Martina Olivero

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Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht.
Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016.
Martina Olivero*
Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin.
Entre Asja Lacis et Brecht
Résumé: En 1924, avant même qu'il produise ses œuvres majeures, Walter Benjamin
rencontre en Italie la dramaturge lettone Asja Lacis. Celle ci représente pour le
philosophe allemand l'une des rencontres les plus significatives, d'abord d'un point de
vue sentimental car elle devient l'une des trois femmes les plus importantes de sa vie.
Ensuite, sur le plan politique, car elle l'initie au marxisme, auquel le philosophe reste
fidèle même pendant le Troisième Reich, le poussant à l'exil. Et enfin, last but not least,
puisque c'est précisément à partir des conversations autour du travail de Lacis que
Benjamin mature sa propre vision d'un théâtre militant. Ensuite, à travers la
découverte, plus connue, du grand théâtre de Bertolt Brecht, cette pensée devient
encore plus approfondie, jusqu'à embrasser le nouveau concept de «théâtre épique».
Intention pédagogique, interruption dialectique, conscience collective et libération du
geste sont parmi les images de la théorie matérialiste de Benjamin sur le théâtre.
Mots-clés: théâtre, geste, espace, esthétique, politique.
Abstract: In 1924, even before he had written his most famous essays, Walter
Benjamin met in Italy the Latvian playwright Asja Lacis. For the German philosopher, it
would be one of the most significant episodes in his existence, first of all in a
sentimental way because she would become one of the three most important women in
his life. Secondly, in a political point of view, as for the very first time she initiated him to
Marxism, to which he would be loyal even during the Third Reich, pushing him to exile.
Eventually, last but not least, because it is from these conversations with Lacis that
Benjamin matured his own vision of a militant theatre. After that, with the most known
discovery of Brecht's theatre, this reflexion became even more accurate, until
embracing the new concept of an epic theatre. Pedagogic intention, dialectical
interruption, collective consciousness and liberation of the gesture are between the
images of Benjamin's materialistic theory on theatre.
Keywords: theatre, gesture, space, aesthetics, politics.
* Doutoranda no Institut ACTE-CNRS. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. E-mail para contato:
[email protected].
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Benjamin a été initié au marxisme par Asja Lacis qu'il rencontre à Capri en
1924, dans la période où il travaillait à sa thèse d'État, qui fut d'ailleurs refusée, sur
l'Origine du drame baroque allemand (Berlin, 1928). Cette femme, directrice et actrice
lettone de théâtre, est pour le philosophe l'une des rencontres les plus importantes de
sa vie et une des trois femme à l'avoir le plus marqué d'un point de vue sentimental et
intellectuel. Pendant une grande partie de son existence, elle travaille sur la conception
et la mise en oeuvre d'un théâtre prolétaire pour enfants. Pour ces enjeux, elle joue un
rôle essentiel dans la conversion de Benjamin vers ce qu'il appelle «le communisme
radical». Femme de théâtre et révolutionnaire politique, Lacis parle dans son récit
Profession révolutionnaire (1971), traduit pour la première fois en France par Philippe
Ivernel pour le Presses Universitaires de Grenoble (1989), d'un «Octobre théâtral»,
pour souligner la volonté de suivre, par le moyen artistique, ce qui avait été réalisé
politiquement dans la Révolution d'Octobre de 1917. Un théâtre révolutionnaire ou une
révolution dans le théâtre, qu'elle même résume de cette façon: “le théâtre sortait dans
la rue et la rue entrait dans le théâtre”.1 Le modèle de ses représentations est fourni
par La Prise du Palais d'Hiver (1920) d'Evréinov à Petrograd pour le troisième
anniversaire de la Révolution.
Immense spectacle de masse en plein air, qui a connu l'intervention d'un
nombre sans précédent de personnel (neuf mille entre artistes et figurants), La Prise
du Palais d'Hiver retrace l'épisode clé de la révolution, qui voit dans la nuit du 25 et 26
octobre 1917 l'assaut au siège du gouvernement provisoire à Saint-Pétersbourg. Á ce
fin, Annekov, le décorateur en charge, intervient directement sur le lieu choisi pour la
représentation, la place Ouritski à Saint-Pétersbourg, où deux estrades sont
construites sur les deux côtés du bâtiment de l’État-Major. Cette intervention
traditionnellement décorative devient architecturale et s'insère dans le tissu urbain de
la ville, laquelle compte pour l'occasion une forte présence militaire tout autour de la
place. Depuis son début, le spectacle est animé par des tirs de canons et de
mitrailleuses, qui s'emparent de la scène finale. Gayraud la décrit de la façon suivante:
Des sirènes de bateau se font entendre, le drapeau rouge flotte au fronton du
bâtiment. Un feu d’artifice est lancé depuis la place avec pluie d’étoiles rouges,
puis l’Internationale se fait entendre. À la fin du troisième couplet, les troupes
1
Asja Lacis, Profession révolutionnaire, Presses Universitaires de Grenoble, 1989, p. 43.
