Paul Natorp

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Paul Natorp (1854-1924) et sa communauté de travail
Alexandre Cordahi
Introduction
1.
Les Fondateurs du néo-kantisme.
Porteurs de l’humanisme de Kant, Paul Natorp,
son maître Hermann Cohen (1842-1918), et
leur élève Ernest Cassirer (1874-1945) se sont
consacrés, à la Philipps université de Marburg,
à
une
théorie
de
la
connaissance
(Erkenntnistheorie) des sciences modernes et
des « faits du travail créatif de la culture »1. H.
Cohen avait une formation religieuse2, puis
philosophique notamment auprès de Friedrich
Albert Lange auquel il succéda à la chaire de
philosophie. P. Natorp, issu d’une lignée de
professeurs et théologiens protestants3, était
Docteur en histoire, helléniste, philologue,
élève de Hermann Usener. Il poursuit des
études de philosophie à avec Ernst Laas à
Paul Natorp (à gauche) et Hermann Cohen à Marburg
(archives Hella Natorp-Lütcke).
Strasbourg puis soutien, en 1881 à Marburg, sa
thèse sur Descartes en 1881 dans l’optique néo-kantienne de Herman Cohen.
Après des études commencées avec G. Simmel4, E. Cassirer fut leur principal héritier. Fidèle
à l’approche de ses ainés, il sut élargir leur schéma ternaire (logique, éthique, esthétique) pour
traiter de nouveaux domaines (le mythe, le langage, le droit).
2. Origines et portée. Certes le retour à Kant s’était amorcé en Allemagne dès 1848 et
renforcé dans les années 1860 avec les appels, et apports, de l’historien de la philosophie
grecque Eduard Zeller5, du jeune Otto Liebmann6 et de l’inspirateur d’un socialisme
réformiste F.A. Lange7. W. Windelband (« comprendre Kant signifie dépasser Kant ») et H.
1
Paul Natorp, Kant und die Marburger Schule, Kant Studien, vol XVII, 1912 p. 196 à 219
A la réputée Rabbinerseminar de Breslau. Après 1912 H. Cohen assurera des enseignements à la Hochscule für
Wissenschaft des Judentums de Berlin jusqu’à sa mort en 1918.
3
De son arrière grand-père Friedrich Krummacher (1767-1845), Goethe, qui en appréciait l’œuvre pédagogique
et les paraboles disait que « ses écrits profonds sont classiques dans le contenu et la forme, ils éclipsent ceux
de Herder ». Son père, Bernhard Natorp, était pasteur à Düsseldorf où Paul Natorp naquit le 24 janvier 1854.
4
Rappelons que Georg Simmel (1858-1918) après des études de philosophie a soutenu une thèse sur Kant.
Comme le souligne J. Habermas, Simmel correspond davantage à un « instigateur » qu’à un « systématicien », à
un « diagnosticien de son temps qui philosophait avec une teinte de science sociale qu’à un philosophe ou un
sociologue solidement implanté dans le domaine scientifique.
5
Célèbre leçon inaugurale de Zeller à l’université de Heidelberg en octobre 1862
6
Et son programme “Also muss auf Kant zürückgegangen werden » dans Kant und di Epigonen Stuttgart 1865
7
Auteur de Geschiste des Materialismus et professeur de Hermann Cohen.
2
1
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
Rickert8 étaient néo-kantiens (école de Bade) proches de l’école de Marbourg. Cette école
déploya un néo-criticisme dont l’influence fut incontestable sur les principaux penseurs du
XXème siècle. Il en fut ainsi de Paul Natorp sur Husserl et la phénoménologie, d’Hermann
Cohen sur Emmanuel Levinas, de Cassirer sur Wilhelm Dilthey et Maurice Merleau-Ponty.
