L’hérédité des caractères acquis, Paris, QSJ PUF, 1998.
Voir A. Koestler L'étreinte du crapaud, 1971, trad. fr. Paris, Calmann-Lévy, 1972.
185
Voir D. Joravsky The Lyssenko Affair, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1970.
186
Voir A. Giard Controverses transformistes, Paris, Naud, 1904, qui défend justement la possibilité qu'un
greffon agisse sur la descendance du porte-greffe (pp. 148-149).
184
68
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Pour Lyssenko, l'hérédité était inhérente non seulement aux chromosomes mais encore à chacune des
cellules du corps (voir ci-dessus la théorie darwinienne de la pangenèse). Il assimilait les conceptions de
Weismann et de Thomas Morgan au fixisme et les accusait de démobiliser ceux qui luttent pour
l'amélioration des semences (Agrobiologie, génétique, sélection et production des semences, 1953). Il
entendait, lui, créer des espèces végétales nouvelles et de meilleur rendement et sauver ainsi l'agriculture
soviétique. Passées quelques expériences heureuses, néanmoins, les résultats ne furent guère au rendezvous187. Dès lors, l'idéologie s'en mêla : force était de souligner que la génétique était incompatible avec le
matérialisme dialectique ! Comment créer l'homme nouveau, en effet, si l'on ne pouvait
environnementalement modifier ses caractères héréditaires ? Ce ne pouvait être là qu'une opinion
réactionnaire ! Dès 1929, le gouvernement soviétique avait officiellement adopté le lamarckisme.
Lyssenko triomphait. Soutenu par un pouvoir dictatorial, un esprit médiocre ne rencontre guère de
difficulté à imposer ses idées. Les brutalités policières eurent tôt fait de réduire au silence ses détracteurs,
comme Nikolaï Vavilov188.
En France, le lyssenkisme fut, un temps, bien accueilli par une intelligentsia alors assez
majoritairement marxiste. S'aveuglait-elle de manière idéologique, ou de manière circonstanciée en
croyant réellement aux progrès qu'on lui rapportait ? Il est difficile d'en juger a posteriori et les histoires
du lyssenkisme n'y suffisent pas189. Beaucoup de scientifiques, d'emblée, le récusèrent : comme Julian
Huxley (La génétique soviétique et la science mondiale, 1949190), Jean Rostand ou Jacques Monod, dont
l'affaire précipita la rupture avec le Parti communiste191.
Mais les intellectuels ? Dans la présentation qu'il donne dans la revue Europe du Rapport sur la
situation dans la science biologique de Lyssenko (octobre 1948), Aragon, par exemple, ne perd pas toute
objectivité. Il ne manque pas de souligner, notamment, que le lyssenkisme n'a pas grand chose à voir avec
le lamarckisme et qu'assimiler le mendélisme au fixisme est un "extraordinaire contresens" (p. 179).
Pourtant, il objecte également à Monod les "preuves irréfutables" apportées par le lyssenkisme. Se laisset-il duper sincèrement ou volontairement, parce que cela l'arrange ? Probablement, comme toujours dans
ce genre de cas, un mélange des deux.
En URSS, la critique ouverte du stalinisme permit de faire disparaître le lyssenkisme, qui subissait
de plus en plus de critiques ouvertes. A Brno, la statue de Mendel fut remise sur son socle. Depuis lors,
cependant, certains cherchent toujours, ici ou là, à démontrer la transmissibilité héréditaire de caractères
acquis, parlant par exemple d'un "héritage épigénétique"192 ou du rôle de la pression environnementale
dans l’expression des gènes.
187
Voir J. Medvedev Grandeur et chute de Lyssenko, 1971, trad. fr. Paris, Gallimard, 1971. Voir la préface de J.
Monod.
188
Voir R. Conquest La grande terreur, 1990, trad. fr. Paris, Bouquins R. Laffont, 1995, p. 756 et sq.
189
Voir par exemple D. Lecourt Lyssenko. Histoire réelle d'une "science prolétarienne", Paris, Maspéro, 1976.
190
trad. fr. Paris, Stock, 1950.
191
Voir F. Jacob La souris, la mouche et l'homme, Paris, O. Jacob, 1997, p. 47 et sq.
192
Voir E. Jablonka & M. J. Lamb Epigenetic Inheritance and Evolution, Oxford University Press, 1995.
69
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
La génétique rejoint le darwinisme.
Pour Weismann, toute hérédité est logée dans un "plasma germinatif", au cœur du
noyau des cellules. Les chromosomes en sont le support apparent et il est composé de
"biophores", dont la composition et l'organisation particulière en "déterminants" commandent
la nature propre de la cellule. Le plasma germinatif est réduit de moitié lors de la
gamétogenèse et la recombinaison des deux moitiés mâle et femelle lors de la fécondation est
directement à la source des variations individuelles.
Weismann, ainsi, fut peut-être le premier à comprendre les effets sur la diversité
biologique du brassage génétique issu de la sexualité. Si l'on considère que, toutes proportions
gardées, le plasma germinatif joue le rôle de notre moderne génome et que ses déterminants,
les "biophores", sont assimilables aux gènes, c'est le schéma de base de la génétique
contemporaine que Weismann a assimilé au darwinisme.
Si plasma germinatif et génome reposent tous deux sur un même schéma explicatif, ils ne sont pourtant
guère comparables dans le détail193.
Le néo-darwinisme.
Plus encore, ce que Weismann a ainsi défini c'est, de nos jours encore, non seulement
la forme la plus courante du darwinisme - nommée "néo-darwinisme" - mais également
l'interprétation largement dominante des phénomènes biologiques.
Transmis de génération en génération, indépendamment des influences extérieures, le
plasma germinatif est potentiellement immortel, souligne Weismann (voir 3. 3. 36.). En
regard, le soma, l'organisme, a pour rôle essentiel de l'abriter et de le conserver. D'où une
fameuse formule : "une poule n'est qu'un moyen imaginé par l’œuf pour que soit pondu un
autre œuf".
Privé de l'hérédité des caractères acquis, le modèle darwinien n'est plus soutenu que
par la sélection naturelle ; seul discriminant des variations individuelles issues d'un
processus aléatoire de recombinaison sexuée. Weismann installe le hasard et l'accident seuls
à la source des phénomènes de mutation et du vivant tout entier. Il en fait la question la plus
193
Voir A. Pichot Histoire de la notion de gène, Paris, Champs Flammarion, 1999, chap. IV.
70
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
fondamentale soulevée par le darwinisme194. Et il élimine pratiquement l'idée d'évolution ;
soit le modèle d'un développement continu dirigé du plus simple au plus complexe. Il
souligne, au contraire, le rôle important des régressions dans la spéciation (La régression dans
la nature, 1886)195.
Weismann a donné au darwinisme sa forme la plus épurée. La génétique naissante lui a
offert la possibilité d'être plus darwinien que Darwin lui-même, obligé, nous l’avons vu, de
réintroduire l'hérédité des caractères acquis. Le darwinisme ultérieur, toutefois, éprouvera de
grandes difficultés à conjuguer les thèses de Weismann avec le rythme et les modalités
apparentes de l'évolution.
*
Hugo de Vries. L’évolution par sauts brusques.
Le XX° siècle était à peine né que le botaniste hollandais Hugo de Vries substituait à
l'idée darwinienne et weismannienne d'une spéciation par accumulation graduelle de petites
variations un modèle selon lequel les espèces apparaissent par sauts brusques, sans
intermédiaires, au gré de mutations aléatoires (Espèces et variétés, leur naissance par
mutation, 1903196).
C'est à Linné qu'il fut donné d'être l'un des premiers à observer un cas de mutation héréditaire. En 1742,
l'un de ses étudiants découvrit une plante inconnue proche de l'espèce Linaria vulgaris. Linné la nomma Peloria,
la monstrueuse. Sa différence essentielle avec les autres linaires était de ne porter qu'un seul éperon à la base de
sa corolle et non cinq. Elle se reproduisait. Il s'agissait donc d'une espèce nouvelle. Linné parla de "mutation" (D.
Rudberg Dissertatio botanica de Peloria, 1744 in Linné Amoenitates academicae, 1749, I197). Mais comment en
expliquer l'origine ? On fut d'avis qu'il ne pouvait s'agir que d'un hybride entre deux espèces de plantes (N.
Dahlberg Metamorphosis plantarum sub praesidio C. Linnei propositus, 1755 in Linné Amoenitates academicae,
1788, LV198). Finalement, Linné lui-même admit la possibilité d'une transmutation entre espèces ; au point de
finir par dire que seuls les genres ont été créés tels que nous les rencontrons et, par hybridation, ont donné
naissance à toutes les espèces. Dans les dernières éditions de son Systema naturae, il biffera l'affirmation selon
laquelle l'apparition de nouvelles espèces ne se produit jamais.
194
Voir D. Buican La révolution de l'évolution, Paris, PUF, 1989, p. 309 et sq.
Voir J. Gayon Darwin et l'après-Darwin, Paris, Kimé, 1992, p. 417.
196
trad. fr. Paris, Alcan, 1909.
197
Holmiae, 1749.
195
71
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
L’origine des espèces rapportée à des mutations et non à des variations graduelles.
Pour de Vries, les "pangènes" - ils deviendront par la suite nos "gènes"199 - les
pangènes, logés dans les chromosomes, étaient les unités de base de l'hérédité. Chacun en
portait un caractère distinct ; comme les "biophores" de Weismann, auxquels ils servirent
d'ailleurs de modèle.
De Vries distinguait ainsi les fluctuations, exprimant les caractères latents (récessifs)
logés dans les pangènes et les mutations, affectant la nature même de ces pangènes. Les
fluctuations, selon lui, déterminaient l'apparition des variétés au sein des espèces et aux
mutations correspondait la formation d'espèces nouvelles. L'effet des premières était
"génotypique" et celui des secondes "phénotypique". L'origine des espèces était rapportée à de
grandes mutations et non à l'accumulation utile de petites variations graduelles. Le rôle
directif de la sélection naturelle dans l'évolution était ainsi remis en cause, puisqu’elle n’avait
plus à faire le tri entre différentes orientations représentées par autant de variations, chaque
mutation se révélant immédiatement viable ou non.
Le mutationisme de De Vries fut d'abord compris comme une réfutation du
darwinisme. En fait, après Cuvier (voir ci-dessus), De Vries introduisait, au cœur de
l’évolutionnisme, un débat qui n'est toujours pas clos.
*
Le mutationisme.
Les conclusions d'Hugo De Vries s'appuyaient surtout sur l'étude des mutations
affectant une plante, l'Œnothère de Lamarck. Mais en fait, beaucoup de ces mutations
correspondaient sans doute à des aberrations chromosomiques.
Nous ne croyons plus, aujourd'hui, en effet, qu'une seule mutation puisse suffire à créer
une espèce. Néanmoins, le mutationnisme, soit l'idée que les espèces se forment soudainement
198
Erlangae, 1788.
D'une façon générale, les développements ci-après supposent que l'on se réfère à cette section qui présente les
concepts de base de la génétique. Nous n'y renverrons plus.
199
72
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
par "sauts", n'a pourtant pas disparu, loin de là. On parle de "saltationnisme" ou de
"ponctualisme"200.
Les idées de De Vries furent notamment reprises par le zoologue Richard Goldschmidt
(The material basis of evolution, 1940201), qui désignait les mutants comme autant de
"monstres prometteurs" à l'origine d'espèces nouvelles. Quant au ponctualisme, il fut défendu
plus tard avec un certain fracas par les paléontologues Stephen Jay Gould et Niles Eldredge
(Punctuated equilibria: An alternative to Phyletic gradualism, 1972202).
Observant les séries fossiles d'invertébrés (trilobites) au Secondaire et au Tertiaire, ces
deux auteurs constataient que les espèces y demeurent inchangées pendant des millions
d'années, pour disparaître subitement, sans transition décelable avec celles qui les relaient.
Ainsi, sur le long terme, l'anagenèse, c'est-à-dire l'évolution phylétique (à l'intérieur des
lignées) est faible. L'essentiel du changement évolutif est ponctuel. Il correspond à des
épisodes de cladogenèse (de divergence des lignées), à des événements de spéciation qui sont
autant de crises venant ponctuer de longues périodes d'équilibre ou "stases" et qui semblent
correspondre à des changements écologiques majeurs venant redistribuer, par sélection
naturelle, l'ordre des vivants.
Parce qu'il revient à dire qu'hormis lors de telles crises de spéciation, les espèces
n'évoluent pratiquement pas où plutôt ne tendent nullement à varier et de là à évoluer - de
sorte que le moteur de l'évolution, ainsi, ne peut être l'accumulation de petites variations
graduelles guidée par la sélection naturelle - le mutationnisme ne pouvait qu'être rejeté par le
darwinisme orthodoxe.
Il n'en souligne pas moins un problème essentiel, lié au constat d'une différence de
rythme d'évolution entre anagenèse et cladogenèse. Il s'agit ainsi de savoir si ces deux
phénomènes correspondent au même processus ou s'il ne convient pas, au contraire, de
distinguer, comme De Vries, entre fluctuations et mutations, entre variation et spéciation, soit
entre une micro et une macro évolution203. C'est que la théorie darwinienne a toujours
200
Voir L. Thaler Le nouveau saltationnisme in (collectif) De Darwin au darwinisme, Paris, Vrin, 1983.
New Haven, Yale University Press, 1940.
202
in T. J. Schopf (Ed.) Models in Paleobiology, San Francisco, Freeman, 1972.
203
Voir C. Devillers & J. Chaline La théorie de l'évolution, Paris, Bordas, 1989, chap. 11.
201
73
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
rencontré un évident problème : l'histoire de la vie, telle que nous la livrent les données
paléontologiques, ne la valide apparemment pas.
Les grandes étapes de l'histoire de la vie
Pendant la plus grande partie de l’histoire de la vie, il n’a existé que des bactéries.
La vie est sans doute apparue sur la Terre il y a 3,8 ou 3,5 milliards d'années (voir 3. 1.). De cette
date et pendant deux milliards d'années, les bactéries, c'est-à-dire des organismes unicellulaires
procaryotes marins, régneront sans partage, se séparant en eubactéries et archébactéries.
Il y a 2 milliard d'années, néanmoins, apparurent les premières cellules eucaryotes 204, sans doute
issues de la fusion de cellules procaryotes (archébactéries), comme semble notamment l'indiquer le
fait que les mitochondries ont conservé une membrane et un brin d'ADN propres, avec une
structure en mosaïque qui ne se rencontre que chez les archébactéries205. Les eucaryotes semblent
cependant avoir reçu de nombreux gènes et blocs de gènes d’eubactéries, selon un type de transfert
“latéral” connu chez les unicellulaires, alors que les lignées n’étaient encore, aux débuts de la vie,
sans doute que peu distinctes, de sorte qu’il faut parler pour cette époque moins d’organismes que
de gènes pratiquement libres.
Lors de l'Antécambrien (de – 2, 5 milliards d’années jusqu'à - 600 millions d'années), les
premiers organismes pluricellulaires, les métazoaires, tendront à s'autonomiser, visiblement sans
grand succès, comme en témoigne la faune découverte sur le site d'Ediacara (sud de l'Australie).
Un cul-de-sac évolutif dont les organismes ne peuvent être rattachés à aucune des espèces
actuelles, ni même à des fossiles ultérieurs.
Voilà, quant à l'essentiel, l'histoire de la vie sur la Terre : il a fallu deux milliards d'années pour
que plusieurs cellules ne fassent qu'un seul être et qu'en même temps soit inventée la sexualité.
Celle-ci apparaît déjà sous une forme primitive chez certaines bactéries, comme Escherichia coli
et, en alternance, chez les Protistes. Avec elle est apparu le brassage génétique entre les générations
et, ainsi, une capacité des organismes à se transformer différente - beaucoup plus fréquente mais
aux effets peut-être moins considérables - de celle apportée par des mutations pouvant affecter le
204
Rappel : dans les cellules procaryotes, l'ADN n'est pas isolé des autres composants cellulaires. Ce sont
essentiellement les bactéries et les algues bleues. Dans les cellules eucaryotes, en revanche, les chromosomes
sont logés dans un noyau séparé du reste de la cellule par une enveloppe membranaire. On distingue parmi elles
des organismes unicellulaires (les Protistes ; environ 30 000 espèces) et pluricellulaires ; la limite entre eux
pouvant être fort diffuse : certaines espèces d'Algues vertes (Chlorophycées) ainsi sont unicellulaires
(Chlorococcales), pluricellulaires (Ulvales) ou existent sous les deux formes (Volvocales). Au total, les
eucaryotes forment quatre règnes : Protistes, Champignons, Végétaux, Animaux. Les procaryotes étant le
cinquième.
205
Voir L. Margulis Origin of eukaryotic cells, Yale University Press, 1970. Sur la symbiose intracellulaire ou
endosymbiose, voir M.-A. Selosse La symbiose, Paris, Vuibert, 2000.
74
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
génome ; lesquelles sont relativement rares (elles affectent en moyenne 1/10 6 cellules)206. Tout le
reste est intervenu, par comparaison, en un temps ridiculement court : un peu plus de 500 millions
d'années. Sachant que la découverte, dans les années 50, de dépôts glaciaires dans des régions
situées à de très basses latitudes a conduit à imaginer qu’entre –740 millions et –700 millions
d’années, la Terre a pu être entièrement recouverte de glace – une hypothèse formulée en 1992 par
Joseph Kirschvink, qui a depuis été confortée par différents indices. Comment la vie a-t-elle pu
survivre dans un tel environnement ? On imagine qu’elle a pu profiter de quelques anomalies
thermiques (volcans), que la glaciation n’a pas concerné les océans équatoriaux ou qu’elle n’y a été
que légère.
L’explosion cambrienne.
Les organismes multicellulaires apparurent presque d'un seul coup il y a 540 millions d'années.
C'est ce que l'on nomme "l'explosion cambrienne". Celle-ci fut si brusque que certains, dès qu'elle
fut connue, ne manquèrent pas d'y voir un acte divin de création207. On l’explique plus volontiers
de nos jours par un phénomène d’effet de serre, après une période de glaciation globale – sachant
qu’en fait d’explication, cela revient au mieux à constater une concomitance. L’explosion ne tint
sans doute pas à une cause unique.
En quelques millions d'années, à peu près tous les grands phylums apparaissent, ainsi que leurs
embranchements – c’est-à-dire tous les animaux actuels (éponges et cnidaires exceptés). On ne
connaît pas le dernier ancêtre commune des animaux à symétrie bilatérale, dont la diversité a
explosé au Cambrien et qui, selon les hypothèses, aurait pu ressembler à un ver plat ou à un ver
annelé. Dès l'Ordovicien, toutes les branches principales du règne animal sont présentes208. La terre
ferme commence à être conquise à la fin de cette période. Mais au même moment, 22% des
familles d'invertébrés marins disparaissent.
Des extinctions massives ponctuent l’histoire de la vie.
L'histoire de la vie, en effet, sera marquée à la fois par l'apparition étagée de nouveaux ordres et
classes (les mammifères au Trias ; les oiseaux au Jurassique ; les angiospermes à la fin du Crétacé,
etc.) et par des extinctions massives d'espèces et leur remplacement. On ne sait pas plus expliquer
les unes que les autres, même si de nombreuses hypothèses ont été émises.
206
D'après P. Van Gansen & H. Alexandre Biologie générale, Paris, Masson, 1997, p. 228. On cite également le
chiffre d'environ 10-7 mutations par gène et par génération cellulaire chez des organismes simples comme les
bactéries (il est beaucoup plus difficile de fournir une mesure pour les organismes multicellulaires complexes,
faute de pouvoir appréhender précisément chez eux le nombre de divisions cellulaires).
207
Voir par exemple R. I. Murchison Siluria: the History of the Oldest Known Rocks Containing Organic
Remains, 1839, London, J. Murray, 1854.
208
Voir M. & D. McMenamin The Emergence of Animals: the Cambrian Breakthrough, Columbia University
Press, 1990.
75
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Au Silurien, ainsi, et au Dévonien, une centaine de familles au total auront été remplacées.
L'extinction la plus massive aura lieu à la fin de l'ère primaire, à la limite du Paléozoïque et du
Mésozoïque (- 240 millions d'années). De 80% à 96% des espèces d'invertébrés et 17% des classes
animales disparaîtront. Depuis lors, c'est-à-dire du Trias (- 235 millions d'années) à nos jours, 600
familles nouvelles d'animaux apparaîtront mais aucun embranchement supérieur nouveau.