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paradent sur la place, portant des flambeaux2.
L'orchestre est composée de cinq cents musiciens et dirigée par Dimitri Tiomkine,
musicien proche de Prokofiev. Le public, aussi nombreux, fut estimé à 60.000
spectateurs. De ce spectacle a ainsi été tiré un film (studio Lenfilm, 1920), composé
d'images directement filmées pendant la représentation théâtrale et d'autres provenant
de reconstructions précédentes. Certaines d'entre elles, en particulier celles de la foule
dans l'assaut final au Palais, furent ensuite incluses dans le film symbole de la
révolution russe de 1917, Octobre (1927) de Sergueï Eisenstein. Le film, ainsi que le
spectacle précédent, sont interprétables comme des actions de propagande de masse
voulues par les autorités révolutionnaires. Pour Lacis, ils représentent des modèles,
sur lesquels elle réalise son propre théâtre.
En effet, c'est à l'occasion d'une mission à Orel, en Russie, en tant que
metteuse en scène pour le théâtre municipal, qu'elle entre en contact avec un autre
sujet de la rue: les enfants abandonnés. Leur réalité est misérable: violents, avec les
visages noirs, les vestes trop grandes, les yeux vides... Bref, des enfants sans
enfance. “Impossible de rester indifférente, je devais à tout prix entreprendre quelque
chose, et comprenez bien que les chansons et les rondes n'étaient plus un remède
suffisant”.3 Lacis pense alors à une activité qui puisse les impliquer intégralement,
attirer leur attention et redonner vie à leur yeux sombres, et arrive à une conclusion:
rien d'autre que le théâtre aurait pu les sauver. C'est à partir de cette intuition qu'elle
entreprend l'expérience d'une vie, celle qui constitue aussi l'originalité de sa poétique
du théâtre révolutionnaire. Á travers le moyen dramatique, Lacis s'engage dans une
vraie éducation esthétique des enfants: il ne s'agit pas seulement de leur faire jouer
des rôles mais d'affiner l'oreille à travers la musique, éduquer l'œil avec la peinture et
former les mains grâce à la sculpture et au modelage. Il faut ensuite entrainer la langue
avec la diction, le corps avec la gymnastique et enfin apprendre l'art de l'improvisation.
Á travers un travail patient, les gestes deviennent petit à petit naturels, désinvoltes,
spontanés. L'objectif de Lacis est de bouleverser l'éducation bourgeoise, unilatérale,
qui se préoccupe de développer la seule capacité productive et oublie toute éducation
esthétique. Sa critique s'adresse à une logique qui ne s'intéresse qu'au résultat, qui ne
2 Régis Gayraud, “Les actions de masse des années 1920 en Russie: un nouveau spectacle pour la
révolution”, Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 367 | janvier-mars 2012, mis en
ligne le 28 septembre 2012, consulté le 05 octobre 2016, [11]. URL: http://ahrf.revues.org/12448;
DOI: 10.4000/ahrf.12448
3 Gayraud, op. cit., p. 45.
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pousse qu'à la performance et où toute joie de la mise en oeuvre est enlevée. En ces
termes et avec ces objectifs, le travail de Lacis se configure comme une éducation
esthétique prolétarienne des enfants. Sa sensibilité culturelle et artistique permet de
réaliser une éducation de haut niveau qui a pour but de libérer du processus bourgeois
de pure et simple productivité. C'est ainsi qu'à Capri, où Benjamin et Lacis se
rencontrent pour la première fois, le philosophe adhère au projet de la metteuse en
scène et lui propose de rédiger son Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien4.
De ce texte, fortement idéologique, où Benjamin montre qu'il croit profondément
au projet artistique, éducatif et propagandiste de Lacis, existent deux versions, dont
seulement la seconde nous est connue. Dès sa Remarque préliminaire, Benjamin
identifie l'objet du manifeste dans l'éducation de classe des enfants prolétariens. Celle
ci se distingue de façon nette par rapport à son équivalent bourgeois, et en premier lieu
pour ce qui concerne la méthodologie. Plus que suivre les dernières découvertes en
matière de pédagogie et de psychologie enfantine, il faut, dans l'éducation
prolétarienne, prévoir un cadre dans lequel agir. Ce cadre, de la quatrième à la
quatorzième année de l'enfant, est identifié dans le théâtre d'enfants, où la vie entière
de l'enfant est mise en jeu dans un champ limité, celui, unique, du théâtre.
Voici exprimé dans la deuxième section du manifeste, Schéma de la tension, le
deuxième élément de distance avec la représentation scénique bourgeoise,
uniquement déterminée par le profit et ayant comme seul but celui de la sensation. La
société bourgeoise refuse toute éducation théâtrale de l'enfant parce qu'elle craint les
forces vives que celle ci est capable de réveiller: sur la scène prolétarienne, au
contraire, jeu et vie deviennent une seule et même chose. Dans le théâtre prolétarien
en effet, le spectacle en soi n'est pas le souci principal, celui ci étant plutôt représenté
par les gestes qui ont lieu sur scène, les forces mises en jeu et leur résolution.
