"La femme musulmane". Le pouvoir des images

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"La femme musulmane".
Le pouvoir des images et le danger de la pitié
Par Lila Abu-Lughod
Version originale en anglais, traduit de l'anglais par Charlotte
Nordmann. Copyright © Lila Abu-Lughod/ 1998-2007
Eurozine, www.eurozine.com. Tous droits réservés. Première
publication in Lettre Internationale (Danemark) 12 (2006)
(version en danois), copyright © Lila Abu-Lughod/Lettre
Internationale (Danemark)
Lila Abu-Lughod est professeure d’anthropologie, de
Women’s Studies et de Gender Studies à la Columbia
University à New York. Spécialiste de la situation des femmes
au Moyen-Orient, l’Égypte a été son premier terrain. Elle a
publié Remaking Women: Feminism and Modernity in the
Middle East(American University in Cairo Press) et Veiled
Sentiments: Honor and Poetry in a Bedouin Society(University
of California Press). Elle a récemment dirigé avec Ahmad H.
Sa’di Nakba: Palestine, 1948, and the Claims of
Memory(Columbia University Press).
Dans les médias occidentaux, les images de femmes voilées sont très souvent convoquées pour
figurer l’oppression qui sévirait de manière uniforme dans le monde musulman. Selon
l’anthropologue Lila Abu-Lughod, de telles images, omniprésentes, ne sont pas bénignes :
elles contribuent à nourrir la représentation d’un fossé civilisationnel entre Orient et
Occident. Niant la complexité des significations du voile comme la diversité des populations
qui le portent, ces images figent une relation à deux termes dans laquelle hommes et femmes «
libres » devraient voler au secours de femmes purement et simplement contraintes,
dépossédées de leurs droits et de leurs choix.
Quelles images avons-nous, aux États-Unis ou en Europe, des femmes musulmanes, ou des femmes
de la région connue sous le nom de Moyen-Orient ? Nos vies sont saturées d’images, et ces images
sont étrangement limitées à un nombre très restreint de figures ou de thèmes : la femme musulmane
opprimée ; la femme musulmane voilée ; la femme musulmane qui ne jouit pas des mêmes libertés
que nous ; la femme régie par sa religion ; la femme régie par ses hommes.
Ces images ont une longue histoire dans l’Occident, mais elles sont devenues particulièrement
visibles et omniprésentes depuis le 11 septembre. Beaucoup de femmes se sont mobilisées aux
États-Unis autour de la cause des femmes afghanes opprimées par les talibans fondamentalistes –
ces femmes étant représentées par les médias comme recouvertes de la tête aux pieds par leur
burqa, sans la possibilité ni d’aller à l’école ni de porter du vernis à ongles. Un gouvernement –
celui de George W. Bush – se servit ensuite de l’oppression de ces femmes musulmanes pour
légitimer moralement l’invasion militaire de l’Afghanistan1. Ces images de femmes opprimées et
1 Lila Abu-Lughod, « Do Mslim Women Need Saving? Reflections on Cultural Relativism and its Others » in
American Anthropologist, 104-3 (2002), p.783-790; Charles Hirschkind et Saba Mahmood, « Feminism, the
voilées furent utilisées pour susciter le soutien de l’intervention. Je voudrais, ici, défendre l’idée
que, outre les indicibles horreurs, les bouleversements et la violence dont ces interventions
américaines ont accablé les vies des femmes musulmanes en Afghanistan et en Irak, l’utilisation de
ces images a aussi été néfaste pour nous, dans les pays occidentaux où elles circulent, en ce qu’elles
tendent à étouffer notre capacité à apprécier la complexité et la diversité des vies des femmes
musulmanes, à les considérer comme des êtres humains.
Comme l’avait noté Edward Said dans son célèbre ouvrage, L’Orientalisme2, une étude critique
novatrice de la relation entre les études occidentales sur le Moyen-Orient et le monde musulman et
les projets plus généraux de domination et de colonisation de ces régions, l’une des caractéristiques
les plus distinctives des représentations, tant littéraires qu’universitaires, de l’« Orient » musulman
est leur nature citationnelle. Par là, il entendait que les travaux plus récents asseyaient leur autorité
en se référant à des travaux antérieurs, chacun citant les précédents en une chaîne infinie qui
s’affranchissait de tout ancrage dans l’actualité de l’Orient musulman. C’est ce que nous constatons
encore aujourd’hui dans les représentations visuelles de la femme musulmane. Cela fait maintenant
plusieurs années que je les collectionne, et certaines manifestent clairement la qualité citationnelles
des images de « la femme musulmane ». Les plus emblématiques sont celles qu’on pourrait appeler
les études en noir et blanc. On trouve, par exemple, d’énigmatiques femmes algériennes
enveloppées d’un blanc fantomatique dans les cartes postales coloniales françaises des années 1930
que Malek Alloula analyse dans son livre, The Colonial Harem3. Ce type de photographies avait
pour but, selon Alloula, de rendre les femmes algériennes accessibles, au moins symboliquement,
aux soldats et aux touristes français, ainsi qu’à ceux restés au pays. Et puis l’on trouve, à la fin des
années 1990, en couverture de journaux américains, parfois distingués, comme le New York Times
Magazine ou le Chronicle of Higher Education, des représentations de femmes similaires, aux
visages dissimulés et aux corps recouverts de pudiques vêtements musulmans blancs ou de couleur
claire. Il s’agit de femmes de Jordanie ou d’Égypte, dont la vie et la situation sont radicalement
différentes de celles des femmes de l’Algérie coloniale et de celles de nombre de femmes dans leur
propre pays. Dans le recueil de cartes postales d’Alloula, on trouve aussi des images de femmes
habillées tout en noir, de façon assez spectaculaire, leurs yeux seuls émergeant du tissu. À nouveau,
des images presque identiques apparaissent en couverture du New York Times Magazine et même
de KLM Magazine, depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, en dépit du fait que les articles
auxquels elles sont liées traitent de pays différents : l’Arabie saoudite, la Jordanie ou le Yémen.
