Six échecs en six ans
L’économiste Joseph E.Stiglitz dresse le bilan désastreux
du FMI
La Thaïlande, la Corée, l'Indonésie, le Brésil, la Russie et aujourd'hui
l'Argentine... Partout, le Fond monétaire international applique les mêmes
recettes ultra libérales et, provoque les mêmes dégâts. Dans un récent ouvrage,
le Prix Nobel d'économie prône une autre mondialisation.
La guerre technologique moderne est conçue pour supprimer tout contact physique: les bombes
sont jetées de 15000 mètres d'altitude pour que le pilote ne "ressente" pas ce qu'il fait. La gestion
moderne de l'économie, c'est pareil. Du haut d'un hôtel de luxe, on impose sans merci des politiques
que l'on penserait à deux fois de si l'on connaissait les êtres humains dont on va ravager la vie. Prix
Nobel d'économie, conseiller de Bill Clinton, ancien vice-président de la Banque mondiale,
l'Américain Joseph E. Stiglitz trempe sa plume dans le vitriol pour dénoncer les dégâts d'une
mondialisation mal maîtrisée. De passage à Paris, l'économiste revient sur les principaux aspects de
son livre La Grande Désillusion, qui connaît un énorme succès dans le monde entier. Traduit de
l'anglais - (Etats-Unis) par Paul Chemla. Ed. Fayard, 330 p., 20.
Télérama : « Aujourd'hui, la mondialisation, ça ne marche pas », écrivez-vous en conclusion de
votre livre. Le propos surprend dans la bouche d'un Prix Nobel d'économie, qui plus est ancien
vlce-président de la Banque mondiale...
Joseph E. Stlglltz : Il s'agit pourtant d'un simple constat Des millions de personnes, en particulier
dans les pays en développement, ont pâti de la mondialisation. Alors qu'elles auraient dû en profiter.
L'écart entre les riches et les pauvres s'élargit. L'Afrique s'enfonce dans la misère, les revenus
s'effondrent, le niveau de vie baisse. En Russie, le passage à l'économie de marché a apporté une
pauvreté sans précédent La classe moyenne a été décimée ; un capitalisme des copains et des
mafieux s'est mis en place. Pourquoi ? C'est tout le propos de mon livre que de tenter de
comprendre les raisons de ces échecs. Car ce n'est pas la mondialisation elle-même qui est en cause.
Au contraire. S'ouvrir au commerce international a aidé de nombreux pays à se développer
beaucoup plus vite. Le problème, c'est la manière dont elle est gérée, notamment par les grandes
institutions économiques internationales.
Télérama : Ces institutions, le Fonds monétaire international (FMI), l'Organisation mondiale du
commerce (OMC), vous les mettez en cause avec une grande virulence. En quoi ont-elles
essentiellement échoué ?
Joseph E. Stiglitz : Quel que soit le pays en crise, le FMI a toujours appliqué les mêmes recettes
standard : cure d'austérité pour réduire les déficits budgétaires ; privatisation des entreprises
publiques pour en améliorer la gestion et favoriser la concurrence; libéralisation du commerce et
des marchés des capitaux censés conduire le pays à abandonner les activités à faible productivité au
profit d'autres plus rentables. Le problème, c'est que les choses ne se sont pas, dans la plupart des
cas, passées ainsi. L'austérité budgétaire a souvent été poussée trop loin, provoquant de graves
récessions. La privatisation et la libéralisation ont été menées à un rythme trop rapide, sans tenir
compte des spécificités locales et sans que les pays concernés y soient économique- ment,
juridiquement ou institutionnellement préparés. Créé pour venir en aide aux pays en difficulté, le
FMI a ainsi souvent contribué à aggraver leur situation. Loin des bienfaits attendus, ce sont la
stagnation et le chômage qui se sont installés. Et même quand ces pays ont connu une certaine
croissance, ce sont les milieux les plus favorisés qui en ont profité. Au Mexique, par exemple, les
bénéfices sont allés très largement aux 30 % du haut de l'échelle sociale, en se concentrant plus
encore sur les 10 % les plus riches. Bref, le bilan du FMI n'est pas brillant: six échecs en moins de
six ans (Thaïlande, Corée, Indonésie, Brésil, Russie et aujourd'hui Argentine). En ce qui concerne
l’OMC, on a vu comment, ces dernières années, elle privilégiait systématiquement les intérêts des
pays du Nord.