L'éducation de l'enfant ne comporte aucune intervention directe de la part des
éducateurs, qui n'interviennent dans le jeu d'enfants que de façon indirecte: ils donnent
le sujet et la trame des actions, fournissent les matériaux avec lesquels travailler mais
n'opèrent aucune influence morale. La supériorité du savoir et du vouloir, laisse sa
place à l'observation, seul vrai principe de l'éducation. Devant elle, chaque geste
devient signification d'un monde où l'enfant vit et commande, et non pas le signal de
l'inconscient, du refoulement, d'un univers psychique (concepts que Benjamin réfère à
la culture bourgeoise). Dans le théâtre prolétarien, le public n'est pas supérieur à qui
4 Lacis A., op. cit., pp. 50-57.
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joue, c'est au contraire précisément ce qui se passe sur scène qui compte, mais
encore plus le travail qui est accompli derrière, dans la rue et les laboratoires, pendant
les mois qui précédent la représentation. Le théâtre d'enfants prolétarien n'est pas un
théâtre pour les enfants, mais un théâtre joué par les enfants, qui se constituent en
collectif. Son public doit lui aussi être un collectif, représenté par la classe et plus
précisément par la classe ouvrière. Au centre de ce théâtre il y a le geste enfantin, que
Benjamin explique en se référant aux Écrits sur l'art5 de Konrad Fiedler à propos du
geste dans la peinture. Il s'agit ainsi d'un rapport direct entre les muscles de la faculté
réceptive, exercée par l'œil, et ceux de la disposition créatrice, qui appartient à la main.
Le théâtre d'enfants prolétaires n'est qu'une synthèse improvisée des gestes qui
accompagnent les différentes formes d'expression: de la fabrication d'objets à la
peinture, en passant par la récitation, la danse, ou encore la musique. Dans toutes ces
activités, l'improvisation détient un rôle central, car elle appelle en cause l'imprévu:
“elle est cette disposition d'où surgissent les signaux, les gestes signalisateurs”. 6 Ces
gestes signalisateurs dont parle Benjamin naissent seulement dans l'espace imprévu,
qui est celui propre aux enfants, ouvert par l'improvisation. “La performance enfantine
recherche à vrai dire non pas l' "éternité" des produits, mais l' "instantané" du geste. Le
théâtre, art de l'éphémère, est l'art enfantin par excellence”. 7 Pour Benjamin, c'est
seulement grâce à la dimension enfantine fournie à travers le travail expérimental et
révolutionnaire de Lacis, que le théâtre gagne son vrai sens, celui du geste réel, libre,
instantané, imprévu.
Dans la dernière section du manifeste, Schéma de la résolution, Benjamin
aborde la dernière phase du théâtre d'Asja Lacis, celle, après la formation et
l'éducation, de la représentation elle-même. Durant cette dernière, la moindre
intervention de la part des éducateurs est interdite, la représentation étant
“l'émancipation radicale du jeu que l'adulte est alors réduit à regarder”.8 Ce que la
pédagogie prolétarienne veut garantir est le développement libre de l'enfant, son
éducation de classe ne commence qu'à la puberté et devient une discipline seulement
chez l'adulte. A l'inverse de l'éducation bourgeoise qui, elle, cherche surtout à annihiler
l'enthousiasme chez les jeunes enfants lesquels, incapables d'être objets d'une
propagande politique directe, se voient d'abord adresser les idéologies formelles de
5
6
7
8
Fiedler K, Essais sur l'art, Besançon, les Éditions de l'Imprimeur, 2002.
Lacis A., op. cit., p. 55.
Ibidem.
Lacis, op. cit., p. 56.
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l'idéalisme allemand dans le but d'introduire les concepts typiques de la classe
bourgeoise. Au contraire, dans l'éducation prolétarienne, les formes et les contenus de
la conscience de classe peuvent être introduits comme jeu mais ils n'exercent jamais
une domination formelle. Le caractère révolutionnaire de ce type de théâtre est
précisément l'inversion des rôles qu'il produit. Benjamin a recourt ici à l'image du
carnaval, qui traditionnellement offre le spectacle d'un monde inversé: l'esclave joue le
roi et le maitre sert l'élève. Dans cette représentation du geste spontané, l'enfant
apprend aux adultes spectateurs d'une façon complétement imprévue. Voilà aussi son
efficacité: la propagande est devenue gestuelle, réalité contre l'idéalité de “simples
gesticulations pseudo-révolutionnaires” du théâtre bourgeois, dont l'effet meurt une fois
que les spectateurs ont quitté la salle, alors que le geste spontané et libre vit dans
l'enfant et parle à travers lui.