L’uniformité de ces images est saisissante.
Pourquoi devrions-nous trouver cela troublant ? Pour ma part, la raison pour laquelle je suis gênée
par ma collection d’images médiatiques est que l’expérience de mes vingt-cinq ans de recherche
dans le Moyen-Orient, et particulièrement en Égypte, m’a appris que de telles images ne reflètent
pas la variété de style des costumes des femmes dans ces pays et ne contribuent en rien à permettre
la compréhension de ces différences. Mes propres albums de famille contiennent des photos de ma
grand-mère et de ma tante, toutes deux palestiniennes, dans l’un de ces pays – la Jordanie – : l’on y
voit ma tante en blouse et en pantalons, ses longs cheveux raides découverts, tandis que même ma
grand-mère porte juste une écharpe blanche toute simple, drapée négligemment sur les cheveux. J’y
trouve aussi une vieille photo de ma grand-mère et de ma tante avec deux de mes oncles, prise dans
les années 1950, où les hommes sont en costume et les femmes portent des robes soignées et une
coiffure élégante. Il suffit de jeter un coup d’oeil aux articles récents traitant de ces pays, comme la
Jordanie, pour trouver encore de petites photos qui nous montrent l’équipe nationale de basket
féminin en short ou la reine en train de dîner avec un groupe de femmes cosmopolites, européennes
ou jordaniennes, que l’on ne peut distinguer les unes des autres. Pourquoi ces photos ne font-elles
pas la couverture du New York Times Magazine pour représenter la Jordanie, au lieu de femmes
Taliban, and Politics of Counter-Insurgency », in Anthropological Quaterly, 75-2 (2002), p. 339-354.
2 Edward Said, L'Orientalisme, Seuil, Paris, 2005 (1978).
3 Malek Alloula, The Colonial Harem, University of Minnesota, Minneapolis, MN, 1986.
voilées ?
Qui plus est, il est curieux que, dans beaucoup d’images des médias, les femmes voilées
représentent les pays dont traitent les articles. Aucun des articles du New York Times Magazine, par
exemple, ne concernait les femmes musulmanes ou même les femmes jordaniennes ou égyptiennes.
C’est comme si les magazines et les journaux syriens ou malais mettaient des femmes en bikini ou
Madonna en couverture chaque fois qu’ils traitaient des États-Unis ou d’un pays européen.
Burqa ou costumes Chanel ?
L’uniformité de ces images de femmes voilées, ajoutée à leur omniprésence, pose plusieurs
problèmes. Premièrement, il devient difficile de penser au monde musulman sans penser aux
femmes, ce qui creuse un fossé entre « eux » et « nous » du fait de leur position ou la façon dont
sont elles sont traitées. Loin de nous permettre de réfléchir aux connexions qui existent entre les
différentes parties de notre monde, cela contribue à instaurer un fossé civilisationnel. Ensuite, ces
images brouillent notre accès à la variété des vies menées par les femmes dans les mondes
musulmans ou moyen-orientaux, qui tiennent à la fois à des différences temporelles et
géographiques, mais aussi à des différences de classe et de région. Troisièmement, elles nous
rendent aussi difficilement perceptible la complexité du port du voile lui-même. Qu’on me laisse
m’attarder un peu sur ce troisième point. Il est communément admis que la manifestation la plus
flagrante de l’oppression des femmes afghanes sous les-talibans-et-les-terroristes réside dans la
contrainte qui leur était faite de porter la burqa. Les libéraux confessent parfois leur surprise devant
le fait que, bien que l’Afghanistan ait été libéré des talibans, les femmes ne se débarrassent pas de
leurs burqas. Pour quelqu’un comme moi, qui ai travaillé dans des régions musulmanes, cela n’a
rien de surprenant : nous attendions-nous vraiment à ce qu’une fois « libérées » des talibans, elles «
retournent » à leurs t-shirts moulants et à leurs jeans ou qu’elles dépoussièrent leurs costumes
Chanel ?
Il faut rappeler quelques faits fondamentaux à propos du voile. Tout d’abord, ce ne sont pas les
talibans qui ont inventé la burqa en Afghanistan. Elle était la tenue de sortie des femmes pachtounes
d’une certaine région. Les Pachtounes sont un groupe ethnique parmi d’autres en Afghanistan et la
burqa, s’est développée en même temps que d’autres manières de se couvrir pour symboliser la
pudeur ou la respectabilité des femmes dans le sous-continent et dans l’Asie du Sud-Est. Tout
comme ces autres manières de se couvrir, la burqa a, dans de nombreux contextes, servi à
matérialiser la séparation symbolique des sphères féminine et masculine et à accentuer le lien des
femmes avec la maison et le foyer plutôt qu’avec les espaces publics où se mêlent les étrangers.
Réclusion portable
Il y a de cela une vingtaine d’années, l’anthropologue Hanna Papanek, qui travaillait au Pakistan,
décrivit la burqa comme une « réclusion portable4 ». Elle faisait remarquer que, pour beaucoup, il
s’agissait d’une invention libératrice, car elle permettait aux femmes de sortir des espaces séparés
où elles étaient confinées tout en respectant l’exigence morale fondamentale de séparation et de
protection des femmes vis-à-vis des hommes à qui elles n’étaient pas liées. Depuis que j’ai
rencontré cette formule de « réclusion portable », ces robes me sont apparues comme des « maisons
mobiles ». Partout, une telle façon de se voiler signifie l’appartenance à une communauté
particulière et la participation à une éthique de vie dans laquelle la famille est d’une importance
primordiale pour l’organisation de la communauté et où le foyer est associé au caractère sacré des
femmes.
