V âsavadattâ vue en songe Collection Théâtre des 5 Continents dirigée par Maguy Albet et Kazem Shahryari Dernières parutions 60 - Michel Ecoffard, Le petit œil. 61 - David Arribe, Amaya, Prénom: Carmen. 62 - Robert Poudérou, J'ai l'honneur...,2000. 63 - Jean-Marc Quillet, Rivages ou le Nô de l'imbécile, 2000. 64 - Dermot Bolger, La déploration d'Arthur Cleary, 2000. 65 - Emmanuel Genvrin, Séga Tremblad, 2000. 66 - José Jorge Letria, Épilogue à Yalta, 2000. 67 - Georges Thinès, Le Songe de Thucydide, 2000. 68 - Richard Brinsley Sheridan, Les rivaux, 2000. 69 - Nassur Attoumani, Interview d'un macchabée, 2000. 70 - René Bizac, Le prince de la pluie, 2001. 71 - Salah Al Hamdani, Au-dessus de la table, Un ciel, 2000. 72 - Eric Sauray, Choucoune (série Horizons), 2001. 73 - Bernard Fripiat, Winston Churchill, 2001. 74 - Varoujan, À l'autre bout du pont, 2001. 75 - Natacha Diet et Laurent Maurel, Dange, 2001. 76 - Kazem Shahryari, Au revoir et bonjour Monsieur Brecht, Pâle comme la lune, 2001. BHÂSA V âsavadattâ vue en songe Pièce du théâtre sanskrit en six actes Préface d'Anne-Marie Lévy Traduction, introduction et notes d'Alain Poulter L'Harmattan (Q L'Harmattan, 2001 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris - France L'Harmattan, Inc. 55, rue Saint-Jacques, Montréal (Qc) Canada H2Y 1K9 L'Harmattan, Italia s.r.l. Via Bava 37 10124 Torino L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest ISBN: 2-7475-0414-X A ma mère. Préface LE THEATRE DE L'INDE ClASSIQUE Faisons ensemble des paroles alternées! Les pensées qui ne sont pas exprimées ne sauront nous porter joie, même en un jour lointain. RIG VEDA, X 95 Le théâtre de l'Inde classique fut pratiqué par un grand nombre d'auteurs entre le début de notre ère et le huitième siècle. Tous écrivaient en sanskrit, la langue des prêtres et poètes qui n'était plus parlée par les populations depuis plusieurs siècles avant notre ère. Le plus grand d'entre eux est sans doute Kâlidâsa dont la pièce la plus célèbre, Shakuntalâ, enthousiasma Gœthe. Kâlidâsa vivait probablement (la datation de la littérature sanskrite est problématique à l'extrême) au quatrième siècle. Il eut de grands précurseurs et successeurs moins connus en Occident. Le premier dont les pièces nous sont parvenues est probablement Bhâsa, l'auteur de Svapnavâsavadattâ que nous avons l'honneur de présenter aux lecteurs français dans la Il traduction de Monsieur Alain Poulter qui, depuis de nombreuses années, s'intéresse au sanskrit, au théâtre en particulier. Ce théâtre sanskrit qui, pendant des siècles, a connu une si belle floraison, quelles sont ses origines? Cette question n'a pas encore trouvé de réponse sûre, en dépit de nombreuses recherches longuement discutées. On a voulu trouver ses origines dans le théâtre de marionnettes. L'argument avancé pour soutenir cette théorie, aujourd'hui abandonnée, tient au terme sûtradhâra, "celui qui tient les fils". On a pensé à un théâtre populaire plus ancien que nos textes, mais il s'agit là aussi de spéculations. Plus sérieuse est la théorie d'une influence du théâtre grec, en particulier la comédie attique. Le théâtre sanskrit n'apparaît effectivement qu'après l'invasion d'Alexandre. L'influence grecque est frappante dans la statuaire bouddhiste du Gandhara. Nous avons aussi des témoignages de contacts et échanges intellectuels, en particulier dans le célèbre dialogue entre un philosophe grec et un moine bouddhiste que rapporte Milinda panha, "Les questions de Milinda", (publié par Gallimard dans la série Connaissance de l'Orient). Il n'y a donc aucune raison d'exclure a priori une influence grecque, même si nous ne savons rien d'éventuelles