Comme on a pu le voir, au centre du Programme, il y a la notion de geste, sur
laquelle Benjamin retourne dans ses études sur le théâtre de Brecht, qu'il définie en
tant que “théâtre épique”. “Le théâtre épique est gestuel. Pris au sens strict, le geste
est le matériau, et le théâtre épique la mise en valeur pertinente de ce matériau” 9,
souligne le philosophe dans ces Essais dédiés à l'œuvre du dramaturge allemand. Le
geste est alors le premier grand facteur de continuité entre le texte du manifeste pour
une éducation esthético-politique des enfants et les études sur Brecht, qui datent des
années trente. En continuité avec le thème de la rue sur lequel insistait Lacis et le
théâtre russe de la propagande révolutionnaire, ainsi que la réalité du geste sur
laquelle Benjamin revient à plusieurs reprises dans le texte du Programme, dans le
théâtre épique cette réalité est ultérieurement caractérisée: il s'agit spécifiquement de
la réalité d'aujourd'hui. Avant, Benjamin, interpellé par le travail de Lacis en particulier,
reconnaissait dans le théâtre prolétarien le vrai moteur de l'éducation esthéticopolitique de classe. Celui-ci voit dans la réalité du jeu le dispositif principal à travers
lequel le collectif enfantin peut s'exprimer librement. Alors que le théâtre bourgeois se
focalise sur le profit et la représentation, fuit la pratique du jeu (car elle finit par dévoiler
les désirs réels de l'enfant) et la substitut avec la répétition encadrée des scènes. Au
contraire, le jeu est considéré ici comme une chose bien sérieuse, à tel point que la
souffrance jouée peut devenir réelle.10 Le théâtre prolétarien n'a nulle crainte de laisser
jouer les enfants, et à l'opposé, essaye d'avoir le moins d'influence possible, et les
9 Benjamin W., Études sur la théorie du théâtre épique in Essais sur Brecht, Paris, La fabrique, 2003, p.
35.
10 Lacis, op. cit, p. 52.
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observe libérer de leurs propres gestes signalisateurs. Or, dans l'étude sur Brecht, tout
geste, même si inséré dans un drame à caractère historique, doit pouvoir parler aux
hommes contemporains. De la réalité ludique à la réalité historique contemporaine, le
sens du geste théâtrale repose sur le même concept: celui d'être un gestus présent11.
Bien évidemment, pour des raisons historiques, on ne pourra pas emporter le geste du
couronnement de Charlemagne que par imitation, et non par identification, mais toute
gestuelle, y compris celle imitée, doit pouvoir être retrouvée dans le monde
d'aujourd'hui. Le théâtre d'enfants comme le théâtre épique mettent en scène la réalité
gestuelle. Plus un geste est habituel, réel, et moins il sera possible de le falsifier. Mais
voilà le premier élément dialectique de cette gestualité: alors que les gestes du théâtre
sont pris d'un flux vivant, ils nécessitent en même temps d'être encadrés. Alors, et
autrement que dans la réalité, ils ont un commencement et une fin déjà fixés. Quand
une action établie est interrompue, le flux originel des gestes est réinstauré, d'où un
des caractères principaux du théâtre épique, notamment celui de l'interruption de
l'action. Et Benjamin ajoute, “on peut déterminer (...) que sa fonction principale
consiste dans certains cas à interrompre l'action – loin de l'illustrer ou de la faire
avancer”.12
Mais la dialectique principale du théâtre épique est, selon Benjamin, celle du
rapport entre connaissance et éducation. Et il est impossible de ne pas lire ici une
référence à son texte sur l'éducation esthético-politique mise en place justement par le
théâtre des enfants. Les connaissances du théâtre épique sur les qualités et le
traitement du geste brut à faveur de sa mise en scène ont aussi un effet éducatif, ainsi
que cet effet éducatif peut entrainer des connaissances soit sur les acteurs, soit sur le
public. Ce qu'il faut absolument retenir est que pour Benjamin, et ce dans une optique
matérialiste, le théâtre, mettant en scène la réalité des gestes, détient dans la société
un rôle éducatif primaire.
Le théâtre épique se diversifie du théâtre tragique, théorisé par Aristote, raison
pour laquelle Brecht définit sa théorie comme non-aristotélicienne. Ce qu'il manque
d'abord est la catharsis, la purification des passions que dans la Poétique était le but
de la tragédie, à savoir celui de libérer de la crainte et de la pitié à travers la
représentation de ces mêmes sentiments. Le théâtre brechtien, dont le fonctionnement
est dialectique, comme on a pu le voir, plus que présenter des péripéties, de longues
scènes qui impliquent émotionnellement le public, s'organise par saccades, comme par
11 Benjamin W., Études sur la théorie du théâtre épique, op. cit., p. 35.
12 Ibid, p. 36.
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séquences cinématographiques. Brecht écrit: “Dans le théâtre épique, le cinéma prend
une grande importance”.13 Et Benjamin ajoute: “Sa forme de base est celle du choc,
par lequel des situations particulières de la pièce, bien distinctes les unes des autres,
vont se heurter”.14 Ils se créent de cette façon des intervalles entre une séquence et
une autre qui offrent aux spectateurs de l'espace pour la réflexion.
