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1.2 Lire est manger le texte: l’ « assimiler » en absorbant sa vie pendant que nous lui insufflons le nôtre
Il n’y a donc rien d’étonnant dans le fait que lire soit une activité nourrissante. En effet, lorsqu’il est question d’un « fruit »
jailli non pas d’un autre esprit mais d’un autre corps – comme celui d’un pommier – s’en « nourrir » signifie à la fois assimiler ses
substances, et leur insuffler notre vie, en les faisant devenir… nous-mêmes. Une fois détachée de son arbre, une pomme a les
heures comptées : soit elle meurt définitivement, car elle a été séparée de ses racines, soit elle acquiert notre vie, car nous l’ «
assimilons » (= nous la rendons semblable) à notre corps. Mâcher, donc, avaler, digérer… bref «manger» n’est qu’un seul et
même geste d’ «assimilation» – comme Piaget l’appelle – : une mise en mouvement de notre être, grâce à laquelle (1) nous
absorbons la force et la vie de ce dont nous nous nourrissons (2) nous insufflons notre force et notre vie à cette même nourriture
qui est en train de nous insuffler la sienne. La même chose se passe, de toute évidence, lorsque votre esprit commence à lire
n’importe quel texte. Ce n’est que lorsque vous mettez en mouvement votre puissance d’interprétation que votre esprit commence
à se nourrir de ce que vous lisez – à l’«assimiler» effectivement – … et dans la mesure où vous l’assimilez grâce à votre
interprétation, dans cette mesure le texte lui-même prendra d’autant plus de vie et de force, en vous conduisant toujours plus en
profondeurs dans les recoins, de plus en plus nourrissants, du monde que son créateur a voulu vous dévoiler.
…POUR ECRIRE
2.1 Lire et « commenter » : semer la graine d’un fragment de texte dans la terre de notre esprit,
pour que de cette rencontre pousse la plante entière de notre texte à nous.
Cette double prise de conscience – qu’un livre est un être vivant qui vit de la vie que nous même lui insufflons en
l’interprétant, et qu’en ce faisant nous le mangeons, en absorbant à notre tour sa vie à lui – a des énormes conséquences sur la
façon dont il faut concevoir et donc vivre l’approche aux textes que nous devons apprendre à « commenter ».
Il s’agira en effet de placer notre esprit en face non pas d’un livre entier – l’arbre en sa Grande Totalité, que vous n’êtes
mêmes pas censés connaître – mais d’un seul petit morceau de 15-20 lignes qui en aura été extrait. Le résultat de cette mise en
face devra être… un autre texte – cette fois-ci une petite totalité – que vous-mêmes aurez fait pousser à partir de ce premier
fragment. Une nouvelle petite totalité qui devra avoir une certaine forme : celle-là et pas une autre, commune tant au
«commentaire» qu’à la «dissertation».
Sur cette base, comment vivre la confrontation avec un texte qu’il s’agira de « commenter » ? Voilà comment : le fragment
de texte à avaler est la graine, votre esprit qui l’avale est la terre, et le «commentaire» est la plante que vous obtiendrez grâce à
l’eau, l’air et la lumière de vos pensées. Expliquons-nous.
Nous savons en effet maintenant que lire un texte signifie que votre esprit lui «insuffle la vie », le met en mouvement grâce
à l’interprétation que vous en donnez ; et qu’un livre de philosophie – la Grande Totalité d’où provient n’importe quel fragment à
« commenter » – est une certaine espèce de livre, un certain « arbre » ayant sa forme à lui, toujours la même, malgré les
apparences. Or si cette Forme Unique propre à toute œuvre philosophique vous ne la connaissez pas encore, on vous demande
pourtant de vous-même en produire un petit exemplaire : la « petite totalité » de votre texte à vous ; et cela, grâce à rien que la
simple interaction – bien vivante – entre votre esprit et le petit bout de texte que vous lui donnerez à manger. Ce fragment de texte
à commenter n’est donc pas tout à fait une partie morte de son arbre de provenance – telle une branche ou un feuille desséché – ni
même un simple fruit à manger avant qu’il ne pourrisse. Il est au contraire l’une des semences que cet arbre a laissées partir pour
qu’elles puissent féconder la terre qui les accueillera : une terre qui n’est rien d’autre que votre esprit où, en le lisant/interprétant,
vous semez cet ensemble de paroles, pour les arroser et les nourrir avec l’eau, l’air, la lumière de vos pensées.
En synthèse, « avaler » un tel fragment de texte en lui insufflant votre vie pendant qu’à votre tour vous vous nourrissez de la
sienne, équivaut à vous en faire ensemencer, de façon à ce qu’à l’issue d’un certain travail de jardinage savamment conduit, vous
obteniez la plante complète et achevée – aussi petite qu’elle soit – de votre texte à vous : votre commentaire/dissertation qui aura
nécessairement la même forme que tout autre arbre philosophique, car c’est bien la graine de ce genre de plante, et pas d’une
autre, que vous aurez introduite dans la terre de votre âme.