Reviews Duplessis, pièce manquante d’une légende. L’invention du marketing politique. Par Alain Lavigne. Québec : Septentrion, 2012. 194 pp. ISBN 9782894486887. L e récent essai d’Alain Lavigne, Duplessis, pièce manquante d’une légende. L’invention du marketing politique, propose une histoire des stratégies de marketing politique mises de l’avant par l’Union nationale sous le règne de Maurice Duplessis, Premier ministre du Québec de 1936 à 1939 et de 1944 à 1959. Selon Lavigne, le règne de Duplessis, bien que souvent associé à une période de « Grande Noirceur », serait paradoxalement caractérisé par une communication politique avant-gardiste et professionnalisée. L’Union nationale aurait été le tout premier parti politique au Canada « à appliquer la démarche du marketing à sa communication » et ce, dès l’élection victorieuse de 1944 (p. 11). Lavigne souligne l’apport important de deux personnages clés du marketing politique de l’Union nationale, Joseph-Damase (« Jos ») Bégin et Paul Bouchard. Organisateur du parti à partir de 1940, c’est Bégin qui aurait convaincu un Duplessis tout d’abord sceptique du potentiel du marketing politique. Venant du monde des affaires, Bégin aurait transposé à la politique les principes du marketing commercial. Selon lui, « Duplessis n’était pas trop difficile à vendre » (pp. 22–23). Stratège en chef de l’union nationale, c’est à Bégin que l’on doit la plupart des innovations du parti en matière de marketing politique (p. 24). À ses côtés, Paul Bouchard, nommé directeur de la propagande de l’Union nationale en 1946, est responsable de la rédaction de nombreux discours du chef et de l’essentiel de la communication du parti. Après l’élection victorieuse de 1948—la première campagne menée véritablement de manière professionnelle selon Lavigne—Bouchard écrit : « On peut dire sans exagération qu’aucun parti politique n’a jamais conçu dans notre province une propagande aussi massive et dynamique, aussi simple et aussi complète, aussi efficace que moderne par la technique » (p. 85). Abondamment illustré, le livre expose une riche collection d’artefacts en tous genres : cartons d’allumettes électoraux, caricatures de journaux d’époque, documents stratégiques internes de l’Union nationale, etc. Cette collection, patiemment assemblée par l’auteur, a fait l’objet de plusieurs expositions au cours des dernières années. C’est ce matériel qui constitue la véritable colonne vertébrale du livre qui nous replonge au cœur des stratégies de communication de Duplessis à partir des objets de cette collection. En effet, Lavigne prend le soin de replacer chacune de ses trouvailles dans son contexte stratégique propre, reconstituant au passage de larges pans de l’histoire électorale du Québec. Le livre constitue le prolongement de ces expositions; le texte se présentant comme une succession de cartels, ces petits panneaux d’information qui agrémentent les expositions muséales. Bien qu’une telle présentation donne un rythme certain au livre et rend sa lecture accessible à un large public, elle ne se prête guère aux longs développements conceptuels et analytiques caractéristiques de l’essai universitaire. La thèse fondamentale d’Alain Lavigne—celle d’une communication politique avant-gardiste—en souffre quelque peu puisque le livre présente peu de Canadian Journal of Communication, Vol 37 (3) comparaisons avec les stratégies de communication des autres partis politiques de l’époque et de mises en perspective historiques. Lavigne mentionne tout au plus qu’il est possible de comparer les campagnes de Duplessis « à la démesure des élections présidentielles américaines » que l’on observe de nos jours (p. 173). Dès lors, le lecteur se demandera en quoi (ou en regard de quoi) la communication politique de l’Union nationale est-elle avant-gardiste. Une autre limite du livre est de laisser bien peu de place à la radio et à la télévision, des médias qui sont peu compatibles avec le type de démonstration par l’objet privilégié par Lavigne. En revanche, l’ouvrage et la thèse qu’il défend sont bien servis par une organisation chronologique. Chaque élection (1936, 1939, 1944, 1948, 1952, 1956) fait l’objet d’un chapitre particulier dans lequel sont détaillées différentes facettes des stratégies de communication politique mises de l’avant (stratégie d’information de masse, stratégie événementielle, stratégie publicitaire, mise en images de Duplessis, etc.). Cette présentation permet de considérer l’évolution rapide et implacable des pratiques et des stratégies communicationnelles de l’Union nationale. Par exemple, bien que le Catéchisme des électeurs de 1936 dénonce l’emprise des Libéraux d’Adélard Godbout sur la presse, l’Union nationale aura tôt fait de renverser la situation. Dès 1940, le parti crée son