On a ici à faire à un théâtre où artistique et politique s'entrelacent, et que
Benjamin nomme “la scène de l'émigration”. Alors que le spectacle bourgeois ouvre
surtout aux acteurs venant des conditions aisées, dans les mises en scènes
brechtiennes des années trente, dont il est sujet ici, les acteurs et les collaborateurs du
dramaturge sont pour la plus part issus d'un long exil, émigrés de l'Allemagne du
troisième Reich après adhésion au communisme. On est en 1938, donc cinq ans après
la fuite de Brecht vers Prague. Le départ de Brecht, avec sa famille et un groupe
d'amis, qui quittent Berlin le 28 février 1933, fait suite à l'accusation de haute trahison
menée par la police national-socialiste pendant la mise en scène de La Décision (Die
Massnahme), où quatre communistes russes rentrent à Moscou après une mission de
propagande en Chine. Pour donner un exemple concret du théâtre d'émigration
Benjamin étudie la pièce Grand-peur et misère du Troisième Reich, écrite par Brecht
entre 1935 et 1938 en collaboration avec Margarete Steffin. Il s'agit en effet d'un cycle
de vingt-sept monoactes. Dans cette pièce, l'artistique rencontre véritablement le
politique et ce, précisément à travers le thème de l'émigration. En effet, un comédien
émigré ne peut pas jouer le rôle de l'assassin de ses camarades à travers le processus
traditionnel d'identification, il doit mettre en place une prise de distance. Chacune des
séquences avec lesquelles le drame est articulé n'a pas d'autres objectifs que de
dissimuler le mensonge mis en place par la politique du Reich. Et en se référant à sa
condition d'exilé, Benjamin affirme en 1938:
Nous sommes dans un pays où l'on n'a pas le droit de prononcer le nom du
prolétariat. Et dans ce pays, nous montre Brecht, le choses sont de telle nature
que le paysan ne peut même plus nourrir son bétail sans mettre en jeu la
«sécurité de l'État» («Le Paysan nourrit la truie») 15.
Le théâtre épique de Brecht, plus et au delà de ses condamnations, montre
13 Brecht B., Extrait d'un ABC du théâtre épique, in Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000, p. 202.
14 Benjamin W., Le pays où il est interdit de nommer le prolétariat, in op. cit., p. 60.
15 Ibid, p. 63.
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précisément au spectateur la précarité et l'extrême difficulté pour la classe
prolétarienne de vivre et résister à l'époque du régime.
Le thème de l'éducation, amplement développé dans le programme esthéticopolitique, est véritablement le caractère principal du théâtre épique, comme le souligne
l'article “Théâtre et Radio” de 1932.16 Effectivement, alors que les deux, le théâtre et la
radio, s'emparent du même objectif, celui de la cause politique, ils différent par le motif
pédagogique. Ce qui distingue le cinéma, comme la radio, de la scène dramatique est
l'utilisation de la technique. Avec des observations visionnaires pour l'époque,
Benjamin dans les années trente a déjà saisit l'effet de masse des médias, leur
surexposition17 et le rapport étroit qui lie leurs éléments matériels et spirituels aux
intérêts du public, en cohérence avec les recherches sur le statut reproductible de
l'oeuvre d'art qui aboutissent dans le premier texte de 1935. 18 L'originalité de ce
penseur (à la différence de la condamnation tranchante menée par exemple par les
membres de l'école de Francfort) est d'avoir saisi aussi, avec ses dérives et ses
dangers, l'énorme potentiel de la culture de masse. Ce qui caractérise l'art dramatique
est l'engagement des moyens vivants contre les dispositifs techniques de la radio.
Mais deux différentes façons de mettre en place cet élément humain sont alors
possibles. La première est celle réactionnaire du théâtre bourgeois qui, fermant les
yeux devant la crise du monde politique, croit encore à l'harmonie inaltérée du tout,
avec l'homme, son représentant, “au sommet de sa puissance, comme maître de la
création, comme personnalité. (Et fût-il le dernier des travailleurs salariés.)”. 19 C'est un
théâtre fier, sûr de lui, auquel appartiennent des pièces moralisatrices, un théâtre qui
s'élève comme un symbole, une œuvre d'art totale et que Benjamin appelle “théâtre de
culture et de distraction”.20 De l'autre côté, on trouve la scène progressiste, celle
théorisée et réalisée pour la première fois par Brecht avec le théâtre épique. “Ce
"théâtre épique" est tout à fait sobre, et d'abord face à la technique”. 21 Pour Benjamin,
le rôle qui détient la gestuelle sur la scène brechtienne correspond à celui du montage
dans la radio et le cinéma, alors qu'une opération technique se transforme en
16 Benjamin W., op. cit., pp. 117-121.
17 “(...) la radio représente par rapport au théâtre non seulement la technique la plus neuve, mais aussi
celle qui est la plus exposée”, ibid, p. 118.