Ils ont ouverts des chemins qui mènent à Wittgenstein comme aux plus récents travaux sur
Platon9. Car cette école n’avait pas produit une philosophie dogmatique mais une « direction
dans la position de problèmes ». D’où aussi les échanges de Paul Natorp avec des
personnalités trop nombreuses et diverses pour être toutes citées: Tönnies10, Thomas Mann,
Lujo Brentano, Max et Alfred Weber, Rainer Maria Rilke, Walter Schücking, Hans Kelsen,
Jean Jaurès, Einstein… Rabindranath Tagore était un ami proche de Natorp; Nicolai
Hartmann, Boris Pasternak11, Hannah Arend, Rudolf Stammler, Ortega y Gasset, Wladyslaw
Tatarkiewicz, Paul Tillich, Hans-Georg Gadamer ses élèves.
Et pourtant cette communauté épistémique, armée de la méthode transcendantale de Kant, se
révéla insuffisante à prévenir, même dans ses propres cercles académiques, les discours de
propagande de la première guerre mondiale, l’antisémitisme et la montée du nazisme. A-t-elle
donc entièrement échoué? Pour reprendre la question de Socrate dans le Protagoras de
Platon12: La vertu peut-elle s’enseigner? Que peut-on dire, avec le recul du temps, sur cette
« communauté de travail » (expression de Paul Natorp) de trois penseurs confrontés à tous les
ismes et leurs corolaires historiques (militarisme, pangermanisme, chauvinismes,
colonialisme, racisme, sionisme, internationalisme, capitalisme, communisme…) ? Dans
l’élaboration d’idées européennes à ambition universelle, le contexte, les sources et le
cheminement intellectuel des néo-kantiens gagnent à être connus.
I/ Une pensée ouverte mais orientée vers l’unité
3. En quelques lignes. Hermann Cohen rapprocha la méthode transcendantale et le
calcul infinitésimal. Il mit en évidence des affinités entre le judaïsme et l’éthique kantienne.
Ce faisant il a exposé un concept central, celui de corrélation entre Dieu et l’homme, concept
qui par sa force et sa finesse dépasse une religion ou une philosophie particulière 13. Avec Paul
8
« C’est le devoir-être et non l’être qui constitue ce qui logiquement est originel » Der Gegenstand der
Erkenntnis, Fribourg-en –Brisbau 1892
9
Julien Servois Paul Natorp et la théorie platonicienne des Idées Septentrion 2004
10
Premier président de la société allemande de sociologie et auteur en 1887 de l’ouvrage qui deviendra un
classique de la tradition sociologue de Gemeinschaft et Gesellschaft « Communauté et société ». Mais
l’opposition politique que trop d’auteurs (par exemple Sombart) feront ensuite, sans la moindre précaution
méthodologique, de communauté et société, de culture et civilisation ne correspondait pas à la distinction faite
par Tönnies dans une perspective sociologique.
1111
Sauf-Conduit, Paris Gallimard, coll l’Imaginaire 1989
12
Abandonnant une herméneutique strictement descriptive Paul Natorp en a fait une brillante interprétation : la
cohérence du texte de Platon ne réside pas dans le contenu mais dans le questionnement. Natorp rend Platon au
domaine qui est le sien et dont témoigne la forme dialoguée : la philosophie dans la dynamique de son
élaboration Une étape singulière dans l’histoire de l’interprétation du Protagoras : la lecture du dialogue par Paul
Natorp Fabienne Blaise [in : Ada Neschke-Hentschke (éd.), Images de Platon et lectures de ses oeuvres. Les
interprétations de Platon à travers les siècles, Louvain-la-Neuve (Editions de l’Institut Supérieur de
Philosophie) ; Louvain-Paris (Editions Peeters), 1997, p.365-380
13
« La corrélation est le contenu de la révolution opérée contre le mythe par le monothéisme, comme le
comprend, à la suite de son maître, F. Rosenzweig dans l’Etoile de la Rédemption » Marc B. de Launay préface
de La religion dans les limites de la philosophie Hermann Cohen Cerf Paris 1990
2
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
Natorp le retour à Kant est aussi retour à Platon et à l’histoire de la philosophie comme lieu de
décisions conceptuelles. Il approfondit des catégories14, pour les appliquer dans une
psychologie critique et une pédagogie générale et sociale. Par son travail sur le symbolique,
Cassirer a prolongé cette philosophie et admit l’imagination comme pôle fondamental. Tous
trois ont prôné la justice sociale, la démocratie et le droit. Loin d’avoir perdu la bataille, c’est
l’esprit de cette communauté de travail, multiconfessionnelle et rationnelle, héritière des
Lumières, attentive à l’idéalisme scientifique de Descartes autant qu’à l’idéalisme moral de
Pestalozzi, sensible aux poètes antiques, à Isaïe comme à Faust, qui perdure sous des formes
nouvelles. Malgré l’originalité de chacun, leurs divergences parfois, leurs erreurs aussi, ils
étaient liés par une amitié et une estime indéfectibles. Mais, dans les rues de la ville haute de
Marburg, autour de la vieille université15, notre marche ne peut plus être aussi sereine que la
leur. Car à vrai dire Natorp, pas plus que Cohen, n’a réalisé l’ampleur et la spécificité des
catastrophes qui s’annonçaient. Leur culture ne les y avait pas préparés.