Télérama : Lesquels par exemple ?
Joseph E. Stiglitz : L'un des domaines où le déséquilibre est particulièrement inquiétant, ce sont les
droits de propriété intellectuelle que l'Uruguay Round a largement renforcés. L'accord reflète les
intérêts des producteurs qu'il favorise aux dépens des utilisateurs : désormais, les firmes
pharmaceutiques américaines - et plus généralement occidentales -peuvent empêcher celles de
l'Inde et du Brésil de leur voler" leurs brevets et par conséquent de proposer des médicaments à des
prix bien inférieurs aux leurs. Privant de fait de nombreux malades du tiers-monde des soins qui
leur sont nécessaires. Dans le cas du sida, l'indignation internationale a été telle que les
multinationales pharmaceutiques ont été contraintes, en 2001, de faire machine arrière. Mais le
problème de fond demeure. D'une manière générale, c'est l'hypocrisie des pays occidentaux qui est
en cause. Ce sont eux en effet qui exigent la liberté du commerce pour les produits qu'ils exportent-
des automobiles aux machines-outils -tout en continuant à protéger chez eux les secteurs que la
concurrence des pays en développement pourrait menacer. L'agriculture et le textile par exemple.
Télérama : Que pensez-vous, à ce propos, du renouveau actuel du protectionnisme aux Etats-unis ?
Ne vient-on pas de voir le président Bush, qui ne jure que par le marché et la libre concurrence,
promouvoir un nouveau Farm Bill qui augmente de 70 % sur dix ans les aides fédérales aux
agriculteurs américains ?
Joseph E. Stlglitz : C'est une belle illustration de cette hypocrisie que j'étais en train d'évoquer! En
novembre 2001, lors de la réunion de l'OMC à Doha, des engagements avaient pourtant été pris
pour renoncer à ce genre de pratiques. Les Etats-Unis, qui ont un faible taux de chômage, une
couverture sociale correcte, expliquent aujourd'hui qu'ils ont besoin de se protéger. Gageons qu'ils
n'hésiteront pas, quand l'occasion se présentera, à faire la leçon aux pays en développement en leur
demandant de supprimer telle ou telle subvention. " Il faut savoir prendre des mesures
douloureuses, leur expliqueront-ils. Les Etats-Unis déclarent vouloir le règne de la loi. Mais ils
refusent de se soumettre aux lois inter- nationales. Pour que la mondialisation puisse fonctionner, il
faut pourtant des règles. Celles-ci ne peuvent être édictées par un seul pays. Et aucun pays ne peut
dire qu'il est au-dessus des lois.
Télérama : A la lecture de votre livre, on est frappé par la persistance dans l'erreur des
organisations inter- nationales, le FMI en particulier. Aucun échec ne semble servir de leçon.
Comment l'expliquez-vous ?
Joseph E. Stiglitz : En premier lieu, il me semble que le FMI n'est pas ce
que l'on pourrait appeler une organisation qui apprend! Il se plaît au
contraire à donner de lui-même une image d'infaillibilité. Confronté à un
échec, il a toujours tendance à le considérer comme un accident. Ses
recommandations n'ont pas marché en Indonésie ? Il en rejette
immédiatement la responsabilité sur le pays concerné. Un nouvel échec en
Thaïlande ? Ce ne peut être que la faute de la Thaïlande. Et ainsi de suite. A
force, il atout de même dû reconnaître quelques erreurs dans la crise
asiatique: trop de rigueur dans les politiques d'austérité budgétaire a
exacerbé les difficultés, a-t-il fini par admettre. Mais il n'a jamais cherché à
comprendre pourquoi. Il n'a jamais cherché à savoir ce qu'il y avait de faux dans ses modèles, qu'il
a continué à appliquer avec la même constance. En Argentine par exemple, avec les résultats que
l'on sait. Finalement, force est de constater que ce sont les pays qui ont su résister aux" thérapies de
choc" qu'il préconisait qui s'en sont le mieux sortis. La Pologne, par exemple, qui a suivi une
politique de privatisation gradualiste, qui a pris le temps d'édifier. Les institutions de base d'une
économie de marché (banques, système judiciaire capable de faire respecter les contrats et de régler
équitablement les faillites), est le pays de l'Europe de l'Est qui a le mieux réussi. La deuxième
raison de cette persistance dans l'erreur est d'ordre idéologique. Toutes les prescriptions du FMI
sont fondées sur l'hypothèse aujourd'hui dépassée que le marché aboutit spontanément aux résultats
les plus efficaces. Un tel fanatisme du marché s'attache fort peu aux situations et aux problèmes
concrets. Peu importent les chiffres et les études qui, dans la crise asiatique, montraient que la
libéralisation des marchés allait accroître l'instabilité. Quand une politique se fonde sur l'idéologie,
elle n'a que faire des leçons de la science économique moderne. La troisième raison est encore plus
fondamentale. Le FMI a peu à peu dévié de ses missions d'origine pour se mettre au service de la
communauté financière. Il a cessé de servir les intérêts de l'économie mondiale pour servir ceux de
la finance mondiale. Dans ce cadre, la libéralisation des marchés financiers se justifie toujours,
quelles que soient ses conséquences: elle a ouvert d'immenses marchés nouveaux à Wall Street.
