www.bernard-rigo.ch, Journées Romandes de Soins Infirmiers, p. 1
Bernard Rigo
théologie, éthicien & thérapeute
indépendant
1860-Aigle
Journées Romandes de Soins Infirmiers, nov. 08
Une éthique pour un contexte de pénurie… de moyens.
Tout d’abord, il serait bon, en introduisant cet exposé, de réfléchir un moment sur
cette situation de limitation, voir de diminution des moyens mis à disposition des
acteurs sur le terrain, et ceci dans nombre de domaines d’activités, dont celui qui
vous intéresse aujourd’hui, à savoir celui des soins.
En effet, cet état de fait est souvent présenté, par les décideurs, et il est souvent
vécu ainsi, comme quelque chose d’inéluctable, comme une sorte de fatalité que
nous ne pouvons que subir : on nous parle des lois du marché, de lois qui régissent
l’économie, comme s’il s’agissait ici de lois comparables à celles qui gouvernent la
physique, et sur lesquelles l’être humain n’a aucune prise.
Davantage, de manière plus discrète certes, mais tout de même bien présente, on
nous dit que si nous ne nous plions pas à cette « fatalité », alors quelque chose de
plus grave encore pourrait arriver… comme, par exemple, des hausses
insupportables d’impôts !
Alors, on nous parle de la nécessaire nécessité de maîtriser les coûts, de procéder à
des restrictions budgétaires, etc. Soit !.
Mais si l’on met ce discour en regard du PIB en Suisse par habitant, où l’on voit notre
pays occuper le 15
e
rang mondial, avec un montant de 39'800 $ (au 1
er
janvier de
cette année), montant qui nous place loin devant nos plus proches voisins
1
, alors
j’avoue avoir personnellement bien de la peine à trouver, là, de la rationalité.
Cependant, mon intention n’est pas d’entamer, ici, un débat sur la question de la
justification ou non de ce mouvement généralisé qui voit toujours moins de moyens
mis à disposition des intervenants sur le terrain, mais d’opérer en préalable une sorte
de mise en garde : les réflexions qui vont suivre ne sont, en aucun cas, une
justification, et encore moins une caution, à cet état de fait de la pénurie de moyens.
Mon exposé cherche plutôt, face à une sorte de situation d’urgence, à répondre aux
conséquences vécues concrètement par les personnes qui doivent, trop souvent,
faire face à cette pénurie de moyens sur le terrain.
1
Pour comparaison : les USA = 9
e
avec 46'000 $ ; l’Allemagne = 31
e
avec 34'400 $ ; la France = 33
e
avec 33'800 $ ; l’Italie :
38
e
avec 31'000 $ ; … en fin de peloton : 223
e
la République démocratique du Congo, avec 300 $ (voir tableau sous
http://www.indexmundi.com/g/r.aspx?v=67&l=fr)
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Et ces conséquences s’appellent (entre autres) : démotivation, déprime, désespoir,
perte de goût au travail, d’envie et de plaisir : on attend la retraite.. et, enfin, « burn-
out » conduisant à l’arrêt de travail pour maladie.
Or, en tant qu’éthicien, je peux concrètement constater que certains modèles
éthiques, loin d’offrir un soutien concret pour ces personnes déprimées et au bord du
« burn-out », viennent comme « en rajouter », au point que je n’hésite pas à dire que
parfois (souvent ?) l’éthique peut devenir maltraitante !
Première partie : pour en finir avec un « Idéal » mortifère.
1) Platon et la théorie des Idées
Si l’éthique peut être définie comme un travail de réflexion que l’on fait, seul ou à
plusieurs, pour déterminer l’action bonne et juste, force nous est de constater, dans
nos contrées, que le modèle auquel nous nous référons la plupart du temps, relève
de ce qu’on appelle, en philosophie, l’ « Idéalisme ».
Ce modèle nous vient de ce grand philosophe de la Grèce antique, qui a vécu dans
les années 427 à 348 av JC, Platon.
Or, comme tout penseur, Platon ne tombe pas du ciel. Et pour pouvoir comprendre
sa pensée, et en saisir toute l’originalité, il nous faut d’abord voir dans quel contexte
il va élaborer sa philosophie.