4. Logos et devenir. Dans sa dernière investigation philosophique, la logique générale,
Natorp en appelle à un discours qui doit commencer en restant le plus exempt possible de
présupposés et en fondant sa propre légitimité. S’inspirant d’Héraclite et de Platon il cherche
le logos donateur de sens16. Selon Natorp, ce logos n’est pas un axiome établi une fois pour
toute (factum) mais un flux de devenir (fieri). Natorp prône par conséquent un système de
pensée ouvert, mais orienté vers l’unité. Il y a des différences philosophiques subtiles entre
Cohen et lui. Alors que le premier part de l’origine, le second va vers l’origine. Mais pour
tous deux le problème philosophique est celui de la fondation de la validité. Pour Natorp
l’origine n’est pas un point zéro (ou un Dieu créateur) auquel la pensée peut revenir mais le
but qu’on cherche à atteindre, et la question est de savoir si l’atteindre est possible. Dans sa
logique, la pensée est un processus visant ce à quoi elle ne pourra pas nécessairement
accéder ; car dès qu’elle cherche à décrire son propre fonctionnement la pensée est en avance
ou en retard sur elle-même. Pour Natorp on ne peut postuler, comme Cohen le fait, la pureté
de la pensée. La pensée synthétique, implique l’analyse c'est-à-dire des hypothèses, des
scissions, des intuitions. Paradoxalement, en s’opposant sur ce point à Cohen, Natorp s’en
rapproche sur un autre plan : l’humilité qui les caractérisait tous deux. Hermann par sa
conception du rapport de l’homme à Dieu, Paul par sa conception de la logique et des vertus
nécessaires à la qualité éthique de la vie individuelle et sociale. Vertus que les trois
professeurs s’attachèrent à pratiquer : raison, courage, mesure et équité.
5. Langage et mythe. Cassirer ne manquera ni d’esprit synthèse (entre Cohen et Natorp)
ni d’intuition (plus encore que Cohen et Natorp, mais il était jeune et moins Fichtéen). En
mars 1929, il pressent les risques de critiques de Heidegger de la « métaphysique
occidentale », incarnée dans « le logos », dans « la raison ». Lors du célèbre débat de Davos,
14
« Modalités, relations, individualisation » sur lesquelles s’appuient les logiques de la structure, de la fonction
et du contenu.
15
Rue Pilgrimstein ou pierre du pèlerin, rue Hirschberg ou colline du cerf, Reitgasse ou chemin du cavalier
16
Le logos est « discours », mais ce n’est pas un discours qui est simplement dit, c’est le discours qui lui-même
dit ce qu’est tout vrai discours, c'est-à-dire un discours qui dit ce qui est.
3
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
Cassirer s’oppose à Heidegger,17, lequel réduit le néokantisme pour le pourfendre. Or il n’est
pas besoin pour Cassirer d’enfermer la pluralité des réalisations objectives de l’esprit dans un
système orienté scientifiquement. Sa réflexion sur le langage prolonge celle de Wilhelm von
Humboldt. Et Cassirer a adjoint, à la notion d’origine, celle de forme symbolique18.
