CHAPITRE 4 France vers la modernité du milieu Q La du XIX siècle à 1914 e Document d’ouverture 2. La France rurale en 1911 page 13 La France reste, à la veille de la Première Guerre mondiale, majoritairement rurale, les campagnes représentant encore 56 % de la population. Certaines régions entières restent massivement rurales : le sud du Massif central, les Alpes, les Landes, et d’une façon générale les provinces de l’Ouest et du Sud-Ouest. Seuls les départements du Nord, du littoral méditerranéen, de la Gironde, du Lyonnais, et l’Île de France sont déjà majoritairement citadins. Les grandes villes sont cependant en nombre limité. Les villes petites et moyennes, comprenant entre 5 et 20 000 habitants, dominent numériquement. Par ce caractère encore massivement rural, la France se différencie nettement de ses grands voisins, en particulier du Royaume-Uni, dans lequel dès 1851, la population urbaine est majoritaire. C’est la conquête de cette France rurale qui permet entre 1870 et 1877 aux républicains de conquérir le pouvoir. Elle sera ensuite l’assise de la république radicale au début du XXe siècle. François-Joseph Luigi Loir dit Luigi Loir (18451916) est un peintre français qui s’est illustré dans les paysages et vues de Paris ; il a également été illustrateur de publicités et de titres. C’est lui qui a réalisé cette couverture de l’Encyclopédie du siècle consacrée à « l’Exposition universelle de 1900 ». Il y représente bien des éléments qui caractérisent la France au tournant des XIXe et XXe siècles. Au premier plan, à gauche, les personnages exotiques font référence à l’empire colonial français, base de la puissance économique, politique et culturelle du pays. Au-dessus se dressent deux allégories : l’une, tenant une roue, semble symboliser l’industrie (la France entre alors dans la deuxième révolution industrielle). L’autre, couronnée de tours et ayant à ses pieds l’écusson, les armoiries bleues, rouges et fleurdelisées de la ville de Paris, symbolise la capitale qui ouvre ses bras au monde. Ces deux figures féminines ne sont pas sans évoquer Marianne, et directement la République, régime de la France depuis 1870. À l’arrière-plan, et jusqu’à l’horizon, s’étend Paris, dont on distingue surtout au premier plan le début de l’espace de l’Exposition : la porte de la place de la Concorde, à partir de laquelle se succèdent le long de la Seine les principaux pavillons, jusqu’à la tour Eiffel, qui domine de sa flèche d’acier l’étendue de la ville. La tour Eiffel et l’Exposition sont des symboles du rayonnement qu’exercent alors Paris et la France. Cartes clés pages 232-233 1. Le territoire français depuis 1789 Le territoire français a connu des modifications territoriales tout au long du XIXe siècle : après les changements provoqués par les guerres révolutionnaires et napoléoniennes, le congrès de Vienne de 1815 a fixé, pour près d’un demi-siècle, les limites du pays. Celles-ci évoluent à nouveau en 1860, avec l’acquisition de la Savoie et du comté de Nice, puis en 1871 avec la perte de l’AlsaceMoselle. 3. La croissance du trafic ferroviaire entre 1854 et 1913 Le réseau ferroviaire français s’est constitué en trois phases principales. Le premier réseau date de la monarchie de Juillet, notamment depuis le vote de la loi de 1842 qui associe l’État, fournisseur des terrains, et les compagnies privées qui obtiennent la concession des lignes. Centré sur Paris, ce premier réseau relie la capitale aux grandes villes du Nord, du Nord-Est et à Bordeaux, ainsi qu’aux principales villes du centre et à la Normandie. En province, seules les régions de Lyon et de Marseille, pôles industriels majeurs, possèdent un réseau. Le Massif central, les Alpes, un grand Sud-Ouest et l’Ouest ne sont pas pourvus. Le réseau s’étend ensuite sous le Second Empire : il se complète de liaisons entre Paris et les grandes villes de province. Enfin, la IIIe République multiplie les lignes secondaires, d’intérêt local. Ainsi à la veille de la Première Guerre mondiale, l’ensemble du territoire est-il maillé de voies ferrées. Certains axes cependant dominent : le réseau rayonnant de Paris, l’axe Nord-Lorraine, le sillon rhodanien. P59Q Découvrir 1 Construction territoriale et sentiment national pages 140-141 Problématique : Comment les modifications territoriales contribuentelles à forger le sentiment national ? La France connaît plusieurs modifications territoriales après 1850 : elle récupère le comté de Nice et la Savoie après plébiscites en 1860. Mais