voilées furent utilisées pour susciter le soutien de l’intervention. Je voudrais, ici, défendre l’idée
que, outre les indicibles horreurs, les bouleversements et la violence dont ces interventions
américaines ont accablé les vies des femmes musulmanes en Afghanistan et en Irak, l’utilisation de
ces images a aussi été néfaste pour nous, dans les pays occidentaux où elles circulent, en ce qu’elles
tendent à étouffer notre capacité à apprécier la complexité et la diversité des vies des femmes
musulmanes, à les considérer comme des êtres humains.
Comme l’avait noté Edward Said dans son célèbre ouvrage, L’Orientalisme2, une étude critique
novatrice de la relation entre les études occidentales sur le Moyen-Orient et le monde musulman et
les projets plus généraux de domination et de colonisation de ces régions, l’une des caractéristiques
les plus distinctives des représentations, tant littéraires qu’universitaires, de l’« Orient » musulman
est leur nature citationnelle. Par là, il entendait que les travaux plus récents asseyaient leur autorité
en se référant à des travaux antérieurs, chacun citant les précédents en une chaîne infinie qui
s’affranchissait de tout ancrage dans l’actualité de l’Orient musulman. C’est ce que nous constatons
encore aujourd’hui dans les représentations visuelles de la femme musulmane. Cela fait maintenant
plusieurs années que je les collectionne, et certaines manifestent clairement la qualité citationnelles
des images de « la femme musulmane ». Les plus emblématiques sont celles qu’on pourrait appeler
les études en noir et blanc. On trouve, par exemple, d’énigmatiques femmes algériennes
enveloppées d’un blanc fantomatique dans les cartes postales coloniales françaises des années 1930
que Malek Alloula analyse dans son livre, The Colonial Harem3. Ce type de photographies avait
pour but, selon Alloula, de rendre les femmes algériennes accessibles, au moins symboliquement,
aux soldats et aux touristes français, ainsi qu’à ceux restés au pays. Et puis l’on trouve, à la fin des
années 1990, en couverture de journaux américains, parfois distingués, comme le New York Times
Magazine ou le Chronicle of Higher Education, des représentations de femmes similaires, aux
visages dissimulés et aux corps recouverts de pudiques vêtements musulmans blancs ou de couleur
claire. Il s’agit de femmes de Jordanie ou d’Égypte, dont la vie et la situation sont radicalement
différentes de celles des femmes de l’Algérie coloniale et de celles de nombre de femmes dans leur
propre pays. Dans le recueil de cartes postales d’Alloula, on trouve aussi des images de femmes
habillées tout en noir, de façon assez spectaculaire, leurs yeux seuls émergeant du tissu. À nouveau,
des images presque identiques apparaissent en couverture du New York Times Magazine et même
de KLM Magazine, depuis les années 1990 jusqu’à aujourd’hui, en dépit du fait que les articles
auxquels elles sont liées traitent de pays différents : l’Arabie saoudite, la Jordanie ou le Yémen.
L’uniformité de ces images est saisissante.
Pourquoi devrions-nous trouver cela troublant ? Pour ma part, la raison pour laquelle je suis gênée
par ma collection d’images médiatiques est que l’expérience de mes vingt-cinq ans de recherche
dans le Moyen-Orient, et particulièrement en Égypte, m’a appris que de telles images ne reflètent
pas la variété de style des costumes des femmes dans ces pays et ne contribuent en rien à permettre
la compréhension de ces différences. Mes propres albums de famille contiennent des photos de ma
grand-mère et de ma tante, toutes deux palestiniennes, dans l’un de ces pays – la Jordanie – : l’on y
voit ma tante en blouse et en pantalons, ses longs cheveux raides découverts, tandis que même ma
grand-mère porte juste une écharpe blanche toute simple, drapée négligemment sur les cheveux. J’y
trouve aussi une vieille photo de ma grand-mère et de ma tante avec deux de mes oncles, prise dans
les années 1950, où les hommes sont en costume et les femmes portent des robes soignées et une
coiffure élégante. Il suffit de jeter un coup d’oeil aux articles récents traitant de ces pays, comme la
Jordanie, pour trouver encore de petites photos qui nous montrent l’équipe nationale de basket
féminin en short ou la reine en train de dîner avec un groupe de femmes cosmopolites, européennes
ou jordaniennes, que l’on ne peut distinguer les unes des autres. Pourquoi ces photos ne font-elles
pas la couverture du New York Times Magazine pour représenter la Jordanie, au lieu de femmes
Taliban, and Politics of Counter-Insurgency », in Anthropological Quaterly, 75-2 (2002), p. 339-354.
2 Edward Said, L'Orientalisme, Seuil, Paris, 2005 (1978).
3 Malek Alloula, The Colonial Harem, University of Minnesota, Minneapolis, MN, 1986.