Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. Martina Olivero* Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht Résumé: En 1924, avant même qu'il produise ses œuvres majeures, Walter Benjamin rencontre en Italie la dramaturge lettone Asja Lacis. Celle ci représente pour le philosophe allemand l'une des rencontres les plus significatives, d'abord d'un point de vue sentimental car elle devient l'une des trois femmes les plus importantes de sa vie. Ensuite, sur le plan politique, car elle l'initie au marxisme, auquel le philosophe reste fidèle même pendant le Troisième Reich, le poussant à l'exil. Et enfin, last but not least, puisque c'est précisément à partir des conversations autour du travail de Lacis que Benjamin mature sa propre vision d'un théâtre militant. Ensuite, à travers la découverte, plus connue, du grand théâtre de Bertolt Brecht, cette pensée devient encore plus approfondie, jusqu'à embrasser le nouveau concept de «théâtre épique». Intention pédagogique, interruption dialectique, conscience collective et libération du geste sont parmi les images de la théorie matérialiste de Benjamin sur le théâtre. Mots-clés: théâtre, geste, espace, esthétique, politique. Abstract: In 1924, even before he had written his most famous essays, Walter Benjamin met in Italy the Latvian playwright Asja Lacis. For the German philosopher, it would be one of the most significant episodes in his existence, first of all in a sentimental way because she would become one of the three most important women in his life. Secondly, in a political point of view, as for the very first time she initiated him to Marxism, to which he would be loyal even during the Third Reich, pushing him to exile. Eventually, last but not least, because it is from these conversations with Lacis that Benjamin matured his own vision of a militant theatre. After that, with the most known discovery of Brecht's theatre, this reflexion became even more accurate, until embracing the new concept of an epic theatre. Pedagogic intention, dialectical interruption, collective consciousness and liberation of the gesture are between the images of Benjamin's materialistic theory on theatre. Keywords: theatre, gesture, space, aesthetics, politics. * Doutoranda no Institut ACTE-CNRS. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. E-mail para contato: [email protected]. 234 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. Benjamin a été initié au marxisme par Asja Lacis qu'il rencontre à Capri en 1924, dans la période où il travaillait à sa thèse d'État, qui fut d'ailleurs refusée, sur l'Origine du drame baroque allemand (Berlin, 1928). Cette femme, directrice et actrice lettone de théâtre, est pour le philosophe l'une des rencontres les plus importantes de sa vie et une des trois femme à l'avoir le plus marqué d'un point de vue sentimental et intellectuel. Pendant une grande partie de son existence, elle travaille sur la conception et la mise en oeuvre d'un théâtre prolétaire pour enfants. Pour ces enjeux, elle joue un rôle essentiel dans la conversion de Benjamin vers ce qu'il appelle «le communisme radical». Femme de théâtre et révolutionnaire politique, Lacis parle dans son récit Profession révolutionnaire (1971), traduit pour la première fois en France par Philippe Ivernel pour le Presses Universitaires de Grenoble (1989), d'un «Octobre théâtral», pour souligner la volonté de suivre, par le moyen artistique, ce qui avait été réalisé politiquement dans la Révolution d'Octobre de 1917. Un théâtre révolutionnaire ou une révolution dans le théâtre, qu'elle même résume de cette façon: “le théâtre sortait dans la rue et la rue entrait dans le théâtre”.1 Le modèle de ses représentations est fourni par La Prise du Palais d'Hiver (1920) d'Evréinov à Petrograd pour le troisième anniversaire de la Révolution. Immense spectacle de masse en plein air, qui a connu l'intervention d'un nombre sans précédent de personnel (neuf mille entre artistes et figurants), La Prise du Palais d'Hiver retrace l'épisode clé de la révolution, qui voit dans la nuit du 25 et 26 octobre 1917 l'assaut au siège du gouvernement provisoire à Saint-Pétersbourg. Á ce fin, Annekov, le décorateur en charge, intervient directement sur le lieu choisi pour la représentation, la place Ouritski à Saint-Pétersbourg, où deux estrades sont construites sur les deux côtés du bâtiment de l’État-Major. Cette intervention traditionnellement décorative devient architecturale et s'insère dans le tissu urbain de la ville, laquelle compte pour l'occasion une forte présence militaire tout autour de la place. Depuis son début, le spectacle est animé par des tirs de canons et de mitrailleuses, qui s'emparent de la scène finale. Gayraud la décrit de la façon suivante: Des sirènes de bateau se font entendre, le drapeau rouge flotte au fronton du bâtiment. Un feu d’artifice est lancé depuis la place avec pluie d’étoiles rouges, puis l’Internationale se fait entendre. À la fin du troisième couplet, les troupes 1 Asja Lacis, Profession révolutionnaire, Presses Universitaires de Grenoble, 1989, p. 43. 