elle perd l’Alsace et la Moselle lors de la guerre contre la Prusse en 1870-1871. Cela suscite un véritable traumatisme qui contribue à forger le sentiment national, grâce à une importante réflexion sur les termes de nation et de patrie dont le but est de légitimer l’appartenance de ces régions à la France. Explication des documents Doc 1Q Après l’annexion de l’Alsace et de la Moselle à la France en 1871, une importante résistance à la germanisation se manifeste par le maintien du costume traditionnel ou l’emploi de la langue française, dans le cadre privé comme dans certaines écoles. Doc 2Q Sous la IIIe République, l’enseignement de l’histoire répond à une nécessité politique et civique : l’étude du passé doit forger une mémoire collective et faire l’éducation patriotique et républicaine des jeunes Français. Ernest Lavisse y contribue en tant qu’historien « officiel » (conception des programmes à partir de 1882, rédaction de manuels…). Il rappelle les principales modifications du territoire français depuis 1850. Il se réfère aux plaintes des députés des provinces annexées et à l’action du parti dit « de la protestation », qui envoie plusieurs députés alsaciens et lorrains au Reichstag, lesquels réclament en vain en février 1874 la tenue d’un plébiscite. Cependant à l’époque du texte, les « protestataires » commencent à s’effacer devant les partisans, plus pragmatiques, de l’autonomie. Doc 3Q Forte du souvenir de son appartenance à la France sous la Révolution et l’Empire, la Savoie, rattachée au royaume de Piémont-Sardaigne en 1815, voit renaître les remises en cause de l’intégration de la province au royaume italien à partir des années 1850. En échange de son intervention aux côtés du Piémont contre l’Autriche en 1859, Napoléon III avait obtenu en 1860 le rattachement de la Savoie et du comté de Nice à la France. Ce rattachement fut rendu effectif après la tenue d’un plébiscite. Le document est emblématique de la propagande exercée à quelques jours de la consultation par les agents profrançais qui mettent en avant trois arguments principaux : – un argument politique : le caractère démocratique du rattachement ; – un argument économique : la Savoie bénéficiera « de tous les avantages » offerts par la puissance française : développement industriel, emploi, fréquentation des stations thermales… ; – un argument culturel : Savoyards et Français appartiennent à la même communauté culturelle, donc nationale. Doc 4Q Le débat sur l’appartenance de l’Alsace à la France ou à l’Allemagne a été l’occasion d’une polémique entre intellectuels français et allemands (Denis Fustel de Coulanges, Ernest Renan d’une part, Theodor Mommsen, David Friedrich Strauss d’autre part) qui est à l’origine de deux définitions opposées de la nation. D’après Ernest Renan, une nation se définit par deux critères essentiels : – une histoire commune à tous les membres du groupe : « un passé », « le sentiment des sacrifices qu’on a faits » ; – l’adhésion volontaire et libre à cette nation : « le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune ». Le droit des nations évoqué par Renan consiste en l’idée qu’un État ne peut disposer à sa guise des populations, ni conquérir un territoire comme il l’entend : toute modification d’appartenance nationale doit passer par une consultation démocratique et être librement acceptée par la population concernée. On retrouve cette idée chez Ernest Lavisse et dans la tenue des plébiscites en 1860. L’appartenance à une nation relève d’un choix conscient, d’un effort des populations désireuses de partager un même destin. Doc 5Q Ce document a été publié dans le contexte de la deuxième crise marocaine (« coup d’Agadir » le 1er juillet 1911), qui oppose la France et l’Allemagne pour le contrôle, notamment économique, du royaume chérifien. La tension est très grande et mobilise les deux opinions publiques qui envisagent sérieusement le déclenchement d’une guerre. L’attitude belliqueuse du soldat allemand sur l’image (il agite la foudre, bombe le torse, son épée est dégainée : il est prêt à un combat qu’il semble vouloir déclencher), et celle, pacifique, du soldat français (il a le fusil au repos, il ignore celui qui le défie), témoignent assez bien de cet état d’esprit. Le soldat allemand est présenté comme agressif, alors que le Français affirme un patriotisme défensif. La frontière est représentée de deux manières : on montre la frontière naturelle, avec la longue dépression marquant le terrain, qui évoque la vallée