1 Herman Parret Le fondement impensable de la théorie

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Herman Parret
Le fondement impensable de la théorie linguistique saussurienne
Dans : P. Swiggers (ed.), Actualités de Saussure, Louvain/Leuven, Editions Peeters,
2009.
Il y a eu une tendance dans les années cinquante et soixante de pétrifier la pensée
du langage chez Saussure. On soutenait ainsi que Saussure avait proclamé, comme les
autres grands ténors structuralistes, la « mort du sujet ». Une littérature saussurienne
abondante depuis lors a nuancé ces simplismes jusqu’à découvrir dans Saussure une
quête de la « subjectivité dans le langage », une sémiologie transdisciplinaire, une
philosophie de l’esprit proto-cognitiviste. Engler, Starobinski, Arrivé, Puech, Gadet,
Wunderli, Normand, Fehr, Bouquet, Badir, nous offrent aujourd’hui un Saussure plus
énigmatique, plus inquiétant, plus riche en perspectives. On a appris ainsi à lire Saussure
dans la matérialité de ses textes, selon le rythme de sa pensée ouverte, en acceptant toutes
stratégies saussuriennes d’écriture : interruptions, répétitions, accumulations,
dénégations, contradictions… Cette épaisseur textuelle des notes manuscrites de
Saussure, publiées dans les Ecrits de linguistique générale, bouscule l’orthodoxie
homogénéisante et rend suspecte une lecture qui reconstruit la pensée saussurienne en
« axiomes, principes et thèses ».
Il se révèle avec de plus en plus d’évidence qu’il y a dans Saussure un
impensable. Y a-t-il une théologie négative chez Saussure ? Une certaine mystique, une
certaine « pensée » de l’origine indicible ? Un intérêt pour un En-deçà, un Au-delà, un
En-dehors ? Un certain tragique saussurien ? Comment situer et comprendre, par
exemple, ces Nouveaux Items :
Item. Quelle question d’origine ? – Origine de la langue. Rien ne prouve mieux la nullité de toute recherche
sur l’origine de la langue. Mais sur cette question, il ne faut pas se borner aux constatations négatives. Ce
qui prouve l’absence d’une question philosophique de l’origine de la langue. Ce n’est pas un fait négatif.
Item. Regarder la langue et se demander à quel moment précis une telle chose a « commencé » est aussi
intelligent que de regarder le ruisseau de la montagne et de croire qu’en remontant on trouvera l’endroit
précis de sa source. On peut discuter éternellement sur cette naissance, mais son plus grand caractère
c’est d’être parfaitement le même que celui de la croissance.
On trouve évidemment dans ces textes un refus de poser la question philosophique de
l’origine de la langue, mais ce refus est tellement pathémisé que l’on a le droit de se poser
quelque question sur cette inquiétude face à l’impensable. Ce n’est pas que je crois à la
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thèse des « deux Saussure » - un Saussure diurne et un Saussure nocturne, le Saussure
genevois et le Saussure marseillais, d’une part l’auteur du Mémoire et le professeur d’un
cours de linguistique générale, et d’autre part le décrypteur des Anagrammes,
l’investigateur des légendes germaniques, l’analyste de la philosophie et de la mythologie
hindoues, et le linguiste-conseiller de Flournoy. Les inquiétudes, scrupules et
contradictions dans les manuscrits de Harvard et de Genève sont ceux d’un « philosophe
de la linguistique » dont l’épistémologie est programmatique et dont la pensée
imaginative est enracinée dans une métaphysique qu’il ne contrôle pas conceptuellement
et qui, de toute évidence, domine, dirige, façonne un savoir qui se veut obstinément
galiléen, positif, évident et clair nonobstant l’obscurité désespérante de l’objet, maintes
fois affirmée.
