Martina Olivero. Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin. Entre Asja Lacis et Brecht.
Limiar, vol. 3, nº. 6, 2016.
Martina Olivero*
Figures de la matérialité dans la théorie du théâtre de Walter Benjamin.
Entre Asja Lacis et Brecht
Résumé: En 1924, avant même qu'il produise ses œuvres majeures, Walter Benjamin
rencontre en Italie la dramaturge lettone Asja Lacis. Celle ci représente pour le
philosophe allemand l'une des rencontres les plus significatives, d'abord d'un point de
vue sentimental car elle devient l'une des trois femmes les plus importantes de sa vie.
Ensuite, sur le plan politique, car elle l'initie au marxisme, auquel le philosophe reste
fidèle même pendant le Troisième Reich, le poussant à l'exil. Et enfin, last but not least,
puisque c'est précisément à partir des conversations autour du travail de Lacis que
Benjamin mature sa propre vision d'un théâtre militant. Ensuite, à travers la
découverte, plus connue, du grand théâtre de Bertolt Brecht, cette pensée devient
encore plus approfondie, jusqu'à embrasser le nouveau concept de «théâtre épique».
Intention pédagogique, interruption dialectique, conscience collective et libération du
geste sont parmi les images de la théorie matérialiste de Benjamin sur le théâtre.
Mots-clés: théâtre, geste, espace, esthétique, politique.
Abstract: In 1924, even before he had written his most famous essays, Walter
Benjamin met in Italy the Latvian playwright Asja Lacis. For the German philosopher, it
would be one of the most significant episodes in his existence, first of all in a
sentimental way because she would become one of the three most important women in
his life. Secondly, in a political point of view, as for the very first time she initiated him to
Marxism, to which he would be loyal even during the Third Reich, pushing him to exile.
Eventually, last but not least, because it is from these conversations with Lacis that
Benjamin matured his own vision of a militant theatre. After that, with the most known
discovery of Brecht's theatre, this reflexion became even more accurate, until
embracing the new concept of an epic theatre. Pedagogic intention, dialectical
interruption, collective consciousness and liberation of the gesture are between the
images of Benjamin's materialistic theory on theatre.
Keywords: theatre, gesture, space, aesthetics, politics.
* Doutoranda no Institut ACTE-CNRS. Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. E-mail para contato:
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Benjamin a été initié au marxisme par Asja Lacis qu'il rencontre à Capri en
1924, dans la période il travaillait à sa thèse d'État, qui fut d'ailleurs refusée, sur
l'Origine du drame baroque allemand (Berlin, 1928). Cette femme, directrice et actrice
lettone de théâtre, est pour le philosophe l'une des rencontres les plus importantes de
sa vie et une des trois femme à l'avoir le plus marqué d'un point de vue sentimental et
intellectuel. Pendant une grande partie de son existence, elle travaille sur la conception
et la mise en oeuvre d'un théâtre prolétaire pour enfants. Pour ces enjeux, elle joue un
rôle essentiel dans la conversion de Benjamin vers ce qu'il appelle «le communisme
radical». Femme de théâtre et révolutionnaire politique, Lacis parle dans son récit
Profession révolutionnaire (1971), traduit pour la première fois en France par Philippe
Ivernel pour le Presses Universitaires de Grenoble (1989), d'un «Octobre théâtral»,
pour souligner la volonté de suivre, par le moyen artistique, ce qui avait été réalisé
politiquement dans la Révolution d'Octobre de 1917. Un théâtre révolutionnaire ou une
révolution dans le théâtre, qu'elle même résume de cette façon: “le théâtre sortait dans
la rue et la rue entrait dans le théâtre”.1 Le modèle de ses représentations est fourni
par La Prise du Palais d'Hiver (1920) d'Evréinov à Petrograd pour le troisième
anniversaire de la Révolution.
Immense spectacle de masse en plein air, qui a connu l'intervention d'un
nombre sans précédent de personnel (neuf mille entre artistes et figurants), La Prise
du Palais d'Hiver retrace l'épisode clé de la révolution, qui voit dans la nuit du 25 et 26
octobre 1917 l'assaut au siège du gouvernement provisoire à Saint-Pétersbourg. Á ce
fin, Annekov, le décorateur en charge, intervient directement sur le lieu choisi pour la
représentation, la place Ouritski à Saint-Pétersbourg, où deux estrades sont
construites sur les deux côtés du bâtiment de l’État-Major. Cette intervention
traditionnellement décorative devient architecturale et s'insère dans le tissu urbain de
la ville, laquelle compte pour l'occasion une forte présence militaire tout autour de la
place. Depuis son début, le spectacle est animé par des tirs de canons et de
mitrailleuses, qui s'emparent de la scène finale. Gayraud la décrit de la façon suivante:
Des sirènes de bateau se font entendre, le drapeau rouge flotte au fronton du
bâtiment. Un feu d’artifice est lancé depuis la place avec pluie d’étoiles rouges,
puis l’Internationale se fait entendre. À la fin du troisième couplet, les troupes
1 Asja Lacis, Profession révolutionnaire, Presses Universitaires de Grenoble, 1989, p. 43.
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paradent sur la place, portant des flambeaux2.