4 Hanna Papanek, « Purdah in Pakistan : Seclusion and Modern Occupations for Women », in Separate Worlds Hanna
Papanek et Gail Minault (dir.), South Asia Books, Columbus, OH, 1982, p. 190-216.
D’où, évidemment, la question : si tel est le cas, pourquoi les femmes deviendraient-elles
subitement impudiques ? Pourquoi se débarrasseraient-elles soudain des marques de leur
respectabilité, puisque ces marques, qu’il s’agisse de la burqaou d’autres manières de se couvrir,
sont censées les protéger, dans la sphère publique, contre le harcèlement d’hommes inconnus en
signifiant symboliquement qu’elles sont encore dans l’espace inviolable de leur maison ? D’autant
que cette manière de s’habiller est devenue tellement habituelle que la plupart des femmes ne
pensent quasiment plus à leur signification.
On peut faire quelques analogies, quoiqu’aucune ne soit parfaite : pourquoi sommes-nous surpris
que les femmes afghanes ne mettent pas leurs burqas au rebut alors que nous savons très bien qu’il
ne serait pas convenable de porter un short à l’opéra ? Les croyances religieuses et les normes de la
communauté exigent que les cheveux soient couverts dans certaines traditions, musulmane, juive et,
jusqu’à récemment, catholique. Les gens portent les vêtements qui correspondent à ce qui est estimé
convenable par leur communauté, et sont en cela guidés par les normes sociales communes, par
leurs croyances religieuses et leurs principes éthiques, à moins qu’ils ne les transgressent
délibérément pour affirmer quelque chose ou qu’ils n’aient pas les moyens de les respecter. Si nous
pensons que les femmes américaines, même celles qui ne sont pas croyantes, se déterminent selon
des choix libres en matière d’habillement, il suffit de nous rappeler l’expression de « tyrannie de la
mode ».
Ce qui s’est passé en Afghanistan sous les talibans, c’est qu’un type régional de voile ou de façon
de se couvrir, associé à une certaine classe respectable qui ne constituait cependant pas une élite, a
été imposé à tous comme étant convenable du point de vue de la « religion », alors qu’il y avait
auparavant de nombreux styles différents, populaires ou traditionnels, associés à différents groupes
ou classes, différentes manières de signaler la respectabilité des femmes ou, dans les époques plus
récentes, la piété religieuse. Bien que je ne sois pas une experte concernant l’Afghanistan, j’imagine
que la majorité des femmes qui vivaient encore en Afghanistan au moment où les talibans en prirent
le contrôle étaient de milieux ruraux, peu éduquées, ou du moins issues de familles n’appartenant
pas à l’élite, étant donné qu’elles n’avaient pu émigrer pour échapper aux épreuves et à la violence
qui ont marqué l’histoire récente de l’Afghanistan. Si elles étaient libérées de l’imposition du port
de la burqa, la plupart de ces femmes choisiraient quelque autre façon de se couvrir la tête, comme
toutes celles qui vivent dans les pays à proximité et qui n’ont pas subi la domination des talibans,
comme les paysannes hindoues du nord de l’Inde (qui couvrent leur tête et voilent leur visage
devant leurs parents par alliance) ou comme leurs soeurs musulmanes au Pakistan. Là, certaines
portent des foulards légers, d’autres les formes nouvelles de « vêtements modestes islamiques ».
À propos du voile, je souhaite mettre ici l’accent sur un point crucial. Non seulement il y a de
nombreuses manières de se couvrir, dont chacune a une signification particulière dans la
communauté où elle a cours, mais le fait en soi d’être voilée ne doit en aucune manière être assimilé
à une absence de puissance d’agir ni en être constitué en symbole. Comme je l’ai soutenu dans
Veiled Sentiments, mon étude ethnographique d’une communauté bédouine dans l’Égypte de la fin
des années 1970 et 1980, ramener le voile noir devant son visage devant les hommes plus âgés et
respectés est considéré comme un acte volontaire de la part de femmes qui sont profondément
attachées à leur moralité et dont le sens de l’honneur est lié à la famille. Couvrir leur visage dans
certaines situations est l’une des façons dont elles manifestent leur respect d’elles-mêmes et leur
statut social. Et ce sont elles qui décident pour qui elles estiment qu’il est approprié de se voiler.
Elles ne se voilent pas pour les hommes plus jeunes, ni pour les étrangers. Elles ne se voilent pas
pour les hommes égyptiens qui ne sont pas bédouins parce qu’elles ne les respectent pas, en bref
parce qu’elles ne considèrent pas que ces deux dernières catégories d’hommes fassent partie de leur
communauté morale.
Pour prendre un cas très différent, le « vêtement modeste islamique » que nombre de femmes
éduquées du monde musulman ont commencé à porter depuis la fin des années 1970 est maintenant
un symbole public de piété et peut être interprété comme un signe de raffinement propre aux
milieux urbains éduqués, comme l’expression d’une forme de modernité. Ce dont beaucoup de gens
en Occident ne s’aperçoivent pas, c’est que les femmes égyptiennes qui ont adopté cette nouvelle
façon de se voiler, et parfois même de se couvrir le visage, étaient des étudiantes et, en particulier,
des femmes qui suivaient une formation pour devenir médecins ou ingénieurs. Je me souviens très
bien que la seule fille qui soit allée au lycée dans la famille bédouine d’élite, mais rurale, avec
laquelle j’ai vécu dans les années 1980, était aussi celle qui voulait désespérément porter cette
nouvelle forme de voile. Elle souhaitait épouser un homme éduqué, afin de pouvoir exprimer son
savoir et ses valeurs modernes nouvellement acquis. Elle fut ravie lorsque son père arrangea son
mariage avec un ingénieur et qu’elle déménagea pour la cité provinciale de Marsa Matruh. Lorsque
je la revis après son mariage, elle portait effectivement cette nouvelle forme de hidjab ou de
foulard, et non plus le foulard traditionnel des femmes mariées chez les Bédouins, dans sa
communauté.