Pour ce faire, disons qu’avant notre philosophe, ceux qu’on appelait les
« sophistes », posaient en toutes choses une sorte de relativisme, comme l’écrivait
un des plus célèbre d’entre eux, Protagoras (485 – 420 av JC)
2
:
« de toutes les choses, la mesure est l’homme : de celles qui sont, du fait qu’elles
sont ; de celles qui ne sont pas du fait qu’elles ne sont pas.»
Qu’est-ce à dire ?
Pour ce philosophe, ce qui donne la mesure, c’est-à-dire le sens, l’importance, ou
encore la valeur de ce qui est (du fait que cela est) ou de ce qui n’est pas (du fait que
cela n’est pas), est l’homme lui-même.
Ainsi, une chose ou une action, décrétée « vraie » ou « belle » ou « bonne » ou
encore « juste », ne peut être que le fait de l’homme, ou autrement formulé que
l’expression du seul point de vue de l’homme !
Il ne saurait donc y avoir, pour Protagoras, une Vérité absolue et éternelle, ni de
définition de la Beauté qui puisse être universelle, et encore moins de jugement porté
sur des actions « bonnes et justes » qui puisse prétendre pouvoir s’imposer à tout le
monde, et pour toujours.
2
Un des écrits de Platon s’intitulera d’ailleurs le « Protagoras ».
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Que ce soit le Vrai, le Beau et le Bien, pour reprendre ces trois thèmes chers aux
philosophes de cette époque, cela relève pour Protagoras de la seule subjectivité
humaine : une personne, par exemple, qui affirmerait que telle action est bonne ou
mauvaise, cette action ne serait, en définitive, bonne ou mauvaise que pour cette
personne… et pas pour une autre.
Or c’est sur le fond de ce relativisme subjectif, que la pensée de Platon va se
développer. En recourant à sa théorie des « Idées », il va chercher à démontrer que
non seulement sur le plan de l’éthique, mais encore sur le plan de l’esthétique ou
encore de la connaissance, existe quelque chose qui est le Bien, le Beau et le Vrai,
absolu et intangible, et qui servira alors de « mesure » de toutes choses dans ce
monde.
A l’homme « mesure de toute chose », succède, avec Platon, l’ « Idée » comme
« mesure de toutes choses ».
Le Concept que nous traduisons par « Idée » vient du grec : « eidos » ou « idéa »
que l’ont peut définir comme une :
« forme idéale, concevable par la pensée, et dont chaque objet matériel est la
reproduction imparfaite » (Bailly, abrégé du dictionnaire grec-français).
Ainsi pour, Platon, à côté du monde connu, et nécessairement imparfait, il existe un
monde suprasensible et parfait, qui ne peut pas être connu par la représentation
imparfaite que peuvent nous donner nos sens : la vue, l’ouïe, l’odorat, etc.., mais qui
ne peut être « connu », atteint, que par la seule pensée.
Par exemple, dans le monde sensible, nous rencontrons des chaises, dont les
formes, les couleurs, la qualité, sont aussi variées et variables qu’il existe de chaises
possibles. Cependant, dans le monde suprasensible des « Idées », existe une forme-
idée de la « Chaise », unique et éternelle, dont toutes les chaises que nous
rencontrons, ou que nous avons rencontré, ou encore que nous rencontrerons un
jour, et bien que nécessairement imparfaite, contienne quelque chose.
Autre exemple, dans le domaine plus abstrait de l’esthétique, nous pouvons alors
penser à cette quête de la représentation de la perfection, que les artistes grecques
ont cherché à atteindre dans la sculpture, et dont voici un exemple
3
:
3
Le « discobole », est attribué au sculpteur athénien contemporain de Platon : Myron. La photographie représente une copie
romaine faite vers 120 ap JC qu’on peut voir au palais « Massimo alle Terme » à Rome.
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Pour illustrer sa théorie, Platon va recourir à une sorte de parabole ou de métaphore,
connue sous le nom du « Mythe de la caverne » que nous nommerons plutôt d’
« Allégorie de la Caverne »
Dans cette allégorie, Platon nous propose (plus exactement par la bouche de
Socrate !) d’imaginer une caverne, dans le fond de laquelle des hommes seraient
entravés de telle sorte qu’ils ne peuvent que regarder devant eux, c’est-à-dire en
direction du fond de la caverne.