L'orchestre est composée de cinq cents musiciens et dirigée par Dimitri Tiomkine,
musicien proche de Prokofiev. Le public, aussi nombreux, fut estimé à 60.000
spectateurs. De ce spectacle a ainsi été tiré un film (studio Lenfilm, 1920), composé
d'images directement filmées pendant la représentation théâtrale et d'autres provenant
de reconstructions précédentes. Certaines d'entre elles, en particulier celles de la foule
dans l'assaut final au Palais, furent ensuite incluses dans le film symbole de la
révolution russe de 1917, Octobre (1927) de Sergueï Eisenstein. Le film, ainsi que le
spectacle précédent, sont interprétables comme des actions de propagande de masse
voulues par les autorités révolutionnaires. Pour Lacis, ils représentent des modèles,
sur lesquels elle réalise son propre théâtre.
En effet, c'est à l'occasion d'une mission à Orel, en Russie, en tant que
metteuse en scène pour le théâtre municipal, qu'elle entre en contact avec un autre
sujet de la rue: les enfants abandonnés. Leur réalité est misérable: violents, avec les
visages noirs, les vestes trop grandes, les yeux vides... Bref, des enfants sans
enfance. “Impossible de rester indifférente, je devais à tout prix entreprendre quelque
chose, et comprenez bien que les chansons et les rondes n'étaient plus un remède
suffisant”.3 Lacis pense alors à une activité qui puisse les impliquer intégralement,
attirer leur attention et redonner vie à leur yeux sombres, et arrive à une conclusion:
rien d'autre que le théâtre aurait pu les sauver. C'est à partir de cette intuition qu'elle
entreprend l'expérience d'une vie, celle qui constitue aussi l'originalité de sa poétique
du théâtre révolutionnaire. Á travers le moyen dramatique, Lacis s'engage dans une
vraie éducation esthétique des enfants: il ne s'agit pas seulement de leur faire jouer
des rôles mais d'affiner l'oreille à travers la musique, éduquer l'œil avec la peinture et
former les mains grâce à la sculpture et au modelage. Il faut ensuite entrainer la langue
avec la diction, le corps avec la gymnastique et enfin apprendre l'art de l'improvisation.
Á travers un travail patient, les gestes deviennent petit à petit naturels, désinvoltes,
spontanés. L'objectif de Lacis est de bouleverser l'éducation bourgeoise, unilatérale,
qui se préoccupe de développer la seule capacité productive et oublie toute éducation
esthétique. Sa critique s'adresse à une logique qui ne s'intéresse qu'au résultat, qui ne
2 Régis Gayraud, “Les actions de masse des années 1920 en Russie: un nouveau spectacle pour la
révolution”, Annales historiques de la Révolution française [En ligne], 367 | janvier-mars 2012, mis en
ligne le 28 septembre 2012, consulté le 05 octobre 2016, [11]. URL: http://ahrf.revues.org/12448;
DOI: 10.4000/ahrf.12448
3 Gayraud, op. cit., p. 45.
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pousse qu'à la performance et toute joie de la mise en oeuvre est enlevée. En ces
termes et avec ces objectifs, le travail de Lacis se configure comme une éducation
esthétique prolétarienne des enfants. Sa sensibilité culturelle et artistique permet de
réaliser une éducation de haut niveau qui a pour but de libérer du processus bourgeois
de pure et simple productivité. C'est ainsi qu'à Capri, Benjamin et Lacis se
rencontrent pour la première fois, le philosophe adhère au projet de la metteuse en
scène et lui propose de rédiger son Programme pour un théâtre d'enfants prolétarien4.
De ce texte, fortement idéologique, où Benjamin montre qu'il croit profondément
au projet artistique, éducatif et propagandiste de Lacis, existent deux versions, dont
seulement la seconde nous est connue. Dès sa Remarque préliminaire, Benjamin
identifie l'objet du manifeste dans l'éducation de classe des enfants prolétariens. Celle
ci se distingue de façon nette par rapport à son équivalent bourgeois, et en premier lieu
pour ce qui concerne la méthodologie. Plus que suivre les dernières découvertes en
matière de pédagogie et de psychologie enfantine, il faut, dans l'éducation
prolétarienne, prévoir un cadre dans lequel agir. Ce cadre, de la quatrième à la
quatorzième année de l'enfant, est identifié dans le théâtre d'enfants, la vie entière
de l'enfant est mise en jeu dans un champ limité, celui, unique, du théâtre.