Mais quelle est alors cette philosophie du langage de Saussure ? Quelle est
l’essence de son projet ? Difficile question, qu’il faudrait sans doute répondre de la façon
de Benveniste. Benveniste suggère que, plutôt que de voir dans Saussure un constructeur
« d’axiomes, de principes et de thèses », mieux vaut de saisir avant tout la nature de son
instinct. Cet instinct a sa finalité. Saussure, soutient Benveniste, est avant tout l’homme
des fondements. Il va d’instinct aux caractères primordiaux qui gouvernent la diversité du
donné empirique. Saussure avait noté, déjà dans le Mémoire, que cette recherche des
fondements n’équivaut pas à des spéculations d’un ordre transcendant, mais est une
recherche de données élémentaires, sans lesquelles tout flotte, tout est arbitraire et
incertain. Ainsi le geste de Saussure est démocritéen. Il faut aller à travers la diversité des
données empiriques vers une profondeur, et enraciner ainsi le contingent dans sa
nécessité propre. Ce geste démocritéen était déjà évoqué par cette belle formule du
Mémoire : il faut « saisir les phénomènes dans leur lien intérieur ». Le « lien intérieur »,
c’est l’identité du phénomène, sa « nécessité », mais non une nécessité platonicienne,
puisque l’identité du phénomène est un point de vue epistémologie kantienne, par
conséquent. Et ce point de vue qui « crée » la profondeur, est une ascèse, voire une
éthique. La profondeur comme ascèse, le phénomène et son identité, voilà le telos de
cette épistémologie dramatique, programmatique, dynamique. Si l’imaginaire saussurien
à quelque chose d’ailé, selon un mot de Claude Zilberberg, c’est que l’épistémologie du
Saussure essentiel, de l’instinct saussurien, est dynamique elle se déploie comme une
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tension, elle incorpore la césure, la déhiscence puisque la profondeur est abyssale,
l’identité fantasmatique, la nécessité clivée. C’est précisément que l’impensable
ocupera sa place, et on en étudiera deux niveaux de manifestation.
1. L’impensable I : les indéfinissables
Etudions d’abord le niveau plus superficiel, celui de la détermination de l’activité
du linguiste. Saussure évoque lui-même la visée de son enseignement comme une
« philosophie de la linguistique » et non pas comme une « linguistique générale ». Selon
les éditeurs des Ecrits de linguistique générale, l’ensemble des flexions saussuriennes
recouvre en fait trois champs à saisir : une épistémologie générale, une spéculation
philosophique, une épistémologie programmatique ou prospective. L’épistémologie
générale est tout simplement une « critique des sciences » portant sur les conditions de
possibilité de la pratique scientifique. C’est, dans un sens, une epistémologie
rétrospective qui n’est pas vraiment spécifique pour le domaine sous analyse : le langage
et les langues. L’épistémologie devient programmatique ou prospective quand elle
énonce des directives pour la formulation de propositions consistentes dans les diverses
sciences, selon le critère d’empiricité, par conséquent selon la spécificité du domaine
empirique. C’est en fait ce que Saussure réalise à travers le Cours de linguistique
générale (la version Bally et Séchehaye). La troisième section, celle des spéculations
philosophiques, est plus intéressante si l’on se propose de scruter l’impensable dans
Saussure. N’oublions pas que les réflexions sur le langage et même sur les systèmes de
signification dans l’homme sont souvent qualifiées par Saussure comme
« philosophiques » : Saussure n’évite à ce propos ni le syntagme « philosophie de la
linguistique » ni même « philosophie du langage ». La « vue philosophique » est une
expression qui abonde dans les notes des étudiants, surtout dans le Troisième Cours et
dans les Ecrits mais elle semble avoir été censurée (éliminée, corrigée?) par les
rédacteurs du Cours. Bally et Séchehaye ont voulu présenter le Cours comme une stricte
épistémologie (prospective) de la linguistique : c’est ainsi qu’ils ont remplacé « vue
philosophique » par « vue scientifique ».
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Une grande partie de cette « information philosophique » chez Saussure est
parfaitement contrôlable. Simon Bouquet note l’importance de l’héritage des Lumières
dans ce domaine. L’idée d’une « science des signes », déjà présente chez Locke, est
poursuivie par les encyclopédistes et les idéologues. L’idée de l’arbitrarité de la pensée et
du langage se développe à partir de Descartes. Mais, plus en général, la « vue
philosophique » doit justifier les concepts primitifs ou les indéfinissables, comme celui de
signe. C’est ainsi que Saussure parle de la « portée philosophique de la détermination du
signe ». Je cite encore deux passages (Bouquet, 183 et 184) le « philosophique » est
avancé par Saussure dans sa grande importance :
[A propos de la thèse de l’arbitraire du système sémantique] Il est fortuit que telle signification soit
représentée par tel état des termes : dans chaque état fortuit l’esprit s’insuffle, vivifie une matière donnée,
mais il n’en dispose pas librement. … Rien de plus important philosophiquement.