représentations théâtrales dans les petits états hellénisés du Nord Ouest de l'Inde. Les spécialistes indiens ont tendance à rejeter cette théorie et soutiennent que les hymnes dialogués dans les Veda - par exemple le célèbre dialogue entre l'apsaras, nymphe céleste, Urvashî, et le roi Pururavas - et maints dialogues dans les épopées fournissent les éléments d'un développement vers une dramaturgie, sans qu'il y ait nécessité à chercher une influence extérieure. A cet argument on peut ajouter le fait que les différences entre les théâtres grec et sanskrit sont, du point de vue tant théorique que pratique, plus grandes que les similitudes. Laissons cette discussion et constatons seulement que, pour les hindous, le théâtre est d'origine divine. Le texte théorique qui fait autorité, le Nâtyashâstra, "Traité du 12 théâtre", considéré comme un cinquième Veda, est un texte "sacré" pour les hommes de toutes castes - alors que la caste des domestiques, les shûdra, était exclue du sacrifice et des récitations védiques même est le maître du jeu cosmique arts terrestres. - et le dieu Shiva lui- aussi bien que des Si les origines du théâtre sanskrit sont incertaines, la datation des textes ne l'est pas moins. On s'accorde généralement à placer le premier traité de dramaturgie, Nâtyashâstra ,au premier ou deuxième siècle, époque où l'on place également les premières pièces d'auteurs connus. Certains savants indiens leur donnent une date beaucoup plus ancienne, mais nous n'avons pas ici à entrer dans ce débat. Ce qui nous importe pour l'appréciation des textes est de connaître un certain nombre de caractéristiques de ce théâtre codifié qui obéit à un très grand nombres de règles exposées dans les traités de dramaturgie. Remarquons d'abord que, quel que soit le plaisir du texte - souvent d'une étourdissante virtuosité langagière dont une partie disparaît nécessairement dans les traductions -, aux yeux des théoriciens les textes sont inséparables de la représentation. Le théâtre est caractérisé comme étant drishyakâvya, "poème qui doit être regardé" et karmabhâvadarshana, "spectacle d'émotion et d'action". Il s'agit, on l'aura compris, d'un théâtre poétique, où les dialogues en prose faisant avancer l'action sont constamment interrompus par des poèmes, souvent chantés et dansés, descriptifs ou évocateurs de sentiments éprouvés par les personnages qui doivent être partagés par le public. L'auditoire de ce théâtre sophistiqué est un public lettré, capable de saisir les nuances raffinées des textes - rappelons qu'à l'époque le sanskrit n'était plus parlé par le peuple - et capable d'éprouver le plaisir particulier que procure un spectacle de théâtre. Le public devait donc être composé de sahridaya, "connaisseurs". Les grammairiens et les philosophes étaient considérés 13 comme non capables d'éprouver théâtre, le rasa. ce plaisir particulier au Rasa eva nâtyam : "Le théâtre est rasa". Comment traduire ce concept, essentiel dans la dramaturgie sanskrite ? Le mot a en effet plusieurs sens: le suc d'une plante, la saveur d'un mets ou une boisson dont on ne peut distinguer les ingrédients. Une traduction approximative serait "atmosphère", dans le sens d'une émotion partagée par le public. Le but de l'art du théâtre est de créer un état émotionnel esthétique (rasa) correspondant aux sentiments (bhâva) exprimés par les acteurs sur scène, sentiments que ni les acteurs ni les spectateurs ne doivent ressentir: il ne faut pas tomber amoureux de l'héroïne! Le rasa est, en effet, défini comme étant alaukika, "non de ce monde". Les rasa, émotions qu'éprouve le public, sont catalogués au nombre de huit et correspondent aux bhâva, les