Deux phases importantes d'extinction surviendront encore à la fin du Trias (- 195 millions
d'années) et du Crétacée (- 65 millions d'années). Cette dernière extinction ne fut pas la plus
importante mais elle est la plus connue, car c'est alors que disparurent les dinosaures.
La fin des dinosaures.
Une soixantaine d'hypothèses ont été avancées pour l'expliquer, notamment celle de Luis &
Walter Alvarez, qui repose sur l'impact d'une météorite sur la Terre provoquant un nuage de
poussière privant les plantes de lumière et les dinosaures, par là même, de nourriture
(Extraterrestrial cause for the Cretaceous-Tertiary Extinction, 1980209). Ceci, bien qu’aucune
extinction de masse n’ait apparemment eu lieu concernant la flore !210
On a beaucoup débattu de cette hypothèse, laquelle connut d’abord un grand succès au cours des
années 80, avant d'être contestée, surtout du point de vue de la concentration apparemment
anormale en iridium et autres éléments rares des couches sédimentaires témoins sur lesquelles elle
se fonde, puis de revenir en grâce après qu’ait été infirmée la principale hypothèse concurrente,
incriminant un hiver "nucléaire" provoqué par l'éruption en Inde de gigantesques coulées de lave
(le phénomène aurait été beaucoup plus long et son impact bien moindre qu’on ne l’imaginait).
Toutefois, que l’impact d’une météorite soit ou non attesté, il reste que le plus surprenant est
qu’on puisse présenter comme une explication possible une hypothèse qui n’explique rien du tout,
puisqu’elle réfère une extinction sélective - dinosaures et ammonites disparurent mais non les
poissons, tortues, oiseaux et mammifères ; la moitié des familles de crocodiles dont tous les géants
- à un phénomène global et rapporte à un événement ponctuel (la chute d’une météorite) un
processus qui prit 500 000 ans ; certains affirmant même que l'extinction des dinosaures s'amorça
bien avant la fin du Crétacé211.
On peut néanmoins comprendre la faveur dont bénéficie ce genre d’explication du point de vue
ponctualiste que nous avons présenté : si l’évolution n’intervient pas graduellement, les aléas
environnementaux deviennent comme son premier moteur. Le hasard décide de tout et l’histoire de
209
Science, 208, 1980, pp. 1095-1108. Voir également W. Alvarez La fin tragique des dinosaures, 1997, trad. fr.
Paris, Pluriel Hachette, 1998.
210
D’autres imaginent également que l’impact d’un autre astéroïde, il y a 200 millions d’années, aurait éliminé
les reptiles faisant concurrence aux dinosaures et permis la singulière augmentation de la taille de ces derniers.
211
Voir N. Macleod & G. Keller Cretaceous-Tertiary. Mass Extinctions. Biotic and Environmental Changes,
London, WW Norton & Cy Ltd, 1996.
76
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
la vie est d’abord portée par les vicissitudes de son environnement. L’hypothèse d’Alvarez aura
marqué le retour du catastrophisme dans les sciences du vivant212.
On rapporte ainsi à une crise climatique (refroidissement), plutôt qu’à un processus graduel, il y
a 34 millions d’années, d’importantes modifications ayant frappé les mammifères (apparus il y a
150 ou même 200 millions d’années) : baisse de leur taille moyenne, disparition des lémuriens,
première diversification des anthropoïdes213.
*
Les saccades de l’évolution.
Ce sommaire exposé des étapes de la vie est suffisant pour mettre en lumière le problème du
rythme de l'évolution, sa progression par saccades, marquée par de brusques poussées et de non
moins vifs reculs. Encore ne s'agit-il là que des grandes classes animales et végétales. Au niveau
inférieur des espèces, le rythme des transformations est plus lisse.
On note par exemple que, chez les Equidés, un nouveau genre est apparu régulièrement tous les
6,5 millions d'années. Il reste néanmoins impossible d'établir un taux d'évolution pour un
organisme considéré dans son ensemble, car trop de caractères différents varient de manière noncoordonnée214.
L’évolution s’est-elle épuisée depuis une centaine de millions d’années ou s’est-elle au contraire
accélérée en changeant de dimension ?
Au cours des dernières 60 millions d'années, le nombre des espèces semble avoir régulièrement
cru - mais les estimations, ne serait-ce que pour les espèces existantes, varient fortement, de 14 à
30 millions d’espèces. Aucun nouveau genre, en revanche, n'est apparu. Cela a fait dire que
l'évolution était épuisée ; que l'homme est venu bien tard dans un monde déjà vieux, encombré de
formes séniles, stagnantes215.
D'autres auteurs soutiendront au contraire que l'évolution - ou plutôt sa vitesse de variation s'accélère tout au long des grandes étapes de la vie, en même temps qu’elle se spécialise, ce qui se
traduit par une relative accélération. Chez les Invertébrés, souligne ainsi un auteur, les écarts
morphologiques sont importants et les différences physiologiques et comportementales sont
minimes216.
212
Voir C. Babin Autour du catastrophisme, Paris, Vuibert-Adapt, 2005.
Voir J. Hartenberger Une brève histoire des mammifères, Paris, Belin/Pour la Science, 2001.
214
Voir A. Gaudry Enchaînements du monde animal, 1890. Le biologiste J. Haldane proposa un jour, sans grand
succès, l'adoption d'une unité d'évolution : le darwin.
215
Voir H. Decugis Le vieillissement du monde vivant, Paris, Plon, 1941.
216
Voir F. Meyer Problématique de l'évolution, Paris, PUF, 1954, chap. III
213
77
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Les deux points de vue ne sont pas forcément contradictoires : sous la pression de la sélection
naturelle, on peut admettre que le foisonnement de formes et de genres ne peut que tendre à se
restreindre au fur et à mesure de l’histoire de la vie. L’évolution, au total, est un phénomène de
rareté. Or tout se passe comme si elle tendait à se concentrer de plus en plus sur un point particulier
de l'anatomie. A la limite, à travers l'homme et ses techniques, elle ne porte plus que sur une
dimension non-organique mais culturelle et c'est ainsi que son accélération atteint peut-être son
maxima. Cela, toutefois, ne saurait être sans conséquences pour les autres vivants. Certains
prédisent une nouvelle extinction massive au XXI° siècle, la destruction par l’homme de nombreux
environnements naturels menaçant d’ores et déjà près de la moitié des espèces de plantes et
d’animaux. D’autres, plus optimistes, estiment que les hommes sont à présent capables d’assurer
l’avenir d’une faune de toute manière “anthropisée”, puisque soumise à l’homme jusque dans sa
survie217.
Nouvelles objections contre le darwinisme, tirées de l’histoire des vivants.
Dans l'histoire de la vie, plusieurs faits importants heurtent le strict schéma darwinien.
Ils auront suscité, nous l’avons vu, l’apparition d’un courant ponctualiste au sein du
darwinisme. Ils inclinent à considérer que la spéciation adaptative n’est pas le régime courant,
continu du vivant ; qu’elle ne rend pas compte, en tous cas, de l’apparition de nouvelles
formes vivantes.
1) La persistance de certaines espèces. Les fossiles vivants.
Normalement, au sein d'un genre, seules les espèces favorisées par la sélection
naturelle devraient survivre et les autres péricliter. Dans les faits, cependant, on rencontre des
"fossiles vivants", c’est-à-dire des formes originelles coexistant avec d'autres plus évoluées et
issues du même rameau. De telles espèces sont dites "panchroniques" : elles traversent sans
changement, sans présenter la moindre tendance à la spéciation, des durées considérables.
En regard, des animaux comme les blattes ou les requins représentent des espèces archaïques mais qui
se sont spécialisées et qu'on ne rencontre plus sous leurs formes ancestrales. Les requins actuels (Néosélaciens),
ainsi, ont succédé aux Hybodontes. Toutefois, la récente découverte d’un fossile (Entelognathus primordialis)
bouleverse l’idée que les poissons à mâchoires, nos ancêtres, seraient plus récents que les poissons cartilagineux,
dont descendent les requins.
217
Voir X. de Planhol Le paysage animal, Paris, Fayard, 2004, II° partie.
78
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Le cœlacanthe.
L'exemple le plus fameux de ces fossiles vivants est le Cœlacanthe, un poisson qu'on
découvrit en 1938 et qui existe encore aux Comores et en Indonésie. Il est le dernier
témoignage des Crossoptérygiens qu'on a longtemps cru être les ancêtres des amphibiens,
c'est-à-dire des premiers vertébrés qui apparurent sur la terre ferme.
Les nageoires des Crossoptérygiens, en effet, présentaient la particularité d'être
articulées à la ceinture pectorale par un os, l'humérus, que l'on retrouvera chez les vertébrés
terrestres et qui leur permettait peut-être de marcher sur les fonds marins. Proches du
Cœlacanthe sont les Dipneustes, dont cinq espèces existent encore et qui sont des poissons
possédant des poumons leur permettant de demeurer à l'air libre. Au Dévonien, de même,
beaucoup de poissons avaient des poumons. Ce n'est que par la suite que les Actinoptérygiens
se dotèrent d'une vessie natatoire et de meilleures nageoires. Ils évoluèrent pour devenir les
poissons actuels. Les Crossoptérygiens, alors, disparurent, se réfugièrent dans des habitats
excentrés, comme notre Cœlacanthe ou, comme les Rhipidistiens, colonisèrent la terre ferme.
Certains contestent cependant l'idée de fossiles vivants, au sens d'intermédiaires entre
groupes ou espèces ayant survécu. Le Cœlacanthe, fait-on ainsi valoir, ne représente aucune
particularité évolutive. Ses caractères sont ceux de tous les Sarcoptérygiens218 et il ne possède
pas de choanes par exemple, ces conduits faisant communiquer narines et cavité buccale
propres à tous les vertébrés terrestre. Par ailleurs, distincte de celle de ces ancêtres, l’anatomie
du cœlacanthe actuel ne fournirait guère d’informations sur la façon dont les nageoires ont
évolué en membres munis de doigts. De sorte que l’espèce ne mérite finalement guère le
qualificatif de “fossile vivant”.
Les espèces connues de transition entre les poissons et les premiers vertébrés terrestres, les tétrapodes
sont Panderichtys, Tiktaalik Roseae et Acanthostega.
Cependant, s'il n'est pas un chaînon présent, le Cœlacanthe représente bien une espèce
panchronique. Comme la lamproie, dépourvue de mâchoires articulées, plus vieille que le
requin encore et que l'on mange toujours du côté de Bordeaux. Ces animaux semblent violer
218
Voir A. de Ricqlès « Les fossiles vivants n'existent pas » Pour la science Dossier hors-série : l’évolution,
janvier 1997, pp. 78-83.
79
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
la règle selon laquelle, soumis à des variations individuelles incessantes, les espèces ne
peuvent que tendre à se transformer sous la pression de la sélection naturelle.
De fait, l'âge stratigraphique des fossiles ne fournit pas nécessairement le sens de
l'évolution. On trouve des fossiles d'oiseaux au Crétacé supérieur qui sont plus primitifs que
d'autres du Crétacé inférieur qui, tel Nogueronis, paraissent plus évolués. Comme si la
spéciation n'était qu'un phénomène secondaire et nullement général. Comme si elle n'était pas
le moteur de l'évolution.
2) L'évolution ne semble pas suivre la spéciation mais plutôt la précéder. Le cou de la
girafe.
Dans les couches géologiques, les ordres et les classes n'apparaissent pas au terme
d'une
longue
évolution.
Ils
surviennent
d'emblée
et
la
spéciation
n'intervient
qu'ultérieurement219. Mêmes les genres nous sont souvent livrés, dès les premiers fossiles
connus, avec toutes leurs caractéristiques, sans qu'on puisse leur attribuer de précurseur. La
girafe, ainsi, réfute aussi bien Lamarck que Darwin. Dans les terrains les plus anciens où l'on
rencontre des girafidés, leur cou est encore plus grand qu'aujourd'hui ! De plus, dans ce
groupe, on ne note aucune tendance à l'accroissement de la taille du cou. Au contraire, l'okapi,
espèce sœur de la girafe, a évolué à partir d'espèces de plus grande taille220. Le cou de la girafe
est sans nécessité évolutive221.
Certes, chez les plantes tout se passe comme si le prochain saut évolutif était à peu
près simultanément préfiguré dans plusieurs groupes distincts. Ainsi, l'émergence des
Angiospermes, les plantes à fleurs vraies dont les graines sont encloses dans un fruit, n'est pas
liée à une caractéristique qui leur serait propre et aurait été inconnue des végétaux précédents.
Ce qui existait chez les Gymnospermes est simplement devenu plus performant222. Toutefois,
on ne peut dire que l'évolution des Gymnospermes menait en droite ligne aux caractères les
plus spécifiques des Angiospermes.
Dès l'Ere primaire, les Gymnospermes colonisèrent la terre ferme. Avec eux, l'eau cessa d'être le seul
milieu de la sexualité des plantes, qui put s'accomplir désormais de façon aérienne. Apparurent également des
219
Voir L. Vialleton L'origine des êtres vivants. L'illusion transformiste, Paris, Plon, 1929.
Voir C. Devillers & H. Tintant Questions sur la théorie de l'évolution, Paris, PUF, 1996, p. 245.
221
Voir E. Guyénot Les problèmes de la vie, Genève, Ed. du cheval ailé, 1946, pp. 154-155.
220
80
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
structures protectrices autour des embryons (les graines), ainsi qu'un tissu vasculaire protégé par le bois. Les
Gymnospermes déclinèrent avant la fin du Crétacé (- 80 millions d'années) et finirent par s'effacer devant les
Angiospermes. Il n'en subsiste que de rares groupes panchroniques (le Ginkgo, qui n'a pratiquement pas changé
depuis le Secondaire) ou non (les Coniférophytes qui, comme les pins, ont continué à évoluer) 223.
Non seulement beaucoup de genres manquent de précurseurs mais les organes qu'ils
utilisent de manière privilégiée paraissent, s'ils existent, assez inutiles chez leurs
prédécesseurs. De sorte que le rôle de la sélection naturelle semble difficile à soutenir.
3) L'inutilité première des ébauches que la sélection naturelle favorisera. Comment les
oiseaux ont-ils pu se doter de plumes ?
Ce problème, qui recoupe le précédent : l'absence d'intermédiaires entre genres dans
les couches géologiques, est sans doute la plus vieille objection qu'eurent à affronter les
doctrines évolutionnistes. C'est déjà celle que Buffon s'opposait à lui-même et que Cuvier
opposait à Lamarck (voir ci-dessus). Darwin entendit la réfuter, nous l'avons vu, en arguant de
l'utilité et donc de la sélection continue des ébauches successives pouvant conduire, par
exemple, à la formation d'un œil ou d'une aile.
L'absence de formes de transitions entre classes ou ordres est un phénomène presque
universel reconnaissait néanmoins le paléontologue darwinien George G. Simpson (Rythme et
modalités de l'évolution, 1944, p. 170 et sq.224). La lacune dans les couches géologiques entre
le premier marsupial connu et ses ancêtres les plus proches est ainsi, par exemple, de 30
millions d'années. Même le fameux Ornithorynque australien au bec de canard, qui pond des
œufs mais allaite ses petits, ressemble davantage à un patchwork vivant, empruntant ses
caractères à différents groupes, qu'à une forme de transition225.
Le problème est particulièrement évident pour les oiseaux. Darwin expliquait la
formation de leurs ailes, par variations graduelles ayant d'abord favorisé le vol plané entre les
222
Voir J-F. Leroy Origine et évolution des plantes à fleurs, Paris, Masson, 1993.
Voir A. Raynal-Roques La botanique redécouverte, Paris, INRA Belin, 1994, pp. 158-159.
224
trad. fr. Paris, A. Michel, 1950.
225
Dès sa découverte à la fin du XVIII° siècle, l’animal suscita de nombreuses polémiques quant à son
classement. Voir P. Tassy L’arbre à remonter le temps, 1991, Paris, Diderot Ed., 1998, chap. 7. Dans les grottes
de karst, en Slovénie et en Croatie, vit le Protéus, un amphibien qui possède à la fois des poumons et des
branchies et qui, selon la température, pond ou met bas.
223
81
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
branches chez certaines espèces arboricoles. Ce modèle, toutefois, est discutable. Pour que le
vol soit possible, en effet, un certain nombre de conditions doivent être impérativement
remplies : l'articulation de l'épaule doit être située dorsalement au dessus du centre de gravité,
sans quoi l'oiseau serait exposé à des retournements continuels ; les plumes - sans doute de
simples écailles effrangées à l'origine - doivent être ajustées par crochets et barbules et
disposées de manière précise sur la tige de l'aile pour former une surface étanche et rigide à la
fois propulsive et portante (chez les oiseaux et les chauve-souris, l'extrémité de l'aile produit
la poussée et le reste assure la portance). On voit mal comment de telles dispositions auraient
pu être graduellement atteintes car des demi-mesures, en l'occurrence, auraient eu toutes les
chances d'être parfaitement inutiles et n'auraient donc pu être favorisées.
Certains soutiennent aujourd’hui que quelques changements génétiques rapides auraient pu favoriser
l’apparition du vol, au point d’envisager que peu d’animaux de transition aient existé. Une solution qui, si elle
était avérée, obligerait à rompre tout à fait avec le darwinisme et rendrait difficilel’explication d’un tel finalisme
génétique – puisque les gènes seraient ainsi capables de réaliser assez miraculeusement, à travers très peu
d’essais, des adaptations particulièrement remarquables.
La classe des oiseaux connaît une véritable explosion évolutive à l'Eocène (- 60
millions d'années) et les spécialistes sont partagés quant à savoir si les oiseaux descendent de
certains dinosaures ou de reptiles plus anciens226. Dès la découverte en 1861 de ce qui reste à
ce jour le plus ancien fossile à plumes connu (Archeopteryx lithographica), qu’on présente
désormais volontiers comme un oiseau (148 millions d’années), Thomas Huxley rapprochait
les oiseaux des dinosaures. Mais cette filiation se heurtait à un constat : les oiseaux ont une
clavicule. Les dinosaures n’en avaient pas, jusqu’à ce qu’on découvre en 1969 le
Deinonychus, qui possédait une clavicule et dont le poignet pouvait effectuer un mouvement
de rotation préfigurant ceux nécessaires au battement d’une aile. Quoi qu'il en soit, les plus
anciens porteurs de plumes connus, comme l'Archaeoptéryx et d’autres formes cousines
découvertes en Chine (Protarchaeopteryx robusta et Caudipteryx zoui), avaient développé des
plumes comparables à celles d’oiseaux sans voler. On ne sait donc trop dire à quoi elles
pouvaient bien leur servir, bien que le schéma darwinien invite à admettre qu’elles devaient
226
Voir K. Padian & L. Chiappe « L'origine des oiseaux et de leur vol » Pour la science n° 246, avril 1998, pp.
30-39, qui plaident pour une origine dinosaurienne.
82
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
leur procurer quelques avantages en termes de survie227. A moins qu’elles ne relèvent de la
sélection sexuelle, comme le manakin à ailes blanches (Machaeropterus deliciosus) « chante »
à l’aide de ses plumes lors de sa parade nuptiale, comme certains insectes stridulent.
Au delà, on débat pour savoir si le vol battu actuel des oiseaux prit la suite d’une
pratique de vol plané ou de course et de sauts. La découverte récente d’un dinosaure à plume
(Microraptor gui) plaide plutôt pour la première solution. Cet animal portait des rémiges sur
ses membres postérieurs, comme un oiseau qui aurait eu quatre ailes, ce qui ne devait guère
l’aider à courir.
NB : les oiseaux qui ne peuvent pas voler (Ratites), comme le Kiwi de Nouvelle-Zélande, ne sont en rien
les précurseurs des oiseaux qui volent.