235 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. paradent sur la place, portant des flambeaux2. L'orchestre est composée de cinq cents musiciens et dirigée par Dimitri Tiomkine, musicien proche de Prokofiev. Le public, aussi nombreux, fut estimé à 60.000 spectateurs. De ce spectacle a ainsi été tiré un film (studio Lenfilm, 1920), composé d'images directement filmées pendant la représentation théâtrale et d'autres provenant de reconstructions précédentes. Certaines d'entre elles, en particulier celles de la foule dans l'assaut final au Palais, furent ensuite incluses dans le film symbole de la révolution russe de 1917, Octobre (1927) de Sergueï Eisenstein. Le film, ainsi que le spectacle précédent, sont interprétables comme des actions de propagande de masse voulues par les autorités révolutionnaires. Pour Lacis, ils représentent des modèles, sur lesquels elle réalise son propre théâtre. En effet, c'est à l'occasion d'une mission à Orel, en Russie, en tant que metteuse en scène pour le théâtre municipal, qu'elle entre en contact avec un autre sujet de la rue: les enfants abandonnés. Leur réalité est misérable: violents, avec les visages noirs, les vestes trop grandes, les yeux vides... Bref, des enfants sans enfance. “Impossible de rester indifférente, je devais à tout prix entreprendre quelque chose, et comprenez bien que les chansons et les rondes n'étaient plus un remède suffisant”.3 Lacis pense alors à une activité qui puisse les impliquer intégralement, attirer leur attention et redonner vie à leur yeux sombres, et arrive à une conclusion: rien d'autre que le théâtre aurait pu les sauver. C'est à partir de cette intuition qu'elle entreprend l'expérience d'une vie, celle qui constitue aussi l'originalité de sa poétique du théâtre révolutionnaire. Á travers le moyen dramatique, Lacis s'engage dans une vraie éducation esthétique des enfants: il ne s'agit pas seulement de leur faire jouer des rôles mais d'affiner l'oreille à travers la musique, éduquer l'œil avec la peinture et former les mains grâce à la sculpture et au modelage. Il faut ensuite entrainer la langue avec la diction, le corps avec la gymnastique et enfin apprendre l'art de l'improvisation. Á travers un travail patient, les gestes deviennent petit à petit naturels, désinvoltes, spontanés. L'objectif de Lacis est de bouleverser l'éducation bourgeoise, unilatérale, qui se préoccupe de développer la seule capacité productive et oublie toute éducation esthétique. Sa critique s'adresse à une logique qui ne s'intéresse qu'au résultat, qui ne 2 Régis Gayraud, “Les actions de masse des années 1920 en Russie: un nouveau spectacle pour la révolution”, Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 367 | janvier-mars 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 05 octobre 2016, [11]. URL: http://ahrf.revues.org/12448; DOI: 10.4000/ahrf.12448 3 Gayraud, op. cit., p. 45. 236 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. pousse qu'à la performance et où toute joie de la mise en oeuvre est enlevée. En ces termes et avec ces objectifs, le travail de Lacis se configure comme une éducation esthétique prolétarienne des enfants. Sa sensibilité culturelle et artistique permet de réaliser une éducation de haut niveau qui a pour but de libérer du processus bourgeois de pure et simple productivité. C'est ainsi qu'à Capri, où Benjamin et Lacis se rencontrent pour la première fois, le philosophe adhère au projet de la metteuse en scène et lui propose de rédiger son Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien4. De ce texte, fortement idéologique, où Benjamin montre qu'il croit profondément au projet artistique, éducatif et propagandiste de Lacis, existent deux versions, dont seulement la seconde nous est connue. Dès sa Remarque préliminaire, Benjamin identifie l'objet du manifeste dans l'éducation de classe des enfants prolétariens. Celle ci se distingue de façon nette par rapport à son équivalent bourgeois, et en premier lieu pour ce qui concerne la méthodologie. Plus que suivre les dernières découvertes en matière de pédagogie et de psychologie enfantine, il faut, dans l'éducation prolétarienne, prévoir un cadre dans lequel agir. Ce cadre, de la quatrième à la quatorzième année de l'enfant, est identifié dans le théâtre d'enfants, où la vie entière de l'enfant est mise en jeu dans un champ limité, celui, unique, du théâtre. Voici exprimé dans la deuxième section du manifeste, Schéma de la tension, le deuxième élément de distance avec la représentation scénique bourgeoise, uniquement déterminée par le profit et ayant comme seul but celui de la sensation. La société bourgeoise refuse toute éducation théâtrale de l'enfant parce qu'elle