du Rhin ; on montre également la frontière humaine, militaire, avec la barrière au sol, les deux soldats « face à face » et les batteries d’artillerie (canons à l’arrière-plan, à gauche). P60Q Doc 6Q La défaite de 1871 a entamé le modèle jacobin d’une « République une et indivisible ». Les critiques se multiplient dans les années 1870 contre l’idée trop abstraite de nation, qui a détourné les citoyens de leur appartenance identitaire fondamentale, le sol, la terre, le « pays ». Aussi les Républicains cherchent-ils à renforcer le sentiment individuel d’appartenance locale, par la mise en avant des « petites patries », c’est-à-dire les différentes régions, les « anciennes provinces » qui ont leur propre histoire, une certaine identité géographique (« les paysages familiers ») et des spécificités culturelles (« les costumes, les coutumes, l’accent »). Elles sont complémentaires de la « grande patrie » : aimer sa région est un moyen de mieux aimer la France. L’École, par ses manuels scolaires (ici celui de Charles-Victor Langlois), met en exergue cette double appartenance : loin de vouloir éradiquer le local, elle prend appui sur lui pour construire l’identité nationale (voir Jean-François Chanet, L’école et les petites patries, Aubier, 1996). Découvrir 2 Le territoire organisé, vécu, imaginé pages 142-143 Problématique : Comment les Français s’approprient-ils le territoire national dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Le territoire français est encore loin de l’unité dans les années 1850-1914 : les langues régionales y sont encore très présentes. Néanmoins on assiste à une unification progressive grâce aux transports, notamment ferroviaires, qui permettent de mieux relier les différentes parties du pays. Cela entraîne une certaine uniformisation des modes de vie, et modifie la vision que les Français ont de leurs concitoyens et de leur territoire, qu’ils connaissent et s’approprient de mieux en mieux. Explication des documents Doc 1Q Dans les années 1850-1914, la diversité linguistique se manifeste par la persistance des « patois » au détriment de la langue française, notamment dans le sud du pays (Massif central, Midi) et en Bretagne. Cependant, la pratique du français progresse tout au long de la période, à partir du Bassin parisien. À la fin du XIXe siècle, il n’y a plus que quelques départements où résistent les parlers locaux, en Bretagne et dans le Massif central essentiellement. Cela est dû notamment à la généralisation de l’enseignement primaire, mais aussi à la mise en place du service militaire obligatoire qui produit un brassage de populations, et bien entendu à la révolution ferroviaire qui rapproche les hommes en réduisant les distances. Pour reprendre le titre de l’ouvrage de Eugen Weber (Peasants into Frenchmen), les paysans des terroirs deviennent peu à peu des Français. Doc 2Q Le plan Freycinet, du nom du ministre des Travaux publics, est un vaste programme de construction d’infrastructures adopté en 1878. Il consiste notamment à édifier 11 000 km supplémentaires de voies ferrées, d’intérêt local, et à unifier le réseau de canaux afin de le rendre plus praticable. L’extension des réseaux de transport a de nombreux impacts. En matière d’économie, elle facilite les échanges commerciaux, l’approvisionnement en matières premières et en produits agricoles de régions qui en manquent. Par ailleurs, la vie des populations s’en trouve transformée : les régions isolées sont désenclavées (notamment dans les massifs montagneux), les habitants peuvent se déplacer plus facilement. Il y a également une plus grande proximité entre pouvoir central et territoires, mais aussi entre les différentes régions du pays. Doc 3Q Le développement des chemins de fer facilite les déplacements sur de longues distances et donc les voyages touristiques. Il n’y a pas encore de tourisme de masse à la Belle Époque, celui-ci restant une pratique nécessitant des moyens financiers et du temps libre dont ne disposent par les classes populaires. Mais sur le modèle des élites urbaines, une partie de plus en plus importante des classes moyennes s’approprie la mode de la villégiature, balnéaire surtout. Cela permet des contacts et des échanges entre les populations et les modes de vie des différentes régions. La carte postale, publiée par la compagnie des chemins de fer de l’Ouest (sous la direction de l’État depuis 1906), traduit la volonté d’associer le local (le costume régional) au national (proximité de Paris relié directement