sentiments exprimés par les acteurs. Ce sentiment est appelé sthâyibhâva, "sentiment dominant" , ou bien vyabhicâribhâva, "sentiment transitoire". Si l'un de ces sentiments domine toujours la pièce, des scènes ou des épisodes, voire un acte, peuvent être dominés par un autre registre. Le théâtre sanskrit est, à cet égard, plus proche de Shakespeare que de Racine. Les sthâyibhâva et les rasa sont les suivants: Sthâyibhâva Rasa rati : plaisir amoureux shringâra : amoureux hâsa: rire, gaieté hâsya shoka : chagrin ka ru na : pathétique : comique krodha : colère raudra utsâha : fougue vîra : héroïque bhaya : peur : furieux bhayânaka : terrifiant jugupsâ : aversion bîbhatsa : odieux vismaya : étonnement adbhuta : merveilleux 14 Dans une pièce où le sentiment dominant est l'amour, créant une émotion (rasa) amoureuse, l'arrivée inattendue d'un messager céleste crée une diversion marquée par l'étonnement (vismaya) du héros et produit chez le public l'émerveillement (adbhuta). L'évocation d'un combat - évoqué, jamais montré -, les scènes avec le vidushaka, le bouffon qui accompagne le héros et dont le rôle est de faire rire, autant d'occasions pour exprimer des vyabhicâribhâva, sentiments transitoires, produisant des rasa momentanés. Ainsi, dans Svapnavâsavadattâ, le rasa majeur est le shringâra, un rasa momentané est le karuna. Le grand absent, à nos yeux, dans cette énumération, est le tragique. Au sentiment de douleur (shoka), par exemple une séparation de brève ou longue durée, mais jamais permanente, un modeste chagrin d'amour exprimé par une des épouses délaissées d'un roi et chanté en voix off, correspond un état émotionnel pathétique. Le désespoir ou quelqu'autre sentiment violent n'a pas sa place sur la scène indienne. Si les sentiments et émotions sont classifiés, les personnages le sont également. Le héros peut être un roi, ou une divinité incarnée en roi comme Râma, un ministre ou bien un homme de la caste des commerçants, comme dans certaines comédies "bourgeoises". Quel que soit son rang, il doit être de caractère noble, toujours sans rival. La rivalité amoureuse n'est pas pensable. Si le roi a plusieurs épouses, elles lui sont toutes dévouées et si l'héroïne est une courtisane elle n'aime qu'un seul homme, le héros de la pièce. L'héroïne peut être une reine, une princesse, un être céleste comme la nymphe Urvashî condamnée, pour une faute, à rejoindre un temps le monde des hommes, ou d'ascendance divine comme la plus célèbre de toutes, Shakuntalâ. Le héros et les hommes de haute caste parlent sanskrit, les femmes - y compris les reines - et les hommes de castes inférieures parlent un des nombreux prâkrit, langues parlées dérivées du sanskrit. Seule, parmi les 15 femmes, une religieuse bouddhiste peut parler sanskrit. Cette variété de langues sur scène ne nous en facilite pas la compréhension, d'autant plus que plusieurs prâkrit peuvent être utilisés dans la même pièce, selon les personnages. Différence de niveau langagier impossible à rendre en traduction... Pour ce qui est de la mise en scène nos connaissances sont limitées. Nous avons vu que le dialogue alterne avec des parties chantées et dansées, accompagnées de musiciens. La scène, derrière laquelle était tendu un rideau, était vide, sans coulisses. Les changements de situation, de lieu ou de temps - l'action d'une pièce pouvant se dérouler sur plusieurs années - étaient indiqués par des voix derrière la scène, par des mouvements codifiés, comme de faire le tour de la scène, se déplacer de droite vers la gauche ou par le langage gestuel, les mudrâ. Signalons que les rôles des femmes étaient, à l'origine, tenus par des actrices. La pratique