craint les forces vives que celle ci est capable de réveiller: sur la scène prolétarienne, au contraire, jeu et vie deviennent une seule et même chose. Dans le théâtre prolétarien en effet, le spectacle en soi n'est pas le souci principal, celui ci étant plutôt représenté par les gestes qui ont lieu sur scène, les forces mises en jeu et leur résolution. L'éducation de l'enfant ne comporte aucune intervention directe de la part des éducateurs, qui n'interviennent dans le jeu d'enfants que de façon indirecte: ils donnent le sujet et la trame des actions, fournissent les matériaux avec lesquels travailler mais n'opèrent aucune influence morale. La supériorité du savoir et du vouloir, laisse sa place à l'observation, seul vrai principe de l'éducation. Devant elle, chaque geste devient signification d'un monde où l'enfant vit et commande, et non pas le signal de l'inconscient, du refoulement, d'un univers psychique (concepts que Benjamin réfère à la culture bourgeoise). Dans le théâtre prolétarien, le public n'est pas supérieur à qui 4 Lacis A., op. cit., pp. 50-57. 237 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. joue, c'est au contraire précisément ce qui se passe sur scène qui compte, mais encore plus le travail qui est accompli derrière, dans la rue et les laboratoires, pendant les mois qui précédent la représentation. Le théâtre d'enfants prolétarien n'est pas un théâtre pour les enfants, mais un théâtre joué par les enfants, qui se constituent en collectif. Son public doit lui aussi être un collectif, représenté par la classe et plus précisément par la classe ouvrière. Au centre de ce théâtre il y a le geste enfantin, que Benjamin explique en se référant aux Écrits sur l'art5 de Konrad Fiedler à propos du geste dans la peinture. Il s'agit ainsi d'un rapport direct entre les muscles de la faculté réceptive, exercée par l'œil, et ceux de la disposition créatrice, qui appartient à la main. Le théâtre d'enfants prolétaires n'est qu'une synthèse improvisée des gestes qui accompagnent les différentes formes d'expression: de la fabrication d'objets à la peinture, en passant par la récitation, la danse, ou encore la musique. Dans toutes ces activités, l'improvisation détient un rôle central, car elle appelle en cause l'imprévu: “elle est cette disposition d'où surgissent les signaux, les gestes signalisateurs”. 6 Ces gestes signalisateurs dont parle Benjamin naissent seulement dans l'espace imprévu, qui est celui propre aux enfants, ouvert par l'improvisation. “La performance enfantine recherche à vrai dire non pas l' "éternité" des produits, mais l' "instantané" du geste. Le théâtre, art de l'éphémère, est l'art enfantin par excellence”. 7 Pour Benjamin, c'est seulement grâce à la dimension enfantine fournie à travers le travail expérimental et révolutionnaire de Lacis, que le théâtre gagne son vrai sens, celui du geste réel, libre, instantané, imprévu. Dans la dernière section du manifeste, Schéma de la résolution, Benjamin aborde la dernière phase du théâtre d'Asja Lacis, celle, après la formation et l'éducation, de la représentation elle-même. Durant cette dernière, la moindre intervention de la part des éducateurs est interdite, la représentation étant “l'émancipation radicale du jeu que l'adulte est alors réduit à regarder”.8 Ce que la pédagogie prolétarienne veut garantir est le développement libre de l'enfant, son éducation de classe ne commence qu'à la puberté et devient une discipline seulement chez l'adulte. A l'inverse de l'éducation bourgeoise qui, elle, cherche surtout à annihiler l'enthousiasme chez les jeunes enfants lesquels, incapables d'être objets d'une propagande politique directe, se voient d'abord adresser les idéologies formelles de 5 6 7 8 Fiedler K, Essais sur l'art, Besançon, les Éditions de l'Imprimeur, 2002. Lacis A., op. cit., p. 55. Ibidem. Lacis, op. cit., p. 56. 238 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. l'idéalisme allemand dans le but d'introduire les concepts typiques de la classe bourgeoise. Au contraire, dans l'éducation prolétarienne, les formes et les contenus de la conscience de classe peuvent être introduits comme jeu mais ils n'exercent jamais une domination formelle. Le caractère révolutionnaire de ce type de théâtre est précisément l'inversion des rôles qu'il produit. Benjamin a recourt ici à l'image du carnaval, qui traditionnellement offre le spectacle d'un monde inversé: l'esclave joue le roi et le maitre sert l'élève. Dans cette représentation du geste spontané, l'enfant apprend aux adultes spectateurs d'une façon complétement imprévue. Voilà aussi son efficacité: la propagande est devenue gestuelle, réalité contre l'idéalité de “simples gesticulations pseudo-révolutionnaires” du théâtre bourgeois, dont l'effet meurt une fois que les spectateurs ont quitté la salle, alors que le geste spontané et libre vit dans l'enfant et parle à travers lui. Comme