Sociologie et communication. Vieilles lunes disciplinaires et idées neuves
nature, le «social», celui des sociétés industrielles, devenu aussi rigide que les traditions théologico-
politiques, déconstruites quant à elles. C'est le moment où la sociologie se pense positiviste ou structurale,
capable d'enserrer le monde dans les filets étroits des indicateurs quantitatifs ou des homologies de
situations. La sociologie de Pierre Bourdieu, qui revendique de façon heuristique une prétention à la
synthèse des trois grands courants fondateurs (marxiste, durkheimien, wébérien), achevant de ce fait un
parcours séculaire, décrit de façon exemplaire les sociétés contemporaines comme des univers de traditions
implacables où l'emporte la reproduction de positionnements et de qualités bien définis... alors que ces
sociétés sont les plus instables de l'histoire
!
Elles organisent en effet la coexistence de régimes d'actions
pluriels et souvent conflictuels au sein et entre les individus et les groupes. De façon significative, l'une des
limites les plus visibles de ce courant est sa difficulté à saisir le médiatique et le populaire, réduits à des
pratiques vides de sens.
La prise en compte des insuffisances de cette vague de sociologie a appelé une correction, un «tournant
communicationnel
»
aux formes nationales très variées dont le dénominateur commun est la prise en compte
de la dimension créative de tout acte humain. Le bannissement de la communication de l'espace
sociologique, au profit des courants philosophiques et sémiologiques a alors été renforcé par la montée en
puissance des discours critiques de la culture de masse qui, de l'intérieur de la première modernité,
s'opposent à l'existence d'une industrie culturelle vue comme culture industrielle. Pour de multiples raisons
(demandes étatiques et sectorielles, fertilisation de courants...), sous des formes et des appellations diverses
(sociologie du journalisme, usages des technologies...), la sociologie a cependant renoué avec la question de
la communication depuis les années 1980, en France en particulier. De fait, il apparaît que les deux revues
les plus citées et les plus appréciées dans l'espace français de l'enseignement et de la recherche en
communication sont Hermès et Réseaux, fondées sur des projets de sciences sociales (Maigret, 2001).
Plus important encore, c'est du point de vue paradigmatique que la sociologie a redécouvert la
communication comme question fondatrice. Cette redécouverte emprunte à mon sens trois grandes voies,
celle des recherches sur le concept d'espace public, celle des métissages avec les Cultural
Studies,
enfin celle
des théories de la réflexivité. Le geste audacieux de Jürgen Habermas de détacher au moins partiellement
l'agir communicationnel des pures interactions sociales (traduisons
:
celles de la première modernité) a été
suivi d'un long débat sur la normativité de ses analyses de l'espace public contemporain. Il a néanmoins
permis d'intégrer le problème de l'intercompréhension dans des schémas qui visaient jusque-là son
élimination. En dégageant une dynamique démocratique qui ne s'interrompt jamais véritablement, cet
auteur a ouvert la voie à une réflexion sur les médias en terme de dialogue et non simplement de production-
réception (Macé, 2001). Ce modèle que l'on pourrait qualifier de «polyphonique» est partagé par les
courants les plus récents de Cultural Studies qui abordent la communication sans préjuger de la valeur des
œuvres ni des publics étudiés, en mettant l'accent, au-delà de la question du pouvoir, sur le caractère pluriel
et contradictoire des actions humaines dans le sillage de la linguistique bakhtienne et du marxisme
gramscien. Il a sa place également dans les macro-sociologies qui, depuis les années 1970, fournissent une
vision de la constitution des sociétés ancrée dans le conflit et l'expérience (Touraine et Dubet) ou dans la
réflexivité (Giddens et Beck).
La convergence de ces approches, encore incomplète, a ceci d'intéressant qu'elle se fait en direction
d'un pôle de recherches négligé depuis longtemps, réunissant les travaux des micro-sociologues européens
de la modernité, Simmel et Tarde, et ceux des penseurs pragmatistes américains, Peirce, Dewey et Mead -
HERMÈS
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2004 113