consistant à faire jouer de tels rôles par des hommes, comme actuellement dans le Kathakali, est relativement tardive. Il s'agit peut-être d'un phénomène comparable à celui que nous connaissons au Japon: au théâtre Kabuli, créé par une femme et joué par des hommes et des femmes, les rôles féminins sont depuis longtemps joués par des acteurs. Peut-être pour les mêmes raisons de moralité - bien que le théâtre sanskrit, qui est d'origine divine, les premières représentations théâtrales étant jouées par des dieux et des apsaras, n'ait jamais, contrairement à ce qui s'est passé chez nous, été condamné pour des raisons religieuses ou morales - les actrices étaient réputées de mœurs légères, comme leurs consœurs célestes. Donc, rasa eva nâtyam... Mais encore? Le théâtre, même aussi conventionnel que le théâtre sanskrit, a besoin d'une intrigue pour intéresser les spectateurs. Nous avons constaté l'absence de tragédie. Toute pièce - même s'il existe du pathétique auquel répond la compassion, karunâ, chez les spectateurs 16 - doit avoir une fln heureuse, un peu comme le happy ending des films hollywoodiens. Citons comme exemple le drame Uttararâmacarita de Bhavabhûti, l'un des plus célèbres auteurs dramatiques, probablement du septième-huitième siècle. Cette pièce, traduite par Nadine Stchoupak (Les Belles Lettres, 1935) sous le titre La dernière aventure de Râma, est tout imprégnée de sentiment pathétique. Râma, après avoir libéré son épouse Sîtâ au prix d'une terrible guerre contre le démon Râvana qui l'avait enlevée, la répudie, alors qu'elle est enceinte de ses enfants, et demande à son frère, le fidèle Lakshmana, de l'abandonner dans la forêt. Supportant très mal cette séparation - il ne prend même pas de deuxième épouse! - Râma finit par partir la reprendre dans l'ermitage où elle vit. Dans l'épopée, Sîtâ, refusant de repartir avec cet époux qui doute de sa fidélité malgré l'épreuve du feu établissant son innocence, subie après sa libération, demande à la Terre dont elle est née (sîtâ signifie "sillon") de la reprendre dans son sein et disparaît. Dans le drame, Bhavabhûti change la fin et la pièce se termine avec la réunion des deux époux. Les quelques paroles de reproche que Sîtâ adresse à son époux dans le Râmâyana ont, bien sûr, disparu. La femme ne doit jamais, dans le théâtre sanskrit, adresser des reproches à son époux. Absence de tragédie, soit. Mais aussi absence de l'élément qui, à nos yeux, constitue l'essence même de l'action dramatique: le conflit. Le héros n'a ni rival ni ennemi. Si des batailles sont évoquées on n'en voit jamais de représentation. Le héros n'est nullement aux prises avec un conflit intérieur, il ne connait point de doute concernant son devoir (seul Bhavabhûti nous laisse deviner quelques hésitations chez Râma) A cette règle, nous connaissons une seule exception ou, plutôt, il s'agit d'une intrigue qui contient des éléments de conflit: le Mudrârâkshasa, Râkshasa au sceau, de Vishakhadatta. Ce drame nous montre deux ministres de deux rois adversaires politiques, chacun intriguant - et avec quel cynisme pour l'intérêt de son roi. Mais, là aussi, l'issue ne fait 17 jamais de doute aux yeux d'un spectateur hindou et, si nous éprouvons quelque réticence devant le dénouement quand le ministre Râkshasa se rend à son adversaire pour le servir, cette fin heureuse selon les normes indiennes nous rappelle que ce théâtre ne fut PASécrit pour nous. L'histoire que raconte l'auteur est le plus souvent déjà connue, tout au plus peut-il la modifier pour qu'elle soit conforme aux règles des shâstra, les traités techniques. Le sujet peut être tiré d'un texte sacré, comme dans la pièce de