on a pu le voir, au centre du Programme, il y a la notion de geste, sur laquelle Benjamin retourne dans ses études sur le théâtre de Brecht, qu'il définie en tant que “théâtre épique”. “Le théâtre épique est gestuel. Pris au sens strict, le geste est le matériau, et le théâtre épique la mise en valeur pertinente de ce matériau” 9, souligne le philosophe dans ces Essais dédiés à l'œuvre du dramaturge allemand. Le geste est alors le premier grand facteur de continuité entre le texte du manifeste pour une éducation esthético-politique des enfants et les études sur Brecht, qui datent des années trente. En continuité avec le thème de la rue sur lequel insistait Lacis et le théâtre russe de la propagande révolutionnaire, ainsi que la réalité du geste sur laquelle Benjamin revient à plusieurs reprises dans le texte du Programme, dans le théâtre épique cette réalité est ultérieurement caractérisée: il s'agit spécifiquement de la réalité d'aujourd'hui. Avant, Benjamin, interpellé par le travail de Lacis en particulier, reconnaissait dans le théâtre prolétarien le vrai moteur de l'éducation esthéticopolitique de classe. Celui-ci voit dans la réalité du jeu le dispositif principal à travers lequel le collectif enfantin peut s'exprimer librement. Alors que le théâtre bourgeois se focalise sur le profit et la représentation, fuit la pratique du jeu (car elle finit par dévoiler les désirs réels de l'enfant) et la substitut avec la répétition encadrée des scènes. Au contraire, le jeu est considéré ici comme une chose bien sérieuse, à tel point que la souffrance jouée peut devenir réelle.10 Le théâtre prolétarien n'a nulle crainte de laisser jouer les enfants, et à l'opposé, essaye d'avoir le moins d'influence possible, et les 9 Benjamin W., Études sur la théorie du théâtre épique in Essais sur Brecht, Paris, La fabrique, 2003, p. 35. 10 Lacis, op. cit, p. 52. 239 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. observe libérer de leurs propres gestes signalisateurs. Or, dans l'étude sur Brecht, tout geste, même si inséré dans un drame à caractère historique, doit pouvoir parler aux hommes contemporains. De la réalité ludique à la réalité historique contemporaine, le sens du geste théâtrale repose sur le même concept: celui d'être un gestus présent11. Bien évidemment, pour des raisons historiques, on ne pourra pas emporter le geste du couronnement de Charlemagne que par imitation, et non par identification, mais toute gestuelle, y compris celle imitée, doit pouvoir être retrouvée dans le monde d'aujourd'hui. Le théâtre d'enfants comme le théâtre épique mettent en scène la réalité gestuelle. Plus un geste est habituel, réel, et moins il sera possible de le falsifier. Mais voilà le premier élément dialectique de cette gestualité: alors que les gestes du théâtre sont pris d'un flux vivant, ils nécessitent en même temps d'être encadrés. Alors, et autrement que dans la réalité, ils ont un commencement et une fin déjà fixés. Quand une action établie est interrompue, le flux originel des gestes est réinstauré, d'où un des caractères principaux du théâtre épique, notamment celui de l'interruption de l'action. Et Benjamin ajoute, “on peut déterminer (...) que sa fonction principale consiste dans certains cas à interrompre l'action – loin de l'illustrer ou de la faire avancer”.12 Mais la dialectique principale du théâtre épique est, selon Benjamin, celle du rapport entre connaissance et éducation. Et il est impossible de ne pas lire ici une référence à son texte sur l'éducation esthético-politique mise en place justement par le théâtre des enfants. Les connaissances du théâtre épique sur les qualités et le traitement du geste brut à faveur de sa mise en scène ont aussi un effet éducatif, ainsi que cet effet éducatif peut entrainer des connaissances soit sur les acteurs, soit sur le public. Ce qu'il faut absolument retenir est que pour Benjamin, et ce dans une optique matérialiste, le théâtre, mettant en scène la réalité des gestes, détient dans la société un rôle éducatif primaire. Le théâtre épique se diversifie du théâtre tragique, théorisé par Aristote, raison pour laquelle Brecht définit sa théorie comme non-aristotélicienne. Ce qu'il manque d'abord est la catharsis, la purification des passions que dans la Poétique était le but de la tragédie, à savoir celui de libérer de la crainte et de la pitié à travers la représentation de ces mêmes sentiments. Le théâtre brechtien, dont le fonctionnement est dialectique, comme on a pu le voir, plus que présenter des péripéties, de longues scènes qui impliquent émotionnellement le public, s'organise par saccades, comme par 11 Benjamin W., Études sur la théorie du théâtre épique, op. cit., p. 35. 12 Ibid, p. 36. 