De fait, on rencontre très souvent chez les précurseurs d'une famille ou d'un genre, soit
des caractères déjà tout formés mais qui pouvaient remplir de toutes autres fonctions, comme
les plumes chez certains dinosaures, soit des ébauches inutiles ; ce qui, du point de vue d'une
évolution graduelle, revient au même. C'est l'une des principales difficultés de la théorie de
Darwin et il ne suffit pas pour la lever d'assurer que les formes intermédiaires ont été trop
brèves pour avoir été fixées dans le sol. Car, de fait, si les possibilités évolutives sont
étroitement soumises aux conditions extérieures, les nécessités de l'adaptation ne peuvent que
condamner les formes intermédiaires imparfaites et inutiles. Tout de même qu'elles devraient
interdire à certaines espèces de développer des caractéristiques défavorables à leur survie.
4) La spéciation peut être exagérée jusqu'à devenir un désavantage. Les ramures du
cerf.
On parle alors "d'hypertélies". L'exemple le plus cité à ce propos est celui des ramures
du cerf, que leur croissance transforme, d'instruments de défense, en ornements encombrants
et dangereux. George Simpson (op. cit., p. 265 et sq.) note toutefois que le développement
précoce des bois chez les jeunes cerfs est sans doute un avantage, tandis que la dimension
excessive qu'ils prennent par la suite chez les animaux adultes ne dépend pas de la sélection
naturelle, laquelle ne s'intéresse qu'aux animaux féconds. Il s'agirait donc là d'un pur effet de
227
Voir R. Prum & A. Brush « Les plumes des dinosaures » Pour la science, n° 305, mars 2003, pp. 24-32.
83
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
force vive, d'inertie - comme sans doute le caractère hypertrophié des défenses croisées au
dessus de la trompe des derniers mammouths. "Il est même théoriquement possible, en
certains cas, que des facteurs héréditaires limitant la durée de vie et désavantageux à des
adultes âgés… soient favorisés par la sélection naturelle parce qu'ils diminuent la compétition
intraspecifique", ajoute G. Simpson (p. 271). On voit très mal, cependant, comment la
sélection naturelle pourrait favoriser des facteurs défavorables ! Ce genre d'énormité n'est
pourtant pas rare dans les meilleurs ouvrages traitant de l'évolution.
Quand la sélection naturelle verse dans le providentialisme.
Dès lors qu’on admet qu’elle peut concerner des comportements extrêmement ponctuels, la sélection
naturelle remplace tout simplement l’hérédité des caractères acquis, dont Darwin, nous l’avons vu, n’était
pas parvenu à se passer. La finalité adaptative de l’orgasme féminin a fait ainsi couler pas mal d’encre 228
et un auteur s’est même demandé si le phénomène très particulier, qui voit des personnes emprisonnées,
prises en otages et maltraitées sympathiser avec leurs agresseurs et même s’identifier à eux, si ce
phénomène ne repose pas sur un mécanisme développé par l’évolution parce qu’il aurait permis de
résoudre un problème adaptatif rencontrés par nos ancêtres - par exemple, alors que les premières troupes
humaines étaient dominées par un mâle tout-puissant exigeant la soumission des autres mâles (on aura
reconnu la horde primitive de Freud, voir 1. 8. 5.). Un mécanisme primitif que resurgirait dans des
situations extrêmes229.
A cette aune, il suffit de montrer l’utilité de n’importe quel comportement pour qu’il puisse passer
pour avoir été sélectionné. La sélection naturelle emprunte dès lors les habits de la Providence divine.
Celle-là même qui pour un Bernardin de Saint-Pierre avait fait les melons découpés en quartiers bien
distincts pour qu'on puisse les partager en famille… Tout comportement, tout caractère passe pour être un
produit direct de la sélection naturelle. On parle "d'adaptationnisme" et de “panglossisme”, en référence
au docteur Pangloss du Candide de Voltaire, qui ne cesse de déclamer que tout est au mieux dans le
meilleur des mondes. Si cela existe, dira-t-on ainsi, c’est que c’est utile et pour le mieux.
Dans La descendance de l'homme (1871, I, chap. II, p. 62), Darwin reconnut avoir sans
doute accordé un rôle trop considérable à l'action de la sélection naturelle. Il développa dans
228
Voir E. Lloyd The case of the female orgasm: bias in the science of evolution, Harvard University Press,
2005.
229
Nous n’inventons rien ! Voir J. H. Barkow Règles de conduite et conduite de l’évolution in J-P. Changeux
(dir) Fondements naturels de l’éthique, Paris, O. Jacob, 1993.
84
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
cet ouvrage, nous l'avons vu, le principe de la sélection sexuelle pour rendre compte de
l'hypertrophie de certains organes, n'ayant aucune incidence sur la survie ou lui étant même
défavorable, comme la queue du paon rendant le vol impossible.
Mais, plus encore, Darwin admit que beaucoup de conformations ne sont tout
simplement ni avantageuses ni nuisibles et qu'on ne peut considérer chaque détail de
conformation comme s'il devait avoir quelque utilité spéciale. Le caractère aléatoire des
variations individuelles peut bien conduire à la formation au hasard de certaines spécificités
de forme, dès lors que celles-ci sont indifférentes pour la survie, soulignait Darwin, formulant
ainsi comme par avance une théorie "neutraliste" de l'évolution (voir ci-après). Cependant, le
caractère aléatoire de telles variations individuelles rend alors difficile d'expliquer les
convergences évolutives.
5) Certaines lignées évoluent latéralement dans la même direction sans aucun rapport
de filiation, ce fait pouvant difficilement être attribué au hasard. Homologies et analogies.
Selon la théorie darwinienne, les organes homologues sont l'indice d'un ancêtre
commun tandis que les organes analogues ne représentent que des convergences adaptatives
(sur la différence homologie/analogie, voir ci-dessus). L'os du bras, l'humérus, garde ainsi la
même connexion chez tous les vertébrés tétrapodes. On admet donc qu'il est hérité d'un
ancêtre commun, l'Ichthyostega, le premier tétrapode connu, ou proche. Chez les vertébrés, en
revanche, l'aptitude au vol a été conquise en mobilisant trois types de structures analogues
mais bien distincts : chez les oiseaux, les os du poignet sont réduits à deux et les trois
métacarpiens se soudent pour former le squelette massif de l'aile. Chez les chauves-souris,
celle-ci est portée par l'armature de tous les doigts (sauf le pouce). Chez les Ptéranodontidés,
l'aile était supportée par un seul doigt. Cela permet de dire qu'il n'y a aucune familiarité entre
ces trois groupes. Les oiseaux, ainsi, descendent peut-être des dinosaures mais pas des reptiles
volants qui existaient à la même époque, les Ptérosauriens.
Leur bec pouvait atteindre 7 mètres de long. Leur crâne se prolongeait vers l'arrière par une longue crête
supra-occipitale. Leur origine nous demeure inconnue, comme la cause de leur disparition soudaine230.
230
Voir J. Piveteau & al. Précis de paléontologie des vertébrés, Paris, Masson, 1978.
85
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Comment expliquer cette convergence ? Comment rendre compte du fait que des
solutions semblables soient trouvées dans des contextes adaptatifs et suivant des contraintes
sélectives très différents ? La molaire tribosphénique, qui permet la mastication des aliments,
semble être apparue chez les mammifères il y a environ 100 millions d’années de manière
indépendante sur les deux continents qui existaient à l’époque (le Gondwana et la Laurasie).
Pour nombre de phénomènes analogues, comme l'évolution vers la mammalisation de
différents groupes de reptiles avant la fin du Primaire, le gigantisme des espèces
dinosauriennes ou la transformation serpentiforme de différentes espèces, la même question se
pose : comment le même processus de sélection de simples variations aléatoires aurait-il pu
conduire des espèces totalement séparées au même résultat élaboré dans des conditions
extrêmement dissemblables ?
NB : la cladistique, méthode de classification des vivants (voir ci-dessus) fondée non plus sur les
homologies mais sur la filiation directe (selon les homologies, un crocodile est plus proche d’un lézard que d’un
oiseau ; c’est le contraire selon l’approche cladistique), la cladistique n’apporte guère de réponse nouvelle sur ce
point.
En somme, ce qui contrarie d'évidence la théorie darwinienne, c'est que la vie a une
histoire, marquée, comme toute véritable histoire, par des étapes improbables, des ruptures
brusques et des transitions majeures231, dont on cerne le plus souvent mal les raisons mais qui
brisent en tous cas le modèle d'une évolution graduelle et linéaire. En même temps, cependant
- et cela est peut-être le plus troublant - il y a bien évolution. Ce que produit la vie est
irréversible. Selon la loi de Dollo, un organe disparu ne réapparaît jamais.
Selon que l'on insiste ou non sur ce dernier aspect évolutif, on pourra être
immédiatement tenté soit par un retour à Lamarck, soit, tout au contraire, par une vision
totalement aléatoire de l'histoire des vivants. Nous exposerons d'abord ces deux points de vue
pour examiner ensuite comment le darwinisme lui-même a pu évoluer pour tenir compte de
ces contradictions.
*
86
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
3. 2. 13.
Privilégier l’évolution. Retour à Lamarck ?
Un courant néo-lamarckien, quoique plutôt épuisé aujourd'hui, est longtemps demeuré
vivace en France.
Chez les Anglo-saxons, ceux qui adoptent une position critique vis-à-vis du darwinisme ne se réfèrent
pas de manière privilégiée à Lamarck232, dont les thèses ont été assez largement oubliées ailleurs que dans
l'Hexagone - le lamarckisme y est réduit à la théorie de l'hérédité des caractères acquis - et sont par ailleurs, nous
l'avons vu, plutôt matérialistes. Or, il est de fait que chez les opposants au darwinisme, les sous-entendus
religieux sont rarement absents ; y compris chez nombre de lamarckiens français d'ailleurs.
En insistant sur le rythme irrégulier de l'évolution, le néo-lamarckisme considère que
la sélection naturelle ne produit au plus que des variétés et nullement des types d'organisation
ou même des espèces. Tout comme la sélection exercée par les éleveurs, d'ailleurs, laquelle n'a
jamais produit la moindre espèce nouvelle.
Cela est vrai mais on peut souligner que la domestication de certains animaux est, à l'échelle de l'histoire
de la vie, sans doute beaucoup trop récente. L'espèce la plus anciennement domestiquée, le chien, ne l'est que
depuis 15 000 à 10 000 ans (le porc, le bœuf, le mouton et la chèvre depuis 10 000 à 9 000 ans, l’éléphant et le
chameau depuis 6 000 ans ; le cheval et l'âne depuis 5 000 à 3 000 ans). Peut-être les différentes races de chiens
évoluent-elles vers une spéciation.
L’évolution comme riposte des vivants aux sollicitations de leur milieu.
Pour les néo-lamarckiens, comme le paléontologue Pierre-Paul Grassé, qui fut l'un de
leurs principaux représentants (L'évolution du vivant, 1973233), il y a bien une évolution, dont
le moteur nous demeure inconnu. Pour Albert Vandel, il faut reconnaître à l’œuvre dans
l’évolution une sorte de pouvoir d’invention organique inconscient et d’une extrême lenteur
(L’homme et l’évolution, 1949234). La seule certitude est que les vivants portent en eux leur
puissance évolutive, comme le soutenait Lamarck. Ils ne sont pas passifs, modelés
231
Voir J. Maynard-Smith & E. Szathmary The Major Transitions in Evolution, Oxford, Freeman, 1995.
Voir par exemple M. Denton Evolution. Une théorie en crise, 1985, trad. fr. Paris, Champs Flammarion,
1988.
233
Paris, A. Michel, 1950.
234
Paris, Gallimard, 1949.
232
87
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
extérieurement et aléatoirement par leur milieu. L’œil, ainsi, n'est pas une structure utile
formée peu à peu au hasard. C'est une riposte du vivant sollicité par la lumière.
Toutes sortes d'explications ont été fournies pour rendre compte de cette action
évolutive du vivant ; jusqu'à ressusciter l'intellect agent aristotélicien, l'âme, à travers lesquels
certains n'ont pas hésité à voir l'action des anges235.
De façon plus sérieuse, une rengaine du néo-lamarckisme aura été de prêter au
cytoplasme une action directe non seulement sur l'expression mais sur la formation même de
l'ADN ; arguant notamment que la découverte de la transcriptase inverse a forcé à admettre
que celui-ci n'était pas intouchable (voir 3. 1. 23.).
Le "lamarckisme chimique" de Paul Wintrebert prend lui pour modèle le système
immunitaire. Lorsqu'elle est "agressée", c'est-à-dire sollicitée par son environnement, la
cellule serait à même de former au sein de son cytoplasme une sorte d'anticorps, une
"hormone adaptative" désoxyribonucléique, capable de se fixer en un gène et donc de modifier
le génome en conséquence (Le vivant créateur de son évolution, 1962236). Cela reste toutefois
parfaitement hypothétique.
Voir également les idées de Karl Popper, exposées ci-dessus.
Pour les néo-lamarckiens, l'évolution existe et elle est créatrice. Dès lors, elle ne
saurait correspondre au simple jeu de l'adaptation par sélection naturelle. Elle correspond à
l'apparition de types nouveaux d'organisation allant de pair avec une complexification
constante des structures ainsi qu'avec - cela n'était pas chez Lamarck - un relais entre les
groupes : les plus évolués condamnent les anciens à disparaître à terme.
Un auteur comme Albert Vandel semble ainsi parfaitement admettre, du point de vue
de l'évolution, qu'avec l'homme les forêts soient promises à disparaître et que les océans,
pollués, voient leur faune s'appauvrir. Que les grands mammifères et les oiseaux enfin en
soient réduits à ne plus exister que dans des parcs protégés (La genèse du vivant, 1968237).
235
Voir G. Torris Penser l'évolution, Paris, Ed. Universitaires, 1990.
Paris, Masson, 1962.
237
Paris, Masson, 1968.
236
88
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Vis-à-vis de cette évolution, la spéciation, au sens darwinien, est un phénomène
secondaire qui ne peut avoir de véritable effet évolutif au mieux que sur de très vastes
populations d'organismes simples comme les bactéries. Elle n'a rien à voir, en revanche,
souligne P-P. Grassé, avec l'évolution du cerveau humain en seulement deux millions d'années
sur quelques très petites populations. Dans ce genre de cas, ni le hasard, ni d'ailleurs un
quelconque principe vital, affirme Grassé, ne peuvent être les seuls agents. Le moteur de
l'évolution demeure inconnu (Toi, ce petit Dieu !, 1971238). Toutefois, le « tout génétique » de
la théorie synthétique de l’évolution et l’idée que le code génétique détermine seul l’évolution
sont plutôt aujourd’hui remis en question. Depuis le séquençage du génome humain au début
des années 2000, la complexité génétique parait insuffisante pour expliquer la complexité
phénotypique (voir 3. 1. II). Des mécanismes ont été reconnus, qui sont susceptibles
d’inactiver des gènes (et cela fournit une clé pour comprendre pourquoi des individus
génétiquement semblables, comme les vrais jumeaux, se développent pourtant différemment).
On parle « d’épigénétisme ». Or les « marques épigénétiques » peuvent être transmises à la
descendance, ce qui permet d’accepter la thèse d’une hérédité des caractères acquis – que
Darwin acceptait après tout.
En 2010, il a été montré que des souris mâles peuvent transmettre à leurs descendants des
caractéristiques comportementales liées au stress via l’ARN présent dans leurs spermatozoïdes (des micro ARN,
faisant partie de l’ARN non codant). Des caractères acquis peuvent ainsi être héréditairement transmis.
En somme, au vu des objections que l’histoire de la vie permet d’opposer au
darwinisme, comme nous venons de le voir, le lamarckisme est ponctualiste tout en défendant
l’idée d’une évolution qui est un progrès, portée par une force encore inconnue.
Abandonnons cette force, la vie sera livrée au hasard et l’idée même d’évolution
deviendra problématique.
*
Quand le hasard remplace l’évolution. La vie fondée sur la catastrophe.
238
Paris, A. Michel, 1971.
89
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Au nom de l'idée d'évolution, les néo-lamarckiens rejetèrent au début du siècle les lois
de Mendel et leur aspect aléatoire239. Tout comme, d'ailleurs, les évolutionnistes spencerodarwiniens, comme Francis Galton. Il est cependant, à rebours de cette attitude, une tentation
constante de la pensée transformiste qui revient à livrer toute l'histoire de la vie au hasard,
pour aboutir à un monde contingent à la Lucrèce (voir 2. 6. 14.), jusqu'à supprimer l'idée
même d'évolution. Ce point de vue fut particulièrement de nos jours celui du paléontologue
Stephen Jay Gould.
Dans La vie est belle. Les surprises de l'évolution (1989240), Gould médite sur les
fossiles du site de Burgess en Colombie britannique (Canada). Les animaux qu'on trouve là
ont 530 millions d'années. Ils témoignent de l'explosion cambrienne dans toute sa luxuriance.
Parmi les phylums représentés, en effet, apparaissent les principales classes animales actuelles
ainsi que de nombreuses autres, représentant des plans d'organisation originaux que la vie
n'aura pas retenus. Ainsi ces organismes baptisés Wiwaxiai ou Hallucigenia. Le nom de cette
dernière espèce est éloquent : on a du mal à imaginer son fonctionnement. On ne sait même
pas si on la regarde à l'endroit ! (voir p. 168). L'histoire de la vie, conclut Gould, n'est
nullement une montée progressive vers la complexité ou la diversité. C'est plutôt un élagage.
L'évolution doit être regardée comme un ensemble d'événements extraordinairement
improbables, imprévisibles et non reproductibles. D'un foisonnement de formes au Cambrien,
seules quelques-unes ont été retenues dont rien ne signalait un quelconque avantage adaptatif.
Parmi elles apparaît, bien fragile, Pikaia, pourvue d'une tige dorsale flexible (dite
"notochorde"). On peut la rattacher aux Cordées, les ancêtres des Vertébrés. Notre ancêtre
donc.
L'histoire de la vie est une loterie dictée par les conditions du milieu qui ne permet qu'à
quelques-uns de survivre. De fait, les formes vivantes sont incroyablement peu variées. 80%
des espèces sont des arthropodes. La vie est fondée sur la catastrophe. Si on déroulait à
nouveau le film de l'évolution, le résultat pourrait être entièrement différent.
Pour les besoins de son propos, Gould n'hésite pas à forcer quelque peu les faits. Wiwaxia et
Hallucigenia, ainsi, ne représentaient sans doute pas des embranchements originaux. La première a été rattachée
239
Voir par exemple E. Rabaud Le transformisme et l'expérience, Paris, Alcan, 1911.
90
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
à l'espèce des Souris de mer et la seconde - qu'on regardait effectivement à l'envers - a pu être rapprochée du
groupe actuel des Onychophores, après que d'autres spécimens mieux conservés aient été découverts en Chine.
On ne peut pas soutenir non plus que Pikaia était la seule et fragile promesse des Vertébrés. Cinq genres
différenciés de Cordées sont en fait présents dans le Schiste de Burgess et le phylum, ainsi, n'est sans doute pas
apparu à cette époque. On a trouvé en effet sur le site de Chengjiang en Chine, de 30 millions d’années plus
ancien que celui de Burgess, d’autres précurseurs, comme Haikouichthys. De plus, les céphalocordés ont perdu
leur statut de plus proche parents de vertébrés, au profit des tuniciers.
Enfin, il semble très difficile de se prononcer sur les avantages adaptatifs respectifs des espèces dans des
biotopes comme celui de Burgess, dont on connaît très mal les conditions générales.
Le rejet de l’idée de progrès et ses partis-pris.
Le progrès, affirme Gould tout au long d'un ouvrage postérieur (L'éventail du vivant,
1996241), le progrès ne définit pas l'histoire de la vie. Il n'en est pas la tendance d'ensemble et
l'homme n'a aucun statut privilégié dans l'ensemble du vivant. Il ne marque en rien l'apogée de
l'évolution. Nous ne sommes que des particularités dans l'histoire de la vie, dont Gould
rappelle que quantitativement, ainsi que sur la durée, les bactéries en sont les formes
dominantes. La plupart des espèces ne manifestent aucune tendance à la complexité
neurologique. Notre cerveau n'est donc certainement pas l'aboutissement de l'évolution. Il ne
représente qu'un élément extrême dans une distribution statistique dont la moyenne centrale
nous ignore. Car il existe toujours des représentants de phylums “simples” apparus à des
périodes plus anciennes et qui rencontre un succès évolutif remarquable : ainsi les poissons
constituent-ils plus de la moitié des vertébrés. Plus de complexité, en d’autres termes, ne
laisse en rien présager un plus grand succès évolutif.