Dans une étude importante sur les femmes engagées dans le mouvement des mosquées en Égypte –
dans lesquelles, à partir des années 1970, les femmes sont allées s’instruire de leur religion et suivre
des leçons souvent dispensées par des femmes prêtres qui insistaient sur le fait d’y avoir leur place
–, l’anthropologue Saba Mahmood a montré que cette nouvelle forme de vêtement est perçue par
beaucoup de femmes qui l’adoptent comme une manière corporelle de cultiver leur vertu5. Elles en
parlent comme d’un choix provenant de leur désir ou, plus exactement, de leur lutte pour être
proches de Dieu. Dans un examen plus approfondi des conceptions différentes que nous pouvons
avoir de la religion et de la contrainte, je discuterai plus loin des thèses du livre de Mahmood,
Politics of Piety. Pour le moment, je veux simplement remarquer que Saba Mahmood refuse de
fournir des raisons fonctionnelles à la question de savoir pourquoi, dans les années 1980, dans tout
le monde musulman, les femmes ont commencé à adopter cette forme moderne de « vêtement
modeste islamique », à couvrir leurs cheveux et à porter de longues robes, alors que depuis les
années 1930 de plus en plus de femmes rejoignaient des organisations féministes et se mettaient à
porter des vêtements occidentaux. Certaines de ces explications fonctionnalistes avancent, par
exemple, que ces femmes manifestent, par un retour à une culture authentique, leur protestation
contre l’Occident, ou alors qu’elles effectuent une régression dans le temps pour se protéger contre
les assauts de la modernité, ou encore qu’elles inventent des moyens pour se déplacer à l’extérieur
plus confortablement, être plus à l’aise lorsqu’elles travaillent dans les bureaux avec des hommes
ou lorsqu’elles prennent le bus, afin de ne pas être importunées. Au lieu de cela, Saba Mahmood
nous enjoint à écouter les explications que donnent ces femmes dans leurs propres termes : ce qui se
formule est qu’elles veulent être proches de Dieu, qu’elles veulent être de bonnes musulmanes.
Elles le font aujourd’hui en se voilant et en s’instruisant de leur religion, qu’il s’agisse d’apprendre
à prier comme il faut ou à être une personne respectable.
Deux choses ressortent de cet aperçu de quelques-unes des nombreuses significations que prend le
voile dans le monde musulman contemporain. Premièrement, nous devons résister à l’interprétation
réductrice qui fait du voile le signe par excellence de l’absence de liberté des femmes. Quel sens
donner au mot liberté, dès lors que nous savons que les hommes sont des êtres sociaux, c’est-à-dire
toujours élevés dans un certain contexte historique et social, au sein de communautés particulières
qui façonnent leurs désirs et leur compréhension du monde ? Dénoncer la burqa comme une
servitude médiévale ou patriarcale ne revient-il pas à faire preuve d’un mépris grossier envers la
compréhension que ces femmes ont de ce qu’elles font ? Deuxièmement, nous ne devrions pas
réduire la diversité des situations et des attitudes de millions de femmes musulmanes à un unique
vêtement. Peut-être est-il temps d’en finir avec l’obsession de l’Occident pour le voile, blanc ou
noir, peut-être est-il temps de se concentrer sur d’autres questions importantes qui devraient
préoccuper les féministes et tous ceux et celles qui s’inquiètent de la condition des femmes.
5 Saba Mahmood, Politics of Pietry, Princeton University Press, Princeton, NJ, 2005.
Méfions-nous de la pitié
J’ai soutenu que l’emprise qu’ont sur nous ces images de femmes voilées réside dans le fait qu’elles
émoussent notre compréhension et restreignent notre perception de la complexité. La seconde partie
du sous-titre de cet essai est « le danger de la pitié ». Qu’est-ce que la pitié a à voir avec les femmes
musulmanes ou moyen-orientales ? Pour moi, il est manifeste que l’une des fonctions les plus
dangereuses de ces images est de permettre à nombre d’entre nous d’imaginer que ces femmes ont
besoin d’être sauvées par nous ou par nos gouvernements.
