commerce (OMC), vous les mettez en cause avec une grande virulence. En quoi ont-elles
essentiellement échoué ?
Joseph E. Stiglitz : Quel que soit le pays en crise, le FMI a toujours appliqué les mêmes recettes
standard : cure d'austérité pour réduire les déficits budgétaires ; privatisation des entreprises
publiques pour en améliorer la gestion et favoriser la concurrence; libéralisation du commerce et
des marchés des capitaux censés conduire le pays à abandonner les activités à faible productivité au
profit d'autres plus rentables. Le problème, c'est que les choses ne se sont pas, dans la plupart des
cas, passées ainsi. L'austérité budgétaire a souvent été poussée trop loin, provoquant de graves
récessions. La privatisation et la libéralisation ont été menées à un rythme trop rapide, sans tenir
compte des spécificités locales et sans que les pays concernés y soient économique- ment,
juridiquement ou institutionnellement préparés. Créé pour venir en aide aux pays en difficulté, le
FMI a ainsi souvent contribué à aggraver leur situation. Loin des bienfaits attendus, ce sont la
stagnation et le chômage qui se sont installés. Et même quand ces pays ont connu une certaine
croissance, ce sont les milieux les plus favorisés qui en ont profité. Au Mexique, par exemple, les
bénéfices sont allés très largement aux 30 % du haut de l'échelle sociale, en se concentrant plus
encore sur les 10 % les plus riches. Bref, le bilan du FMI n'est pas brillant: six échecs en moins de
six ans (Thaïlande, Corée, Indonésie, Brésil, Russie et aujourd'hui Argentine). En ce qui concerne
l’OMC, on a vu comment, ces dernières années, elle privilégiait systématiquement les intérêts des
pays du Nord.
Télérama : Lesquels par exemple ?
Joseph E. Stiglitz : L'un des domaines où le déséquilibre est particulièrement inquiétant, ce sont les
droits de propriété intellectuelle que l'Uruguay Round a largement renforcés. L'accord reflète les
intérêts des producteurs qu'il favorise aux dépens des utilisateurs : désormais, les firmes
pharmaceutiques américaines - et plus généralement occidentales -peuvent empêcher celles de
l'Inde et du Brésil de leur voler" leurs brevets et par conséquent de proposer des médicaments à des
prix bien inférieurs aux leurs. Privant de fait de nombreux malades du tiers-monde des soins qui
leur sont nécessaires. Dans le cas du sida, l'indignation internationale a été telle que les
multinationales pharmaceutiques ont été contraintes, en 2001, de faire machine arrière. Mais le
problème de fond demeure. D'une manière générale, c'est l'hypocrisie des pays occidentaux qui est
en cause. Ce sont eux en effet qui exigent la liberté du commerce pour les produits qu'ils exportent-
des automobiles aux machines-outils -tout en continuant à protéger chez eux les secteurs que la
concurrence des pays en développement pourrait menacer. L'agriculture et le textile par exemple.
Télérama : Que pensez-vous, à ce propos, du renouveau actuel du protectionnisme aux Etats-unis ?
Ne vient-on pas de voir le président Bush, qui ne jure que par le marché et la libre concurrence,
promouvoir un nouveau Farm Bill qui augmente de 70 % sur dix ans les aides fédérales aux
agriculteurs américains ?
Joseph E. Stlglitz : C'est une belle illustration de cette hypocrisie que j'étais en train d'évoquer! En
novembre 2001, lors de la réunion de l'OMC à Doha, des engagements avaient pourtant été pris
pour renoncer à ce genre de pratiques. Les Etats-Unis, qui ont un faible taux de chômage, une
couverture sociale correcte, expliquent aujourd'hui qu'ils ont besoin de se protéger. Gageons qu'ils
n'hésiteront pas, quand l'occasion se présentera, à faire la leçon aux pays en développement en leur
demandant de supprimer telle ou telle subvention. " Il faut savoir prendre des mesures
douloureuses, leur expliqueront-ils. Les Etats-Unis déclarent vouloir le règne de la loi. Mais ils
refusent de se soumettre aux lois inter- nationales. Pour que la mondialisation puisse fonctionner, il
faut pourtant des règles. Celles-ci ne peuvent être édictées par un seul pays. Et aucun pays ne peut
dire qu'il est au-dessus des lois.
Télérama : A la lecture de votre livre, on est frappé par la persistance dans l'erreur des
organisations inter- nationales, le FMI en particulier. Aucun échec ne semble servir de leçon.