Une telle démonstration est tout à fait étonnante. On pourrait aussi bien faire l'histoire
de la musique du point de vue de ceux - les plus nombreux - qui ne savent pas en jouer ! Bach,
Mozart et Beethoven ne représenteraient que des particularités négligeables au sein d’une telle
histoire. A traiter l'histoire de l'humanité en termes quantitatifs, de même, on prouverait que
l'immense majorité des hommes a vécu et vit encore sous le joug d'un seigneur, d'un despote
ou d'un roi. Les sociétés démocratiques y représenteraient un détail presque négligeable. Mais
ce que l'on serait seulement parvenu à faire, ainsi, c'est réduire à rien l'idée même d'histoire ; à
240
241
trad. fr. Paris, Seuil, 1991.
trad. fr. Paris, Seuil, 1997.
91
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
passer outre au simple fait que, au moins en de nombreux pays, les institutions politiques
évoluent depuis plusieurs siècles et de manière finalement constante, malgré les à-coups, vers
le modèle démocratique.
Gould prend encore l'exemple de l'évolution du genre Equus, qui regroupe
actuellement huit espèces de chevaux, zèbres, ânes et onagres. C'est en effet l'un des exemples
les plus frappants d'une lignée évolutive et souvent présenté comme tel.
L’évolution des équidés.
Le premier ancêtre connu des chevaux, Eohippus (Hyracotherium), vivait en Amérique
du Nord il y a 55 millions d'années. Il avait la taille d'un chien. Par la suite, la taille des
équidés s'est continuellement accrue (c'est la loi dite "de Cope"), tandis que le nombre des
doigts de leurs pattes passaient de quatre à trois puis à deux, avec deux stylets latéraux
conservés comme des vestiges et tandis qu'augmentait également la taille de leurs molaires et
la complexité du relief de leur couronne. On explique l'ensemble de ces traits par une
adaptation commandée par le passage d'un habitat forestier - où il convient d'avoir plusieurs
doigts pour se cramponner au sol tendre et une denture à petites couronnes pour brouter les
feuillus - à l'herbe et au sol ferme des plaines, alors qu'il y a 25 millions d'années les forêts
d'Amérique du Nord laissèrent la place à de vastes prairies.
Cependant, les changements dans le nombre de doigts n’ont rien de graduel et leur
réduction ne peut guère être présentée comme une meilleure adaptation à la course – dans la
savane africaine, les mammifère monodactyles sont parmi les plus lents. Les deux principaux
changements (nombre de doigts et régime alimentaire) sont trop distants dans le temps pour
correspondre aux mêmes pressions de sélection. Le genre Equus, note Gould, a connu tout au
long de son histoire un buissonnement de formes diverses que l'évolution vers le cheval
moderne ne résume pas. Tel est bien le problème en effet ! Et c'est pourquoi on parle
d'évolution ! Dans l'histoire des chevaux, plusieurs espèces ont certes évolué vers le nanisme
par exemple. Le problème est qu'elles ne se sont pas maintenues et c'est précisément cela qu'il
s'agit d'expliquer - notamment à travers l’idée d’une adaptation au sens darwinien. Supposez
que ces espèces allant vers une diminution de leur taille aient seules survécu, demande Gould.
92
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Il est facile de répondre que cela ne changerait rien au problème ! Beaucoup de débats
concernant l’évolution ne sont ainsi possibles que dans la mesure où l’on n’en pénètre pas
l’idée. Nous y reviendrons.
Quand les biologistes versent dans la littérature édifiante et invoquent la contingence en la
confondant avec le hasard.
Il faudrait se demander pourquoi la morosité intellectuelle fait tellement recette de nos
jours. Pourquoi les biologistes les plus lus sont un Gould ou un Richard Dawkins (voir ciaprès), qui nous expliquent à longueur d’ouvrages l’insignifiance de l’homme et que nous
n’avons d’autre valeur que de porter nos gènes.
On peut d’abord remarquer que ces ouvrages appartiennent finalement au genre de la
littérature édifiante, dont on sait qu’il affectionne en général le ton pessimiste et désabusé. Il
s'agit d'ôter à l'homme sa superbe. Ce genre d’écrits est, de ce point de vue, beaucoup moins
éloigné qu’il le croit de la littérature religieuse de l’âge classique, en même temps qu’il
recoupe beaucoup de lieux communs de notre époque : le buissonnement valorisé par rapport
à la linéarité, la complexité, etc. Il convient de s'attarder à considérer un tel point de vue car il
témoigne particulièrement de la difficulté à comprendre la problématique darwinienne.
Sans cesser d'invoquer Darwin, Gould, en effet, tout occupé à illustrer sa
démonstration d'interminables exemples empruntés notamment au base-ball, Gould ne semble
pas se rendre compte qu'il a tout à fait rompu avec le darwinisme. Il accuse Darwin de
contradiction (p. 176), pour avoir soutenu d'une part que la sélection naturelle ne produit que
des adaptations locales et non un progrès d'ensemble, tout en reconnaissant par ailleurs qu'au
sein des espèces, les attributs corporels et mentaux progressent d'une manière générale vers la
perfection. En fait, tout l'enjeu de la théorie darwinienne est bien plus proprement de montrer
que la sélection naturelle et l'hérédité - c'est-à-dire des mécanismes ponctuels - suffisent à
rendre compte, sinon d'une évolution (Darwin s'efforce de ne pas penser en termes
appréciatifs) au moins d'une direction du vivant. Et tel est proprement ce que l'on peut
nommer "contingence" : un ordre produit aléatoirement, c'est-à-dire non pas au hasard mais
en n'ayant d'autre justification que lui-même.
93
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Gould reconnaît bien qu'il y a progrès dans le cas de l'homme, même si celui-ci n'est
pas représentatif de l'évolution (pp. 184-185). Mais comment expliquer un tel progrès avec ses
principes ? Ce qui se produit au hasard de manière constante et élaborée nécessite un temps
infini ou bien relève du miracle.
*
Quel est finalement le rôle de la sélection naturelle et des variations spécialisantes ? Se
limitent-elles à adapter les vivants à leur milieu ou mènent-elles à l’apparition de types
vraiment nouveaux ?
Faut-il distinguer entre micro et macro-évolution ? Entre une évolution spécialisante,
dite aussi "régressive" car elle adapte les vivants d'une manière de plus en plus précise et
limite donc à terme leur capacité à évoluer, et une évolution "progressive", une typogenèse
conduisant à l'apparition de nouveaux plans d'organisation ? Cette question, nous l'avons vu,
en recoupe une autre, qui porte sur le bien fondé d'une distinction entre variations
spécialisantes et mutations comme moteur privilégié de l'évolution. Nous n’avons en fait
cessé de questionner le bien fondé du principe de sélection naturelle quant à l'origine des
espèces.
Theodosius Dobzhansky est parvenu à créer en laboratoire une espèce nouvelle de
mouche drosophile en 1957. Toutefois, on n'a jamais assisté, dans la nature, à la naissance
d'une espèce. La sélection naturelle est un principe dont nous nous servons pour reconstruire,
pour rendre compte a posteriori de l'origine des espèces. De ce point de vue, et aux
importantes réserves que nous avons mentionnées près, tout semble s'être passé comme si un
principe de sélection naturelle avait guidé la transformation des espèces. C'est là une
explication plausible mais ce n'est pas une preuve et les exemples que l'on met
traditionnellement en avant pour démontrer la réalité de la sélection naturelle - comme la
résistance des bactéries ou de certains insectes à la pénicilline ou au DDT - ne prouvent rien
en l'occurrence, car on ne voit pas apparaître ainsi de nouvelles espèces mais seulement des
variétés mutantes. De plus, il s'agit le plus souvent non pas d'une sélection, au sens progressif
94
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
et différentiel du terme mais d'une élimination pure et simple de certains individus. Ainsi du
fameux exemple de la phalène du bouleau (Biston betularia).
La phalène du bouleau et le mimétisme animal.
Au début du XIX° siècle, dans la banlieue de Londres, ce papillon avait une couleur
blanc crème qui le camouflait une fois posé sur l'écorce blanche du bouleau et lui permettait
ainsi d'échapper aux oiseaux. Avec l'industrialisation de la capitale britannique, une couche de
suie recouvrit les troncs d'arbre. A partir de 1848, la phalène noire, jusque-là très rare, devint
dominante. Depuis que l'air est redevenu plus pur, la fréquence des morphes clairs est de
nouveau en accroissement242. Cette explication, formulée dès 1896 par J. W. Tutt dans le cadre
de la théorie darwinienne en est devenue emblématique. Dans les années 50, Bernard
Kettlewell tenta de la tester expérimentalement mais son protocole a été discuté.
Cependant, on ne peut véritablement parler de sélection dans un tel cas puisqu'il n'y a
pas transformation, ni même avantage d'un groupe par rapport à un autre qui lui fait
concurrence. Les phalènes blanches, perdant leur défense, sont seulement brutalement
éliminées, laissant la place aux noires jusqu'ici défavorisées.
Sans doute n'est-ce pas uniquement un problème de défense vis-à-vis des prédateurs, d'ailleurs, puisque
la coccinelle (Adalia bipunctata) a elle aussi subi une mélanisation industrielle, sans être pourtant chassée par les
oiseaux. D'une manière générale, le camouflage des animaux paraît souvent aussi spectaculaire qu'inutile. C'est
leur immobilité, bien plus que leurs couleurs, ainsi, qui protège les insectes des oiseaux. On pense que le gène
responsable du mélanisme entraîne en fait également une meilleure résistance au SH2 de l'air pollué.
L'un des premiers observateurs du mimétisme fut Henry Bates, découvrant que des papillons de la
famille des Héliconiidés non comestibles pour les oiseaux étaient imités quant à leurs formes, dessins et couleurs
par d'autres papillons de la famille des Piéridés (1862). Bates voyait dans le mimétisme un moteur de l'évolution
des espèces. Darwin y vit plutôt une démonstration de l'action de la sélection naturelle (4° édition de L'Origine
des espèces, 1866)243.
242
Cela ne paraît pas si évident néanmoins. Voir G. Pasteur Biologie et mimétismes, Paris, Nathan, 1995, p. 85 et
sq.
243
Voir l'article "Mimétisme" in P. Tort & J. Génermont (Dir) Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, 3
volumes, Paris, PUF, 1996.
95
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
On a souvent accusé la sélection naturelle de ne reposer que sur une tautologie :
survivent ceux qui sont les plus aptes/les plus aptes sont ceux qui survivent244. "Les choses
sont comme elles sont et pas autrement, c'est là tout le principe de la sélection naturelle", a-ton écrit245. Cette critique porte à faux cependant. Elle néglige le rôle créateur de la sélection
naturelle, souligne Ernst Mayr (Populations, espèces et évolution, 1963246), laquelle désigne en
fait la probabilité du succès reproductif, c’est-à-dire la potentialité du vivant plus que la
brutale élimination de ses formes les moins viables.
Surtout, selon les principes darwiniens, une tautologie est tout ce à quoi peut se
réduire logiquement la contingence qui marque l’évolution : les plus aptes sont ceux qui
survivent mais on ne peut justement dire que survivent ceux qui sont les plus aptes, au sens où
leur aptitude pourrait avoir d'autres critères que l'évolution elle-même. Au sens où l’on
pourrait prédire le succès ou l’échec adaptatif de tel ou tel caractère. Le darwinisme renvoie la
formation des caractères propres aux différentes espèces à la contingence de leurs modes de
transformation. Le vivant n'a pas d'autre norme que lui-même. Et, parce qu’il lutte pour sa
survie et évolue, pas d’autre valeur que précaire.
Quoi qu’il en soit, le darwinisme contemporain ne fait plus guère jouer de rôle créateur
à la sélection naturelle. Pour lui, celle-ci spécialise et par là-même fragilise. Car tout se joue
au niveau du polymorphisme génétique des populations247.
*
3. 2. 14.
La génétique des populations.
La génétique des populations a été élaborée dans les années 1920-30 par des
mathématiciens et biologistes comme Ronald Fisher (1890-1962) et John Haldane (18921964). Elle décrit, selon des modèles formels, les variations de fréquence des gènes et des
caractères individuels au sein d'une population248.
244
Voir R. H. Brady “Dogma and Doubt” Biological Journal of the Linnean Society, 17, 1982, pp. 79-96.
Voir F. Le Dantec La crise du transformisme, Paris, Alcan, 1909, p. 269.
246
trad. fr. Paris, Hermann, 1974.
247
Voir J. Ruffié Traité du vivant, 1982, 2 volumes, Paris, Champs Flammarion, 1986, II, chap. XII.
248
L'une des premières présentations en français fut celle de P. L'Héritier Génétique et évolution, Paris,
Hermann, 1934.
245
96
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Le premier modèle fut celui élaboré par G. H. Hardy & W. Weinberg au début du siècle : dans une
population d'effectif infini, sans sélection ni mutations et où les croisements s'effectuent au hasard, la fréquence
des allèles tend à demeurer constante, ainsi donc que celle des génotypes, qui suit une distribution simple. Ce
modèle peut être considéré comme valide, dans les faits, sur de courtes périodes 249. Le contraire serait tout à fait
étonnant car cette loi de Hardy-Weinberg revient à dire que rien ne change (la distribution statistique est
normale) s'il n'y a pas de raison que cela change !
L’évolution ne se poursuit pas à travers le support des espèces mais s’enracine dans la
potentialité des formes vivantes
Ce que la génétique des populations a particulièrement mis à jour, c'est le
polymorphisme génétique des populations, par rapport à l’ampleur duquel les espèces ne
représentent plus que comme des variations, des illustrations en nombre limité, loin d'être les
unités de base de l'évolution250. Surtout, l'espèce ne peut plus être définie comme un groupe
d'êtres vivants évoluant, selon le modèle darwinien, vers l'homozygotie pour ses caractères
favorisés par la sélection naturelle.
A rebours du modèle mutationniste, une nouvelle approche de la notion d’espèce, dont les
caractères latents sont finalement plus déterminants, au fil de l’évolution, que les caractères
spécifiques.
Traditionnellement, les espèces que nous reconnaissons sont définies par un individu
étalon : l'holotype, qui correspond en général à l'exemplaire ayant servi à la première
description et qui est conservé dans un herbier ou un musée.
Cependant, le polymorphisme constaté au niveau des populations oblige à admettre
qu'une espèce ne repose pas sur un génotype idéal, ni sur des individus types mais représente
bien plutôt un compromis entre un pool génétique offrant de nombreuses potentialités et des
contraintes écologiques favorisant l’expression de certaines d'entre elles pour l'adaptation.
Les phénomènes de mimétisme déjà évoqués, tout comme la résistance aux
insecticides, illustrent ce phénomène de préadaptation lié au polymorphisme génétique.
Soumise à un environnement nouveau, une population trouve en elle-même, c'est-à-dire chez
249
Voir M. Solignac, G. Périquet, D. Anxolabétère & C. Petit Génétique et évolution, 2 volumes, Paris,
Hermann, 1995, I, p. 126 et sq.
250
Voir J. B. S. Haldane The Causes of Evolution, 1932, New York, Cornell University Press, 1966.
97
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
quelques individus chez lesquels s’expriment des caractères génétiques de l’espèce qui
demeurent latents chez les autres, des ressources lui permettant de s'adapter. Loin que
l'adaptation résulte de la sélection de quelques nouveautés apparues au hasard, à travers
quelques mutations. Chez la mouche, ainsi, on parle de la production d'une DDTdéshydrothlorinase, un enzyme capable d'inactiver l'effet de l'insecticide. L’importance de la
pression environnementale sur le développement des espèces fut soulignée dès les années 40
par Conrad Waddington et Ivan Schmalhausen (Factors of Evolution251).
En somme, loin de constater l'uniformisation des individus au sein des espèces - c'està-dire contre les principes d'élevage qui fournissaient à Darwin le modèle de la sélection
naturelle - on observe qu'une forte hétérozygotie se maintient au sein des différentes espèces.
Dès lors, de deux choses l'une : soit la sélection naturelle, à rebours de ce que pensait Darwin,
favorise un polymorphisme "équilibré" au sein des populations, seul garant de leur
adaptabilité lorsque les conditions environnementales changent252 - la biologie contemporaine
se livre volontiers à une apologie du métissage253 que n'aurait pas reniée Buffon (voir cidessus) - soit il faut admettre que la plupart des caractères génétiques sont neutres pour
l'évolution.
Dans le premier cas, on aura la "Théorie synthétique de l'évolution", soit la forme
contemporaine du darwinisme. Dans le second cas, la "théorie neutraliste de l'évolution" de
Motoo Kimura (1924-1994).
*
La théorie synthétique de l’évolution, dernière forme du darwinisme, va pourtant largement à
l’encontre de ses principes puisque le moteur de l’évolution est pour elle la diversité et non le
renforcement du même.
251
trad. anglaise, University of Chicago Press, 1949.
R. Fisher fut l'un des premier à en avancer l'idée (The Genetical Theory of Natural Selection, Oxford
Clarendon Press, 1938). L'idée d'un polymorphisme "équilibré" (balanced) est de T. Dobzhansky.
253
Voir par exemple J. Ruffié Traité du vivant, 1982, I, chap. 1.
252
98
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
La théorie synthétique de l'évolution trouve son origine dans un ouvrage de Julian
Huxley (Evolution, the Modern Synthesis, 1944254). Ses promoteurs furent notamment
Theodosius Dobzhansky (Genetics and the Origin of species, 1937255), George Simpson
(Tempo and mode in Evolution, 1944256) et Ernst Mayr (Systematics and the Origin of species,
1942257).
Elle considère qu'il suffit, pour qu'une population évolue, qu'elle rencontre des
conditions nouvelles d'adaptation mettant à contribution les potentialités que recèle son
polymorphisme génétique. L'évolution, ainsi, représente bien une série d'adaptations mais
l'adaptation, réalisée sous la pression de la sélection naturelle, n'est que l'arbitre et non le
moteur de l'évolution. En fait, elle en représente même plutôt la fin.
A la source de l’évolution, il y a plutôt, inscrit dans le patrimoine génétique des
populations, un jeu de possibles d'autant plus important que les espèces sont moins
distinguées, moins sélectionnées selon les contraintes de l'adaptation. On ne parlera plus tant
de la sélection naturelle d'individus que d'une sélection de groupe en fonction des caractères
adaptatifs d'une population, puisque aucun individu ne porte à lui seul tous les caractères
possibles du génome de son espèce258. Plus que jamais, l’espèce est le sujet de l’évolution,
laquelle précède la sélection et l’adaptation.
Certains caractères potentiellement adaptatifs, en effet, semblent n'attendre que d'être sélectionnés. Les
Trypanosomes africains qui, infectant le sang et le liquide céphalo-rachidien, provoquent la maladie du sommeil,
sont munis d'un long flagelle qui leur permet de se déplacer très efficacement dans un milieu visqueux comme le
sang. Les Trypanosomes, néanmoins, existaient bien avant les mammifères. On les rencontre déjà à l'état fossile
dans le tube digestif de certains insectes, où leur flagelle ne leur était d'aucune utilité.
La sélection naturelle, note François Jacob ne fait rien apparaître de véritablement
nouveau. Son rôle est essentiellement régulateur (Le jeu des possibles, 1981259). L'évolution
est comme un bricoleur. Elle fait du neuf avec du vieux et tout peut lui servir selon les
circonstances - on parle "d'exaptation" pour désigner la réutilisation dans de nouvelles
254
London, G. Allen & Unwin, 1944.
New York, Columbia University Press, 1982.
256
New York, Columbia University Press, 1984.
257
New York, Columbia University Press, 1982.
258
Voir par exemple V. C. Wynne-Edwards Animal Dispersion in Relation to Social Behaviour, Edinburgh,
Oliver & Boyd, 1962.
255
99
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
fonctions de structures préexistantes. Autant dire que l’évolution agit à partir d'un possible
moléculaire qu'elle ne détermine pas. Elle combine les mêmes matériaux de base et essaie
différentes solutions. Les convergences adaptatives, ainsi, empruntent souvent des voies très
différentes : les yeux, par exemple, qui dans le règne animal reposent sur au moins trois
principes physiques distincts (lentilles, trou d'aiguille, tubes multiples), à partir d'un matériel
génétique quasi-identique260.