Ma réflexion sur la pitié fut initiée par la rencontre d’un livre, il y a bien des années de cela, au
séminaire de théologie de Princeton : il s’agissait d’un compte rendu d’une conférence organisée
par une mission de femmes presbytériennes qui s’est tenue au Caire, en Égypte, en 1906. C’était
une collection de nombreux essais sur la condition lamentable de la femme mahométane (comme on
l’appelait alors) dans les pays allant de l’Égypte à l’Indonésie, qui décrivait en détail l’absence
d’amour dans leur mariage, leur ignorance, la polygamie qui leur était imposée, leur réclusion et la
preuve évidente de leur statut subordonné que constituait le voile. Dans l’introduction de ce livre,
au titre éloquent de Nos soeurs musulmanes : Un appel à l’aide venu des contrées des ténèbres et
interprété par celles qui l’entendirent6, Annie Van Sommer, parlant au nom de ses soeurs
missionnaires (et appelant bien sûr indirectement un soutien financier pour les bonnes oeuvres de
ces dernières), explique la chose suivante : « Ce livre et son histoire triste et répétitive de torts et
d’oppression est une dénonciation et un appel […]. C’est un appel aux femmes chrétiennes pour
qu’elles redressent ces torts et portent la lumière dans ces ténèbres par le sacrifice et le
dévouement. » Elle poursuit ainsi : « à certaines d’entre nous, il semble que tout l’amour et toute la
pitié des femmes des pays chrétiens de notre époque soient nécessaires pour aller chercher et
sauver les femmes souffrantes, pécheresses et nécessiteuses de l’islam. On ne peut savoir l’ampleur
du besoin avant que l’on ne vous l’ait dit ; et vous n’irez jamais les chercher si vous n’entendez pas
leur cri. » Ces femmes chrétiennes occidentales du tournant du siècle pensaient ainsi exprimer ce
que ne le pouvait la voix des femmes musulmanes ou amplifier les voix étouffées de ces « autres »
au service du salut chrétien. Tout cela, bien sûr, à l’époque victorienne, alors que les femmes
n’avaient pas le droit de vote, se trouvaient rarement présentes dans la sphère publique et étaient
ramenées à leur rôle supposé d’ange de la maison. Quoiqu’elles partissent souvent aux côtés de leur
mari, l’indépendance et l’esprit d’aventure des femmes missionnaires étaient donc loin d’être
fréquents.
On peut s’inquiéter des échos de cette rhétorique que l’on entend dans les préoccupations des
féministes libérales d’aujourd’hui à propos des femmes dans le monde. Que l’on pense seulement à
l’organisation américaine Feminist Majority et à sa campagne pour les femmes afghanes, ou aux
discours, plus larges, sur les droits des femmes. Comme les missionnaires, ces féministes libérales
éprouvent le besoin de parler pour et au nom des femmes afghanes et autres femmes musulmanes en
empruntant le langage des droits de l’homme ou des droits des femmes. Elles se perçoivent comme
un groupe éclairé, doté de la lucidité et de la liberté nécessaires pour aider les femmes en souffrance
d’autres contrées à bénéficier de leurs droits, pour les sauver de leurs hommes ou de leurs traditions
religieuses oppressives.
Construire de la sorte la figure de femmes ayant besoin d’être plaintes ou sauvées implique non
seulement que l’on veuille les sauver de quelque chose, mais encore que l’on désire les sauver
dequelque chose pour quelque chose d’autre, pour un monde différent ou pour une configuration
d’un autre type. Quelles violences une telle transformation peut-elle comporter ? Et quelles
présomptions est-on amené à faire sur la supériorité de ce pour quoi on les sauve ? Quelle que soit
6 Annie Van Sommer et Samuel W. Zwemer, Our Moslem Sisters : A Cry of Need from Lands of Darkeness
Interpreted by Those Who Heard It, The Young People's Missionary Movement, New-York, 1907.
la forme qu’ils prennent, les projets des Occidentaux visant à sauver les femmes d’ailleurs se
fondent dans leur sentiment de supériorité et le renforcent en retour. Ils sont également empreints
d’une forme d’arrogance condescendante qui, en tant qu’anthropologue sensibilisée aux autres
modes de vie, me met mal à l’aise. J’ai passé beaucoup de temps avec différents groupes de femmes
musulmanes et je sais quelque chose de la façon dont elles se perçoivent elles-mêmes, dont elles se
respectent elles-mêmes ; je sais aussi combien j’admire et combien j’aime leur complexité et leurs
ressources.
Ce que je veux dire, c’est que nous devrions peut-être être plus conscients du fait que, dans ce
monde, il existe différents chemins. Peut-être devrions-nous envisager de respecter les voies que
d’autres empruntent vers le changement social. Est-il possible de se demander s’il peut y avoir une
libération qui soit islamique ? Cette idée est explorée par de nombreuses femmes, comme celles
d’Iran, qui se désignent elles-mêmes comme des féministes islamiques. Au-delà, même, de cela, la
libération ou la liberté sont-elles un but pour lequel toutes les femmes ou tous les peuples luttent ?
L’émancipation, l’égalité et les droits font-ils partie d’une langue universelle ? D’autres désirs ne
peuvent-ils pas être plus signifiants pour d’autres groupes de gens ? Vivre dans des familles unies,
par exemple ? ou vivre selon les préceptes divins ? ou encore, vivre sans guerre ou sans violence ?
Il existe d’autres perspectives, dont certaines remettent en question la supériorité occidentale. Ainsi,
s’adressant aux États-Unis, un célèbre islamiste lance cette accusation : « Vous êtes une nation qui
exploite les femmes comme des produits de consommation ou des supports publicitaires, appelant
les clients à les acheter. Vous utilisez les femmes pour servir les passagers, les visiteurs et les
étrangers, pour accroître vos profits. Puis vous faites de grandes déclarations pour dire votre
soutien à la libération des femmes […]. Vous êtes une nation qui pratique le commerce du sexe
sous toutes ses formes, directement et indirectement. Des sociétés et des institutions gigantesques
s’établissent sur ce fondement, sous le nom d’art, de divertissement, de tourisme ou de liberté, ou
d’autres noms spécieux que vous leur attribuez7. »
Des apologistes musulmans plus modérés défendent également l’Islam contre les accusations de
sexisme que lui adressent les Occidentaux. Dans un récent ouvrage de référence des global studies
sur l’Islam, la section appelée « L’Islam est sexiste » contient une réfutation en vingt-huit points de
cette accusation. Elle s’appuie sur des explications de versets coraniques, sur la description de la
position du prophète Mahomet sur divers aspects du statut des femmes, elle contient des
observations concernant la date tardive à laquelle les femmes ont obtenu le droit de vote dans
certains pays européens (en Suisse, par exemple, ce fut seulement en 1971) et elle met en avant le
fait que nombre de femmes musulmanes ont été à la tête de gouvernements (cinq premiers ministres
ou présidents au Pakistan, au Bangladesh, en Turquie et en Indonésie), alors que, par exemple,
aucune n’occupa une telle position aux États-Unis8.