propre hebdomadaire, Le Temps, qui augmente son tirage à un demi-million d’exemplaires lors des élections de 1944. Puis, en 1947, le parti acquiert le quotidien Montréal-Matin par l’entremise d’une société écran afin d’asseoir définitivement sa propre mainmise sur la presse. Comme le disait Sun Tzu, « il faut savoir faire du chemin le plus long le plus court et renverser le désavantage en avantage » (2000, p. 69). Outre les innovations propres à chaque élection (audiodrames destinés à la radio en 1944, apparition du slogan unique en 1948, panneaux-réclame le long des autoroutes en 1952, et cetera), c’est la mise en image et en récit de Duplessis qui frappe. D’élection en élection, la personnalité du chef est davantage mise de l’avant et le pouvoir politique se personnalise de plus en plus. Souvent associée au drapeau fleurdelisé, l’image du chef se confond de plus en plus avec celle de la nation québécoise. C’est cette mise en image qui préside à la formation d’un véritable « mythe Duplessis » (Bergeron 1967), objet de fascination et de débats qu’il faut considérer dans les prolongements d’un marketing politique redoutable. Lavigne refuse toutefois de concevoir Duplessis comme un « personnage entièrement construit par le marketing politique » et souligne le « message fort » et les « habiletés communicationnelles et relationnelles » de Duplessis (pp. 173–174). Vient ensuite un chapitre très intéressant sur la contre-propagande du Parti libéral. Si la propagande de l’Union nationale met l’accent sur le chef, cela est tout aussi vrai de la contre-propagande libérale. Le slogan « Duplessis donne à sa province » devient « Duplessis donne sa province », « Laissons Duplessis continuer son œuvre » devient « Laisserons-nous Duplessis continuer les contrats sans soumissions? ». Dans ce chapitre, Lavigne aborde une des rumeurs les plus persistantes de l’histoire politique du Québec : ces fameuses élections gagnées grâce à la distribution de frigidaires. Mythe ou réalité? Sans répondre directement à la question, Lavigne retrace les origines de ces accusations dans une célèbre brochure des prêtres Dion et O’Neill (1956) dénonçant l’immoralité politique dans la province de Québec. À l’époque, l’Union nationale Reviews ridiculisa ces allégations en invoquant les coûts astronomiques d’une telle initiative. Le dernier chapitre du livre est consacré à la mise en mémoire post mortem de Duplessis. Après la mort subite de Duplessis en 1959 et du nouveau chef Paul Sauvé en 1960, le parti choisit d’associer l’image du nouveau chef Antonio Barrette à celles de ses prédécesseurs. C’est du moins la stratégie de Jos Bégin : « On promènera le nom de Duplessis et de Sauvé au-dessus des foules, l’âme de nos deux chefs au-dessus des foules, ça va nous aider » (p. 161). Mais cette stratégie est rejetée par Barrette, si bien que Bégin démissionna de son poste après avoir vu les Libéraux de Jean Lesage l’emporter. C’est le début de la Révolution tranquille et de la remise en question radicale de l’héritage duplessiste. Le livre d’Alain Lavigne, malgré ses limites, présente un intérêt certain pour les historiens et les chercheurs en communication. D’une part, cet ouvrage s’inscrit de manière originale dans le débat historiographique opposant historiens « classiques » et « révisionnistes ». Tandis que les « classiques » considèrent une véritable rupture entre l’ère Duplessis et la Révolution tranquille, les « révisionnistes » affirment au contraire que les changements des années 1960 constituent l’aboutissement d’un processus déjà bien entamé sous Duplessis. Bien que Lavigne ne prenne pas explicitement parti dans ce débat, son livre, en mettant l’accent sur la modernité de la communication politique sous Duplessis, constitue une contribution précise et bien circonscrite au développement de l’historiographie révisionniste et ce, tout en évitant la question fort chargée politiquement de l’autoritarisme de Duplessis et de la contribution de son régime à l’essor du Québec. D’autre part, l’ouvrage de Lavigne participe au nécessaire projet d’un retour à l’histoire des études en communication. Pour différentes raisons, la communication est longtemps demeurée hostile aux enquêtes historiques (Ryfe, 2001), une situation qui est visiblement et heureusement en train de changer. References Bergeron, Gérard. (1967). Du duplessisme au johnsonnisme 1956-1966. Montréal : Parti Pris. Dion, Gérard et Louis O’Neill. (1956). Deux prêtres dénoncent l’immoralité politique dans la province de Québec. Montréal : Comité de moralité publique. Ryfe, David Michael. (2001). History and political communication: An introduction. Political Communication, 18(4), 407–420. Sun Tzu. (2000). L’Art de la guerre. Paris : Hachette. Dominique Trudel, Université de Montréal