Voici exprimé dans la deuxième section du manifeste, Schéma de la tension, le
deuxième élément de distance avec la représentation scénique bourgeoise,
uniquement déterminée par le profit et ayant comme seul but celui de la sensation. La
société bourgeoise refuse toute éducation théâtrale de l'enfant parce qu'elle craint les
forces vives que celle ci est capable de réveiller: sur la scène prolétarienne, au
contraire, jeu et vie deviennent une seule et même chose. Dans le théâtre prolétarien
en effet, le spectacle en soi n'est pas le souci principal, celui ci étant plutôt représenté
par les gestes qui ont lieu sur scène, les forces mises en jeu et leur résolution.
L'éducation de l'enfant ne comporte aucune intervention directe de la part des
éducateurs, qui n'interviennent dans le jeu d'enfants que de façon indirecte: ils donnent
le sujet et la trame des actions, fournissent les matériaux avec lesquels travailler mais
n'opèrent aucune influence morale. La supériorité du savoir et du vouloir, laisse sa
place à l'observation, seul vrai principe de l'éducation. Devant elle, chaque geste
devient signification d'un monde l'enfant vit et commande, et non pas le signal de
l'inconscient, du refoulement, d'un univers psychique (concepts que Benjamin réfère à
la culture bourgeoise). Dans le théâtre prolétarien, le public n'est pas supérieur à qui
4 Lacis A., op. cit., pp. 50-57.
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joue, c'est au contraire précisément ce qui se passe sur scène qui compte, mais
encore plus le travail qui est accompli derrière, dans la rue et les laboratoires, pendant
les mois qui précédent la représentation. Le théâtre d'enfants prolétarien n'est pas un
théâtre pour les enfants, mais un théâtre joué par les enfants, qui se constituent en
collectif. Son public doit lui aussi être un collectif, représenté par la classe et plus
précisément par la classe ouvrière. Au centre de ce théâtre il y a le geste enfantin, que
Benjamin explique en se référant aux Écrits sur l'art5 de Konrad Fiedler à propos du
geste dans la peinture. Il s'agit ainsi d'un rapport direct entre les muscles de la faculté
réceptive, exercée par l'œil, et ceux de la disposition créatrice, qui appartient à la main.
Le théâtre d'enfants prolétaires n'est qu'une synthèse improvisée des gestes qui
accompagnent les différentes formes d'expression: de la fabrication d'objets à la
peinture, en passant par la récitation, la danse, ou encore la musique. Dans toutes ces
activités, l'improvisation détient un rôle central, car elle appelle en cause l'imprévu:
“elle est cette disposition d'où surgissent les signaux, les gestes signalisateurs”.6 Ces
gestes signalisateurs dont parle Benjamin naissent seulement dans l'espace imprévu,
qui est celui propre aux enfants, ouvert par l'improvisation. La performance enfantine
recherche à vrai dire non pas l' "éternité" des produits, mais l' "instantané" du geste. Le
théâtre, art de l'éphémère, est l'art enfantin par excellence”.7 Pour Benjamin, c'est
seulement grâce à la dimension enfantine fournie à travers le travail expérimental et
révolutionnaire de Lacis, que le théâtre gagne son vrai sens, celui du geste réel, libre,
instantané, imprévu.
Dans la dernière section du manifeste, Schéma de la résolution, Benjamin
aborde la dernière phase du théâtre d'Asja Lacis, celle, après la formation et
l'éducation, de la représentation elle-même. Durant cette dernière, la moindre
intervention de la part des éducateurs est interdite, la représentation étant
“l'émancipation radicale du jeu que l'adulte est alors réduit à regarder”.8 Ce que la
pédagogie prolétarienne veut garantir est le développement libre de l'enfant, son
éducation de classe ne commence qu'à la puberté et devient une discipline seulement
chez l'adulte. A l'inverse de l'éducation bourgeoise qui, elle, cherche surtout à annihiler
l'enthousiasme chez les jeunes enfants lesquels, incapables d'être objets d'une
propagande politique directe, se voient d'abord adresser les idéologies formelles de
5 Fiedler K, Essais sur l'art, Besançon, les Éditions de l'Imprimeur, 2002.
6 Lacis A., op. cit., p. 55.
7 Ibidem.
8 Lacis, op. cit., p. 56.
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