18 Benjamin, Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit (Erste Fassung), in
Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am Main, 1990, pp. 431-469; et L'oeuvre d'art à l'époque de sa
reproduction mécanisée, traduit par Pierre Klossowski, in Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am
Main, 1990, pp. 709-739.
19 Ibid, p. 119.
20 Ibid, p. 119.
21 Ibidem.
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événement humain. Le principe qui tient au théâtre épique, comme au montage
cinématographique, est celui de l'interruption dialectique. La particularité est qu'ici,
dans le théâtre progressiste, l'interruption a une valeur pédagogique. Comme l'on a vu,
il faut interrompre une action pour qu'elle libère son matériel vivant, humain. Cela
permet aussi au spectateur, d'un côté, de prendre les distances par rapport à l'action et
à l'acteur, de l'autre, en regard de son rôle. De l'oeuvre d'art totale, on passe avec le
théâtre épique à un «laboratoire dramatique», avec, au centre, l'homme pris et compris
dans la crise qui, à partir des années trente, traverse, à partir de l'Europe, le monde
entier. Ce qui se réalise ici est l'exposition d'une présence (des Anwesenden), qui
disparait dans les dispositifs de la radio et du cinéma, où elle est soumise à la
technique. Dans le théâtre épique, l'agir, accompli par la raison et l'exercice, acquit à
nouveau son sens. C'est alors que la radio, en tant que moyen pour rassembler des
gens qui partagent les mêmes intérêts, les mêmes désirs et qui appartiennent à la
même classe sociale, est réhabilitée. C'est à dire seulement quand la technique
s'adresse, comme le théâtre du geste, à l'humain. Ainsi, la scène de la culture
(Bildung), celle de la formation des connaissances et du divertissement, se transforme
dans la scène de la formation (Schulung) en tant qu'éducation au jugement et
regroupement collectif. En d'autres mots, il faut que ces mêmes dispositifs techniques
abandonnent la volonté de mettre en place une immense opération culturelle de masse
pour gagner la réelle dimension de l'humain. Hélas, ça sera plutôt l'inverse qui se
réalisera.
Le thème de la formation et de l'éducation est déjà à l'ordre du jour dans le
manifeste de Benjamin pour un théâtre d'enfants prolétarien. Il s'agit là d'une éducation
s'opérant principalement sur deux plans: d'un côté esthétique et de l'autre politique,
comme témoigne le sous-titre que Lacis donne au chapitre de son autobiographie
dédié
à
l'expérience
d'Orel:
Programme
d'une
éducation
esthético-politique
(Benjamin)22. Or, le goût esthétique est éduqué à travers une pratique théâtrale
multidisciplinaires, qui embrasse la musique, la danse, le dessin, la peinture, la
scénographie, la sculpture, l'improvisation. Pourtant, il ne s'agit en aucun cas d'une
éducation imposée par les adultes sur les enfants, le but étant celui de stimuler les
jeunes protagonistes à développer leurs propres capacités suivant des lignes
directrices. Dans cette pratique théâtrale, la formation pédagogique tourne autour du
jeu et le spectacle n'est que l'aboutissement de l'éducation esthético-politique. Il ne
22 Lacis A, Orel 1918-19. Théâtre d'enfants prolétarien, in op. cit., p. 43.
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s'agit point d'une éducation morale, les adultes n'exerçant au contraire qu'une
influence indirecte sur les enfants. Ainsi, c'est eux mêmes, éducateurs et spectateurs à
la fois, qui doivent être éduqués par le collectif enfantin à travers la pratique d'une
observation attentive. Au contraire de l'amour sentimental basé sur la supériorité du
savoir et du vouloir, l'observation est, pour Benjamin, le vrai sens de l'éducation et
porte en particulier sur les gestes de l'enfant, gestes qui sont signaux du monde dans
lequel il vit et agit comme un vrai dictateur. L'objectif de l'éducation est en effet celui de
libérer ces signaux enfantins de la pure imagination, et celui de la doctrine des signaux
de connaitre cette dimension inconnue où les enfants s'expriment librement. Le
spectacle alors, vraie épreuve d'observation pour le public, représente pour les enfants
le véritable moment créatif dans le processus d'éducation où le jeu s'émancipe
radicalement des adultes.
Le public que Brecht souhaitait pour son théâtre épique est détendu, relâché,
dans le même état d'esprit d'un lecteur qui lit son roman allongé sur le sofa.
Néanmoins, à la différence de celui ci, le spectateur du théâtre n'est jamais seul avec
son texte mais se constitue en collectif qui se voit sollicité à une prise de position. Dans
ce sens, la notion de collectif comporte, en plus qu'un partage d'intérêts communs, une
militance politique et sociale, une propension à l'action commune. Benjamin avait déjà
traité ce thème dans le Programme, quand d'une façon véritablement révolutionnaire,
parlait d'un collectif enfantin pour indiquer les protagonistes du théâtre prolétarien.