Les descriptions de ces apologistes en termes d’exploitation sexuelle ou de manque de pouvoir dans
la sphère publique doivent-elles nous conduire à prendre en pitié les femmes américaines ou
européennes ? Une telle idée nous paraîtrait absurde, voire irritante. Nous avons mille réponses à
ces accusations. Que nous soyons critiques à l’égard de la façon dont sont traitées les femmes dans
nos propres sociétés, en Europe ou aux États-Unis, que nous évoquions le « plafond de verre » qui
empêche les femmes de gravir tous les échelons hiérarchiques de leur profession, le système qui
maintient tant de foyers dirigés par des femmes en dessous du seuil de pauvreté, la fréquence des
viols ou du harcèlement sexuel ou même l’exploitation des femmes dans la publicité, nous ne
percevons pas en cela le reflet de la nature oppressive de notre culture, ni nous n’y trouvons une
7 Ousama Ben Laden, Messages to the World : The Statements of Osama Ben Laden, Bruce Lawrence (dir.), Verso,
Londres, 2005, p.166-168.
8 Mir-Zohair Husain, Global Studies : Islam and the Muslim World, McFraw Hill/Dushkin, Dubuque, IO, 2005,
p.61-62.
raison de condamner notre tradition religieuse dominante, le christianisme. Nous savons que de
telles choses ont des causes complexes et nous avons la conviction, au moins, que certains et
certaines d’entre nous travaillent à changer les choses.
De la même manière, il nous faut considérer que toutes sortes de femmes du monde musulman
peuvent aussi trouver absurdes ou irritantes les dénonciations de l’oppression des femmes
musulmanes. Parmi elles, nous pourrions trouver des femmes ordinaires comme celles avec qui j’ai
vécu dans les zones rurales, ainsi que des féministes ou autres réformatrices ayant été sensibles aux
problèmes posés par leurs propres sociétés au regard de la place des femmes, et ce, depuis la fin du
XIXe siècle. Il nous faut prendre garde à ne pas tomber dans des polarisations qui cantonnent le
féminisme à l’Occident. Il y a un grand nombre de féministes dans le Tiers-Monde, y compris dans
de nombreuses parties du monde musulman. Certaines revendiquent l’appellation de féministes
islamiques, d’autres non. Mais ces féministes sont mises en position de dilemme lorsque des
féministes occidentaux engagent des campagnes qui les rendent vulnérables aux accusations de
trahison émises par les conservateurs locaux, islamistes ou nationalistes. Des chercheurs du MoyenOrient comme Afsaneh Najmabadi, qui, lui, est originaire d’Iran, soutiennent aujourd’hui que non
seulement il est infondé de penser l’histoire dans les termes simplistes d’une opposition supposée
entre l’Islam et l’Occident, mais encore qu’il est stratégiquement dangereux d’accepter l’opposition
culturelle entre fondamentalisme musulman et féminisme occidental. Les nombreuses personnes qui
tentent, au sein des pays musulmans, de trouver des solutions aux injustices présentes, ceux qui
pourraient vouloir refuser cette opposition pour préférer se nourrir de différentes histoires et
cultures, ceux qui n’acceptent pas le fait qu’être féministe signifie être occidental, se verront
contraints de choisir : êtes-vous pour nous ou contre nous ? Exactement de la même manière que
nous sommes, nous-mêmes, contraints de nous soumettre à cette dichotomie.
Le libre choix et la tradition
Mais je voudrais, encore, avancer une idée : non seulement les femmes musulmanes se sont
engagées dans des mouvements visant à revendiquer les droits des femmes dans des termes
reconnus par nous, mais de nombreuses femmes, dans d’autres parties du monde, n’estiment pas
nécessairement que leurs vies témoignent d’un défaut de droits. Je ne parle pas ici d’aveuglement
ou de mauvaise foi, c’est-à-dire du fait que ces femmes ne se rendent pas compte de leur propre
oppression. Je soutiens l’idée qu’il nous faut reconnaître et peut-être même estimer les termes
différents selon lesquels les gens vivent leur vie. Dans mon livre Writing Women’s Worlds9, que je
conçois comme une étude ethnographique « féministe » expérimentale sur les femmes bédouines
awlad ‘ali d’Égypte avec qui j’ai vécu au début des années 1980, je me suis efforcée de raconter les
histoires de ces femmes en reprenant les termes qu’elles utilisaient elles-mêmes. J’ai aussi tenté de
saisir les critères utilisés par elles pour juger les autres et formuler leurs revendications.
Les histoires de mariages fournissent la meilleure preuve de l’invalidité de cette opposition entre
choix et contrainte qui domine notre compréhension des différences entre femmes occidentales et
musulmanes, tout en montrant l’importance de reconnaître différentes manières de construire les «
droits ». Il arrivait aux jeunes filles que j’ai connues dans cette communauté bédouine de refuser tel
ou tel mariage arrangé pour elles, mais jamais elles ne remettaient en question le principe
fondamental de l’arrangement des mariages par les familles. Elles pouvaient chanter des chansons à
propos du type de jeune homme qu’elles aimeraient épouser – un qui ne soit pas un cousin, un qui
soit éduqué ou qui ait telle sorte de voiture ou de camion –, mais elles estimaient qu’il était du
ressort de leur famille de choisir leur partenaire. Elles pouvaient, parfois, faire un scandale
lorsqu’elles ne voulaient pas d’un certain mari et trouvaient le moyen de faire échouer le projet du
mariage arrangé. Toutefois, même les poèmes d’amour sur lesquels j’ai travaillé dans mon premier
9
Lila Abu-Lughod, Writing Women's Worlds : Bedouin Stories, University of California, Berkeley, CA, 1993.