en 7 heures) et même l’échelle européenne (Les Sables d’Olonne, plus belle plage du continent). Elle met aussi en évidence la multiplicité de l’offre de loisirs (promenades, tir au pigeons, régates), la modernité de la station (tramways, téléphone), traduisant ainsi la vision d’un territoire dans lequel les distances sont réduites et les périphéries reliées au centre, sans qu’elles perdent pour autant leur identité. Doc 4Q L’uniformisation des modes de vie se manifeste dans les pratiques culturelles essentiellement, qu’elles soient vestimentaires ou alimentaires. Les facteurs en sont variés : la révolution des transports entamée dès avant 1850 facilite la diffusion des produits alimentaires sur tout le territoire ; la multiplication des voyages met en contact les populations des différentes régions du territoire, et permet des processus de transferts culturels, d’acculturation. Le plus important est P61Q la diffusion du modèle urbain et notamment parisien. Les grands magasins qui fleurissent à partir des années 1850 contribuent à cette uniformisation par la consommation de masse et la démocratisation de la mode. Doc 5Q Les migrations internes et notamment l’exode rural augmentent durant cette période. Elles entraînent l’implantation dans la capitale – mais aussi dans les autres grandes villes – de « colonies » provinciales (Bretons, Auvergnats, Savoyards, Corses…) qui amènent avec elles leurs pratiques culturelles et leurs traditions qu’elles cherchent à sauvegarder (le XIXe siècle est marqué par le goût nouveau du folklore). Cela n’est pas sans conséquences sur les représentations et l’installation d’un certain nombre de stéréotypes, notamment concernant les Bretons, dont l’image se fixe dès les années 1820-1830 et perdure tout au long du siècle, avant d’être récupérée et revendiquée par les Bretons eux-mêmes comme constitutive de leur identité. Doc 6Q Le trajet du Tour de France en 1913 suit presque les frontières du pays et dessine ainsi l’hexagone que forme le territoire. L’utilisation de cette figure est popularisée par les géographes de la fin du siècle (Élisée Reclus…). L’Hexagone, qui remplace l’image de l’œuf, est le symbole d’une certaine « perfection » géométrique de ce territoire, dont la construction semble ainsi achevée. Départ et arrivée du Tour se font à Paris, ce qui est caractéristique du rôle de la capitale dans le pays : Paris, qui représente 7 % de la population française à la veille de la Grande Guerre, domine en effet en matière politique, économique et culturelle, sans rivale ni contestation. Découvrir 3 Stagnation démographique et immigration pages 144-145 Problématique : Quels défis l’évolution de la population pose-t-elle à la France de 1850 à 1914 ? La France est confrontée au XIXe siècle à une évolution démographique originale, différente de celle de ses voisins : sa faible natalité tout au long du XIXe siècle inquiète les contemporains qui y voient surtout un risque de déclassement de la France dans le monde. Pour répondre à ce défi, les gouvernements encouragent la natalité et favorisent l’immigration. Dès 1889, une loi facilite l’obtention de la nationalité française. Mais cette ouverture provoque une xénophobie importante dès la fin du XIXe siècle, dans les régions industrialisées de la France où les étrangers sont nombreux. Explication des documents Doc 1 (voir également document page 147) Q La propagande nataliste utilise massivement la carte postale pour diffuser ses idées. La « Ligue pour le relèvement de la natalité française et la défense des familles nombreuses » cherche par ce biais à sensibiliser la population aux risques que représente l’affaissement de la natalité. L’impératif patriotique est mis en avant : la reconquête de l’Alsace-Lorraine ne peut se faire sans une armée nombreuse, donc une reprise du dynamisme démographique. L’analyse de la carte (page 147) montre la situation difficile du pays, où l’on dénombre « plus de cercueils que de berceaux » : les départements en noir sont ceux où la mortalité est supérieure à la natalité : ils sont 67, contre 22 où la situation est inverse. Les plus dynamiques sont ceux où la tradition catholique perdure (Bretagne, Centre-Ouest) et où la population ouvrière est importante (Nord). Le chiffre inscrit sur le département semble indiquer le pourcentage départemental de décès par rapport aux naissances. Doc 2Q Comme de nombreux documents issus de manuels scolaires de l’époque, ce texte met en avant la faiblesse de la natalité