Dénonçant le totalitarisme comme une régression de la raison, il analysera plus à fond « le
Mythe de l’Etat ». Ernst Cassirer appuyait publiquement les principes démocratiques de la
république de Weimar et accepta en 1930 les fonctions de recteur de l’université de
Hambourg « à une date où l’exercice de cette charge représentait un acte de courage civique
bien plus qu’une satisfaction d’ambition. »19 Il dut s’exiler en 1933.
II/ Unis face aux maux du temps
6. Patriotisme. A la veille de la première guerre mondiale, ses ainés, Cohen et Natorp,
comme d’autres intellectuels en Allemagne et en France, mirent plusieurs bémols à leur
internationalisme20 et adoptèrent, sans haine mais non sans fierté, les accents de l’époque sur
« l’âme de leur nation », et sa « vocation universelle»21. Plus tard, Paul Natorp expliquera que
ces écrits, comme « des foucades de jeunesse », « liés aux circonstances de l’époque », « ont
surgi de moi de manière à peine différente des productions musicales qui, de temps à autres et
sans prévenir, m’ont tout simplement assaillis sans me permettre de faire autre chose que les
coucher sur le papier ». Lignes qu’une analyse (psychologique) se régalerait de
décortiquer…En 1914, H. Cohen, non moins emporté par son patriotisme22, défendit le primat
spirituel de l’Allemagne en le reliant à la contribution décisive du messianisme juif23. Mais H.
Cohen n’exprima aucune fascination pour la mort et, plus rapidement que Natorp, s’inquiéta
des tonalités de la propagande. Il souligna le devoir de « révéler et faire connaître que notre
nationalité est cosmopolite »24 Il écrit à P. Natorp « Aujourd’hui, nous ne devons pas
intervenir dans la politique concrète à partir de notre pure théorie [...] Nous ne devons pas
exposer notre idéalisme éthique à une attaque qui viendrait de la politique supérieure qui nous
gouverne ».
7. Face à l’antisémitisme. Cohen et Natorp n’avaient pas exactement la même
perception de l’impact de la « statistique juive » publiée par le Reichstag en 1916 mais
17
dont la relation avec Natorp est complexe : Cf les nombreuses etudes de Ch. Von Wolzogen ; J. Stolzenberg,
Ursprung und System, p. 257-294 ; Cassirer, Cohen , Natorp Œuvres XLVIII Cerf Paris 1998 Préface p. V
18
: «Toute énergie de l’esprit par l’intermédiaire de laquelle un contenu spirituel doté de signification se trouve
relié à un signe sensible tout en lui étant intimement attribué »
19
Préface de Jean Starobinski in E. Cassirer Le problème Jean-Jacques Rousseau (traduit de l’allemand par
Marc B. de Launay) Hachette 1987
20
Paul Natorp était un membre actif de la communauté scientifique internationale et pacifique d’avant-guerre. Il
le reviendra pendant la première Guerre mondiale.
21
Paul Natorp Der Tag der Deutschen, Hagen, 1915. « Professorenkriegsliteratur »par Marc DE LAUNAY
Presses Universitaires de France | Revue de Métaphysique et de Morale 2001/3 - n° 31
22
Comme Emile Durkheim en France, alsacien et juif au nom germanique, qui fut malgré ses actions
patriotiques, la cible d’antisémites français.