240 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. séquences cinématographiques. Brecht écrit: “Dans le théâtre épique, le cinéma prend une grande importance”.13 Et Benjamin ajoute: “Sa forme de base est celle du choc, par lequel des situations particulières de la pièce, bien distinctes les unes des autres, vont se heurter”.14 Ils se créent de cette façon des intervalles entre une séquence et une autre qui offrent aux spectateurs de l'espace pour la réflexion. On a ici à faire à un théâtre où artistique et politique s'entrelacent, et que Benjamin nomme “la scène de l'émigration”. Alors que le spectacle bourgeois ouvre surtout aux acteurs venant des conditions aisées, dans les mises en scènes brechtiennes des années trente, dont il est sujet ici, les acteurs et les collaborateurs du dramaturge sont pour la plus part issus d'un long exil, émigrés de l'Allemagne du troisième Reich après adhésion au communisme. On est en 1938, donc cinq ans après la fuite de Brecht vers Prague. Le départ de Brecht, avec sa famille et un groupe d'amis, qui quittent Berlin le 28 février 1933, fait suite à l'accusation de haute trahison menée par la police national-socialiste pendant la mise en scène de La Décision (Die Massnahme), où quatre communistes russes rentrent à Moscou après une mission de propagande en Chine. Pour donner un exemple concret du théâtre d'émigration Benjamin étudie la pièce Grand-peur et misère du Troisième Reich, écrite par Brecht entre 1935 et 1938 en collaboration avec Margarete Steffin. Il s'agit en effet d'un cycle de vingt-sept monoactes. Dans cette pièce, l'artistique rencontre véritablement le politique et ce, précisément à travers le thème de l'émigration. En effet, un comédien émigré ne peut pas jouer le rôle de l'assassin de ses camarades à travers le processus traditionnel d'identification, il doit mettre en place une prise de distance. Chacune des séquences avec lesquelles le drame est articulé n'a pas d'autres objectifs que de dissimuler le mensonge mis en place par la politique du Reich. Et en se référant à sa condition d'exilé, Benjamin affirme en 1938: Nous sommes dans un pays où l'on n'a pas le droit de prononcer le nom du prolétariat. Et dans ce pays, nous montre Brecht, le choses sont de telle nature que le paysan ne peut même plus nourrir son bétail sans mettre en jeu la «sécurité de l'État» («Le Paysan nourrit la truie») 15. Le théâtre épique de Brecht, plus et au delà de ses condamnations, montre 13 Brecht B., Extrait d'un ABC du théâtre épique, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000, p. 202. 14 Benjamin W., Le pays où il est interdit de nommer le prolétariat, in op. cit., p. 60. 15 Ibid, p. 63. 241 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. précisément au spectateur la précarité et l'extrême difficulté pour la classe prolétarienne de vivre et résister à l'époque du régime. Le thème de l'éducation, amplement développé dans le programme esthéticopolitique, est véritablement le caractère principal du théâtre épique, comme le souligne l'article “Théâtre et Radio” de 1932.16 Effectivement, alors que les deux, le théâtre et la radio, s'emparent du même objectif, celui de la cause politique, ils différent par le motif pédagogique. Ce qui distingue le cinéma, comme la radio, de la scène dramatique est l'utilisation de la technique. Avec des observations visionnaires pour l'époque, Benjamin dans les années trente a déjà saisit l'effet de masse des médias, leur surexposition17 et le rapport étroit qui lie leurs éléments matériels et spirituels aux intérêts du public, en cohérence avec les recherches sur le statut reproductible de l'oeuvre d'art qui aboutissent dans le premier texte de 1935. 18 L'originalité de ce penseur (à la différence de la condamnation tranchante menée par exemple par les membres de l'école de Francfort) est d'avoir saisi aussi, avec ses dérives et ses dangers, l'énorme potentiel de la culture de masse. Ce qui caractérise l'art dramatique est l'engagement des moyens vivants contre les dispositifs techniques de la radio. Mais deux différentes façons de mettre en place cet élément humain sont alors possibles. La première est celle réactionnaire du théâtre bourgeois qui, fermant les yeux devant la crise du monde politique, croit encore à l'harmonie inaltérée du tout, avec l'homme, son représentant, “au sommet de sa puissance, comme maître de la création, comme personnalité. (Et fût-il le dernier des travailleurs salariés.)”. 19 C'est un théâtre fier, sûr de lui, auquel appartiennent des pièces moralisatrices, un théâtre qui s'élève comme un symbole, une œuvre d'art totale et que Benjamin appelle “théâtre de culture et de distraction”.20 De l'autre côté, on trouve la scène progressiste, celle théorisée et réalisée pour la première fois par Brecht avec le théâtre épique. “Ce "théâtre épique" est tout à fait sobre, et d'abord face à la technique”. 21 Pour Benjamin, le rôle qui détient la gestuelle sur la scène brechtienne correspond à celui du montage dans la radio et le cinéma, alors qu'une opération technique se transforme en 16 Benjamin W., op. cit., pp. 117-121. 