et de la fécondité françaises et donc son faible accroissement naturel. Si celui-ci est en partie compensé par l’immigration (principalement d’ouvriers), les conséquences de cette évolution alarment les contemporains, notamment la perte de puissance de la France par rapport à ses voisins dont la population augmente (en particulier l’Allemagne) : « le nombre semble devoir devenir de plus en plus un des éléments principaux du succès ». Doc 3Q On observera de 1851 à 1911 la très faible augmentation de la population (à peine 5 millions de personnes en plus). On remarquera la diminution de population après l’annexion de l’AlsaceMoselle en 1871. Cette très faible augmentation s’explique par la faiblesse du taux de natalité (qui ne cesse de baisser depuis les années 1880, et qui est au plus bas en 1911 à moins de 20 ‰), à peine supérieur au taux de mortalité. La précocité de la transition démographique française (XVIIIe siècle) a provoqué l’entrée dans le nouveau régime démographique. À ce fait ancien, s’ajoutent des facteurs socio-politiques : les petits propriétaires ruraux redoutent une descendance nombreuse qui les obligerait au partage entre des héritiers désormais égaux depuis le Code civil de 1804 et provoquerait l’émiettement des patrimoines. On peut y voir également un effet de la propagande antinataliste dans certains milieux ouvriers qui refusent d’enfanter de « la chair à canon » ou de créer « l’armée de réserve du capital ». L’augmentation de la population s’explique donc uniquement par l’apport de l’immigration : sur l’ensemble de la deuxième moitié du XIXe siècle, le nombre d’étrangers a pratiquement triplé (il est passé de 0,4 million en 1851 à 1,1 million en 1911). P62Q Doc 4Q L’objectif de cette loi est d’augmenter le nombre de Français (et donc indirectement le nombre de soldats dans un contexte de lendemains de défaite contre l’Allemagne, dont la démographie se porte mieux). Dès 1851, les conditions d’acquisition de la nationalité française ont été assouplies afin d’augmenter le nombre de Français. Ce droit est élargi par la loi de 1889 : le droit du sol (« résidence non interrompue pendant dix années », article 2), le mariage (article 4), ainsi que les services rendus par un étranger à la France (même économiques, article 3) permettent d’être naturalisé. La nationalité française permet au citoyen de jouir des « droits civils et politiques attachés à la qualité de citoyen français », notamment à l’époque, le droit de vote et d’éligibilité. Doc 5Q Les étrangers sont plus nombreux dans les régions frontalières et littorales ainsi que dans les grandes villes. Cela s’explique par la proximité géographique induite par leur provenance (les étrangers sont concentrés dans les régions frontalières limitrophes de leur pays d’origine), mais surtout parce que les régions fortement industrialisées qui offrent du travail sont essentiellement situées dans le nord-est de la France. Les migrants sont principalement européens, les plus nombreux étant les Italiens et les Belges, qui forment 60 % de l’effectif étranger en 1914. Viennent ensuite les Espagnols, les Allemands et les Suisses. Là où les étrangers sont nombreux, incidents xénophobes et rixes se multiplient à la fin du XIXe siècle, comme par exemple les émeutes anti-italiennes à Aigues-Mortes, le 17 août 1893 qui causeront la mort d’une dizaine d’Italiens, accusés de prendre le travail des Français. L’on parlera même à leur sujet des « Vêpres provençales », en référence aux Vêpres siciliennes de 1282. Ainsi ces émeutes correspondent-elles, d’un point de vue économique, à une période de crise et de chômage dont les étrangers sont les boucs émissaires. Doc 6Q La revue Simplicissimus est une revue satirique allemande fondée en 1896 à Munich. Cette caricature, qui vise à représenter la situation française, donne une vision xénophobe de l’immigration au début du siècle. Celle-ci est représentée comme une invasion de gens pauvres (image des mendiants) venus d’Afrique du Nord (présence d’un chameau) et de gens qui pillent la France (les personnages ont les mains remplies de victuailles). Bibliographie Maîtrise du territoire et population • C. Charle, Histoire sociale de la France au XIXe siècle, Seuil, 1991. •F. Demier, La France du XIXe siècle, 18141914, Seuil, 2000. • P. Goetschel et E. Loyer, Histoire culturelle de la France de la Belle Epoque à nos jours, Armand Colin, Cursus, 2002. • F. Melonio, Naissance et affirmation d’une culture nationale. La France de 1815 à 1880 (extrait de Histoire culturelle de la France), Points Seuil, 1998. • C. Nicolet, L’idée républicaine en France (17891924), Gallimard, Tel, 1994. • G. Noiriel, Atlas de l’immigration en France : exclusion, intégration…, Autrement, 2002. • F. Ronsin, La grève des ventres, Aubier, 1980. Travaux à caractère pédagogique La Documentation Photographique : • N° 8024. La société européenne au XIXe siècle. Hiérarchies et mobilités sociales, 2001, F. Demier. • N° 8035. Les immigrés et la France. XIXe siècleXXe siècle, 2003, M.