[A propos du Temps, systématiquement « philosophique »] Voilà déjà de quoi faire réfléchir sur le mariage
d’une idée et d’un nom quand intervient ce facteur imprévu, absolument ignoré dans la combinaison
philosophique, le Temps.
Toutefois, la « spéculation philosophique » prend souvent chez Saussure une
couleur métaphysique. Saussure n’aime pas le mot « métaphysique » dont il ne voit la
pertinence que pour le domaine « hindouiste ». Il y a deux occurrences de
« métaphysique » dans le fonds de manuscrits récemment découverts et publiés comme
Ecrits de linguistique générale. Le « territoire métaphysique » y est systématiquement
expulsé pour que le « domaine épistémologique » soit délimitable, sauvegardé et
producteur :
Dans d’autres domaines, si je ne me trompe, on peut parler des différents objets envisagés, sinon comme de
choses existantes elles-mêmes (…) moins peut-être de pousser les faits jusqu’aux limites de la
métaphysique …ce dont nous entendons faire complètement abstraction) [Fonds BPU 1996, XXb, 2].
Le mot pas plus que son sens n’existe hors de la conscience que nous en avons, ou que nous voulons bien
en prendre à chaque moment. Nous sommes très éloignés de vouloir faire de la métaphysique [Fonds BPU
1996, XXIXb].
Mais cette négation explicite de la « métaphysique » chez Saussure ne peut faire oublier
qu’il n’y a pas d’épistémologie sans métaphysique. C’est ce que Simon Bouquet appelle
« la complémentarité de l’épistémologie et de la métaphysique ». Dans son Introduction à
la lecture de Saussure, Bouquet circonscrit adéquatement et avec insistance cette
dimension de la pensée saussurienne :
Ce n’est pas moins strictement une telle perspective (métaphysique) qui (…) de façon implicite tout au long
de la réflexion saussurienne, elle y apparaît aussi sous la forme tout à fait explicite : celle d’une
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thématisation de concepts primitifs désignés comme tels en cela qu’ils sont posés comme appartenant à une
sphère extérieure à la linguistique projetée, quand bien même cette sphère extérieure est présentée comme
nécessaire à définir le projet de cette linguistique.
Si la linguistique saussurienne prend la forme d’un « pari épistémologique », elle est
nécessairement accompagnée par une métaphysique qui se présente comme un faisceau
de concepts primitifs (langue, signe, esprit, pensée, langage, idée, concept, expression,
sens, signification, valeur, arbitrarité), faisceau d’indéfinissables qui rendent possible la
construction d’une théorie, strate métaphysique, par conséquent, d’où émerge la stratégie
épistémologique et, de suite, un corpus de propositions scientifiques.
Il me semble pourtant que, dans le projet « instinctif » de Saussure, le
métaphysique est moins domestiqué, moins innocent, plus subversif, plus liminaire, et
non pas toujours « en relation de complémentarité » avec l’épistémologique. Méditons un
instant le message de la Note Item suivante :
Ne parlons ni d’axiomes, ni de principes, ni de thèses. Ce sont simplement et au pur sens étymologique des
aphorismes, des délimitations (…), des délimitations entre lesquelles se retrouve constamment la véri
[ELG, 123].
Le geste saussurien est aphoristique, au sens étymologique du terme : il est délimitation.
Il creuse son « lieu de vérité » dans un territoire immense, opaque, chaotique, et
démarque, délimite un domaine. Le territoire est métaphysique, le domaine
épistémologique. Les manuscrits de Genève récemment découverts, tout comme les
manuscrits de Harvard, évoquent ces limites pour les déplacer, chaque fois à nouveau, en
dehors de la portée de la construction théorique. Le domaine récupérable est
« aphoristique » tandis que le territoire est un En-dehors à jamais irrécupérable, perdu et
fascinant, semeur de doutes et d’inquiétudes, métaphysique liminaire qui ôte à la pensée
saussurienne un trop d’assurance et qui transforme en fin de compte le « lieu de vérité »
en un champ de colonnes brisées et d’architraves écroulées.
2. L’impensable II : la qualité sensible, la matière, le corps
On constate chez Saussure une fascination de l’En-dehors. De plus rigidement on
constitue un domaine, de plus impressionnant fascine le territoire, non pas pensé comme
une origine mais comme un En-dehors. Il y a pour Saussure une gradation dans l’altérité
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