On parle d’adaptation à propos de caractères retenus par la sélection naturelle, d’aptation pour les
caractères utiles aux organes et d’exaptation pour des caractères apparus dans un contexte et utilisés dans un
autre. Ce phénomène avait déjà été entrevu par Lucien Cuénot (La genèse des espèces animales, 1911261).
A l’origine de l’évolution est simplement le hasard, qui procède aux recombinaisons
génétiques.
En même temps, la théorie synthétique de l'évolution accorde une place aux mutations
; celles entraînées notamment par les éléments transposables du génome262.
On ne croit plus guère aujourd'hui qu'un simple remaniement chromosomique,
reposant donc sur un ou de rares mutants, puisse être à l'origine d'une spéciation - une telle
théorie "adamique" fut notamment soutenue dans le cas de l'homme, pour rendre compte du
fait qu'entre le chimpanzé et lui, les écarts génétiques sont presque insignifiants ; la principale
différence tenant au nombre de chromosomes : 46 pour l'homme et 48 pour le singe263.
On admet en revanche qu'une source importante d'évolution puisse tenir au
déplacement de gènes mobiles sur de nouveaux locus où ils entrent sous le contrôle de gènes
de régulation différents. Ceux-là mêmes qui dirigent la formation du plan corporel lors du
développement embryonnaire en déterminant quels gènes s'expriment et quand.
Ce recours aux mutations à fait dire que la théorie synthétique n'était qu'un replâtrage
destiné à sauver le darwinisme, même au prix de principes qui vont à son encontre264. De fait,
la sélection naturelle et l’adaptation ne dessinant plus selon elle aucune tendance évolutive de
259
Paris, Fayard, 1981.
Voir W. Gehring « De la mouche à l'homme, un même supergène pour l’œil » La recherche, octobre 1995.
261
Paris, Alcan, 1911.
262
Voir M. Solignac, G. Périquet, D. Anxolabétère & C. Petit Génétique et évolution, 1995, I, p. 47.
263
Voir J. de Grouchy De la naissance des espèces aux aberrations de la vie, Paris, R. Laffont, 1978.
260
100
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
fond mais se limitant aux caractères phénotypiques265, la théorie synthétique ne peut que faire
intervenir les mutations pour rendre compte de l'étagement historique des formes vivantes.
Sur ce point, la théorie neutraliste de l'évolution fait moins de mystère : elle est
délibérément mutationniste et ponctualiste (M. Kimura La théorie neutraliste de l'évolution,
1983, p. 421266). Elle admet que des gènes de structure nouveaux puissent être formés à
l'occasion des mutations267.
La théorie neutraliste de l’évolution ou le grand retour de la science moderne au
transformisme de Maupertuis.
Appuyée sur les modèles mathématiques de Seall Wright et de Gustave Malécot
(Probabilités et hérédité, 1966268), la théorie neutraliste reconnaît deux composantes
essentielles à l'évolution : les mutations, nous venons de le dire, et la "dérive génétique". Pour
un nombre limité d'individus formant une population et du simple fait du hasard, à suivre les
lois de Mendel, certains allèles seront plus ou moins représentés dans les générations
ultérieures. Cette fluctuation est aléatoire et l'on ne peut prédire la fréquence allélique au sein
d'une population avec certitude. On peut seulement établir des modèles stochastiques
fournissant les différentes probabilités de chacun des états possibles.
Pour prendre un exemple non génétique, on peut dire par exemple que pour une population de n
familles, chacune dotée d’un nom différent et ayant deux enfants, tous les patronymes seront perdus, sauf un, au
bout de n générations. En Chine, où les noms de famille sont très anciens (plus de 4 000 ans parfois), certaines
petites villes ne comptent plus qu’un seul patronyme.
Se conjuguant aux mutations, qui sont autant de vecteurs de diversité susceptibles
d'introduire des plans d'organisation nouveaux, la dérive génétique est un instrument
d'homogénéisation. Elle conduit à l'homozygotie, soit à la spéciation et elle est d'autant plus
prononcée que l'effectif de la population est restreint. Toute l'évolution ne dépend que de ces
deux facteurs. La sélection naturelle n'intervient aucunement pour définir la fréquence
264
Voir F. Duchesneau Philosophie de la biologie, Paris, PUF, 1997, chap. V.
Voir E. Sober The Nature of Selection, University of Chicago Press, 1993.
266
trad. fr. Paris, Flammarion, 1990.
267
Voir S. Ohno « L'évolution des gènes » La recherche n° 107, janvier 1980, pp. 5-14.
268
Paris, PUF, 1966.
265
101
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
alléliques des populations et donc pour former les espèces. En fait, mutations et dérive
génétique ont des effets essentiellement neutres d'un point de vue sélectif ; c'est-à-dire qu'ils
n'ont aucune influence sur la survie et l'adaptation. Plus rien ne nécessite ou n’aiguillonne
l’évolution des formes vivantes. Au gré des recombinaisons génétiques, des formes
apparaissent et survivent ou non. Les deux sont tout à fait indépendants.
Ce qui a favorisé le succès de la théorie neutraliste fut de constater qu'il n'y a guère de
relations entre aptitude à muter et tendance évolutive. Les espèces qui mutent beaucoup
n'évoluent pas forcément en conséquence et le contraire. Les écarts génétiques entre l'homme
et le chimpanzé, par exemple, sont presque insignifiants. Mais cela revient à dire que le fond
génétique des populations n'a pas été sélectionné ; la sélection naturelle se contentant
d'éliminer les mutants vraiment défavorisés. Au sens propre, dès lors, il n'y a plus d'évolution
mais une chaîne de possibles dont les circonstances autorisent ou non la survie. On est revenu
au transformisme de Maupertuis ! (voir ci-dessus). La seule différence est que le jeu des
possibles paraissait pratiquement infini à Maupertuis, alors qu’il paraît à présent limité aux
réserves des différents pools génétiques.
Entre les deux théories synthétique et neutraliste, le débat n'est pas tranché. Les
éléments expérimentaux dont on peut disposer à ce sujet semblent pouvoir valider tour à tour
l'une ou l'autre et beaucoup sont enclins à dire aujourd'hui que les deux théories ne sont pas
forcément exclusives et peuvent être valides dans certains cas269. Mais au total, force est de
considérer que ce que le darwinisme, à travers ses avatars, aura finalement perdu est l’idée
même d’évolution270.
*
**
269
Voir par exemple M. Solignac, G. Périquet, D. Anxolabétère & C. Petit Génétique et évolution, 1995, I, p.
266.
270
Voir, à propos du retour au transformisme chez Mayr ou Dobzhansky, Richard. G. Delisle La philosophie du
néo-darwinisme, Paris, PUF, 2009.
102
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
I. 3. La difficile idée d’évolution
3. 2. 15.
Après nous être essayé à présenter le darwinisme en tenant compte de quelquesuns des nombreux débats scientifiques qu’il a suscité, nous proposons à présent
un retour à Darwin sous un angle plus proprement philosophique, pour tenter de
définir la “métaphysique” de l’évolution, laquelle aura manifestement suscité
d’importantes confusions, comme le montre notamment sa mobilisation sous la
forme d’un évolutionnisme forcené, se présentant comme un darwinisme social.
Sous ce registre, ce que l’on découvrira ci-après a de quoi effrayer : de beaux
esprits discutant des possibilités d’un élevage humain. De grands scientifiques
communément convaincus, avant la Seconde Guerre mondiale, de la nécessaire
élimination de races inférieures. De vastes programmes de stérilisation des
asociaux menés tranquillement dans des sociétés démocratiques à l’insu mais au
vu de tous.
Nous soulignerons que la critique de telles idées n’a jamais été véritablement
faite, un voile pudique étant simplement jeté sur elles après la Guerre. Certes, ces
réalités ont récemment fait l’objet de nombreuses études historiques. Mais on ne
les a encore que peu méditées.
En ce sens, il nous faudra particulièrement comprendre pourquoi le terme de
darwinisme social est impropre. Car Darwin n’est pas évolutionniste au sens d’un
Herbert Spencer. Il ne réfère pas en effet l’évolution à des valeurs extérieures à
elle. Comprendre ce que cela signifie, comme nous allons nous y essayer, paraît
indispensable pour comprendre l’idée d’évolution. Nous nous attacherons à
développer ce point difficile et avec lui ce que peut signifier pour l’homme de
relever de l’évolution - ce dont plus grand monde ne discute encore mais qui
paraît pourtant sur bien des points demeurer très mal compris.
103
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
*
Au total, notre présentation prendra pour support : A) la crise actuelle de l’idée
de spéciation ; B) le darwinisme social ; C) le sens de l’idée d’évolution.
104
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
A) La crise de l’idée de spéciation
3. 2. 16.
La question de l’espèce comme unité de base ou non de l’évolution.
Avec le principe de sélection naturelle, Darwin pensait avoir trouvé un mécanisme
purement naturel susceptible de guider vers une complexité croissante, tout au long d'une
évolution, les différences individuelles affectant aléatoirement les vivants. L'enjeu était de
taille : il s'agissait de réintroduire la continuité dans l'ordre des vivants ; cet ordre divisé en
une multitude de classes et de genres dont l'irréductibilité et la discontinuité semblaient si
évidentes, si fondamentales qu'un Linné, qui les croyait directement formées par la main de
Dieu, pensait pouvoir se contenter de les classer sans même chercher à les définir.
Nous l'avons vu, Darwin finira par sembler douter de la validité de son principe ;
réintroduisant largement, comme Lamarck, l'idée d'une transmissibilité héréditaire des
caractères acquis, c'est-à-dire des réponses d'ordre comportemental que les vivants peuvent
déployer de leur propre initiative pour s'adapter à leur environnement.
Mais il est un autre présupposé auquel Darwin ne renoncera pas et qui n'est pas assez
souligné : c'est le choix de l'espèce comme unité de base de l'évolution.
Linné, nous l’avons vu, pouvait finalement accepter que les espèces se forment
librement au gré d'hybridations. Car l'ordre des vivants ne commençait véritablement, selon
lui, qu'avec les genres et cela n'a pas été assez médité : négliger la dernière unité de
classification des vivants, l'espèce, c'est inévitablement poser comme premier - c'est-à-dire
comme providentiel ou inexplicable - l'ordre du vivant, puisque celui-ci, dès lors, n'est pas
issu de remaniements susceptibles d'intervenir au niveau des individus eux-mêmes. C’était là
déjà, nous l’avons vu, le fond du débat entre Lamarck et Cuvier – ce dernier ne raisonnant pas
très différemment de nombre de biologistes ponctualistes contemporains. A cette différence
que Cuvier faisait intervenir la main de Dieu là où ceux-ci parient sur le tout-puissant hasard.
Thomas Huxley faisait remarquer à Darwin que son gradualisme - l'idée selon laquelle
toute transformation est différentielle et n'intervient jamais par saut - que son gradualisme,
indémontrable, n'était nullement indispensable à sa théorie. Pour Darwin, cependant, c'eût été
renoncer à remettre l'ordre des vivants sur ses pieds ; à inscrire l'histoire de la vie dans les
105
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
vivants eux-mêmes - chacun étant un facteur de divergence et d'évolution - pour ne plus
considérer qu'une série de formes vivantes inexplicables dans leur étagement et leur
surgissement. Espèce, gradualisme et sélection naturelle sont trois aspects inséparables de la
réalité évolutive chez Darwin.
Il n'en va nullement de même dans la biologie contemporaine, nous l’avons vu,
notamment sous son versant mutationniste ou ponctualiste, qui livre l’histoire de la vie au
hasard. Et cela force à demander si une théorie de l'évolution lui est encore accessible.
*
Quoi qu’il en soit, la biologie contemporaine paraît partagée entre ponctualisme (les
grandes évolutions structurelles ont lieu par “sauts” brusques) et mutationisme (des variations
incessantes rendent instables les génomes mêmes), c’est-à-dire entre deux niveaux supérieur
et inférieur à l’espèce. Dans le premier cas, en effet, les choses se jouent au niveau des grands
embranchements et dans l’autre les remaniements génétiques interviennent au niveau de
populations larges d’individus, dont les espèces représentent comme l’isolement temporaire.
Certains biologistes peuvent ainsi écrire que, loin de provoquer l'évolution, la
spéciation y met plutôt un terme ; qu'elle accentue la dérive génétique des populations.
Jacques Ruffié en vient par exemple à distinguer deux grandes périodes de l'évolution : une
phase archaïque, correspondant à la formation des gènes de structure, sans doute par mutation,
chez les premiers organismes cellulaires et une phase de combinaison, de bricolage, qui verra
la diversification des espèces (Traité du vivant, 1982, I, p. 337 et sq.).
Une théorie de l’évolution est-elle encore accessible ?
De telles remarques, sans doute, tiennent compte de ce que l'histoire de la vie, telle que
les données paléontologiques nous la restituent, ne valide nullement, nous l'avons vu, l'image
d'une évolution graduelle et sélective. Passe encore que cela soit le cas pour la spéciation au
sein des genres. Mais l'apparition successive des grandes classes de vivants semble en effet
avoir entraîné des remaniements beaucoup trop brusques et importants pour être expliquée de
106
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
la sorte. Dès lors, sauf à considérer que nous ignorons tout des raisons profondes de
l'évolution, il ne reste qu'à faire intervenir un jeu de mutations.
Cependant, comment expliquer la formation d'organes sophistiqués par des mutations
fortuites ? Comment rendre compte du maintien et de la progression, parfois parallèle, des
grands plans d'organisation au sein des différentes classes ? Le projet de décrire une
mécanique générale de l'origine des formes vivantes semble bien plus hors de portée de nos
jours qu'il y a un siècle, notent certains271. Mais il faut aller plus loin et demander si une
théorie de l'évolution peut encore avoir véritablement un sens de nos jours. Il semble en effet
que nous ne puissions même plus en désigner les unités de base.
Le statut de la notion d’espèce : évolution ou continuité du vivant ?
Le fait du polymorphisme génétique des populations nous force à considérer que
l'espèce ne représente qu'un arrêt provisoire. Tandis qu'en fait d'évolution, nous sommes plutôt
invités à penser un transformisme lent et incessant. Un fleuve de gènes qui rivalisent et parfois
s'unissent272. La continuité du vivant est première. De sorte qu’il n'y a pas d'espèces en soi,
affirment finalement certains, rejetant tout ponctualisme. Tout n’est qu'affaire de degré au sein
des genres273. Et au sein des espèces, les races paraissent dénuées de tout sens biologique : on
trouve moins de variétés entre elles qu'entre les individus qu'elles rassemblent274.
La notion de race.
Les races sont des subdivisions d’une espèce, selon des particularités héréditaires suffisamment
marquées pour caractériser certains individus par rapport à d’autres mais insuffisants pour que ces
mêmes individus soient regroupés au sein d’une espèce distincte. Le mot ne fut appliqué à l’homme
qu’exceptionnellement à partir de la fin du XV° siècle et n’entra véritablement en usage qu’à partir
de la fin du XVII° siècle.
Les races suivent généralement (mais pas toujours) une distinction clinale - un cline définissant le
gradient géographique d’un caractère biologique particulier. Une race est inséparable d’un lieu
271
Voir A. Langaney « Ce que l'on ne sait pas de l'évolution » La recherche n° 296, mars 1997, pp. 118-124.
Voir R. Dawkins Le fleuve de la vie, 1995, trad. fr. Paris, Hachette, 1997.
273
Voir M. Delsol & al. L'origine des espèces aujourd'hui. L'espèce existe-t-elle ? L'impasse ponctualiste, Paris,
Ed. Boubée & Assoc. AAA, 1995.
274
Voir A. Jacquard Concepts en génétique des populations, Paris, Masson, 1977.
272
107
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
d’origine. Mais cette distinction est assez poreuse et doit être posée dans le contexte plus large
d’une gradation continue des caractères biologiques au sein d’une même espèce. Puisque les
individus de différences races sont interféconds, en effet, les limites d’appartenance à une race ou à
une autre ne peuvent être précisément fixées. La possibilité de reconnaître l’origine raciale
d’ossements, ainsi, n’est guère assurée. Cela fait dire que, d’un point de vue biologique, les races
n’existent pas. De nos jours, il est vrai, le mot est devenu assez tabou, au point de négliger parfois
la pluralité humaine275. Car l’homme évolue toujours ! Une quinzaine de gènes ont pu ainsi être
identifiés, qui sont en cours de divergence par rapport à une version ancestrale. Certains hommes
portent ainsi un gène récent LCT qui permet aux adultes de digérer le lait. D’autres, notamment en
Asie et en Amérique du Sud, ont la version ancestrale de ce gène et tolèrent mal le lait.
Défense de la notion d’espèce d’un point de vue darwinien strict et reformulation de la
nécessité adaptative.
Dès la fin du XIX° siècle, certains en vinrent à considérer que les espèces ne
représentent qu'autant de catégories subjectives, liées à une certaine manière de percevoir les
vivants, que le libre arbitre de chacun est susceptible d'élargir ou de rétrécir276. On observe
pourtant que les classifications végétales et animales se recoupent assez exactement entre les
différentes cultures, y compris entre la nôtre et les sociétés traditionnelles277.
Les espèces existent bien, affirme le darwinien Ernst Mayr (Populations, espèces et
évolution, 1963). Elles correspondent à une nécessité adaptative. L'isolement, d'abord
géographique ou écologique, puis génétique, conditionne, comme l'enseignait Darwin, leur
détermination. L’espèce se réduit ainsi à la particularisation d’une population et non d’un
type. Il y a formation d'une espèce, en d'autres termes, dès lors que la fécondation est
impossible entre un groupe et un autre qui lui est apparenté, ou bien avorte tout de suite ou
produit des hybrides stériles ou presque. Définition de l'espèce que Buffon déjà avait aperçue
(voir ci-dessus) et qui a pour défaut de ne pratiquement pas concerner les plantes...
On connaît le cas de nombreuses espèces dites "jumelles" dont la morphologie est absolument semblable
mais qui ne sont pas interfécondes278. A contrario, des espèces ayant des cartes chromosomiques très
dissemblables peuvent être interfécondes et donner des hybrides qui ne sont pas stériles. C'est notamment le cas
275
Voir B. Jordan L’humanité au pluriel. La génétique et la question des races, Paris, Seuil, 2008.
Voir C. Naudin « Les espèces affines et la théorie de l'évolution » Revue scientifique n° 36, 6 mars 1875, pp.
837-850. De nos jours, voir S. Atran Fondements de l’histoire naturelle, Paris, Ed. Complexe, 1986, chap. I.
277
Voir M. Ridley L'évolution, 1987, trad. fr. Paris, Belin, 1989, chap. 7.
278
Voir L. Cuénot L'espèce, Paris, Doin, 1936.
276
108
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
de l’ours blanc et du grizzlis, de la chienne et du loup ainsi que, chez les Muntjacs, de Muntiacus reevesi (46
chromosomes) et de Muntiacus nauntjac (6 à 7 chromosomes). On pense que la seconde espèce est apparue suite
à une translocation chromosomique par fusion robertsonienne. Chez les plantes, les semences hybrides peuvent
avoir une descendance plus productive et résistante que la moyenne de leurs parents (phénomène d’hétérosis).
La néoténie.
Un autre phénomène susceptible d'intervenir dans la spéciation est ce que l'on nomme la néoténie.
Décrite en 1884 par Julius Kollmann, elle correspond au fait qu'une espèce acquiert la possibilité de se
reproduire au stade larvaire ou juvénile, auquel elle arrête dès lors son développement (paedomorphose).
C'est un phénomène bien connu chez certains amphibiens urodèles, comme l'Axolotl ou Salamandre
mexicaine. Il semble qu'interviennent là deux gènes particuliers qui contrôlent la production d'une
hormone thyroïdienne, puisque si on lui injecte cette hormone, l'Axolotl poursuit sa métamorphose. Les
espèces néoténiques sont ainsi autant d'embryons capables de se reproduire en tant qu'embryons, qui
présentent quant à leur développement des hétérochronies – le phénomène ne vérifie pas la loi de Haeckel
(voir ci-après), puisque l’ontogenèse en l’occurrence ne retrace pas la phylogenèse 279. On a tenté
d'expliquer de la sorte l'apparition de l'homme par rapport au singe.