Kâlidâsa racontant les amours de l'apsaras Urvashî et du roi Pururavas, où l'auteur modifie la légende qui, elle, se termine par une séparation définitive et, pour le roi, cruelle. Les recueils de contes et les épopées fournissent un fonds inépuisable de sujets. L'intérêt dramatique n'est donc pas fourni par l'histoire, en général déjà connue, par le " Que raconte-t-il ?" mais par le "Comment le raconte-t-il ?". Quelle est la maîtrise dont l'auteur fait preuve dans l'emploi des figures de style, des métaphores, des doubles sens que la polysémie du vocabulaire sanskrit rend si redoutable et que l'on a du mal à croire immédiatement compréhensibles, même pour des connaisseurs? Comment sont décrits la séparation, les obstacles à la réunion, ou bien les obstacles que le héros doit surmonter pour obtenir une nouvelle épouse? Parmi ceux-ci, nous en trouvons imaginés par la première ou la deuxième épouse, jalouses. Les épouses - rarement la première qui doit avoir le cœur noble - ont en effet droit à la jalousie, aussi longtemps qu'elles ignorent l'identité noble de la personne qu'aime le roi. Dans Svapnavâsavadattâ, par contre, nous trouvons comme un renversement inhabituel et intéressant de cette situation conventionnelle. Si l'héroïne est une courtisane et le héros un homme de la "bourgeoisie", un commerçant ruiné, c'est la noblesse du cœur de la courtisane qui interdit à l'épouse toute jalousie. Nous sommes dans une société où la polygamie est la règle. Une société idéalisée, certainement. 18 Dans aucune œuvre de la littérature sanskrite nous ne trouvons une image réaliste de la société indienne. Nous n'avons pas à chercher dans ce théâtre une image des conditions réelles de l'époque. Mais, à vrai dire, ne serait-ce pas la tentation contraire qui nous guette - et à laquelle il nous faut prendre garde - que de ne vouloir voir dans ce théâtre aucun rapport avec la réalité vécue. Même sensibles à leurs beautés et leurs charmes, nous courons le risque de ne voir dans ces pièces que des situations pleines de merveilleux et de surnaturel, éloignées de tout vrai rapport humain, et de leur en faire grief. Un tel jugement de notre part nous porterait à reprocher au théâtre sanskrit ce qui est son but déclaré: le pur plaisir esthétique (rasa). Les questions morales ou métaphysiques n'ont pas plus leur place dans ce théâtre que, chez nous, dans un morceau de musique de chambre. Mais, si le théâtre sanskrit nous dit peu de choses sur la réalité vécue, il ne faut pas perdre de vue que l'imaginaire se nourrit toujours d'éléments reconnaissables qui en proviennent. Ce théâtre est conditionné par un ensemble culturel et religieux où domine la notion hindoue du dharma, concept difficilement traduisible impliquant à la fois le devoir de chacun selon sa caste, l'ordre cosmique et sociaL.. Les brahmanes représentent la plus haute autorité morale et spirituelle et les rois craignent de l'enfreindre par la plus insignifiante des fautes. Les épreuves de la séparation sont toujours la conséquence d'une faute commise, d'un manquement aux règles du dharma. Shakuntalâ mérite d'être séparée de son roi aimé, car elle avait manqué au respect dû à un ermite. Le roi mérite également cette épreuve car il avait "épousé" Shakuntalâ sans le consentement des parents de celle-ci. Le roi Udayana avait enlevé Vâsavadattâ, leur séparation est une conséquence méritée de cette faute tout autant que des intrigues politiques du ministre. Selon l'hindouisme, les conséquences de nos actes nous suivent de naissance en naissance, c'est le karma dont chacun est 19 responsable. Si une courtisane pratique son métier comme il faut, selon les règles, et si elle