Mais aussi, il manifestait déjà à cette époque (autour de 1928) la nécessité qu'un
collectif d'acteurs soit accompagné d'un collectif de spectateurs, un public organisé en
tant que classe. Cela revient évidemment aux propos pédagogiques de ce théâtre. Le
théâtre épique est un théâtre militant, dans le sens où son but est la formation d'un
jugement, la réflexion, la prise de position et enfin éventuellement l'action commune.
“Le théâtre épique s'adresse à des intéressés 'qui ne pensent pas sans motif'". 23
Benjamin souligne comme dans cette expression Brecht ne perde pas de vue les
masses vers lesquelles, au contraire, il s'adresse pour faire apprécier son théâtre, non
pas à travers la culture (Buildung) mais à travers la formation (Schulung) et la
conscience politique.
De même, le public du Programme, parmi lequel, pour la seule et première fois
on contemplait en plus qu'un théâtre d'enfants des spectateurs jeunes eux aussi, était
décrit de la même façon comme attentif et observateur. Et de ce fait, il a été
23 Benjamin W., Que'est ce que le théâtre épique? (2ème version), in op. cit., p. 38.
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Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht.
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particulièrement important d'insister sur l'observation dans l'éducation benjaminienne.
Le théâtre épique n'est pas un théâtre tragique. D'abord pour le déroulement du
temps, où l'élément de l'interruption joue le rôle principal, ce qui empêche au récit des
différentes actions de se développer sur une longue durée. Deuxièmement, à la place
de la catharsis des émotions qui suit l'identification du spectateur au héros, se substitut
l'étonnement dû à une précise situation dramatique. Plus que faire progresser des
actions, le théâtre épique présente des états des choses, dans le sens d'une
découverte. La découverte, menée par le dramaturge, Brecht à l'occasion, est opérée
par distanciation des situations, à travers leur interruption. Le but, comme spécifié
auparavant, est celui de pouvoir stimuler la mise en scène des gestes, d'un côté et de
pousser à la réflexion qui participe à la représentation, de l'autre. “(...) l'interruption est
un des procédés majeurs de toute mise en forme. Il dépasse amplement le domaine de
l'art. Il est ainsi, pour ne prendre qu'un exemple, à la base de la citation”. 24 Le rapport
que Benjamin met en place entre la procédure de l'interruption du théâtre épique et la
citation est très original. Il ajoute à l'étude sur le geste un ultérieur élément. La citation,
on le sait, interrompt la fluidité textuelle. Ici, vu que la scène épique se déroule autour
de la signification des gestes, il est inévitable qu'ils soient intéressés par le dispositif de
l'interruption.
Rendre les gestes citables, voilà une des prestations capitales du théâtre
épique. Il faut que l'acteur sache espacer ses gestes comme un typographe
espace les mots. Cet effet peut être atteint quand par exemple l'acteur en scène
cite lui-même son geste.25
Le fait que les gestes soient interrompus et séparés les uns des autres sert justement
à les rendre appréciables, pour qu'ils soient les vrais protagonistes de la scène. “Car
plus nous interrompons un individu en train d'agir, plus nous obtenons de gestes”.26
Comme Benjamin le remarque dans le dernier paragraphe de Que c'est ce que
le théâtre épique? (2) et qui nous éclaire peut être le plus sur sa vraie nature, le sens
du théâtre épique doit être retrouvé dans la scène. On entend ici la scène en tant
qu'élément structurel situé tout en bas de la fosse théâtrale, la skené, l'espace
surélevé qui, à partir du VI siècle avant J.C., est réservé aux acteurs. Et bien, dans le