Semblent notamment correspondre à des caractères embryonnaires chez l’homme la longue durée de
son enfance, son corps faible, ses maigres capacités de digestion (l'homme, comme un éternel nourrisson,
doit cuire la plupart de ses aliments). Chez lui, de plus, le trou occipital occupe une position centrale,
comme chez les jeunes singes. Chez ceux-ci, la remontée du trou occipital vers l'arrière du crâne a lieu à
un an chez le gorille et vers un an et demi chez le chimpanzé, plus proche de nous génétiquement. Jusqu'à
cette date, ces animaux sont autant bipèdes que quadrupèdes. Chez l'homme, ce déplacement du trou
occipital ne se produit jamais. Il semble que ce genre de phénomène relève d'une perturbation de la
chronologie très précise qu'imposent au développement les gènes Hox ou gènes architectes, suscitant une
hétérochronie, comme chez l'homme où la phase embryonnaire est quatre fois supérieure (8 semaines) à ce
qu'elle est chez le chimpanzé (2 semaines). Dès lors, si cette hypothèse est juste, l'homme, arrêté à ce
stade de développement, a peut-être été obligé de marcher debout. Et tout le reste en aurait suivi280.
Cette théorie, néanmoins, n’est pas dénuée de sous-entendus idéologiques (voir 4. 1. 12.). Par
ailleurs, il y a sans doute autant d’indices qui la corroborent que d’autres qui la réfutent – ainsi, les
longues jambes de l’homme ne peuvent guère passer pour un caractère juvénile hérité d’un ancêtre
commun aux singes et nous. La théorie de la néoténie a pu séduire parce qu’elle apportait une idée (trop)
simple et systématique. Elle est plutôt tombée dans l’oubli aujourd’hui.
279
280
Voir G. de Beer Embryos and ancestors, Oxford University Press, 1940.
Voir G. Dingemans Formation et transformation des espèces, Paris, A. Colin, 1956, p. 462 et sq.
109
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
L’espèce comme un phénomène de dérive génétique. La biologie moderne peut-elle encore se
réclamer de Darwin ?
L'espèce, ainsi, est de nos jours couramment réduite à une population subissant une
dérive génétique, avec pour intermédiaire la formation d'une variété géographique.
Toutefois, il convient de noter que l'inverse s'observe également : certaines espèces deviennent de
simples variétés281.
Engagées dans un processus de spéciation, les espèces peuvent ainsi parfois ne pas être
en mesure de mener à son terme la reconstitution d'un pool génétique harmonieux
suffisamment différencié pour assurer leur isolement. De sorte que la spéciation, finalement,
serait un phénomène ponctuel et rare. N’ayant plus d’acteurs de l’évolution – les espèces ne
représentant plus que ce qui “stagne” dans un processus beaucoup plus large - nous sommes
évidemment très loin de Darwin.
Pourtant, la majorité des biologistes contemporains se réclament encore volontiers de
lui. Et cela se justifie dans la mesure où la théorie de l'évolution, souligne Karl Popper, est une
théorie non pas scientifique mais "métaphysique" (La quête inachevée, 1974, chap. 37282).
Elle n'est guère testable, en effet, puisqu'elle parle de ce qui de toute manière est passé.
Elle ne prédit rien, sinon le gradualisme de l'évolution et elle n'explique pas véritablement : ce
qui est était ce qu'il y avait de plus viable, voilà à quoi se réduit l'explication fournie par la
sélection naturelle, note Popper. Pour autant, "première théorie non-déiste à être
scientifiquement convaincante", écrit Popper, la théorie de Darwin demeure un cadre de
recherche pour des théories scientifiques testables. C'est qu'elle reste l'une des principales sinon la principale - pensée du vivant ; dont on n'a pas épuisé les richesses une fois constaté
son désaccord avec certains faits paléontologiques ou génétiques.
Une telle justification du darwinisme, cependant, est pour le moins sujette à caution.
En fait, c’est le contraire qui semble bien plutôt devoir être soutenu.
281
Voir par exemple le cas du Rat musqué in J. Chaline & L. Thaler Les problèmes de l'espèce chez les rongeurs
: approche biologique et approche paléontologique in C. Bocquet, J. Génermont & M. Lamotte (Dir) Les
problèmes de l'espèce dans le règne animal, mémoire n° 39 de la Société zoologique de France, 1977.
282
trad. fr. Paris, Agora Press, 1989.
110
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Quant au versant expérimental, en effet, les objections que certains faits permettent et
ont toujours permis de formuler à l’encontre des principes darwiniens témoignent d’abord que
la vérification expérimentale n’est jamais aussi simple que Popper paraît le suggérer ! On ne
peut manquer toutefois de souligner que les principales découvertes biologiques intervenues
depuis la publication de L’Origine des espèces, notamment dans le domaine de la génétique,
se sont prêtées sans difficultés majeures à une interprétation darwinienne – quitte à élargir le
cadre de celle-ci, sans obliger à totalement l’abandonner. De là, le fait que le darwinisme
rassemble de nos jours des approches singulièrement différentes.
Ce qui paraît en revanche avoir été le plus mis à mal au sein du darwinisme, c’est sa
métaphysique. C’est l’idée même d’évolution. Dont il ne faudrait pourtant pas trop vite
prononcer la déchéance, tant cette idée est difficile à comprendre - comme le montre
particulièrement le darwinisme social.
**
B) Le darwinisme social
3. 2. 17.
L’évolutionnisme d’Herbert Spencer.
Darwin, nous l'avons vu, n'emploiera que tardivement et parcimonieusement le terme
"d'évolution". C'est rétrospectivement que sa doctrine a été qualifiée "d'évolutionniste" ;
qu'elle a, en d'autres termes, été confondue avec celle du principal promoteur de
l'évolutionnisme au XIX° siècle, Herbert Spencer.
Darwin n'a jamais fait de l'évolution un principe. L'évolution, c'est-à-dire le
perfectionnement et la complexification progressive des formes vivantes, l'évolution, selon
lui, peut bien suivre la marche aléatoirement déterminée par la sélection naturelle. Mais elle
n'est au mieux qu'un résultat et nullement une loi qui guiderait les transformations du vivant
comme elle est pour Spencer.
Chez ce dernier, un principe d'évolution guide en effet toute la nature. Tous les êtres et
jusqu'aux formes les plus avancées des sociétés humaines s'expliquent à la fois par le passage
111
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
continu de l'homogénéité à l'hétérogénéité ainsi que par une intégration de plus en plus grande
des parties dans le tout. En ce sens, Les premiers principes (1862, chap. 12 à 18283) font de
l'évolution une loi générale de l'univers, que nous ne pouvons d'ailleurs embrasser dans ses
conséquences ultimes. L'évolution est une intégration de la matière, c'est-à-dire une
détermination et une différenciation de celle-ci par rapport au pur mouvement (chap. 17).
Ses idées, Spencer les énonça antérieurement à L'origine des espèces (1859),
notamment dans un article (Progress, its law and causes, 1857284). Leur succès fit que Darwin
dut prendre position vis-à-vis d'elles. C'est ainsi qu'il finit par revendiquer pour lui-même le
terme d'évolution. Déjà, certains parmi les premiers darwiniens avaient interprété sa doctrine
comme un évolutionnisme ; soit comme un vaste procès animant toute la nature. Avec Ernst
Haeckel (Le Monisme, 1892285), le darwinisme inspirera ainsi un panthéisme, se réclamant
volontiers de Spinoza ainsi que de l'orientalisme, dont les thèmes, en fait, étaient proches de la
Naturphilosophie (voir 2. 5. 19.) et du naturalisme des Lumières286.
L’évolutionnisme ne coïncide pas pleinement avec les principes du darwinisme.
Pourtant, rien à voir entre les effets aveugles de la sélection naturelle darwinienne et
l'évolutionnisme spencérien, loi de progrès vers la complexité et l'autonomie (l'hétérogénéité)
s'appliquant à l'univers entier. Tout change, tout se transforme pour Spencer. Tout progresse
vers plus d'individualité. Rien ne se crée mais tout court vers plus de détermination, plus de
particularité. D'une nébuleuse est sorti le système solaire et de la matière inorganique est né le
vivant et, de celui-ci, les sociétés. La dynamique de la vie n'est ainsi qu'une expression parmi
d'autres de l'évolution.
Mais il est vrai que, croyant trouver une confirmation éclatante de ses thèses dans
L'origine des espèces, Spencer se référera de manière privilégiée à la biologie après 1859.
283
trad. fr. Paris, Alcan, 1888.
trad. fr. in Essais de morale, de science et d’esthétique, Paris, Alcan, 1886.
285
trad. fr. Paris, Reinwald Schleicher Frères, 1897.
286
Voir A. Lalande Les illusions évolutionnistes, Paris, Alcan, 1930, p. 14 et sq.
284
112
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
La loi de Haeckel : l’ontogenèse récapitule la phylogenèse.
Spencer reconnaissait l'influence sur ses réflexions de la loi de développement mise à
jour par l'embryologiste Karl Ernst Von Baer : au stade embryonnaire les animaux sont
d'abord tous semblables, puis leurs organes différenciés apparaissent au fur et à mesure de leur
croissance. Le développement de l'embryon va du plus général (les caractères de
l'embranchement ou de la classe) au plus particulier (ceux de son espèce), suivant une
différenciation progressive. A ce constat, on pouvait ajouter l'observation d'Etienne Serres que
les embryons des espèces supérieures passent au cours de leur développement par des stades
dont l'organisation est très semblable à celle des membres adultes de certaines espèces
inférieures.
Cette loi sera reformulée dans une optique évolutionniste par Ernst Haeckel :
l'ontogenèse (la formation de l'individu) récapitule la phylogenèse (l'évolution de l'espèce).
Tout animal, ainsi, au cours de son développement embryonnaire, grimpe à son arbre
généalogique : il repasse par toutes les étapes ayant conduit à la formation de son espèce
(Histoire de la création des êtres organisés, 1884287). L'embryon humain est tour à tour
poisson, reptile, primate. En regard, au départ du développement de toutes les espèces est un
stade phylotypique où tous les embryons se ressemblent.
Cette loi n'est plus admise en tant que telle. Ce que l'on peut établir, c'est une incontestable
correspondance entre certains stades de l'embryogenèse d'une espèce avec l'organisation non pas d'individus
adultes mais d'embryons d'autres espèces. A un moment, ainsi, l'embryon humain présente, comme celui des
poissons, des fentes branchiales. Et quant au stade phylotypique, on peut sérieusement mettre en doute son
existence. On accusa Haeckel d'avoir falsifié les dessins à partir desquels il tentait d'en démontrer la réalité. Ce
que Haeckel finit par reconnaître288.
Von Baer n'avait pas vu cette interprétation évolutionniste - pas plus que William
Harvey d'ailleurs, qui écrivait déjà qu'au stade embryonnaire l'animal se forme en traversant
les différentes organisations de l'échelle des êtres (Traité anatomique sur les mouvements du
cœur et du sang chez les animaux, 1628289). Mais Spencer put y voir une nouvelle
confirmation de ses thèses. Les vivants, selon lui, tendent vers une complexité toujours
287
trad. fr. Paris, Reinwald & Cie, 18
Voir M. Richardson « Une faute en embryologie » Pour la Science n° 247, mai 1998, pp. 10-12.
289
trad. fr. Paris, Masson, 1892.
288
113
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
croissante, acquise par leur adaptation à l'environnement et qu’ils portent inscrite en eux. Ce
que la loi de Haeckel invite en d’autres termes à considérer, selon Spencer, c’est qu’un
individu qui repasse par différents stades lui ayant préexisté les dépasse aussi bien. Il leur est
donc incontestablement supérieur.
L’ordre social fondé en nature.
Par rapport aux principes darwiniens, l'évolutionnisme ajoute donc une idée de
progrès290. Et l'on voit facilement les conséquences d'une telle juxtaposition : aux plus hautes
places, la nature a sélectionné les meilleurs. Elle tend au bonheur de tous, en multipliant les
mieux adaptés et en éliminant les moins aptes à survivre. Ainsi, la loi évolutionniste d'un
progrès universel, présentée d'abord comme une physique générale, dont le concept premier
est celui de la persistance de la force, fournit aussi bien, pour Spencer, une base scientifique
aux questions politiques, sociales et éthiques (Principles of Ethics, 1893291). Elle permet
même de définir une morale, selon laquelle sera jugé bon tout ce qui favorise le
développement de la vie selon ses propres principes, c'est-à-dire son intensification (Les bases
de la morale évolutionniste, 1880292).
En politique, ainsi, on s'opposera à tout ce qui entrave la libre concurrence, c'est-à-dire
tant à l'Etat qui limite l'initiative individuelle qu'à toutes les formes de charité, publique ou
privée, qui atténuent les effets de la sélection naturelle et accroissent le nombre des individus
qui ne contribuent pas au progrès de la société. Ceux-là mêmes qui, chez les animaux,
meurent plus tôt et ont moins de chance de se reproduire (Social statics, 1851293). Au nom de
telles formules, Spencer estimera, à assez bon droit d'ailleurs, qu'il avait énoncé avant Darwin
le principe de la sélection naturelle.
Il y a chez Spencer l'idée que l'ordre social est naturel. Une idée inspirée à la fois par
un rigoureux conservatisme et un libertarisme entrepreneurial. Beaucoup ont vu là le fonds
même de l'évolutionnisme spencérien. Si celui-ci finit par légitimer explicitement la libre290
Voir Y. Conry Darwin en perspective, Paris, Vrin, 1987, Le darwinisme social existe-t-il ?
London, William & Norgate, 1893.
292
trad. fr. Paris, Baillière & Cie, 1880.
293
London, J. Chapman, 1851.
291
114
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
entreprise et l'individualisme politique, c'est peut-être qu'il a implicitement commencé par là,
souligne ainsi Georges Canguilhem (Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la
vie, 1988, pp. 42-43294).
L'évolutionnisme n'était que l'idéologie de la société industrielle, poursuit Canguilhem.
Il fut la bonne conscience du capitalisme sauvage et des peuples colonisateurs. Il participait de
toutes sortes d'idées qui étaient alors dans l'air du temps - conceptualisées par Spencer
(farouche opposant à l’impérialisme cependant) et validées, pensait-on, par Darwin mais
nullement limitées à ces deux auteurs.
Le racisme ordinaire du XIX° siècle.
On a oublié, en effet, à quel point le XIX° siècle et le début du XX° siècle furent
communément racistes. Ce sont les abominations nazies qui, après la Seconde guerre
mondiale, obligèrent à ne plus parler de peuples ou de races "inférieurs". Auparavant - il suffit
de consulter les manuels scolaires de l'époque - cela était fort courant.
Qu'écrit par exemple Darwin dans La descendance de l'homme (1871, I, chap. IV, pp.
170-171) ? Que, dans plusieurs siècles, les races humaines auront exterminé les singes
anthropomorphes. Il n'existera plus d'intermédiaires entre l'homme et les singes inférieurs
comme le babouin, "au lieu que actuellement, la lacune n'existe qu'entre le Nègre ou
l'Australien et le Gorille". Et que dit le darwinien Thomas Huxley lorsqu'il veut justifier la
politique anti-esclavagiste qui vient de triompher aux USA avec la victoire du Nord dans la
guerre de Sécession ? Que "nos frères prognathes", les Noirs, ne pourront sans doute pas
atteindre aux plus hautes places de la hiérarchie qu'a établie la civilisation, bien qu'il ne soit
nullement nécessaire pour cela de les confiner au dernier rang. "Mais quelle que soit la
position d'équilibre stable ou les lois de la gravitation sociale finiront par établir le nègre, s'il
est alors mécontent de son sort, il ne pourra plus s'en prendre qu'à la nature". Car s'il est
incontestable, déclare Huxley, que certains Nègres valent mieux que certains blancs, "aucun
294
Paris, Vrin, 1988. Voir également P. Tort La pensée hiérarchique et l'évolution (Paris, Aubier Montaigne,
1983). L'auteur analyse plusieurs antécédents de l'évolutionnisme spencérien et s'efforce de montrer en quoi
celui-ci n'a pu naître du transformisme darwinien.
115
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
homme de bon sens, bien renseigné sur les faits, ne peut croire qu'en général le nègre vaille le
blanc" (Le blanc et le noir ; une question d'émancipation, 1876295).
*
On parla de "darwinisme" et non de "spencérisme" social parce que la caution
scientifique que pouvait apporter Darwin était d'importance. Avec lui s'ouvrait, jugeait-on, la
possibilité d'envisager les phénomènes sociaux sur une base véritablement scientifique, c'està-dire biologique. Dès lors, on peut comprendre la gêne et l'oubli qui se sont installés à notre
époque face à des idéologies racistes qui, aux XIX° et au XX° siècle, ne relevaient pas de
quelques fanatiques mais étaient défendues par les scientifiques les plus éminents. A partir de
la seconde moitié du XIX° siècle, en effet, la science va très généralement défendre pour idéal
la loi de la jungle. André Pichot le souligne : c'est bien le darwinisme qui va donner son essor
à l'eugénisme (L'eugénisme ou les généticiens saisis par la philanthropie, 1995296). Toutefois,
si le darwinisme social pouvait être optimiste, justifiant par ses principes les progrès de
l’entrepreneurisme du temps, le ton changera avec l’obsession eugéniste, hantée par l’idée
d’une dégénérescence sociale accélérée.
Avant 1860, l’eugénisme est marginal. Après L'origine des espèces, la plupart des
biologistes le soutiennent. Leur liste est édifiante. Tous les grands noms ou presque de la
biologie, jusqu'à la Seconde guerre mondiale, y figurent. August Weismann, par exemple, qui
à la fin de sa vie présidera le Comité d'honneur de la Société allemande d'hygiène raciale.
Il n'y a guère que John Haldane qui se soit opposé aux idées du temps (Hérédité et
politique, 1938297), ainsi que le romancier Aldous Huxley, dont Le meilleur des mondes
(1932298) présente sous un jour cauchemardesque des idées que l'on trouve chez son frère
295
in Les sciences naturelles et les problèmes qu'elles font surgir. Lay Sermons, trad. fr. Paris, Baillière, 1877,
pp. 27-28.
296
Paris, Hachette, 1995. Du même auteur, voir aussi La société pure. De Darwin à Hitler, Paris, Flammarion,
2000.
297
trad. fr. Paris, PUF, 1948.
298
trad. fr. Paris, Pocket, 1994.
116
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Julian Huxley (voir par exemple L'Homme, cet être unique, 1941299), biologiste de renom et
premier président de l'UNESCO après la guerre.
En France, des idées eugénistes furent notamment défendues par les deux prix Nobel
de médecine Charles Richet (La sélection humaine, 1919300) et Alexis Carrel (L'Homme, cet
inconnu, 1935301). Ce dernier ouvrage, recueillant un fort succès, passa pour un modèle
d'humanisme (voir 4. 1. 12.). C'en est au point que, dans le Manuel d'eugénique et d'hérédité
humaine (1941302) d'Otmar von Vershuer - un médecin nazi dont le plus sinistre disciple sera
le Docteur Mengele - A. Pichot retrouve finalement les mêmes thèses sur un ton à peine plus
virulent. Le racisme nazi, cela est trop souvent négligé, pouvait se croire scientifique303.
Beaucoup, alors, admettaient en effet que les races inférieures étaient de toute manière
condamnées par nature. De sorte que l’impérialisme des nations européennes put être présenté
comme un processus biologiquement nécessaire.
Après la guerre, les idées eugénistes se feront beaucoup plus discrètes, sans disparaître
totalement304. On évita en tous cas de parler d’eugénisme.
Naissance de l’eugénisme moderne.
Les premiers tenants du darwinisme social seront les biométriciens, c'est-à-dire ceux
qui appliquaient les méthodes statistiques aux études humaines, comme Karl Pearson - qui se
félicitait de l'extermination des Indiens d'Amérique et critiquait la coexistence des Blancs et
des Noirs en Afrique du Sud (National Life from the Standpoint of Science, 1905305) - et
surtout Francis Galton (1822-1911), cousin de Darwin, dont l’œuvre scientifique, ainsi que
celle de Pearson, fut importante, notamment par son travail statistique et qui fut également le
fondateur de l'eugénisme moderne (il forgea le mot ; du grec eugénès : "bien né").
299
trad. fr. Neufchâtel, La Baconnière, 1947.
Paris, Alcan, 1919.
301
Paris, Plon, 1941. Nous présentons plus largement cet ouvrage en.
302
trad. fr. Paris, Masson, 1943.
303
E. Conte & C. Essner (La quête de la race, Paris, Hachette, 1995) voient dans l'eugénisme le noyau
idéologique du nazisme.