23
Deutschtum und Judentum 1915 (Germanité et judéité) 1915. Franz Rozensweig critique ces envolées de
Professorenkriegsliteratur. L’Étoile de la Rédemption (1919), Paris, Éd. du Seuil, 1982 (trad. fr. d’A. Derczanski
et J.-L. Schlegel), p. 11
2424
Cf la correspondance entre Cohen et Natorp publiée par H. Holzhey dans son ouvrage Cohen und Natorp,
Bâle-Stuttgart, 1986
4
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
Natorp, que l’antisémitisme révulsait25, intervient auprès de la revue Kantstudien, pour que
Bruno Bauch la quitte. Dans un article « Sur le concept de nation » (1917) Bauch y avait écrit
que les Juifs, n’appartenant pas véritablement à la nation allemande, définie comme une
communauté naturelle de naissance et d’origine (natürliche Abstammungsgemeinschaft), ne
pouvaient comprendre la pensée kantienne. Pour Natorp ce courant était dangereux à tous les
titres, pour ses concitoyens juifs, pour l’Allemagne, pour la philosophie. Mais aussi pour ce
protestantisme vis-à-vis duquel H. Cohen, «…bien qu’immuablement fidèle envers la
communauté religieuse de ses pères, avait une appréciation pleine de compréhension, surtout
dans sa forme plus libre pour laquelle, grâce aux vues large du ministre A. Falck, Marbourg
fut, à cette époque justement un nouveau centre qui semblait garantir, et à long terme, une
coopération presque idéale avec ses collègues » (Natorp 1924). Par deux fois dans les années
1890 le gouvernement proposa à Paul Natorp une mutation à Kiel ou à Königsberg. Il motiva
chacune de ces fois son refus « par l’importance accordée au travail avec Cohen ainsi qu’aux
bonnes conditions locales. »
8. Des esprits indépendants. Lorsqu’en juin 1919 Romain Rolland publie,
conjointement avec Henri Barbusse dans L’Humanité, la « Déclaration d’indépendance de
l’esprit », incitant à reconstruire l’ancien système de contacts scientifiques et culturels, Paul
Natorp est parmi les signataires allemands issus de la minorité universitaire démocratique.
Un manifeste publié par Le Berliner Tageblatt du 4 décembre 1919 assimile l’acte de
signature de la « Déclaration d’indépendance de l’esprit » à une sorte de trahison26. De son
côté Herman Cohen s’oppose au sionisme et prône une intégration sans renoncement aux
principes essentiels du judaïsme27. En 1918, dans Religion de la Raison28 il développe
l’importance de la paix et considère qu’elle est synonyme de l’humanité. Au cours de la
seconde guerre mondiale, les écrits de l’école de Marbourg inspira des résistants en
Allemagne même. Ainsi les lettres que le Pasteur Dietrich Bonhoeffer a rédigées durant sa
captivité contiennent la trace de ses lectures où figure en bonne place Paul Natorp29.
III/ Un rayonnement international et politique
9. Exemple : la Grèce. Cette philosophie et cette éthique rayonnèrent au-delà des
frontières de l’Allemagne, en France, en Italie, en Russie, même au Japon, mais - on le sait
moins - en Grèce aussi. Après leurs études dans l’Allemagne de Weimar, les philosophes néokantiens Konstantinos Tsatsos et Ioannis Théodorakopoulos et le sociologue Panayotis
25
Comme l’historien Mommsen et bien d’autres qui considéraient l’antisémitisme « une honte pour notre
civilisation » cf. Camille Jullian Cours de Mommsen, Ms 5749, Archives de l’Institut de France. Jürgen
Habermas analyse le contexte de L’idéalisme allemand et ses penseurs juifs in Profils philosophiques et
politiques Gallimard 2000.
26
K. Holl, « Die “Vereinigung Gleichgesinnter”. Ein Berliner Kreis pazifistischer Intellektueller im Ersten
Weltkrieg », Archiv für Kulturgeschichte, 54 (2), 1972.
27
Cf la polémique avec Martin Buber sur la question sioniste (« Religion und Zionismus », G. SCHOLEM,
Briefe an Werner Kraft, Francfort-sur-le-Main, 1986
28
Religion de la Raison, Paris, PUF, 1994
29
Résistance et soumission : lettres et notes de captivité Par Dietrich Bonhoeffer, Henry Mottu, Bernard Lauret
Traduit par Henry Mottu, Bernard Lauret Publié par Labor et Fides, 2006
5
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
Kanéllopoulos30 publièrent à Athènes les Archives de la Théorie et de la Philosophie des
Science31. Ce groupe (dit de Heidelberg) introduisit Platon à l’université et eut un impact
profond et durable. Fondateur de la philosophie du droit en Grèce, auteur notamment de « La
philosophie sociale des grecs anciens », Constantin Tsatsos devint, au lendemain de la
dictature des colonels, Président de la République Hellénique. Alexandre Papanastassiou
(1876-1936) avait étudié le droit à Athènes, l’économie politique et la philosophie à Berlin.