-C. Blanc-Chaleard. Regards sur… les chemins de fer pages 148-149 Le chemin de fer, moyen de transport moderne a d’abord suscité, par son fracas, sa fumée et sa vitesse, le scepticisme, la crainte voire l’hostilité de la population. Mais, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, par son extension progressive à tout le territoire, il entre dans le quotidien des Français, et commence à faire partie de leur imaginaire. La production culturelle s’en ressent, notamment avec deux des vecteurs de la culture de masse que sont, au tournant du siècle, la carte postale pour la photographie, et le roman pour la littérature. Au même titre que les monuments ou les panoramas, les gares et l’architecture ferroviaire deviennent un sujet de carte postale, preuve qu’elles entrent dans le paysage mental des Français. Des peintres (Monet) en font un de leurs thèmes favoris (voir également pages 8-9). Émile Zola y consacre un roman entier, La Bête humaine, en 1890 ; dans la description qu’il fait de la gare Saint-Lazare, il reprend les images traditionnelles, le fracas des machines, le bruit des sifflets et des jets de vapeur, les nuages de fumée noire ou blanche, mais pour en livrer une description poétique et en dégager l’intérêt esthétique. Sa description montre à quel point le train est devenu banal : train de banlieue, train « grande ligne », il est devenu indispensable à la vie quotidienne, pour le travail comme les voyages. P63Q Découvrir 4 Le processus d’intégration républicaine pages 150-151 Problématique : Comment la République permet-elle la consolidation de la démocratie à la Belle Époque ? Si la IIIe République est installée définitivement à la Belle Époque, en revanche, la démocratie progresse encore. De nouvelles structures, les partis politiques, apparaissent et participent au processus d’intégration républicaine en défendant par leurs programmes les valeurs de la démocratie politique et sociale. Ils ne sont cependant pas les vecteurs uniques de cette intégration, puisqu’ils ne sont pas encore des partis de masse. L’élu local joue un rôle important et permet notamment l’adhésion des campagnes à la République. Explication des documents Doc 1Q Même si des comités radicaux existent depuis longtemps, le Parti républicain, radical et radical-socialiste ne se constitue qu’en 1901. Il est le premier parti de France à être crée après la loi sur les associations, qui a donné une existence juridique aux partis. Auparavant la vie politique se structurait dans des clubs et des comités qui pouvaient être permanents ou limités aux périodes électorales. Représentants des comités locaux et parlementaires se rencontrent lors des Congrès qui permettent de définir le programme du Parti. Ils sont animés par quelques grandes figures politiques (comme Jean Jaurès pour la S.F.I.O., document 4). Doc 2Q A la veille de la Première Guerre mondiale, le radicalisme est implanté de façon inégale sur le territoire. Il l’est majoritaire dans les régions du Centre (Bourgogne, Massif central) et du Sud-Ouest (Aquitaine, Languedoc), qui représentent un quart des députés radicaux aux élections de 1914. Dans ces régions, le Parti radical dispose d’un électorat issu des « couches nouvelles» (paysannerie aisée, artisanat et petit commerce, professions libérales) qui trouve son compte dans les avancées permises par la République. À l’inverse, dans les grandes villes, en région parisienne et dans le Nord, où les ouvriers sont majoritaires, le socialisme est plus présent, tandis que les Alpes, le Nord-Est et, de façon plus ancienne, la Corse et l’Ouest, sont des régions où la droite et les modérés dominent. Il en va de même dans les départements des régions radicales, comme ceux du sud du Massif central et du Pays Basque. Doc 3Q Le parti radical est traversé après sa victoire aux élections législatives de 1906 par une série de débats internes liés à son action gouvernementale. C’est dans le but de clarifier la situation, et de fédérer