L’éthique organisationnelle :
pour un bricolage reconstructeur
Gilles Paquet
Professeur émérite
Chercheur Senior à l’Ecole d’études politiques
Université d’Ottawa
www.gillespaquet.org
Allocution de clôture au 60e congrès des relations industrielles au Hilton à Québec les 25 et 26
avril 2005
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« Forget the names, remember the stories »
Charles Handy
Introduction
Le rôle de la conférence de clôture d’un congrès est ingrat. Une portion des congressistes a déjà
quitté les lieux; il faut improviser pour éviter les redites; on est condamné à critiquer ce qui a été
mal fait si l’on veut donner l’heure juste, ce qui ne peut qu’offusquer certains conférenciers
vedettes; mais il faut aussi que chacun puisse quitter la salle avec le sentiment que le colloque n’a
pas été du temps perdu.
C’est encore plus ingrat dans un colloque sur l’éthique qui réunit théoriciens et praticiens parce
que l’éthique est un concept bateau qui se prête à la pensée évasive et aux sermons, et que chacun
des praticiens part de l’axiome qu’il est personnellement « très éthique » et que donc il a peu à
apprendre de ces palabres. Les deux groupes de participants sont donc, en fin de colloque, un peu
frustrés : les uns se demandant pourquoi ils sont venus puisqu’ils n’ont pas suscité une révolution
dans les esprits et les coeurs, les autres s’interrogeant sur ce qu’ils ont entendu d’utile.
La conférence de clôture doit donc, malgré la torpeur, séparer la paille du grain, souligner les
points forts, mettre en garde contre les faux, et montrer qu’il y a beaucoup plus d’ordre qu’on
aurait pu être porté à le croire, au premier abord et à chaud, dans la série de discours entendus.
Demander à un économiste de faire ce travail aurait pu sembler incongru il y a une décennie ou
plus. Les économistes de ce temps-là, on s’en souviendra, faisaient dogme de la séparation du
positif et du normatif et construisaient leurs travaux sur l’éviction des valeurs morales. Mais les
choses ont bien changé. L’économie moderne ne peut plus travailler de manière aussi
schizophrénique. Certains économistes, comme le Nobel Amartya Sen (1987), ont
irrémédiablement brouillé les frontières : il n’est plus possible de continuer à prétendre que l’on
peut traiter des relations entre agents comme s’il s’agissait de rapports entre un « humain » et un
environnement anonyme et pétrifié. Il s’agit de relations avec autrui ce qui est différent de moi
mais que je peux comprendre, voire assimiler » Guillaume 1994 : 10) : le cœur de la socio-
économie est fait de relations avec nos « semblables ». Même l’économiste a découvert qu’il vit
en société, qu’il doit prendre en compte les relations interpersonnelles.
Cette dimension « relationnelle » de la socio-économie commande évidemment une prise en
compte de l’éthique puisque « relation » implique qu’on doit se poser la question de ce que sont
les caractéristiques d’une relation « convenable » selon les mœurs d’une société décente, de ce
qui définit le corridor des comportements « acceptables ».
Mais comme le cahier des charges de chacun dans une « relation » est mal défini. Il s’ensuit que
les attentes et les imputabilités mutuelles sont aussi mal cernées, et que donc la notion de ce
qu’est une conduite acceptable est floue. Mais le fait qu’il y ait flou ne veut pas dire que c’est
inimportant. Plus le réseau de relations interpersonnelles s’enrichit, plus le rapport à autrui
devient profond, plus l’éthique devient incontournable (Paquet 2002, 2005a).
Voilà pourquoi on ne peut pas parler de « relations industrielles » sans parler d’éthique, et
pourquoi ce colloque est tellement important.
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Ce que l’éthique n’est pas
Commençons par bien établir ce que l’éthique n’est pas. C’est essentiel parce que certaines
présomptions erronées ont été prises pour argent comptant au cours du colloque. Cela permettra,
par la négative, de cerner le terrain sur lequel il faut se concentrer. Pas question de faire un relevé
encyclopédique : je retiens seulement quelques-unes des propositions qui n’ont pas été soumises à
un examen critique suffisamment robuste au cours des débats
(1) L’éthique n’a rien à voir avec la recherche du Bon, du Bien, du Vrai dans l’absolu. Haro
sur la métaphysique et la transcendance. L’éthique est ancrée dans le concret. Elle cherche à
repérer le corridor des comportements acceptables. Or c’est défini différemment dans les diverses
sociétés. Ethique et morale connotent éthos et mœurs, i.e., des règles du jeu social qui prennent
diverses formes selon le milieu. Ce qui est considéré comme acceptable en France peut ne pas
l’être au Canada.
(2) On ne trouvera pas la voie éthique par la contemplation et la prière. L’éthique est
fondamentalement relationnelle : elle n’a pas sa source dans le nirvana et la lévitation mais dans
le rapport négocié à autrui dans un milieu donné. C’est un univers à géométrie variable en
évolution constante où l’éthique s’apprend sur le terrain.