Influencé par W. Dilthey, Gustav von Schmoller (1838-1917) et par le socialisme éthique il
fonda la Société Sociologique et la Revue des Sciences Sociales et Juridiques. Avec d’autres
personnalités32, il initia des politiques publiques sociale-démocrates. Après la dictature de
Métaxas, ce fut Georges Cartalis (1908-1957) chef politique de la résistance démocratique
(EKKA) durant la II G.M. puis Ministre de gouvernements de Centre gauche , qui fut le
représentant moderne de ce courant. Georges Cartalis avait fréquentait les universités de
Zurich, Berlin, Londres (élève de Keynes et Robin), Marburg et Kiel, notamment auprès de
Tönnies sous la direction duquel il avait initié une thèse sur la théorie de l’argent de
Simmel33. Il adopta l’approche d’un socialisme éthique opposé à la violence des extrêmes.
10. Socialisme et éthique. Il convient donc de présenter, même brièvement, ce socialisme
néo-kantien qui inspira plusieurs européens. En 1899, Eduard Bernstein bâtit Les Prémisses
du socialisme et sa critique de la pensée de Marx sur F.A. Lange et le jugement moral de
l’école de Marbourg qui valorisait la volonté de l’individu et du peuple. Dans ses
introductions aux différentes éditions (1881, 1896) de l’Histoire du matérialisme de F.A.
Lange, H. Cohen écrivait que Kant fut « le véritable fondateur du socialisme allemand » ; « le
socialisme est dans le juste dans la mesure où il est fondé sur l’idéalisme de l’éthique ». Pour
H. Cohen comme pour P. Natorp, pour retrouver l’homme il fallait ne pas le concevoir
comme chose, comme marchandise, mais l’élever au rang de sujet moral au nom de l’idée
d’humanité. C’est pourquoi d’ailleurs P. Natorp accorda une telle attention à la
Sozialpädagogik (publiée en 1899). Ecartant la notion de dictature du prolétariat, Bernstein
déclarait qu’« avant que le socialisme soit possible, il nous faut édifier une nation de
démocrates ». En retour, Natorp faisait sienne la devise de Bernstein dans sa polémique avec
le marxisme déterministe de la seconde internationale : « Le moyen est tout, la fin n’est rien ».
Plusieurs années plus tard ces positions susciteront des critiques venus de la RDA, contre Paul
Natorp et ceux qui partageaient son approche (y compris des juristes tels Gustav Radbruch et
Hermann Heller).
30
Elève de Karl Jaspers et d’Alfred Weber il publia une synthèse magistrale de « L’Histoire de l’esprit
européen ». Il fut chef du parti politique de centre droit, plusieurs fois ministre et deux fois Premier Ministre.
31
Mélétis E. Mélétopoulos, « Aspects de l’histoire de la sociologie en Grèce (1900-1980) », SociologieS [En
ligne], Théories et recherches, URL : http://sociologies.revues.org/index2793.html
32
Dont certains étaient comme lui formés en Allemagne, tel Damianos Kyriazis, auteur d’une thèse sur le
développement de la Grèce (Université de Leipzig). Quelques décennies plus tard Constantin Simitis Docteur en
Droit de l’université de Marburg en 1959, participera à la création d’une organisation « Alexandre
Papanastassiou » qui jouera un rôle actif de résistance durant la dictature des colonels. C. Simitis deviendra
premier ministre.
33
Mû comme les néo-kantiens par une quête d’une philosophie de la valeur, G. Simmel avait travaillé et publié
l’un de ses ouvrages majeurs : la philosophie de l’argent.