17 “(...) la radio représente par rapport au théâtre non seulement la technique la plus neuve, mais aussi celle qui est la plus exposée”, ibid, p. 118. 18 Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (Erste Fassung), in Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am Main, 1990, pp. 431-469; et L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisée, traduit par Pierre Klossowski, in Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am Main, 1990, pp. 709-739. 19 Ibid, p. 119. 20 Ibid, p. 119. 21 Ibidem. 242 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. événement humain. Le principe qui tient au théâtre épique, comme au montage cinématographique, est celui de l'interruption dialectique. La particularité est qu'ici, dans le théâtre progressiste, l'interruption a une valeur pédagogique. Comme l'on a vu, il faut interrompre une action pour qu'elle libère son matériel vivant, humain. Cela permet aussi au spectateur, d'un côté, de prendre les distances par rapport à l'action et à l'acteur, de l'autre, en regard de son rôle. De l'oeuvre d'art totale, on passe avec le théâtre épique à un «laboratoire dramatique», avec, au centre, l'homme pris et compris dans la crise qui, à partir des années trente, traverse, à partir de l'Europe, le monde entier. Ce qui se réalise ici est l'exposition d'une présence (des Anwesenden), qui disparait dans les dispositifs de la radio et du cinéma, où elle est soumise à la technique. Dans le théâtre épique, l'agir, accompli par la raison et l'exercice, acquit à nouveau son sens. C'est alors que la radio, en tant que moyen pour rassembler des gens qui partagent les mêmes intérêts, les mêmes désirs et qui appartiennent à la même classe sociale, est réhabilitée. C'est à dire seulement quand la technique s'adresse, comme le théâtre du geste, à l'humain. Ainsi, la scène de la culture (Bildung), celle de la formation des connaissances et du divertissement, se transforme dans la scène de la formation (Schulung) en tant qu'éducation au jugement et regroupement collectif. En d'autres mots, il faut que ces mêmes dispositifs techniques abandonnent la volonté de mettre en place une immense opération culturelle de masse pour gagner la réelle dimension de l'humain. Hélas, ça sera plutôt l'inverse qui se réalisera. Le thème de la formation et de l'éducation est déjà à l'ordre du jour dans le manifeste de Benjamin pour un théâtre d'enfants prolétarien. Il s'agit là d'une éducation s'opérant principalement sur deux plans: d'un côté esthétique et de l'autre politique, comme témoigne le sous-titre que Lacis donne au chapitre de son autobiographie dédié à l'expérience d'Orel: Programme d'une éducation esthético-politique (Benjamin)22. Or, le goût esthétique est éduqué à travers une pratique théâtrale multidisciplinaires, qui embrasse la musique, la danse, le dessin, la peinture, la scénographie, la sculpture, l'improvisation. Pourtant, il ne s'agit en aucun cas d'une éducation imposée par les adultes sur les enfants, le but étant celui de stimuler les jeunes protagonistes à développer leurs propres capacités suivant des lignes directrices. Dans cette pratique théâtrale, la formation pédagogique tourne autour du jeu et le spectacle n'est que l'aboutissement de l'éducation esthético-politique. Il ne 22 Lacis A, Orel 1918-19. Théâtre d'enfants prolétarien, in op. cit., p. 43. 243 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. s'agit point d'une éducation morale, les adultes n'exerçant au contraire qu'une influence indirecte sur les enfants. Ainsi, c'est eux mêmes, éducateurs et spectateurs à la fois, qui doivent être éduqués par le collectif enfantin à travers la pratique d'une observation attentive. Au contraire de l'amour sentimental basé sur la supériorité du savoir et du vouloir, l'observation est, pour Benjamin, le vrai sens de l'éducation et porte en particulier sur les gestes de l'enfant, gestes qui sont signaux du monde dans lequel il vit et agit comme un vrai dictateur. L'objectif de l'éducation est en effet celui de libérer ces signaux enfantins de la pure imagination, et celui de la doctrine des signaux de connaitre cette dimension inconnue où les enfants s'expriment librement. Le spectacle alors, vraie épreuve d'observation pour le public, représente pour les enfants le véritable moment créatif dans le processus d'éducation où le jeu s'émancipe radicalement des adultes. Le public que Brecht souhaitait pour son théâtre épique est détendu, relâché, dans le même état d'esprit d'un lecteur qui lit son roman allongé sur le sofa. Néanmoins, à la différence de celui ci, le spectateur du théâtre n'est jamais seul avec son texte mais se constitue en collectif qui se voit sollicité à une prise de position. Dans ce sens, la notion de collectif comporte, en plus qu'un partage d'intérêts communs, une militance politique et sociale, une propension à l'action commune. Benjamin avait déjà traité ce thème dans le Programme, quand d'une façon véritablement révolutionnaire, parlait d'un collectif enfantin pour indiquer les protagonistes du théâtre prolétarien. Mais aussi, il manifestait déjà à cette époque (autour de 1928) la nécessité qu'un collectif d'acteurs soit accompagné d'un collectif de spectateurs, un public organisé en tant que classe. Cela revient évidemment aux propos pédagogiques de ce théâtre. Le théâtre épique est un théâtre militant, dans le sens où son but est la formation d'un jugement, la réflexion, la prise de position et enfin éventuellement l'action commune. “Le théâtre épique s'adresse à des intéressés 'qui ne pensent pas sans motif'". 