ouvrage, Veiled Sentiments10, poèmes qui témoignaient des aspirations et frustrations de ces jeunes
filles, étaient un mode d’expression entièrement intégré au système et non une rébellion contre lui,
ce système des mariages arrangés qui exige des femmes qu’elles préservent leur honneur en ne
manifestant aucun intérêt envers les hommes, qui attend des hommes et des femmes qu’ils n’aient
aucun geste d’affection publique, même mariés. De nombreuses filles ou femmes me parlèrent des
dangers des unions d’amour ; toutes appréciaient la protection et le soutien que leurs familles leur
assuraient dans les mariages arrangés. Plus intéressant encore, les femmes mariées revendiquaient
souvent des « droits », fondés dans une certaine intelligence de la loi coutumière et islamique, mais
surtout dans l’intériorisation par elles, à travers l’observation des pratiques de la communauté, d’un
sens aigu de la justice, provenant aussi de l’idée bien ancrée qu’elles se faisaient de leur propre
valeur et de leurs responsabilités. Il faut noter que ces revendications apparaissaient surtout dans le
cas où leur mari les traitait mal.
Un autre exemple, encore plus illustratif, du problème que pose le fait de supposer connaître les
droits que veulent les femmes est le cas de la polygamie dans cette communauté. Un chapitre entier
de mon livre Writing Women’s Worlds traite des relations changeantes, des solidarités, des colères
et des peines d’un mariage polygame que je connaissais intimement. Ce n’était jamais le fait que
leur mari ait plus d’une femme qui posait problème à ces femmes. Cette pratique était légitimée par
la loi islamique et reconnue comme quelque chose qui pouvait arriver pour diverses raisons,
notamment un désir d’enfant ou la volonté d’aider des femmes dépourvues de soutien. C’était plutôt
les personnalités, les histoires, les comportements et les sentiments particuliers des uns et des autres
qui importaient à ces femmes. Les reproches et les revendications que m’exprima l’une d’elles,
après m’avoir raconté une longue histoire à propos de la situation exaspérante dans laquelle elle
s’était trouvée juste après que son mari eut épousé sa troisième femme, différaient de tout ce que
j’avais imaginé ou de ce à quoi je me serais attendue. À la fin de son histoire, je lui avais demandé,
pleine de sympathie, si elle avait été jalouse. Elle répondit immédiatement : « Non, je n’étais pas
jalouse. J’étais juste furieuse d’avoir été traitée injustement. Est-ce que nous ne sommes pas toutes
pareilles ? » On aurait du mal à reconnaître ici l’argumentation libérale en faveur des droits des
femmes ou une dénonciation de l’oppression de la polygamie. Ce qui s’exprime ici, c’est
l’affirmation que les femmes d’un homme ont le droit, selon le Coran et les idéaux des Bédouins,
d’être traitées de façon absolument égale.
Mais à travers ces histoires singulières de femmes du Moyen-Orient ou de féministes dans le monde
musulman, qu’est-ce donc que je veux montrer ? Susan Moller Okin, une penseuse féministe
libérale célèbre, formula dans un essai qui eut un très large écho (« Le multiculturalisme est-il
mauvais pour les femmes ? 11») une affirmation qui lui valut de nombreuses critiques. Sa
proposition audacieuse consistait à dire que les femmes de cultures minoritaires « patriarcales »
(son essai traitait des minorités culturelles aux États-Unis, mais sa pertinence s’étendait aux autres
cultures « patriarcales » du monde) « seraient dans une position préférable si la culture dans
laquelle elles étaient nées soit disparaissait (de sorte que ses membres soient intégrés à la culture
environnante, moins sexiste) soit, ce qui était encore préférable, si cette culture était encouragée à
se réformer pour renforcer l’égalité des femmes.12 »
Suggérer qu’il faudrait que la culture de quelqu’un disparaisse est, pour le moins, une affirmation
forte. Cela fait penser à ces missionnaires presbytériennes, tellement certaines que le christianisme
était la seule solution pour les femmes que j’ai évoquées ci-dessus. Je pense que nous devons être
plus respectueux. Il nous est impératif de reconnaître que les gens n’ont pas nécessairement envie
d’abandonner leur culture et leur monde social. La plupart des gens ont de l’estime pour leur façon
10 Lila Abu_Lughod, Veiled Sentiments : Honor and Poetry in a Bedouin Society, University of California, Berkeley,
CA, 1986.
11 Susan Moller Okin, Is Multiculturalism Bad for Women?, Josua Cohen, Matthew Howard et Martha Nussbaum
(dir.), Princeton University, Princeton, NJ, 1999.
12 Ibid., p.22.
personnelle de vivre. Ils n’aiment pas qu’on leur dise de renoncer à leurs convictions religieuses.
Une nouvelle fois, nous pouvons revenir au travail de Saba Mahmood sur les jeunes femmes
égyptiennes des années 1980 et 1990 qui essayent de déterminer la manière dont elles doivent vivre
pour être de bonnes musulmanes et qui, au cours de ce processus, se mettent à porter le voile.