304
Voir par exemple l'ouvrage de Jean Rostand Peut-on modifier l'homme ? (Paris, Gallimard, 1956), dont les
idées sont encore très proches de celles qu'il défendait avant-guerre (L'homme, introduction à l'étude de la
biologie humaine, 1926, Paris, Gallimard, 1942).
305
London, A. & C. Black, 1905.
300
117
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
On sait que des idées que l'on peut qualifier d'eugénistes existaient dans l'Antiquité, où elles furent parfois
appliquées, comme à Sparte où l'on laissait mourir les nouveau-nés malformés.
Dans Hereditary Genius. An Inquiry into its Laws and Consequences (1869306), Galton
défend la thèse de l'hérédité de l'intelligence géniale et, évoquant le destin de son cousin
Charles et de leur aïeul Erasme, n'hésite pas à se prendre, à mots à peine couverts, pour
exemple ! Galton voulait produire une race humaine surdouée. Un idéal que partagera, parmi
bien d'autres, le biologiste Hermann Müller, suggérant la mise en réserve de la semence des
grands hommes et l'utilisation de femelles animales comme mères porteuses (Hors de la nuit,
vues d'un biologiste sur l'avenir, 1935307). Réfugié en URSS, Müller était pourtant un juif
allemand, critiquant les lois eugénistes nazies qui, selon lui, avaient perverti l'eugénisme…
Müller se réfugia aux USA en 1937, chassé d'URSS par l'opposition de Lyssenko, dont la
critique de la génétique (voir ci-dessus) put arguer du soutient de celle-ci à l'idéologie raciste.
Libéral, le darwinisme social s'en prenait à la protection sociale, à tout ce qui entrave
le jeu de la sélection naturelle, augmentant artificiellement le nombre des individus qui
devraient être éliminés. L'eugénisme sera, lui, délibérément interventionniste, en appelant à
l'Etat pour réaliser son programme. Ce recours à la puissance publique devint même
obligatoire dès lors qu’on admit les lois de Mendel. Celles-ci invitant en effet à reconnaître
que des individus sains peuvent néanmoins transmettre des tares, il fallut bien envisager des
programmes de sélection considérablement élargis. Dans de nombreux pays, cela conduira au
total à la stérilisation de milliers de malades mentaux et de criminels.
Les programmes de stérilisation.
C'est aux USA, en Indiana, que sera votée la première législation de ce type (1907). En
1950, trente-trois Etats américains en étaient dotés et l'on estime que pour l'ensemble du pays,
de 1907 à 1948, 50 193 personnes, dont 30 000 femmes et 19 000 personnes pour la seule
Californie, ont été ainsi stérilisées. En 1928, la Suisse et le Canada se dotèrent de législations
semblables, ainsi que le Danemark en 1929 - où la castration fut présentée comme une
306
307
London, McMillan & Co, 1869.
trad. fr. Paris, Gallimard, 1938.
118
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
alternative à l’internement des asociaux308. L'Allemagne nazie y vint en 1934, suivie par la
Suède en 1935, où les stérilisations se poursuivirent jusque dans les années 70 (la loi ne fut
abrogée qu'en 1976) et où 60 000 personnes environ furent au total stérilisées : des handicapés
mentaux mais aussi des marginaux, des prostitués, des délinquants. En 1941, la loi fut en effet
élargie aux personnes menant un mode de vie asocial.
Aux USA, aujourd’hui, l’association ProjectPrevention, propose de l’argent à des toxicomanes pour qu’ils se
fassent stériliser (voir : http://www.projectprevention.org/)..
Aux USA également la stérilisation fut parfois prononcée au nom de concepts très
vagues, comme la lenteur d'esprit ou le dévergondage. Répondant d'abord à un but de
prévention, elle devint quelque fois un châtiment, comme en Californie où elle était appliquée
aux condamnés à perpétuité. Tout cela fit l'objet, par la suite, d'un formidable oubli - malgré
l’éclairage très singulier que de telles pratiques exercées à l’insu mais au vu de tous jettent sur
le fonctionnement des démocraties modernes. On sait que les exterminations nazies
commencèrent par l'élimination des malades mentaux, des mongoliens et des handicapés.
Cela, pourtant, ne fut jamais jugé comme crime contre l'humanité.
*
Longtemps réticente aux idées darwiniennes309, la France, ainsi qu'en général les pays
de tradition catholique (à part quelques petits Etats d'Amérique centrale), ne fut guère
concernée par ces pratiques que l'Eglise condamnait fermement. En Allemagne, l'évêque de
Münster Mgr von Galen s'opposa ainsi fortement au gazage des malades mentaux. Pour
certains, les politiques de stérilisation ont été possibles dans les pays anglo-saxons parce
qu'elles trouvaient à s'appuyer sur la doctrine protestante de la prédestination310.
En France, néanmoins, si le darwinisme social fit l'objet d'un net rejet au début du XX°
siècle311, la presse révélait en 1997 que 15 000 femmes handicapées mentales y auraient été
quand même stérilisées. De fait, le principal obstacle à l'eugénisme semble plutôt avoir été
308
Voir A. Drouard « Un cas d’eugénisme “démocratique” » La Recherche n° 287, mai 1996, pp. 78-81.
Voir Y. Conry L'introduction du darwinisme en France au XIX° siècle, Paris, Vrin, 1974 ; ainsi que J.
Léonard Eugénisme et darwinisme. Espoirs et perplexités chez des médecins français du XIX° siècle et du début
du XX° siècle in (collectif) De Darwin au darwinisme : science et idéologie, Paris, Vrin, 1983.
310
Voir A. Kahn Société et révolution biologique, Paris, INRA, 1996, p. 11 et sq.
311
Voir J-M. Bernardini Le darwinisme social en France (1859-1918), Paris, CNRS, 1997.
309
119
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
l'obsession nataliste française, du dernier tiers du XIX° siècle jusqu'à la Seconde guerre
mondiale312. En plus du chauvinisme associant le darwinisme social à l'Allemagne et à
l'Angleterre, la France se crispant sur un néo-lamarckisme qui retardera la recherche
biologique française entre les deux guerres.
En regard, la Grande-Bretagne fut pratiquement le seul pays où les parlementaires
refusèrent ouvertement de voter de telles lois, malgré leur caution scientifique313.
L’élevage humain.
La France, qui compte quelques précurseurs de l'eugénisme, comme Louis-Joseph
Robert, auteur d'un Essai sur la mégalanthropogénésie (1801314), aura elle aussi ses
théoriciens du darwinisme social. Certains d'entre eux, d'ailleurs, influençant directement la
doctrine raciale du nazisme, comme Georges Vacher de Lapouge (1854-1936), dont les idées
furent relayées par la Sozial-aristokratie allemande.
Traducteur de Haeckel, il défend dans la préface de l'édition française du Monisme
(1897) l'idée d'une "sociologie darwinienne" fondée sur l'idée de race, dont il s'efforce de
déterminer les types héréditaires. C'est ainsi qu'il en vient à distinguer l'Homo europaeus,
grand, blond, dolichocéphale et protestant, l'Aryen - dont Vacher de Lapouge va être, avec
Joseph Gobineau (1816-1882), l'un des grands théoriciens (L'Aryen, son rôle social, 1899315) auquel il oppose l'Homo alpinus, petit, brun et catholique316.
Toute l'histoire lui semble marquée par la décadence des peuples, toujours provoquée
par l'épuisement de leurs éléments supérieurs, par le jeu du métissage ainsi que des sélections
régressives, dont les principales à ses yeux sont la guerre qui fauche les meilleurs à la fleur de
l'âge, les révolutions politiques qui immolent les élites, le célibat des prêtres et l'intolérance
religieuse qui sacrifie les esprits libres, la morale chrétienne qui réprime la sexualité et fait
312
Voir le savant article de P-A. Taguieff Eugénisme ou décadence ? L'exception française in (collectif) Penser
l'hérédité-Ethnologie française, 1994 ; ainsi que du même auteur La couleur et le sang (Paris, 1001 Nuits, 1998),
notamment sur Gustave Le Bon, meilleur représentant à ses yeux du darwinisme social en France.
313
Voir D. J. Kevles Au nom de l'eugénisme. Génétique et politique dans le monde anglo-saxon, 1985, trad. fr.
Paris, PUF, 1995.
314
Paris, Debray, 1801. Voir A. Carol Histoire de l'eugénisme en France, Paris, Seuil, 1995.
315
Paris, Fontemoing, 1899.
316
Le darwinisme avait déjà été annexé au mythe aryen par O. Beta Darwin, Deutschland und die Juden, oder
der Juda-Jesuitismus, 1876 (nous n’avons pu consulter cette référence).
120
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
l'éloge de la charité permettant ainsi aux "antisociaux" de se reproduire, etc. (Les sélections
sociales, 1889317).
Vacher de Lapouge rêve finalement d'une politique systématique qui favoriserait la
reproduction des individus supérieurs. Tel était également le rêve de Gustave de Molinari,
auteur de La viriculture (1897318). Un grand péril nous guette, dit l'auteur : l'affaiblissement
des qualités à la fois physiques et morales de la population. Une seule cause à cela : le
métissage des sangs et des conditions, dû à l'abaissement des distances physiques et sociales.
Un seul remède : contenir et régler l'instinct reproducteur. Perfectionner les races. Développer
une véritable viriculture - c'était le terme qu'on employait avant celui d'eugénisme - un élevage
humain319. Et Molinari de citer le système de primes d'encouragement à l'élevage des esclaves
noirs mis en place à Cuba en 1854. Dans les plantations brésiliennes, rapporte-t-il encore, les
esclaves les plus vigoureux étaient dispensés de tout travail. Ils servaient d'étalons. Il
conviendrait de connaître les débouchés ouverts à la population, poursuit-il, et d'y
proportionner la production d'hommes, comme celle de toute autre marchandise. Chacun doit
se demander : suis-je d'une espèce à propager ? Ces principes doivent être inculqués dès
l'école, afin que chacun regarde le mariage "des chétifs et des tarés" comme une mauvaise
action à l'égard de ceux qui pourraient en naître.
Les auteurs que nous citons ne furent, il convient de le préciser, ni des réactionnaires patentés - Vacher
de Lapouge, socialiste, fonda la première section montpelliéraine du Parti ouvrier français - ni des extrémistes
que leurs idées auraient marginalisé. Molinari, correspondant de l'Institut, était rédacteur en chef du Journal des
économistes.
*
3. 2. 18.
Objections courantes contre le darwinisme social. Leur faiblesse.
Contre les principes du darwinisme social, on a pu souligner la contradiction d'une loi
universelle d'évolution et donc de progrès qui, à entendre les récriminations de ses
317
Paris, Les Amis Gustave Le Bon, 1990.
Paris, Guillaumin & Cie, 1897.
319
En 1918, un certain C. Binet-Sanglé fit paraître un ouvrage au titre explicite : Le haras humain (Paris, A.
Michel, 1926). Voir A. Carol op. cit., p. 168.
318
121
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
promoteurs, aboutirait pourtant dans ses productions les plus achevées à des civilisations en
pleine décadence320.
Mais il n'y a là nulle contradiction dès lors que, pour un Spencer, tout état d'équilibre
atteint par l'évolution est essentiellement instable et menace inévitablement d'être livré à la
dissolution.
De même, le darwinisme social ne confond-il pas progrès économique et progrès
moral ? On ne peut lui reprocher de les confondre dans la mesure où il nie explicitement qu'on
puisse les distinguer. On ne peut lui reprocher le caractère tautologique d'un raisonnement qui
revient à considérer que le plus évolué est aussi le meilleur, car l'évolutionnisme ne reconnaît
précisément d'autre valeur que le fait de l'évolution. C'est ce que refuseront en général de lui
accorder ses contradicteurs.
Contre Galton, Darwin dans sa Descendance de l'homme (II, chap. XXI) remarque que
l'évolution même a fait que le raisonnement, l'instruction, la religion, etc., comptent désormais
davantage que la lutte pour l'existence pour le renforcement de l'espèce humaine. La morale
s'oppose à la nature. L'homme est l'espèce qui a su s'élever au dessus du principe de la
sélection naturelle, fera valoir de même Thomas Huxley (Evolution and ethics, 1893321).
En fait, nous allons le voir, on réfute plus facilement l'évolutionnisme en montrant
qu'il est incapable d'aller au bout de ses principes et n'est qu'un sophisme. Quoi qu'il en soit, le
débat n'a pas été tranché. Il revient et continuera à revenir sans doute périodiquement. La
sélection naturelle demeure active chez l'homme de nos jours, surtout si l'on prend en
considération le sous-développement et la différence des rythmes de reproduction entre les
nations, écrit Ernst Mayr, l’un des plus célèbres représentants du néo-darwinisme
(Populations, espèces et évolution, 1963, p. 444 et sq.322).
Certes, ceux qui sont convaincus qu'une contre-sélection opère chez l'homme moderne
ne sont plus qu'une minorité. Mais, demande E. Mayr, s'ils avaient raison ? D'un point de vue
moral, des contre-mesures restrictives n'auraient plus aucune chance d'être acceptées. Ne
pourrait-on, toutefois, favoriser positivement la reproduction des individus les plus doués ? Le
320
Voir J. Halleux L'évolutionnisme en morale. Etude sur la philosophie de Herbert Spencer, Paris, Alcan, 1901.
London, The Pilot Press, 1947.
322
trad. fr. Paris, Hermann, 1974.
321
122
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
droit à une procréation sans limitation ne devrait plus figurer parmi les libertés de l'homme,
conclut Mayr.
Nous n'en avons sans doute pas fini avec l'eugénisme - surtout dans le contexte ouvert
par l’ingénierie du vivant. La Chine a adopté en novembre 1994 une loi destinée à améliorer
la qualité des nouveau-nés. En France, en avril 1996, Le Comité National d'Ethique a rendu un
avis sur la contraception chez les personnes handicapées mentales dans lequel n'est pas exclu
le recours à leur stérilisation, présentée comme "une option contraceptive bien adaptée au cas
particulier de la personne handicapée mentale".
*
On ne réfute pas le darwinisme social en excluant l’homme du jeu de l’évolution et de la
sélection naturelle.
Toutefois, autant l’admettre, parler de sélection à propos de l'homme n'a rien
d'illégitime. Une fois admis les principes darwiniens, pourquoi nous en exclure ? Pourquoi ne
pas poser la question de la réussite relative des différents groupes humains et pourquoi ne pas
envisager, dès lors, que l'homme puisse prendre en main sa propre évolution ?
Quand les populations humaines ont domestiqué les animaux, elles étaient intolérantes au lactose (sauf
les enfants, produisant une enzyme, nommée lactase, décomposant ce sucre du lait. Mais les adultes perdaient
cette capacité). La fermentation lactique, (transformant le lactose en acide lactique, lequel rend les gels laitiers
digestes), sous forme de fromage ou de yaourt, fut ainsi la seule manière d’utiliser le lait des troupeaux avant
qu’une mutation génétique, née sans doute il y a 7 500 ans, peut-être en Hongrie, se propage en Europe,
permettant aux adultes de boire le lait.
Ce qu'on peut reprocher aux idéologies sociales d'inspiration darwinienne n'est pas de
poser de telles questions mais de ne pas aller au bout de l'idée d'évolution qu'elles défendent,
laquelle devrait normalement inviter à réduire toute forme et toute qualité à une simple
adaptation ponctuelle, dépendante d'un contexte. C'est là en effet son principe de contingence
qui renvoie chaque caractère distingué à un avantage fragile et relatif ; c’est-à-dire non pas à
une essence mais à un accident.
Si l'on va au bout des principes darwiniens, il n'y a plus de qualités mais seulement des
graduations de comportement et d'attributs qui fondent l'essentielle relativité de toute
détermination. Il n'y a pas d'autre réussite que l'adaptation. L'idée de sélection naturelle ne dit
123
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
pas que survivent de manière privilégiée ceux qui sont les plus aptes mais que sont les plus
aptes ceux qui, finalement, survivent, compte tenu de conditions particulières, contingentes.
Or, on ne trouve rien de tel dans l'évolutionnisme spencérien, qui parle toujours de qualités en
soi, que seules certaines espèces ou races atteindraient. De sorte qu'il lui est possible de
ranger les êtres le long d'une échelle de valeurs tout à fait extérieures à l'évolution des espèces.
On sera ainsi notamment conduit à rechercher, parmi les races humaines, celle qui est la plus
proche des primates. Comme Haeckel, qui distinguait douze espèces humaines, divisées en
trente-six races et une multitude de sous-races, toutes hiérarchisées.
En somme, le darwinisme social n'est pas sélectif au sens darwinien. Il est simplement
élitiste et repose dès lors sur un sophisme qui consiste à faire croire que l'évolution détermine
seule des qualités pourtant posées indépendamment d'elle. Mary Midgley nomme ce sophisme
un « panglossisme », qui fait de l’évolution un mouvement continu et inexorable d’ascension
et de progrès et est ainsi très à même de remplir une fonction quasi religieuse (Evolution as a
religion, 1985323).
Malgré son anti-religiosité militante, il y a dans l'évolutionnisme, a-t-on noté, la
possibilité d'un véritable providentialisme324. Car il n'interroge pas l'intelligence d'une
adaptation réussie mais considère qu'un groupe ayant réussi - c'est-à-dire qui domine les autres
- était par le fait même le plus intelligent. Il réduit ainsi l'évolution à des valeurs pensées
comme universelles, quoique posées au vu d’un critère arbitraire - et le plus arbitraire peutêtre : la réussite momentanée. Pour justifier la colonisation, lors d'un débat à la Chambre des
Députés en 1885, Jules Ferry invoquait un droit des races supérieures sur les races inférieures.
Clémenceau lui rétorqua avoir entendu les Allemands user de semblables arguments pour
expliquer leur victoire sur les Français en 1870…325
Cette critique de l'évolutionnisme, ainsi, n'a pas été faite. Le fait est qu'on n'en eut pas
besoin. Après les ravages de la Seconde guerre mondiale, le darwinisme social est devenu
plutôt discret. Il n'était bien qu'une idéologie au sens où, comme le note G. Canguilhem (op.
323
London, Routledge, 2002.
Voir P. J. Bowler Darwin. L'homme et son influence, 1990, trad. fr. Paris, Flammarion, 1995.
325
Ferry citait Auguste Comte. Voir les dernières pages de son Catéchisme positivisme, 1852, Paris, GF
Flammarion, 1966. Cette réponse de Clémenceau eut lieu le 28 juillet 1885.
324
124
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
cit.), une idéologie disparaît quand ses conditions de possibilités historiques ont changé.
Après la guerre, en l'occurrence, on ne croyait plus guère à l'inflexibilité du progrès. On ne
croyait plus, surtout, que les nations industrielles en étaient naturellement les plus hauts
dépositaires ! Cela explique sans doute nombre de partis pris des biologistes contemporains et
notamment leur défiance – nous l’avons vu – par rapport à l’idée d’évolution comme progrès.
Il serait pourtant vain de croire que nous en avons fini avec l’élitisme biologique.
Car c’est une vision aussi statique et donc erronée de l’évolutionnisme qui provoque
son rejet de nos jours, parce qu’elle lui reproche de distribuer les groupes humains le long
d’une échelle allant de “primitif” à “évolué”.
Le rejet contemporain de l’évolutionnisme.
Ouvrons un récent livre pour les enfants présentant les modes d’habitation des
différents peuples de la Terre. Au début du XX° siècle, la hutte d’une tribu africaine ou
polynésienne, jugée “primitive”, serait apparue dès les premières pages. De nos jours, on aura
bien soin de la placer au milieu du texte et volontiers après quelque grand bâtiment occidental.
Ceci, avec la satisfaction de lutter contre les discriminations culturelles sans doute. Mais estce si sûr ? En récusant l’idée d’évolution, parvient-on vraiment à autre chose qu’à figer les
différentes cultures en un instant donné ? Avec toutes leurs différences culturelles, celles-ci
paraissent pour le coup naturelles, puisque toute idée d’histoire, d’évolution, est abolie.