les différents courants qu’est publié le programme de Nancy en 1907. Le radicalisme reprend l’héritage de la Révolution de 1789 et s’inspire également des mouvements égalitaristes du XIXe siècle. On retrouve ainsi dans son programme la démocratie politique et des éléments de démocratie sociale, l’égalité étant surtout perçue comme un moyen d’assurer la liberté des citoyens. Les radicaux défendent ainsi le suffrage universel et le parlementarisme, la liberté et la laïcité. Ils affirment également face aux libéraux le rôle de l’État dans la prise en charge des plus faibles grâce à la solidarité (cf. le solidarisme théorisé par Léon Bourgeois dans son ouvrage Solidarité, publié en 1896). Dans ce but, ils proposent la mise en place de retraites (loi de 1910), et d’un impôt progressif sur le revenu (loi de juin 1914). Cependant, ils restent, face aux socialistes, attachés à la propriété individuelle. Doc 4Q Jean Jaurès, fondateur en 1904 du journal L’Humanité, est l’un des chefs de la S.F.I.O. fondée en 1905. Lors du 5e congrès national (octobre 1908), un grand débat oppose Jean Jaurès partisan d’une action réformatrice aux guesdistes qui prônent le recours à la révolution. Jules Guesde étant absent du Congrès pour cause de maladie, le débat tourne à l’avantage de Jaurès qui conçoit le socialisme comme le prolongement de la République. Il refuse d’engager le parti sur la voie d’un soutien à la grève générale et à l’insurrection. Il réclame au contraire le soutien à une voie réformiste, prenant le chemin de l’action parlementaire, municipale. Le Congrès de Toulouse marque le début du leadership de Jaurès sur le mouvement socialiste français qui durera jusqu’en 1914. Doc 5Q La loi du 29 juillet 1913 réforme le code électoral en instaurant la représentation officielle des candidats dans les bureaux de vote (présence d’assesseurs), l’utilisation d’enveloppes et l’obligation de passer par l’isoloir. Cette loi permet que le vote, désormais secret, soit véritablement l’expression d’une opinion politique individuelle en évitant les habituelles pressions exercées parfois par les notables sur les électeurs. Elle fut testée pour la première fois en 1913 à l’occasion d’élections partielles et généralisée aux élections législatives de 1914. P64Q Document complémentaire Loi du 29 juillet 1913 sur le secret et la liberté du vote ainsi que la sincérité des opérations électorales (extraits) Article 3. Dans toutes les élections, le vote a lieu sous enveloppes. Ces enveloppes sont fournies par l’administration préfectorale. Elles sont opaques, non gommées, frappées du timbre à date des préfectures ou des sous- préfectures, et de type uniforme pour chaque collège électoral. Elles seront envoyées dans chaque mairie, cinq jours au moins avant l’élection, en nombre égal à celui des électeurs inscrits. Article 4. À son entrée dans la salle du scrutin, l’électeur, après avoir fait constater son identité suivant les règles et usages établis, ou après avoir fait la preuve de son droit de voter par la production de la décision ou de l’arrêté mentionné à l’article 213 de la loi municipale du 5 avril 1884, prend lui-même une enveloppe. Sans quitter la salle du scrutin, il doit se rendre isolément dans la partie de la salle aménagée pour le soustraire aux regards pendant qu’il met son bulletin dans l’enveloppe ; il fait ensuite constater au président qu’il n’est porteur que d’une seule enveloppe : le président le constate sans toucher l’enveloppe que l’électeur introduit lui-même dans l’urne. Dans chaque section de vote, il y aura un isoloir par trois cent électeurs inscrits ou par fraction. Les isoloirs ne devront pas être placés de façon à dissimuler au public les opérations électorales. Doc 6Q Le professeur de français Roger Thabault a raconté dans Mon Village (Delagrave, 1943) l’histoire de sa commune natale, un bourg d’un millier d’habitants, Mazières-en-Gâtines, dans les DeuxSèvres. Les idées républicaines se diffusent surtout par le biais de la presse, notamment après la loi du 29 juillet 1881 qui supprime toute forme de censure et permet la libre expression des opinions. La lecture de cette presse prend des formes variées : alors que les paysans sont encore peu lecteurs, les ouvriers, artisans et employés et, bien sûr, les élites anciennement alphabétisées, y sont plus habitués. La presse quotidienne provinciale compte 240 titres à la Belle Époque, tirés à quatre millions d’exemplaires. Certains grands journaux de la capitale (Le Petit