Télérama : Quelles réformes essentielles préconisez--vous pour améliorer la gestion de la
mondialisation ?
Joseph E. Stiglitz : Le changement le plus important, c’est celui de son mode de gouvernement.
Aujourd'hui, le système est dominé par les intérêts des pays industrialisés et par certains grands
intérêts financiers en leur sein. Même si l'on peut espérer que l'entrée de la Chine à I'DMC fasse
évoluer la donne, dans l'immédiat je ne suis guère optimiste quant à cette réforme fondamentale.
Les Etats-Unis ne renonceront pas facilement à leur droit de veto de fait au FMI et les pays
industrialisés n'abandonneront pas comme cela leur nombre de voix pour que les pays en
développement puissent en avoir davantage. A court terme, des changements de pratique me
semblent en revanche possibles. La transparence en particulier. A l'OMC, les délibérations ont lieu
à huis clos. Au FMI, le goût du secret est une seconde nature. Plus de transparence permettrait un
meilleur contrôle démocratique. D'autant plus que les dirigeants des organisations internationales
ne sont pas directement élus. Quand ils préconisent telle ou telle mesure, ils devraient présenter les
conséquences qu'elle aura sur le chômage par exemple, préciser quels modèles ils utilisent pour
établir ces prévisions.
Télérama : Pensez-vous que l'Europe puisse jouer un rôle dans la mise en œuvre de ces réformes
?
Joseph E. Stiglitz : Oui, très important. D'abord parce que l'Europe est moins fanatique de
l'idéologie du libre marché et que ses intérêts ne sont pas exactement les mêmes que ceux des
Etats-Unis. Mais aussi parce qu'elle est plus proche de beaucoup de pays en développement -
probablement à cause de ses anciennes relations coloniales. L'Union européenne a déjà établi des
relations plus justes avec eux. Son initiative« Tout sauf les armes, qui autorise la libre importation
en Europe de tous les produits des pays pauvres à l'exception des armements, va dans le bon sens.
Il s'agit maintenant d'amener les Etats-Unis et le Japon à suivre cet exemple.
Télérama : On vous présente comme un pionnier de la " nouvelle économie keynésienne ".
Comment voyez- vous la place de l'Etat par rapport à celle du marché ?
Joseph E. Stiglitz : J'ai toujours préconisé une vision équilibrée du rôle de l'Etat. Le marché
connaît des limites et des échecs. L'Etat également. Le partenariat entre les deux dépendra du
niveau de développement économique et politique du pays concerné. Mais quel que soit le pays,
l'Etat a un rôle important à jouer, en particulier dans le contrôle des marchés. L'essentiel en la
matière est de comprendre qu'il n'y a pas qu'un seul modèle du marché. Des différences
importantes distinguent, par exemple, la version japonaise des versions allemande, suédoise ou
française. C'est tout le problème du FMI, qui n'en imagine qu'une seule forme et tente de l'imposer
partout : le capitalisme à la manière américaine.
Propos recueillis par Michel Abescat
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