23 Benjamin souligne comme dans cette expression Brecht ne perde pas de vue les masses vers lesquelles, au contraire, il s'adresse pour faire apprécier son théâtre, non pas à travers la culture (Buildung) mais à travers la formation (Schulung) et la conscience politique. De même, le public du Programme, parmi lequel, pour la seule et première fois on contemplait en plus qu'un théâtre d'enfants des spectateurs jeunes eux aussi, était décrit de la même façon comme attentif et observateur. Et de ce fait, il a été 23 Benjamin W., Que'est ce que le théâtre épique? (2ème version), in op. cit., p. 38. 244 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. particulièrement important d'insister sur l'observation dans l'éducation benjaminienne. Le théâtre épique n'est pas un théâtre tragique. D'abord pour le déroulement du temps, où l'élément de l'interruption joue le rôle principal, ce qui empêche au récit des différentes actions de se développer sur une longue durée. Deuxièmement, à la place de la catharsis des émotions qui suit l'identification du spectateur au héros, se substitut l'étonnement dû à une précise situation dramatique. Plus que faire progresser des actions, le théâtre épique présente des états des choses, dans le sens d'une découverte. La découverte, menée par le dramaturge, Brecht à l'occasion, est opérée par distanciation des situations, à travers leur interruption. Le but, comme spécifié auparavant, est celui de pouvoir stimuler la mise en scène des gestes, d'un côté et de pousser à la réflexion qui participe à la représentation, de l'autre. “(...) l'interruption est un des procédés majeurs de toute mise en forme. Il dépasse amplement le domaine de l'art. Il est ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, à la base de la citation”. 24 Le rapport que Benjamin met en place entre la procédure de l'interruption du théâtre épique et la citation est très original. Il ajoute à l'étude sur le geste un ultérieur élément. La citation, on le sait, interrompt la fluidité textuelle. Ici, vu que la scène épique se déroule autour de la signification des gestes, il est inévitable qu'ils soient intéressés par le dispositif de l'interruption. Rendre les gestes citables, voilà une des prestations capitales du théâtre épique. Il faut que l'acteur sache espacer ses gestes comme un typographe espace les mots. Cet effet peut être atteint quand par exemple l'acteur en scène cite lui-même son geste.25 Le fait que les gestes soient interrompus et séparés les uns des autres sert justement à les rendre appréciables, pour qu'ils soient les vrais protagonistes de la scène. “Car plus nous interrompons un individu en train d'agir, plus nous obtenons de gestes”.26 Comme Benjamin le remarque dans le dernier paragraphe de Que c'est ce que le théâtre épique? (2) et qui nous éclaire peut être le plus sur sa vraie nature, le sens du théâtre épique doit être retrouvé dans la scène. On entend ici la scène en tant qu'élément structurel situé tout en bas de la fosse théâtrale, la skené, l'espace surélevé qui, à partir du VI siècle avant J.C., est réservé aux acteurs. Et bien, dans le 24 Ibid, p. 43. 25 Ibidem. 26 Ibidem. 245 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. théâtre épique la scène est toujours là, mais la différence, par rapport aux tragédies de l'ancienne Grèce, est qu'elle n'émerge plus d'un fond profond et insondable, où une fois étaient reconstruits les contours d'un paysage inconnu ou tracés les lignes d'un palais pour que le public ait une idée du décor de la pièce. Cet élément, qu'anciennement n'était point un espace «humain», passe d'un lieu réputé au décor à simple dressing pour les changements de masque, jusqu'à devenir l'endroit même qui héberge le jeu des acteurs, lesquels, donc, petit à petit, au cours des siècles de l'histoire du théâtre, s'emparent entièrement de cette surface. On pourrait réfléchir longuement sur la signification de ce processus de changement spatial, pour ce qui nous concerne on retiendra la fonction qu'il couvre dans le théâtre épique. Ici, la scène a en effet perdu les connotations qui faisaient imaginer un fond tridimensionnel, vague mais pourtant esquissé, mais aussi