a un caractère au dessus de tout soupçon, elle n'est nullement réprouvée par la société et mérite d'être épousée par le héros. Un monde la sépare de la Traviata... Le théâtre sanskrit, sans être un théâtre religieux, parfois même fort éloigné de ce que nous entendons par ce terme, a aussi pour but de nous montrer le meilleur des mondes possibles, où les bons jouissent des fruits de leurs mérites après expiation des fautes passagères. Et le but suprême c'est de nous faire partager, pendant un moment, ce plaisir esthétique proprement divin, le rasa eva nâtyam. N'oublions jamais que les premières représentations eurent lieu au ciel, jouées par dieux et apsaras, et que le théâtre donné par eux est destiné à notre enseignement, par la voie du plaisir. Anne-Marie LEVY Docteur en études indiennes. Enseignante de sanskrit. 20 Bhâsa, éminent dans le cercle des poètes, c'est le rire. Kâlidâsa, le charme. JAYADEVA (XIIe siècle) L'AUTEUR ET L'ŒUVRE De 1912 à 1915, un lettré indien, Ganapati Shâstri, édita 13 pièces de théâtre qu'il avait découvertes en 1910 dans un monastère près de Trivandrum (aujourd'hui, Thiruvananthapuram, au Kerala, un état côtier du sudouest de l'Inde). Les manuscrits, sur feuilles de palmier, portaient l'écriture malayalam. Bien qu'aucun nom d'auteur n'y figurât, contrairement aux usages classiques, le pandit fit l'hypothèse que le corpus de Trivandrum était attribuable à Bhâsa. Le professeur Shâstri raisonna comme suit: puisqu'il est fermement avéré par la tradition littéraire que Svapnavâsavadattâ est de Bhasâ, et que les 13 pièces du corpus, après examen critique, se révèlent homogènes et rattachables au même auteur, alors c'est à Bhâsa que l'on doit cet ensemble littéraire. 21 Qui était donc ce Bhâsa ? Des siècles durant, Bhâsa fut un auteur dont les avaient disparu. Seuls quelques vers lui étaient - à tort ou à raison - attribués dans des anthologies, et des écrivains, tels Dandin, Vâmana, citaient son œuvre mais œuvres non pas son nom. Râjashekara (début du X e siècle) voyait en Svapnavâsavadattâ l'une des pièces du "cycle des œuvres de Bhâsa", témoignage qui servit de pivot à l'argumentation de Ganapati Shâstri. Bhâsa, cet écrivain sans œuvre, était célébré comme un illustre poète. Le grand Kâlidâsa (Nè siècle de notre ère), parlait du "vaste renom" de son devancier. Le romancier Bâna (VIlè siècle) déclarait que "les drames de Bhâsa ont, comme des temples, assuré sa gloire". Ses œuvres semblent avoir servi aussi de sources d'inspiration. Shûdraka (vers le Nè siècle), dans son Petit chariot de terre cuite, avait repris et prolongé l'intrigue d'une pièce qui figure dans le corpus de Trivandrum, le Pauvre Cârudatta. Le roi-poète Harsha (VIlè siècle) donne comme point de départ à sa comédie Ratnâvalî la même trame - et les mêmes mais l'influence, personnages - que Svapnavâsavadattâ, en ce cas, est indirecte. On pourra donc s'étonner que l'Inde, d'ordinaire si généreuse en détails biographiques pour ses célébrités, ne nous ait rien livré sur Bhâsa. Une tradition invérifiable range Bhâsa dans la corporation des blanchisseurs (dhâvaka), "statut relativement bas mais qui reste néanmoins nettement supérieur à celui des castes intouchables qui sont tout au bas de l'échelle sociale" (Robert Deliège). Mais on peut relever de cettejati et n'en point exercer la spécialité professionnelle, comme le montrent tant d'exemples dans l'Inde d'aujourd'hui. Plutôt que dans la classe servile des shûdra, on verrait le dramaturge dans celle des brahmanes qui, s'ils ne sont pas tous des officiants, sont plus instruits que la moyenne du peuple. Mais pourquoi aurait-on déclassé Bhâsa ? Comme se plaît à le 22