24 Ibid, p. 43.
25 Ibidem.
26 Ibidem.
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théâtre épique la scène est toujours là, mais la différence, par rapport aux tragédies de
l'ancienne Grèce, est qu'elle n'émerge plus d'un fond profond et insondable, où une
fois étaient reconstruits les contours d'un paysage inconnu ou tracés les lignes d'un
palais
pour que le public ait une idée du décor de la pièce. Cet élément,
qu'anciennement n'était point un espace «humain», passe d'un lieu réputé au décor à
simple dressing pour les changements de masque, jusqu'à devenir l'endroit même qui
héberge le jeu des acteurs, lesquels, donc, petit à petit, au cours des siècles de
l'histoire du théâtre, s'emparent entièrement de cette surface. On pourrait réfléchir
longuement sur la signification de ce processus de changement spatial, pour ce qui
nous concerne on retiendra la fonction qu'il couvre dans le théâtre épique. Ici, la scène
a en effet perdu les connotations qui faisaient imaginer un fond tridimensionnel, vague
mais pourtant esquissé, mais aussi lieu de l'inconnu, qui restait partiellement invisible
aux yeux des spectateurs pour devenir un véritable podium. Espace enfin conquit par
les acteurs, entièrement visible, où les personnages sont mis en valeur, surélevés pour
qu'ils soient plus facilement appréciés par le public. La scène est alors devenue un lieu
connu, tiré de l'ombre à la lumière, un espace à mesure d'homme. Privée de sa
profondeur et aussi de son incognoscibilité, la scène est désormais complétement
étrangère à la fosse d'orchestre. Le théâtre épique est en effet son comblement,
l'effacement de l'abîme qui, dans son architecture originaire, séparait ces deux lieux en
face l'un de l'autre, mais pourtant communicants. Néanmoins, l'abîme représente aussi
l'élément sacré, l'inconnu, ce qui reste par excellence dans l'ombre, le facteur originaire
de la naissance tragique du drame. Or, alors que Camus espère dans la renaissance
d'une époque tragique, par le retour du sacré dans l'époque contemporaine 27, le
théâtre épique de Brecht et Benjamin, n'étant pas un théâtre tragique dans le sens
aristotélicien, peut fleurir exactement par l'effacement du sacré, qui est opéré à travers
le comblement de l'abîme entre scène et orchestre. Cela est possible parce que, dans
le théâtre épique, la valeur artistique embrasse de façon égale l'intérêt politique, dans
un souci, atypique pour une grande tradition théâtrale, qui est d'ordre exquisément
pédagogique.
L'abîme qui sépare l'acteur du public comme les morts des vivants, l'abîme dont
le silence augmente le sublime du spectacle dramatique et dont la musique
accroît l'ivresse à l'opéra, cet abîme qui, d'entre tous les éléments de la scène,
27 Camus A., Sur l'avenir de la tragédie in Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, Bibliothèque de
la Pléiade, 1962, p. 1702 et suivantes.
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porte la marque la plus indélébile de son origine sacrale, a perdu de plus en
plus son importance.28
La scène, qui a comblé l'espace sacré de l'abîme, est devenue un podium. Camus
dans un texte qui date de 1955 identifiait les époques tragiques comme une “transition
entre les formes de pensée cosmique, toutes imprégnées par la notion du divin et du
sacré et d'autres formes animées au contraire par la réflexion individuelle et
rationaliste”.29 Le théâtre épique répond précisément à cette absence du sacré avec un
nouvel engagement éducatif. Pour Croce les deux sciences qui séparent l’âge
moderne de celle du Moyen Age et qui constituent le «sens» d'une époque sont
l'économie et la politique, d'un côté, et l'art, de l'autre 30. Elles permettent à la logique
formaliste de devenir expérimentale et inductive et à la morale transcendantale de
s'occuper des passions, et non plus de les dénigrer. Pour le philosophe antifasciste de
l'historicisme immanentiste, le sens signifie ce qui appartient à l'ordre sensible et intuitif
et aussi ce qui n'est pas commandé par la morale, mais qui est en soi désiré, voulu,
aimé. Pour Benjamin et la nouvelle époque théâtrale de Brecht, il s'agit de rebondir sur
ces deux domaines de l'esthétique et de la politique et de passer à une étape
ultérieure. Alors que pour Croce, l'esthétique et la politique légitiment l'histoire en tant
que philosophie accomplie et en action, chez Benjamin, comme l'on a vu à travers sa
pensée sur le théâtre, l'histoire devient le lieu même d'une militance, d'un changement
social. La scène en tant que podium est alors (avec la dialectique de l'interruption,
l'intention pédagogique et la dimension collective) l'image par excellence de la
matérialité de sa philosophie du théâtre épique: celle qui délimite l'espace pour
l'émergence libre et improvisé du geste performatif.
28 Benjamin, op. cit., p. 47.
29 Camus, op. cit., p. 12.
30 Croce B., Le due scienze mondane. L'estetica e l'economia, in Breviario di Estetica, Roma-Bari,
Laterza, 1988, pp. 97-105.
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Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht.
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Références Bibliographiques:
BENJAMIN W., Essais sur Brecht, traduit par Philippe Ivernel, Paris, La fabrique, 2003.
________. L'oeuvre d'art à l'époque de sa reproduction mécanisé, traduit par Pierre
Klossowski, in Gesammelte Schriften, Band I.2, F. am Main, 1990.
BRECHT, Écrits sur le théâtre, Paris, Gallimard, 2000.
CAMUS A., Théâtre, récits, nouvelles, Paris, Gallimard, 1962.
CROCE B., Breviario di Estetica, Roma-Bari, Laterza, 1988.
GAYRAUD R., « Les actions de masse des années 1920 en Russie : un nouveau
spectacle pour la révolution », Annales historiques de la Révolution française [En
ligne], 367 | janvier-mars 2012, mis en ligne le 28 septembre 2012, consulté le 05
octobre 2016, [11]. URL : http://ahrf.revues.org/12448 ; DOI : 10.4000/ahrf.12448.
LACIS A.,
Profession
révolutionnaire,
traduit
Universitaires de Grenoble, 1989.
248
par
Philippe
Ivernel,
Presses
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