lieu de l'inconnu, qui restait partiellement invisible aux yeux des spectateurs pour devenir un véritable podium. Espace enfin conquit par les acteurs, entièrement visible, où les personnages sont mis en valeur, surélevés pour qu'ils soient plus facilement appréciés par le public. La scène est alors devenue un lieu connu, tiré de l'ombre à la lumière, un espace à mesure d'homme. Privée de sa profondeur et aussi de son incognoscibilité, la scène est désormais complétement étrangère à la fosse d'orchestre. Le théâtre épique est en effet son comblement, l'effacement de l'abîme qui, dans son architecture originaire, séparait ces deux lieux en face l'un de l'autre, mais pourtant communicants. Néanmoins, l'abîme représente aussi l'élément sacré, l'inconnu, ce qui reste par excellence dans l'ombre, le facteur originaire de la naissance tragique du drame. Or, alors que Camus espère dans la renaissance d'une époque tragique, par le retour du sacré dans l'époque contemporaine 27, le théâtre épique de Brecht et Benjamin, n'étant pas un théâtre tragique dans le sens aristotélicien, peut fleurir exactement par l'effacement du sacré, qui est opéré à travers le comblement de l'abîme entre scène et orchestre. Cela est possible parce que, dans le théâtre épique, la valeur artistique embrasse de façon égale l'intérêt politique, dans un souci, atypique pour une grande tradition théâtrale, qui est d'ordre exquisément pédagogique. L'abîme qui sépare l'acteur du public comme les morts des vivants, l'abîme dont le silence augmente le sublime du spectacle dramatique et dont la musique accroît l'ivresse à l'opéra, cet abîme qui, d'entre tous les éléments de la scène, 27 Camus A., Sur l'avenir de la tragédie in Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p. 1702 et suivantes. 246 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. porte la marque la plus indélébile de son origine sacrale, a perdu de plus en plus son importance.28 La scène, qui a comblé l'espace sacré de l'abîme, est devenue un podium. Camus dans un texte qui date de 1955 identifiait les époques tragiques comme une “transition entre les formes de pensée cosmique, toutes imprégnées par la notion du divin et du sacré et d'autres formes animées au contraire par la réflexion individuelle et rationaliste”.29 Le théâtre épique répond précisément à cette absence du sacré avec un nouvel engagement éducatif. Pour Croce les deux sciences qui séparent l’âge moderne de celle du Moyen Age et qui constituent le «sens» d'une époque sont l'économie et la politique, d'un côté, et l'art, de l'autre 30. Elles permettent à la logique formaliste de devenir expérimentale et inductive et à la morale transcendantale de s'occuper des passions, et non plus de les dénigrer. Pour le philosophe antifasciste de l'historicisme immanentiste, le sens signifie ce qui appartient à l'ordre sensible et intuitif et aussi ce qui n'est pas commandé par la morale, mais qui est en soi désiré, voulu, aimé. Pour Benjamin et la nouvelle époque théâtrale de Brecht, il s'agit de rebondir sur ces deux domaines de l'esthétique et de la politique et de passer à une étape ultérieure. Alors que pour Croce, l'esthétique et la politique légitiment l'histoire en tant que philosophie accomplie et en action, chez Benjamin, comme l'on a vu à travers sa pensée sur le théâtre, l'histoire devient le lieu même d'une militance, d'un changement social. La scène en tant que podium est alors (avec la dialectique de l'interruption, l'intention pédagogique et la dimension collective) l'image par excellence de la matérialité de sa philosophie du théâtre épique: celle qui délimite l'espace pour l'émergence libre et improvisé du geste performatif. 28 Benjamin, op. cit., p. 47. 29 Camus, op. cit., p. 12. 30 Croce B., Le due scienze mondane. L'estetica e l'economia, in Breviario di Estetica, Roma-Bari, Laterza, 1988, pp. 97-105. 247 Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht. Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016. Références Bibliographiques: BENJAMIN W., Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La fabrique, 2003. ________. L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisé, traduit par Pierre Klossowski, in Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am Main, 1990. BRECHT, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000. CAMUS A., Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 1962. CROCE B., Breviario di Estetica, Roma-Bari, Laterza, 1988. GAYRAUD R., « Les actions de masse des années 1920 en Russie : un nouveau spectacle pour la révolution », Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 367 | janvier-mars 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 05 octobre 2016, [11]. URL : http://ahrf.revues.org/12448 ; DOI : 10.4000/ahrf.12448. LACIS A., Profession révolutionnaire, traduit Universitaires de Grenoble, 1989. 248 par Philippe Ivernel, Presses