6
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
11. Importance de la formation. Natorp considérait que « les conditions sociales de la
formation et les conditions de formation de la vie sociale constituent le thème, ainsi
strictement unitaire, de la pédagogie sociale (…). Toute formation est, d’un côté
communautaire, de l’autre, individuelle ; mais considérer seulement la formation individuelle
est une simple abstraction alors que la vision complète de l’éducation est sociale (…). » Très
proche de P. Natorp, Rudolph Stammler précisait encore : « Nous devons subordonner
l’activité économique et celle du gouvernement, en tant que simples moyens, au but suprême
de formation de l’humain ». C’est cette valeur accordée à la formation qui éclaire en
profondeur le socialisme de P. Natorp : « Dans le domaine de l’éducation, les privilèges
d’ordre et de classe sont absolument injustifiables ». Rien d’étonnant que la pédagogie
natorpienne passait dans l’Empire pour une doctrine pédagogique socialiste ; et par les apports
de Kant, Fichte, Pestalozzi et Tönnies, quelque peu utopiste, visant à l’émancipation et à la
participation.
Conclusion
12. Retour à Kant et aux néo-kantiens. En 1909 Natorp écrit, avec modestie, que les
perspectives d’avenir de la philosophie dans les sciences ne sont pas prometteuses34. Mais
quelques années plus tard les théories d’Einstein redonnaient une nouvelle jeunesse à
l’étonnement philosophique dans les sciences comme face à l’infini et au religieux. Certes,
comme à l’écoute de compositions musicales de Paul Natorp, certaines notes nous semblent
vieillies, et avec le recul du temps quelques accords Fichtéens maladroits35. Mais aujourd’hui,
quelle que soit le courant dont se réclame tout philosophe, sa formation passe par Kant et on
assiste à un retour en force des études sur le mouvement néo-kantien. Mais cet article ne
cherchait qu’à faire découvrir, au lecteur profane (comme l’auteur), Paul Natorp et sa
communauté de travail. En 1918, dans son discours à la mémoire de H. Cohen, Paul Natorp
dit: l’expression « l’école de Marburg » n’est pas de nous et fut d’abord employé par d’autres,
mais nous l’avons volontiers adopté (…). Cette expression voulait désigner une orientation
philosophique (…) mais elle a pour nous une signification supplémentaire, et désigne à nos
yeux l’esprit humain qui ne devait proprement s’exprimer que dans la philosophie aussi, car
elle est la conception scientifique que l’humain, dans sa totalité, a de lui ».
13. Opinions croisées. « Si quelqu’un a jamais satisfait à la grande exigence de Kant – ne
pas enseigner la philosophie- mais enseigner à philosopher – c’est bien Hermann Cohen »
écrivit Paul Natorp. Six ans plus tard ce fut au tour d’Ernest Cassirer, d’écrire en mémoire de
Paul Natorp: « Natorp a incarné cette interaction idéale entre enseigner et apprendre dont il a
lui-même montré, dans ses grands ouvrages pédagogiques, qu’elle constituait l’essentiel de
toute véritable pédagogie. C’est l’enseignant qui permettait aussi de comprendre l’homme
dans tout son être spirituel et moral, dans sa profondeur et bonté pleine de simplicité. » Le 12
avril 1945 alors qu’il se rendait chez son médecin E. Cassirer apprit que Roosevelt venait de
mourir. Il devint blême et dit à voix basse : « Et l’on voudrait que je m’inquiète au sujet de ma
propre santé à un pareil moment ? ». Il craignait que le totalitarisme puisse à nouveau prendre
34
35
P. Natorp, Philosophie und Pädagogik, Marbourg 1909, p.235
Der Deutsche und sein Staat, Erlangen, 1924, p. 68.
7
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
le dessus. Il mourut d’une attaque le lendemain et ne put donc savoir que, le 8 mai 1945, la
guerre allait prendre fin.
A la question de Socrate la vertu peut-elle s’enseigner? soyons optimistes et répondons : oui,
mais elle n’est pas que connaissance, elle est aussi une richesse du cœur. Hermann Cohen,
Paul Natorp et Ernest Cassirer n’ont manqué ni de savoir ni de cœur. Ils nous enseignent
encore à être justes et, mêmes profanes, à philosopher. Les destins de la culture, de la justice,
de la philosophie et du monde ne sont-ils pas un seul et même destin ?
8
Alexandre Cordahi, Paris, 2 juin 2009
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