Mahmood refuse les principes des philosophes libéraux pour qui le choix individuel est la valeur
primordiale. Pour elle, le puissant désir de ces femmes musulmanes égyptiennes de suivre les
conventions religieuses prescrites par la société sont « les potentialités, l’« échafaudage » […]
grâce auquel elles réalisent leur moi », et non le signe de leur subordination individuelle. Elle
soutient que leur désir d’aller chercher en dehors de soi (dans la pratique religieuse, dans les textes
et dans la loi islamiques) leurs idéaux et leurs outils de référence à soi remet en question la
séparation communément admise entre individu et société sur laquelle repose la pensée politique
libérale. Cela devrait nous inciter, dit-elle, à nous interroger sur la distinction (propre à l’Amérique
moderne) entre « les désirs réels du sujet et les conventions sociales obligatoires » qui sous-tend la
plupart des analyses libérales. Comme je l’ai déjà noté, c’est une implication dans un projet de
transformation morale délibéré qu’elle voit dans l’attitude de ces femmes qui veulent prier et « être
proches de Dieu» en se voilant et en étant pudiques. Affirmerons-nous qu’il n’en est pas ainsi ?
Nos choix sont toujours façonnés par des discours, par des positions sociales, par des configurations
géopolitiques et par l’inégalité de pouvoir, de sorte que leur portée spécifique est limitée
historiquement et géographiquement. Ceux pour qui les valeurs religieuses sont importantes ne les
voient certainement pas comme des contraintes, ils les voient comme des idéaux pour lesquels ils
luttent.
J’ajouterai encore un détail crucial aux analyses de Saba Mahmood concernant ces femmes et la
manière dont il nous faut les comprendre. Ces femmes ne sont pas totalement autres, sans aucun
lien avec nous ; elles n’habitent pas un monde radicalement séparé du nôtre, dans leur propre
réalité. Sans doute ont-elles leurs propres réalités, mais celles-ci sont toutes, d’une manière ou
d’une autre, modelées par les interconnexions entre les parties du monde que le discours
civilisationnel, désormais courant, définit comme Occident et non-Occident, monde judéo-chrétien
et monde musulman. Nombre des différences qui existent aujourd’hui sont le produit d’histoires
différentes, certes, mais liées les unes aux autres, d’histoires d’interactions et de réactions. Elles
sont le produit de différentes circonstances qui ont émergé de nos interactions, que ce soit celles de
l’époque des croisades, du colonialisme ou, aujourd’hui, de l’hégémonie mondiale des États-Unis.
Nous pouvons désirer la justice pour les femmes, mais parviendrons-nous à reconnaître qu’il puisse
y en avoir différentes conceptions et que différentes femmes puissent vouloir ou choisir des futurs
différents de ceux qui nous paraissent les meilleurs ? À reconnaître que les choix auxquels nous les
voyons confrontées soient en fait le produit de situations que nous avons contribué à leur imposer ?
Ma conclusion est que si nous nous soucions vraiment des situations dans lesquelles se trouvent ces
femmes qui n’appartiennent pas à la bourgeoisie blanche occidentale, nous ferions bien de laisser de
côté voiles et vocations à sauver les autres pour nous efforcer d’examiner des manières de rendre le
monde plus juste. Ma position en faveur du respect de la différence se distingue du relativisme
culturel qui fait la position classique de l’anthropologue – qui se résume à dire que « tout est
légitime » ou que « c’est leur culture, il faut les laisser vivre » – parce qu’elle ne nous interdit pas
de nous demander comment nous, qui vivons dans cette partie privilégiée et puissante du monde,
avons une responsabilité vis-à-vis de la situation dans laquelle d’autres contrées se sont trouvées et
des choix qui leur sont aujourd’hui ouverts. Les mouvements islamiques eux-mêmes se sont
développés dans un monde modelé par les engagements intenses des puissances occidentales dans
les vies moyen-orientales. Certains des mouvements les plus conservateurs qui se focalisent sur les
femmes dans ces parties du monde ont résulté d’interactions avec l’Ouest – on pourrait évoquer par
exemple les trois milliards de dollars versés par la CIA au profit des groupes conservateurs afghans,
lesquels sapèrent les fondements d’un gouvernement marxiste engagé dans une modernisation
forcée qui se traduisait en particulier par la scolarisation massive des femmes.
Il me semble que si nous sommes préoccupés par les femmes, y compris par les femmes
musulmanes, nous pouvons peut-être travailler chez nous à rendre les politiques américaines et
européennes plus humaines. Si nous voulons participer aux affaires de ces contrées lointaines, nous
devrions peut-être le faire avec la volonté de soutenir ceux qui, au sein de ces communautés, ont
pour but de rendre les vies des femmes (et des hommes) meilleures. Quoi que nous fassions, nous
devrions le faire avec respect et en ayant en tête les termes d’alliances, de coalitions et de solidarité,
plutôt que ceux de secours, salut ou pitié. Surtout, il nous faut résister à la puissance de ces images
limitées et limitatives de femmes musulmanes en noir et blanc qui circulent parmi nous.
Version originale en anglais, traduit de l'anglais par Charlotte Nordmann. Copyright © Lila AbuLughod/ 1998-2007 Eurozine, www.eurozine.com. Tous droits réservés. Première publication in
Lettre Internationale (Danemark) 12 (2006) (version en danois), copyright © Lila AbuLughod/Lettre Internationale (Danemark)
Lila Abu-Lughod
Lila Abu-Lughod est professeure d’anthropologie, de Women’s Studies et de Gender Studies à la
Columbia University à New York. Spécialiste de la situation des femmes au Moyen-Orient,
l’Égypte a été son premier terrain. Elle a publié Remaking Women: Feminism and Modernity in the
Middle East(American University in Cairo Press) et Veiled Sentiments: Honor and Poetry in a
Bedouin Society(University of California Press). Elle a récemment dirigé avec Ahmad H. Sa’di
Nakba: Palestine, 1948, and the Claims of Memory(Columbia University Press).
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