(3) L’éthique n’est pas une notion univoque. C’est une notion emboîtée. Elle explore les
relations à plusieurs paliers (légal, organisationnel, professionnel, politique, etc.) mais aussi à
plusieurs niveaux – au niveau micro I (contrat moral comme celui de ne pas mentir dans les
négociations avec mes congénères), au niveau mezzo II (conditions de respect et de civilité
permettant aux communautés de pratique de développer des mœurs qui engage au respect des
contrats moraux), au niveau macro III (liberté personnelle, inclusion et participation, primum non
nocere entre semblables). et au niveau hyper IV, i.e. celui des rapports des humains avec
l’« autre » (là où existe « une altérité radicale, inassimilable, incompréhensible et même
impensable » Guillaume 1994 : 10) comme la Nature, les animaux, etc. (Fritzsche 1997 : 44;
Paquet 2005b : ch. 10)
(4) L’éthique n’est pas une question de recettes et de techniques. En fait si une question est
résolvable techniquement, on n’est déjà plus sur le terrain de l’éthique. L’éthique traite
fondamentalement des attentes et demandes contradictoires et incommensurables des divers
intervenants (« autrui » et « autre ») avec lequel un agent ou un groupe interagit. Prétendre
pouvoir inventer un étalon de mesure qui permettrait de rendre commensurables ces demandes et
revendications (par définition incommensurables) est tout à fait illusoire.
(5) L’éthique n’est pas non plus une question de code et de droit. Il y a en effet tout un écart
entre ce qui est légal et ce qui est admissible et qui convient. Le droit a un rôle orthopédique
important à jouer pour corriger les déviations majeures mais vouloir réduire le juste au droit et au
code est un effort qui ressemble grandement aux efforts des diverses idéologies pour imposer un
étalon de mesure artificiel sur des entités incommensurables.
(6) L’éthique n’est pas un simple antidote contre le vol, la corruption ou le harcèlement. On a
trop souvent galvaudé la notion d’éthique pour la ravaler au rôle de « protection » contre des
comportements qu’un groupe juge offensants et destructeurs. C’est limiter trop dramatiquement la
portée de cette notion. L’éthique va bien plus loin que la guerre aux abus. Elle vise à définir un
corridor des comportements acceptables.
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Trois groupes de mots pour aider à comprendre l’éthique
Pour se donner accès à une bonne compréhension de l’éthique, il faut d’abord clarifier le sens
d’un certain nombre de mots essentiels.
(1) D’abord la notion de fardeau de la charge. Il ne s’agit pas d’une description de la tâche,
mais de ce que légitimement « autrui » et « autre » peuvent attendre de nous, des attentes
légitimes qu’un agent ne peut ignorer. Souvent ces attentes sont contradictoires, mais toujours
elles sont floues et mal articulées. De plus, le fardeau de la charge est « un concept
essentiellement contesté » i.e., que des gens raisonnables peuvent en avoir des conceptions
dramatiquement différentes (Paquet 1997).
(2) Ensuite la dérive du contexte de la gouverne. On a eu dans le passé des modes de
gouverne hiérarchique et autocratique (G) dans lesquels le patron, le potentat, le leader pouvait
imposer son dominium absolu. Il y avait maître du jeu et les agents subalternes pouvaient définir
le fardeau de leur charge par rapport à la seule borne importante – les attentes du chef qui avait
(ou prétendait avoir) tout le pouvoir, toutes les informations et toutes les ressources nécessaires
pour décider seul. Or ce monde est en train de disparaître. Chaque agent opère maintenant dans
un univers qui est souvent sans maître du jeu parce que personne n’a toute l’information, le
pouvoir et les ressources nécessaires pour décider seul. Ce monde de la gouvernance (g) réclame
une coordination efficace parce que justement le pouvoir, les ressources et l’information sont
vastement distribués et que la collaboration est nécessaire (Paquet 2005a : ch.7).
Voilà qui complique singulièrement la notion de fardeau de la charge. Chaque agent dans le
monde de la gouvernance fait face à des attentes d’une variété d’intervenants répartis à 360
degrés autour de lui. Et dans un monde pluraliste (i.e. où nombre de perspectives et de valeurs
diverses sont légitimes) le problème d’une réconciliation « efficace » (sans gaspillage) et
« éthique » (sans comportements inacceptables) de ces contraintes se pose avec acuité.
(3) Enfin la notion de boussole éthique|démarche éthique. L’instrumentation nécessaire pour
faire des choix qui vont garder l’agent dans le corridor des comportements acceptables est
complexe. Comme il ne peut s’agir de simples codes ou des règles rigides, comment y arrive-t-
on? Nous dirons en raccourci que c’est une sagesse toujours en chantier, une sorte de
connoisseurship (pour utiliser un mot anglais bizarre emprunté du français mais transmué ce
faisant) se développant cumulativement.
