Guylaine Jollivet Carcinome ! 2 2 Quelqu’un m’a demandée récemment : « que t’est-il arrivé dans la vie avant ce cancer ? ». Comment répondre ? J’avais une vie qu’on peut qualifier de normale, facile… Enfance et jeunesse plutôt agréables, un mari présent, aimant, deux enfants en pleine construction de leur propre vie. 2 3 42 À quoi bon un roman auquel son auteur n’a pas été contraint ? Georges Bataille 2 5 62 Carcinome ! saison 1 2 7 82 Vendredi 15 juin 2012 Mon jour de chance ! J’ai un « petit » cancer du sein, rien de méchant… Je suis allée seule au rendez-vous chez ma gynécologue parce que je n’y croyais pas du tout. Et pourtant, c’était d’une évidence. Après une biopsie, si tout va bien, on reçoit un simple coup de fil de sa gynéco. Moi, je suis en pleine forme, alors… c’est sûrement une erreur… quelqu’un qui a un cancer est forcément affaibli, non ? Pas facile, pour ma gynéco, des moments comme celuilà, qui font malheureusement partie de son quotidien. L’annonce… c’est le début d’une longue histoire… Elle a fait ça très bien. J’écoute. Mes yeux se brouillent. Mes oreilles bourdonnent. Mon sang se glace. Qu’est-ce que je dois dire ? Je me sens pourtant bien encore pour quelques minutes. Carcinome lobulaire infiltrant, grade II. Que veut dire ce mot « Carcinome » ? ah oui… Cancer ! Je ne le savais pas. Le mot cancer ne figure nulle part sur mes résultats de biopsie, ce qui pourrait paraître rassurant quand on ne sait pas ! 2 9 Et pourtant, il s’agit bien d’un cancer du sein. C’est grave ? Bien sûr que c’est grave ! Je pleure, j’ai peur, c’est normal. Colère, apitoiement, révolte… Je vais devoir me « battre », moi qui aspirait plutôt à une certaine sérénité, une vie zen comme je l’aime, à l’aube de mes 50 ans. Le dire. Ça ne peut pas attendre, il faut que je le dise. Je pars rejoindre Bertrand sur son lieu de travail. J’arrive à conduire, je ne sais comment, je suis gravement malade, on vient de me l’apprendre, mais j’ai tous mes réflexes. On se serre dans les bras, on ne réalise pas encore. J’arrive au bureau. Tout le monde est gentil tout à coup. Tout me semble accessible, facile. Agnès, ma meilleure amie, je dois l’appeler tout de suite, lui faire partager ce qui vient de me tomber sur la tête. Que dire ! Il faut trouver les mots, déjà, pour apaiser les maux. Mon généraliste, vite, il faut l’informer, il y a des papiers à remplir, il faut mettre en place l’ALD1 (je sais vaguement ce que ça veut dire)… ah ! pour cinq ans quand même… Mes parents. Je ne peux pas annoncer une chose pareille par téléphone. Je décide d’y aller. Ils font bonne figure, je dédramatise comme je peux. Ils ont dû craquer dès mon départ. S’il existe le mot « orphelins » pour les enfants qui perdent leurs parents, il n’en existe pas pour des parents qui perdent leur enfant, enfin, je ne le connais pas. 1 Affection longue durée. 10 2 Les enfants. Geoffrey termine sa licence à Rennes, je vais attendre qu’il rentre à la maison afin de lui parler de vive voix. En revanche, Anaïs vit à Londres, le téléphone, c’est cruel dans ces cas-là. Mon frère, qui ne réagit pas car il n’est pas dans ses habitudes de montrer ses émotions, est très affecté. Ma nièce est sûre qu’ils se sont « trompés », ce n’est pas possible autrement. J’aimerais bien qu’elle ait raison, mais non, c’est bien de moi qu’il s’agit. Le lendemain matin, les grandes eaux, un chagrin intarissable, un mal de tête carabiné. Au secours ! Mon amie Brigitte, qui habite tout près et qui sait guérir tous les maux (Shiatsu2, fleurs de Bach3…), arrive tout de suite. Voilà. J’ai fait le tour. Tous ceux qui doivent le savoir le savent, ce sont eux qu’on appelle « les proches » : ma famille (j’y inclus ma belle-famille), mes amies les plus intimes. Quatre jours seulement avant le rendez-vous avec le chirurgien, comme c’est simple, rapide. Contrairement à la gynéco, il ne parle pas de « petit » cancer. Il nous expose tous les scénarios possibles, c’est difficile à entendre. Prochaine étape, une IRM4, pour vérifier qu’il n’y a pas des « p’tits » cachés derrière la tumeur dépistée. Le même jour, une ponction d’un ganglion « sentinelle » sera effectuée pour l’analyser (le sein n’est pas seul, il y a des ganglions auxquels on ne pense pas d’un premier abord). Ensuite, il prévoit une intervention chirurgicale, plus ou moins 2 Thérapie japonaise d’équilibre des énergies du corps avec des pressions des doigts le long des méridiens. 3 Élixirs floraux réalisés à partir de trente-huit essences de fleurs qui permettent de ré-harmoniser les états d’esprit. Elles tiennent leur nom de leur concepteur, le docteur Edward Bach (1886-1936). 4 Imagerie par résonance magnétique. 2 11 importante en fonction des résultats, « le moins », on enlève la tumeur et on n’en fait pas d’histoire, « le plus », on enlève tout le sein et cela s’appelle une mastectomie. Je craque. J’ai des règles qui n’en finissent pas, je n’en peux plus de voir tout ce sang. Finalement, c’est facile de perdre mes deux kilos en trop. Je profite de moments simples qui deviennent divins. Je vis normalement mais dans un autre monde, qui m’est propre. Au bureau, je forme ma remplaçante, moi qui me croyais irremplaçable ! Les objectifs prioritaires de la certification ISO 9001 me semblent totalement obsolètes, tout me paraît sans intérêt alors que mon travail me passionnait. Quelque part, aussi étrange que cela puisse paraître, je me sens libre. Mes cellules folles sont en train de me grignoter de l’intérieur. Et pourtant, je me sens en pleine forme, tout cela semble tellement irréel ! Anaïs a 24 ans, l’âge que j’avais quand je l’ai mise au monde. Rien que d’y penser, je m’émotionne, je souris, je pleure. Elle est belle la vie tant qu’on est en vie. Les chats, Maïto, Toumaï, sont chamboulés. 12 2 Mercredi 4 juillet 2012 Finalement, « il » est méchant ! Je n’aurai plus de sein droit mercredi prochain. L’IRM a révélé une deuxième tumeur cachée, plus grosse que l’autre, 4 cm. Il n’a pas été nécessaire de ponctionner un ganglion « sentinelle », le verdict est clair et net, je n’aurai plus de sein droit mercredi prochain. Je suis passée de la salle de l’IRM à celle de l’échographie pour une biopsie, je ne sais comment, je ne me souviens de rien. Ai-je pu marcher ? Parler ? J’ai juste eu le temps de dire à Bertrand qui attendait sagement dans la salle d’attente que les résultats étaient catastrophiques. J’ai dû lui annoncer assez brutalement. J’ai comme un vide dans ma mémoire. Quelle horreur pour lui, il est resté seul avec cette nouvelle immonde à digérer. La biopsie a été faite rapidement, rageusement. Je pleure. L’infirmière essuie mes larmes. Le cancer fait peur au personnel soignant aussi, même s’il fait partie de leur quotidien. Ils savent qu’ils ne sont pas immunisés. Je suis en vie. 2 13