Derrière eux, se trouve un chemin sur lequel passent des personnes, que les
prisonniers ne peuvent voir, qui portent sur leurs épaules divers objets.
Et, derrière ces personnes porteuses d’objets, il y a un feu, de telle sorte que l’ombre
de ces objets se trouve alors projetée sur le fond de la caverne, là où regardent les
prisonniers.
Cf illustration ci-dessous :
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Dès lors, nous dit Platon, il est fort à parier que ces hommes-prisonniers vont se
mettre à tenir ces ombres imparfaites, pour le monde réel…. : pour le Vrai, pour le
Beau, ou encore pour le Bon ou le Juste.
Mais qu’arriverait-il si, un jour, un de ces hommes prisonniers, étant arrivé à se
détacher, se retourne et contemple enfin les objets dont il n’apercevait jusqu’ici que
les ombres ? Force sera alors, pour lui, de constater que ce qu’il tenait pour Vrai,
Beau ou Bon, n’était justement qu’une ombre.
Et si cet homme, à la suite de sa découverte, voulait faire-part à ses compagnons
d’infortune de ce qu’il a vu, il risquera probablement, dira Platon, de ne pas être cru.
C’est pourquoi, parce que par les sens nous ne pouvons « voir » ou imaginer ce qui
est derrière nous, car nous restons prisonniers au fond de la caverne, c’est alors par
un autre canal que nous sera donné le moyen de « voir » ce monde supra-sensible
qui contient les « Idées ».
Et c’est ainsi qu’au premier dualisme entre le monde sensible et le monde
suprasensible, Platon va en ajouter un deuxième : celui entre le corps et l’âme.
Car c’est cette dernière qui peut, seule, découvrir les « Idées », tout simplement
parce qu’avant de s’incarner dans un corps, elle a pu auparavant contempler ce
monde des « Idées » (monde dans lequel elle retournera lorsqu’à la mort du corps,
elle sera libérée…étant de nature immortelle).
Cependant, pour Platon, lorsque l’âme entre dans un corps, lorsqu’elle s’incarne,
l’âme oublie ce qu’elle avait auparavant pu contempler. De telle manière qu’il s’agit
pour elle de se ressouvenir de ce qu’elle avait vu et contemplé, avant son
incarnation.
Il est intéressant de noter qu’en grec le concept de vérité se dit : « alètheia », soit :
un « a » privatif, et « lèthe » qui veut dire « oubli »
4
Ce sera alors la tâche du philosophe que d’aider autrui à cette ressouvenance, on
parle alors de réminiscence, et dont le modèle, pour Platon, était Socrate qui
pratiquait l’art de la « maïeutique »
5
.
Ainsi donc, avec son modèle philosophique de la théorie des « Idées », Platon peut
donc s’opposer à Protagoras, pour qui l’homme était la mesure de toutes choses, en
posant que ce sont les « Idées » qui vont servir de mesure aux choses, et plus
particulièrement pour ce qui est de la Vérité dans le domaine de la connaissance, du
Beau dans le domaine de l’esthétisme, et du Bien ou du Juste dans le domaine de
l’éthique.
4
Après un grand nombre de siècles passés dans l'Hadès, les âmes des justes et celles des méchants qui avaient expié leurs
fautes aspiraient à une vie nouvelle, et obtenaient la faveur de revenir sur la terre habiter un corps et s'associer à sa destinée.
Mais avant de sortir des demeures infernales, elles devaient perdre le souvenir de leur vie antérieure, et à cet effet boire les
eaux du Léthé, qui provoquaient l'amnésie. Le « Léthé » est donc aussi, dans la mythologie grecque, le nom du fleuve que
traverse l’âme avant de revenir à la vie. (cf http://fr.wikipedia.org/wiki/Léthé
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Le concept se réfère au personnage de la mythologie grecque : Maïa, qui veillait aux accouchements, et désigne une
technique de bien poser les questions pour que la personne interrogée puisse exprimer (accoucher) des connaissances qu’elle
n’aurait pas encore conceptualisées. On dit que la mère de Socrate était sage-femme !
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