Le connaisseur n’arrive à s’y connaître que par la pratique, que par le développement de la
connaissance dans et par l’action, que par une acquisition cumulative d’expériences sur le terrain.
C’est comme l’œnologue, connaisseur de grands vins, qui peut, à l’aveugle et à la merci de ses
papilles, « savoir » d’un coup que c’est un Château Terrefort 1934. C’est à cause d’une
multiplicité de « dialogues avec la situation », à proportion que les expériences se multiplient, que
se développe une capacité à voir « d’un coup » la réponse à un problème complexe. L’agent en
arrive par cette démarche à développer une réponse instinctive| intuitive presque – in a blink
diraient des anglo-saxons – à des situations très complexes (Paquet 1997; Gladwell 2005).
Pour fixer les idées, nous dirons que le contenu de cette boussole éthique correspond, en régime
de gouvernance (g), au niveau 5 dans l’échelle de développement moral à la Kohlberg. Ces
niveaux correspondent à diverses propensions à agir convenablement : pour ne pas être puni (1),
parce que c’est dans mon intérêt (2), pour être bien vu (3), pour être à la hauteur des attentes de la
loi et de l’autorité (4), pour honorer mes contrats moraux (5), et pour être à la hauteur des
impératifs de la Justice, des droits universels, etc. (6) (Kohlberg 1981).
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Dans le monde de la gouvernance, le fardeau de la charge se définit aux diverses interfaces par
des attentes différentes définies vaguement par des « contrats moraux » dans lesquels l’agent est
engagé. Ces contrats moraux sont flous et évolutifs et sont le résultat d’un apprentissage sur le
terrain par le dialogue et les délibérations, mais aussi par un bon usage de l’imagination morale
comme instrument de prospection et de recadrage (Paquet 2005a : ch. 7).
Ces trois ensembles de mots – fardeau de la charge et gouvernance, démarche| boussole éthique
et contrats moraux, apprentissage sur le terrain et imagination morale – constituent le vocabulaire
de base nécessaire pour nous aider à faire le ménage dans les divers discours qu’on a entendu au
colloque.
Quelques constats et mises en garde
(1) Sans vouloir dénigrer les philosophes, et sans leur nier un rôle dans la clarification des
problèmes éthiques, il faut reconnaître qu’ils ne sont pas très utiles pour les praticiens parce que
la plupart de leurs schèmes sont comme les cartes géographiques du 16e siècle : élégantes mais
pas très utiles pour la navigation. Ces schèmes postulent la plupart du temps une
commensurabilité des incommensurables. L’utilitarisme est un bon exemple de réductionnisme :
comment peut-on utiliser comme norme le plus grand bien pour le plus grand nombre et ce faisant
occulter des violations de la décence la plus élémentaire.
(2) Il ne faut pas compter trop non plus sur les approches héroïques. L’idée qu’en
psychanalysant Mère Teresa on va découvrir l’ADN de l’éthique est ubuesque. Celle de vouloir
déduire des règles de modèles théoriques est quichottesque.
(3) Quant au recours aux codes d’éthique et à leur gestion par les ordres professionnels, c’est
un pari risqué. Il semble en effet que ces codes sont incapables d’aller au cœur des dilemmes
éthiques et que les ordres professionnels sont des instruments bien faiblards.
(4) On ne saurait trop mettre l’accent sur l’importance du contexte et sur l’incountournabilité
du pluralisme des perspectives. Il existe des « éthiques» différentes selon les pays et les cultures.
Hampden-Turner et Trompenaars (1993) ont montré à l’évidence que le contexte « moral »
diffère grandement d’un pays à l’autre.
Ainsi, face à un cas d’employé-problème (retards chroniques, etc.) à cause de problèmes sérieux à
la maison, quand on demande aux gestionnaires de divers pays si cet employé peut s’attendre à
être « protégé » par ses collègues, la réponse est dramatiquement différente aux Etats-Unis où
95% des gestionnaires disent que non, alors qu’en France c’est seulement 43% qui sont de cet
avis. Dans le même esprit, si on pose la question suivante à 15,000 gestionnaires : (Il y a eu
rencontre des plus confidentielles du conseil d’administration d’une société X au cours de
laquelle on a pris une décision qui va avoir un impact désastreux sur la compagnie Y dans
quelques jours; un de vos amis intimes à tout son avoir dans cette compagnie Y et pourrait être
ruiné; or vous avez une invitation à dîner chez cet ami le soir même, allez-vous le mettre au
courant?). Au Japon, 85.9% vont rester muet; en Italie 47.6% seulement ne vont pas informer leur
ami.
Qui dira que dans ce monde d’incommensurables entre « loyauté à la société dont vous êtes
administrateur » et « loyauté aux amis », les Japonais ou les Italiens ont raison.
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