D’ailleurs, on expliquera volontiers que les cultures, les visions du monde, ne se superposent
pas ; la rationalité occidentale, notamment, n’ayant aucune universalité. Qui croirait cependant
que la hutte gauloise et le château de Chambord sont des réalisations de même envergure ? En
les juxtaposant, n’invite-t-on pas à conclure que les hommes capables de produire l’une
étaient incapables de réaliser l’autre ? On se retrouverait ainsi à énoncer une absurdité (« nos
ancêtres gaulois étaient aussi savants que nous en matière d’architecture ») au nom d’un
interdit (il est interdit de poser qu’un groupe humain est inférieur à un autre), dont on peut
cependant se demander s’il n’aboutit pas à faire de différences momentanées des différences
de nature.
125
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
Le relativisme bien pensant de notre époque peut-il vraiment croire qu’il évite de
placer les hommes le long d’une échelle de valeurs intangibles dès lors qu’en évacuant
l’évolution il leur interdit de se rejoindre dans l’histoire ?
Nous ne pensons pas facilement le relativisme des qualités que nous prêtons aux êtres et cela
nous empêche de comprendre véritablement l’idée d’évolution.
Ce dont nous avons le plus de mal à nous convaincre, il est vrai, c'est la relativité des
qualités. Ainsi, un exemple parmi beaucoup d'autres, le système éducatif français, très sélectif
et qui forme des élites régnant sans partage à pratiquement tous les échelons de pouvoir du
pays. Après plusieurs sinistres financiers et industriels majeurs, ces élites ont été au milieu des
années 90 sévèrement critiquées. On a souligné notamment leur éloignement des réalités, leurs
insuffisantes capacités d'écoute, etc. Mais on n'est cependant pas allé jusqu'à mettre en
question les qualités intellectuelles censées faire d'elles des élites. Personne n'est allé jusqu'à
dire que le système éducatif français tournait peut-être à vide et se trompait, sélectionnant des
esprits communs auxquels il fait croire qu'ils sont exceptionnels. C'est que, d'un commun
entendement, nous ne concevons pas qu'une sélection s'exerce pour déterminer selon ses
propres critères des qualités - auquel cas elle pourrait très bien s'aveugler. Elle est là,
pensons-nous, pour révéler, pour prouver ces qualités comme si celles-ci existaient en soi.
Qu'un système sélectif n'établisse finalement rien d'autre que sa propre possibilité, c'est là
toute la difficulté du darwinisme, qui explique nombre des confusions qu'il a généré.
Par ailleurs, que la critique de l’élitisme français soit en l’occurrence demeurée plutôt
timide ne saurait étonner. Car on ne peut considérer que le darwinisme social a simplement
disparu - ne trouvant plus refuge que dans des courants relativement marginaux comme la
sociobiologie (voir ci-après) - parce qu’on se serait fermement convaincu de sa fausseté. Il est
plutôt devenu assez inutile - ce qui est l’indice que les mêmes idées ont sans doute trouvé à
être défendues d’autres façons.
Quel était l’enjeu en effet à défendre le darwinisme social ? Face aux discours
socialisants et face au marxisme notamment, il fallut, à partir du dernier tiers du XIX° siècle
trouver une manière de dire qu’une société produisant massivement des inégalités et de la
126
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
pauvreté ne le faisait pas à travers la violence et les abus de ses principaux bénéficiaires mais
suivait seulement un ordre des choses naturel et finalement inévitable. Ainsi une question
explosive était-elle évitée, que nous-mêmes n’évitons de trop poser que dans la mesure où
nous voulons croire que les mieux servis ont été justement sélectionnés et méritent par leur
travail leur destin significativement différent. Dans nos sociétés, l’affairement des puissants
va donc de soi et la valeur des meilleurs diplômes ne saurait être discutée - qui osera disputer
de l’intelligence de quelqu’un ayant réussi une grande école ? Education et travail sont ainsi
devenus des valeurs de différenciation avant tout, validant des différences quasi naturelles
entre individus – “quasi”, car on expliquera volontiers en même temps que ces différences
sont acquises, socialement déterminées.
Ces points ne peuvent être développés ici. Mais, en gros, pour assurer la paix sociale,
plutôt que d’expliquer au plus grand nombre qu’ils étaient tarés, il suffisait de demander aux
riches et aux puissants de faire les meilleures études et d’être affairés. Ils l’ont fait sans
grandes difficultés. Depuis, tout va bien...
**
C) Le sens de l’évolution
3. 2. 19.
Lamarck et Darwin face à l’idée d’évolution.
Finalement, quel est le point de vue de Darwin sur l’évolution ? Pour lui, toutes les
espèces d'un même genre descendent d'une source commune. A l'origine de la vie sur la Terre,
on peut donc concevoir un ou plusieurs centres de création (L’Origine des espèces, chap. XII).
Les espèces se transforment les unes dans les autres. Mais évoluent-elles ? Sur ce point,
Darwin ne fournit pas de réponse claire. Dans son ensemble, l'organisation progresse, écrit-il
(chap. XI). Les habitants de chaque période ont vaincu leurs prédécesseurs dans la lutte pour
l'existence et ils occupent une place plus élevée qu'eux dans l'échelle de la nature, leur
conformation s'étant en général plus spécialisée.
C'est qu'il faut rappeler que la sélection naturelle ne se contente pas stricto sensu
d'assurer l'adaptation aux conditions extérieures. Elle n'élimine pas seulement les individus
127
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
défavorisés comme les monstres mais sélectionne les individus les plus favorisés. Reste qu'on
ne trouve nullement chez Darwin une tendance des vivants à la complexification comme chez
Lamarck. S'il reconnaît une telle complexification, il n'en fait pas une loi. L'évolution n'est pas
contestable pour Darwin mais elle n'est pas une échelle de valeurs à laquelle serait soumise
l'histoire de la vie. C'est un processus qui appartient pleinement au vivant et non une norme
vis-à-vis de laquelle on pourrait juger de ses succès. Le vivant évolue. Il ne suit pas une
évolution. Darwin est beaucoup plus transformiste que Lamarck et ce dernier beaucoup plus
évolutionniste que Darwin326. Lequel, s'il reprend à Lamarck l'idée que la classification des
espèces doit être généalogique, admet également que c'est selon une complexification
progressive que rien, finalement, ne justifie dans son modèle : une spéciation par régression
adaptative y serait tout à fait possible.
Darwin, en d’autres termes, ne fut pas le grand défenseur de l'évolutionnisme, comme
put l'être Herbert Spencer. Ainsi, c'est malgré ses principes qu'il prêta son nom au
"darwinisme social".
La "théorie de l'évolution" de Darwin n'est pas évolutionniste.
Et elle ne peut l'être car pour Darwin et à la différence de Lamarck, pour lequel le
vivant se transforme, l'évolution n'a plus de sujet : ni l'individu, ni même l'espèce, qui pour
être les acteurs de l’évolution n’en sont pas moins pliés aux vicissitudes de l'adaptation, ainsi
qu'aux incessantes variations qui affectent leur propre nature. A la limite, s'il y a un sujet de
l'évolution chez Darwin, c'est la vie elle-même ou le vivant. Des termes qui n'apparaissent
cependant pratiquement pas dans son œuvre.
Or c’est précisément en tout ceci que la théorie darwinienne représente un apport
considérable dans l’histoire des idées et c’est en ceci que le darwinisme fut le plus mal
compris.
Un tournant gigantesque dans l’histoire des idées.
326
Voir A. Pichot op. cit., p. 846.
128
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
L'Origine des espèces n'explique pas vraiment la transformation des espèces - comme
Lamarck s'y efforçait, quoique, nous l'avons vu, assez confusément - mais en rend compte
selon un scénario historique vraisemblable.
Scientifiquement, ses acquis sont un peu maigres : un principe passablement théorique
de sélection naturelle, appuyé sur une mystérieuse variabilité des individus et une
problématique hérédité des caractères acquis. Philosophiquement, néanmoins, elle marque un
tournant gigantesque dans l'histoire de la pensée, fournissant un modèle selon lequel l'ordre
du vivant n'a plus besoin que de lui-même pour expliquer ce qu'il est, sans destination ni
finalité extérieure. Chaque individu n'est ce qu'il est que déterminé par le poids de toute une
histoire. Il n'est que ce que ses ascendants sont devenus. Il est soumis à une évolution sans
avoir aucune prise sur son propre devenir, lequel est parfaitement contingent. Pour la première
fois, sans doute, il était possible de penser un monde non pas sans direction, comme chez
Epicure mais dont la direction, incontestable, n'a pas d'autre fin qu'elle-même. Sans même une
Nature éternelle pour en assurer la cohésion d’ensemble.
Le catastrophisme moderne ou la confusion entre contingence et hasard, entre évolution et
progrès.
On comprend facilement la portée de telles idées dans le contexte de l'athéisme
militant du XIX° siècle. Cela explique l'engouement et, de là, le dogmatisme avec lesquels
certains embrassèrent la cause du darwinisme ; auquel, sur ce point, seul le freudisme peut
être comparé. Au total, cependant, on aura souvent confondu contingence et hasard, évolution
et progrès. Jusqu’à se complaire à célébrer le jeu du hasard et de la nécessité.
De là un catastrophisme devenu très courant de nos jours : si un météore n’avait heurté
la Terre, si sa trajectoire avait été un tant soit peu modifiée, les dinosaures n’auraient pas
disparu, les mammifères n’auraient pas conquis la planète et nous ne serions pas là…
Cela cependant ne représente qu’une sorte de finalisme à l’envers, loin de ce que l’idée
d’évolution invite à considérer : que ce dont nous sommes porteurs parmi les vivants - la
pensée conceptuelle notamment - ne nous est pas propre mais pouvait apparaître, puisqu’elle
est apparue, au titre d’une potentialité de la vie. Une potentialité dont on ne peut même pas
dire qu’elle s’est manifestée à travers nous, puisque elle est nous, certaines conditions ayant
prévalu. L’idée d’évolution nous invite à considérer que l’homme n’est pas un être que la
129
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
nature voulait mais un être que la vie a fait. La vie, dès lors, pouvait sans doute faire sans
nous mais ne nous a pas fait au hasard.
Un auteur se demande si les espèces qui ont disparu lors des extinctions massives de
l'histoire de la vie étaient moins bien adaptées ou adaptables que celles qui ont survécu ou si
elles ont simplement eu moins de chance. Cela revient à demander, déclare-t-il, si nousmêmes sommes supérieurs aux autres espèces ou si nous avons seulement eu beaucoup de
chance327. Mais cette question n’a guère de sens du point de vue de l’évolution car qui est ce
“nous” que l’on conçoit indépendamment de tout ce qui l’a produit ? Nous n’avons pas eu de
chance car nous n’étions alors tout simplement pas !
Si nous sommes, c’est que le hasard a pu être vaincu !
Cette vision intemporelle de nous-mêmes, que suppose toute interprétation de
l’histoire de la vie en termes de hasard comme en termes de finalité, s’oppose à l’idée
d’évolution. Laquelle invite au contraire à considérer que si nous sommes, tels que nous
sommes, le hasard en ceci a été minime, puisque nous nous inscrivons au terme d’une très
longue histoire, soumise à de nombreuses vicissitudes. Mais nous avons beaucoup de mal à
nous représenter comme des êtres historiques. Dès lors que quelque chose nous est acquis,
nous considérons volontiers qu’il va de soi et nous revient de droit. Nous en oublions le
devenir. Les valeurs, notamment, dont nous ne nous étonnons jamais que tous ne les partagent
pas spontanément que dans la mesure même où nous oublions que nous-mêmes les avons
reconnues lentement.
Certes, rien de factuel ne nous permet de dire que nous étions voulus dès le départ et
que notre forme était prévue. Cependant, à travers les nombreuses éliminations qui jalonnent
l’histoire de la vie et font partie de son avancée naturelle nous avons bien été choisis ; ce
choix reposant uniquement sur un processus évolutif dont le caractère majeur, en dernier
ressort, est d’avoir produit une apparition progressive des formes vivantes. En ce sens, nous
ne sommes pas les sujets de l’évolution – nous ne l’avons pas conduite - mais pouvons fort
bien nous considérer - au stade présent - comme son fleuron ; ce qu’elle a produit de plus
327
Voir D. M. Raup De l'extinction des espèces, 1991, trad. fr. Paris, Gallimard, 1993.
130
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
complexe et de plus fragile, au vu de vicissitudes historiques face auxquelles certaines formes
plus rudimentaires étaient sans doute mieux adaptées.
Nous sommes membres d’une série, dont rien ne nous permet de croire qu’elle
s’achève avec nous, sous la forme que nous avons à présent, laquelle nous relie d’ailleurs aux
autres vivants. Par bien des traits, nous sommes des vestiges. Et notre forme préfigure en
même temps un avenir du vivant que nous ne saurions lire dès à présent. Cela, Darwin l’a
particulièrement souligné à travers son étude sur L’expression des émotions chez l’homme et
les animaux (1872328).
*
Nous sommes des vestiges.
Dans cet ouvrage, Darwin s’attache non seulement à montrer la continuité de nos
expressions avec celles d’autres animaux - les singes notamment. Mais il veut encore en
souligner la part de contingence : ce que nous jugeons éminemment expressif obéit d’abord à
des nécessités circulatoires et respiratoires. Nous haussons les sourcils. Nous contractons les
muscles autour des yeux. Cela passe pour être le signe d’une contention d’esprit. Mais cela
répond d’abord au souci de protéger nos yeux contre les effets de la pression sanguine lors
d’efforts respiratoires.
Beaucoup de ce que nous jugeons éminemment humain devait être à l’origine
directement utile et ne correspond plus en nous qu’à des mouvements largement involontaires
: les pleurs, le rire, le sourire, les rougeurs, le baiser. Notre passé ressurgit en ces occasions. Il
nous dépasse. De sorte que l’évolution invite à nous découvrir sous le registre de l’étrangeté :
notre forme, nos organes, nos gestes sont des vestiges. Au fond, nous ne les comprenons pas !
Nous pouvons ne pas pleinement nous reconnaître en eux. Ils ne sont pas pleinement nous et
notre propre forme peut nous paraître étrange. Comprendre l’évolution, quelque part, c’est se
regarder comme un bizarre animal ; se surprendre par exemple d’avoir des oreilles et se
328
trad. fr. Paris, Reprint Ed. Complexe, 1981.
131
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
demander pourquoi nous avons des cheveux ! C’est comprendre sa propre insertion au sein
de la continuité historique d’une espèce. Par quoi l’espèce n’est rien de figé. Elle n’est pas
une substance mais une catégorie fondamentalement historique, évolutive.
Dans une lettre, Flaubert parle du « ridicule intrinsèque à la vie humaine qui ressort du geste le plus
ordinaire ». Jamais, affirme-t-il, je ne me fais la barbe sans rire. Tout ça me parait bête. Mais tout cela est fort
difficile à expliquer (A Louise Colet, août 1846).
Notre individualité n’éclot jamais que dans une matière lestée d’un passé oublié mais
qui nous agit pourtant. Cette détermination est celle de l’espèce : seule catégorie applicable à
un être dont l’essence est mobile puisque au sens darwinien elle rassemble l’affiliation
strictement déterministe à un genre en même temps que la possibilité d’une nette différence
individuelle.
Ce que signifie notre statut d’êtres vivants.
Fixant le cadre de notre propre phénoménalité, prononcer notre rattachement à une
espèce revient à bien plus qu’à définir les contours généraux de notre forme. L’espèce nous
fait exister à une place précise au sein d’une série, de sorte que nous pouvons nous imaginer
autrement que nous-mêmes et ailleurs mais en ceci non pas nous-mêmes justement, comme
nous sommes. Ce dont l’idée d’évolution doit nous convaincre, si nous l’adoptons, c’est qu’il
est vain d’imaginer que nous aurions pu naître autrement ou à un autre moment. Nous
n’existons qu’au sein d’un flux de vivants où chaque place est comptée puisqu’il est
contingent.
En ce sens, un auteur, Gilbert Simondon s’est particulièrement attaché à définir le
statut de l’individu vivant (L’individu et sa genèse physico-biologique, 1964329).
Si l’espèce est prise pour élément de base de l’évolution, l’individu vivant repose tout
entier sur une opération d’individualisation, souligne G. Simondon. Il n’existe pas de soi. Si
329
Paris, PUF, 1964. Pour une présentation générale de cet auteur méconnu, voir P. Chabot La philosophie de
Simondon, Paris, Vrin, 2003.
132
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
nous sommes membre d’une espèce, nous sommes une réalité relative. L’espèce est par
rapport à nous comme notre première phase pré-individuelle et, en nous, continue à porter nos
différentes phases d’existence. Nous répondons en effet à un programme : nous ne sommes
pas nous-mêmes à tout moment, ni de la même façon du début à la fin de notre vie. Nous
n’épuisons pas d’un seul coup tous les potentiels de notre réalité pré-individuelle. L’espèce ne
définit pas une essence suffisamment stable pour que nous puissions jamais être vraiment
totalement nous-mêmes. Le temps nous agit : même à titre individuel, nous évoluons ! Nous
ne cessons de dérouler des déterminations qui, venant de notre passé, nous échappent et nous
mènent, en même temps que nous actualisons, au gré des sollicitations extérieures, ce qui,
peut-être, est un gage pour l’avenir. Nous sommes en fait très exactement la rencontre
singulière d’une espèce et d’un milieu.
Simondon entend montrer que tout phénomène d’individualité dans le monde physique relève d’une
même réalité : des phénomènes quantique aux formes vivantes et même, au delà, psychiques et collectives. Nous
nous limiterons ici aux indications apportées pour les vivants.
L’être n’est pas substance mais système.
Les vivants existent par phases. Leur identité n’est pas figée dans le temps. Elle n’est
jamais suffisamment ferme pour définir les contours d’une substance. Produit à travers
quelques opérations limitées en nombre, un objet technique représente peut-être une substance
mais non pas un vivant dont l’activité d’individualisation demeure permanente. Bien loin de
n’être qu’un simple automate réglé pour maintenir un certain nombre d’équilibres, l’être
vivant amplifie sans cesse son individualisation initiale. Il poursuit sa propre propagation. Il
veut être et cela lui confère une intériorité - un psychisme même - chez les animaux les plus
rudimentaires, c’est-à-dire la poursuite de l’individualisation vitale obligeant l’individu à
intervenir lui-même comme élément d’un problème par son action. Un psychisme qui ne
confère pas seulement une intériorité mais définit le vivant comme sujet – comme tel !
Pas plus que celle de substance, la notion de forme ne suffit à caractériser le vivant et les réalités
physiques individuelles car elles ne saisissent aucunement l’une et l’autre le potentiel qui les porte. Simondon
parle plutôt de transduction et de métastabilité pour décrire les processus d’individualisation, vivants ou non :
133
Le Vademecum philosophique.com L’évolution I
une activité qui se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine en fondant cette propagation sur une
structuration opérée de place en place du domaine330.
En lui-même, l’individu représente une réalité partielle, incomplète dont le seul destin
possible est la mort.
L’individualisation est une relation qui met en valeur, dans un contexte particulier, le
potentiel d’un système. L’adaptation en ce sens fait l’individu, le désigne comme sujet porteur
d’une dimension nouvelle (p. 235 et sq.). L’individu n’est pas un être mais un acte et
l’évolution non pas un processus de perfectionnement mais d’intégration. Mais tout ceci ne se
fait pas sans reste. Il y a quelque chose d’insoluble dans la problématique vitale et c’est
l’individu lui-même qui, de soi, n’a pas d’avenir ; qui ne peut que vieillir, s’alourdir du poids
des résidus de ses opérations. De plus en plus stable et de plus en plus ancré dans sa propre
individualité, l’individu n’est plus rien pour son espèce. Il est promis à la disparition. Par là se
marque sa dépossession et le fait qu’il n’est pas le sujet dernier de son propre devenir : il est
finalement à lui-même sa propre extériorité.
Au delà, les espèces elles-mêmes se dissolvent finalement dans l’évolution, dont le
véritable sujet ne peut être que la vie. Ce que peu d’auteurs, étrangement, auront conçu - et
parmi eux, Henri Bergson particulièrement (voir 3. 3. 45.). Simondon en tire cette conclusion
ontologique : l’être est plus riche que la cohésion à soi.
Une formule par rapport à laquelle peuvent être appréhendées notre essentielle
continuité et notre radicale différence par rapport aux autres vivants et donc notre inscription
dans le règne animal.
*
**
330
Voir I. Stengers Pour une mise à l’aventure de la transduction in (collectif) Simondon, Paris, Vrin, 2002.
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