Parisien, Le Petit Journal…) dépassent eux le million d’exemplaires. Ils sont les vecteurs principaux du débat politique. C’est au moment des campagnes électorales que les idées républicaines trouvent un écho dans la population. Cependant l’influence des notables joue encore un rôle important dans les choix politiques des électeurs, qui n’ont pas toujours de convictions personnelles bien affirmées. Découvrir 5 Les limites du consensus républicain pages 152-153 Problématique : Quelles critiques sont adressées au régime républicain ? Le modèle républicain ne fait pas l’unanimité à la Belle Époque : les anarchistes de la C.G.T. à gauche, les monarchistes de l’Action française à droite dénoncent le régime et proposent d’autres modèles d’organisation politique. Les radicaux au pouvoir suscitent aussi de fortes oppositions, qui peuvent prendre des formes violentes : celle des ouvriers déçus devant la lenteur des progrès sociaux, celle de l’Église hostile à la politique anticléricale. Le modèle républicain est encore loin d’être parfait, puisque les femmes, pour des raisons diverses, sont toujours exclues du droit de vote. Explication des documents Doc 1 et 2Q Victor Griffuelhes est, de 1902 à 1908, le secrétaire général de la C.G.T. Celle-ci est alors le plus puissant regroupement de syndicats français, bien qu’elle ne représente en 1910 que 5 % des 6 millions de salariés du pays. Griffuelhes dirige la tendance anarcho-syndicaliste (ou syndicaliste révolutionnaire), dont fait également partie Louis Niel. Pour eux, la grève est le moyen privilégié d’expression du monde ouvrier, dans le cadre de la lutte des classes, bien plus que le droit de vote, la démocratie parlementaire étant alors rejetée par une partie du mouvement ouvrier. Griffuelhes est donc le grand initiateur des mouvements de grève qui agitent la France à la Belle Époque, notamment la grande grève générale du 1er mai 1906. Les anarchistes, à la C.G.T. comme à L’Assiette au beurre, s’en prennent aux radicaux qu’ils accusent de ne pas tenir leurs promesses sociales. Le parti radical prône en effet la mise en place de retraites ouvrières et d’un impôt progressif sur le revenu. Mais ce programme est appliqué lentement : en 1910 pour les retraites, en 1914 pour l’impôt. Face à des mouvements de grève souvent très violents, le gouvernement, effrayé, emploie les grands moyens et requiert l’armée pour faire face aux grévistes et aux manifestants : c’est le cas du gouvernement dirigé par Clemenceau qui réprime très durement les mouvements sociaux des mineurs de Courrières (Nord) en 1906 ou des carriers de Draveil et Villeneuve Saint-Georges en région parisienne en 1907 et 1908. Aussi, les caricaturistes de L’Assiette au Beurre le représentent-ils en bourgeois défenseur de l’ordre, responsable du sang versé et traître à ses engagements initiaux. P65Q Doc 3Q L’Action française est au départ une revue, fondée en 1898 par des nationalistes en réaction à la publication du J’Accuse ! de Zola. En 1908, l’Action française devient un quotidien. Elle occupe une place à part à l’extrême droite de l’échiquier politique : jusqu’à elle, le nationalisme, celui des boulangistes comme celui de la Ligue de la Patrie française (dominée par Maurice Barrès), était resté au sein de la République. L’Action française, elle, sous la direction spirituelle de Charles Maurras, prône le « nationalisme intégral », dans la perspective duquel la France ne peut qu’être monarchique – d’où un rejet viscéral de la République et de ses valeurs de liberté, d’égalité, de tolérance – et catholique – d’où la haine des Juifs, des protestants et des francs-maçons. Le but ultime est la sauvegarde de la nation, qu’ils estiment menacée par les étrangers. Doc 4 et 5Q Les radicaux mènent une politique anticléricale, contre les congrégations notamment, qui aboutit en 1905 à la loi de séparation des Églises et de l’État. L’opinion catholique réagit énergiquement à ces mesures, à travers des organes de presse comme Le Pèlerin. La caricature du document 4 témoigne du désarroi de l’opinion cléricale face à ces mesures accusées d’affaiblir la France. Enchaînée à l’arbre de la Liberté, Marianne, représentée en martyre chrétienne des premiers siècles, est livrée, sous l’œil de « l’empereur » Clemenceau (président du Conseil à la date du document), aux fauves lâchés par l’enseignement laïque : le collectivisme, allusion au mouvement socialiste, l’antipatriotisme. Les « apaches », eux, sont des gangs de jeunes, ouvriers déclassés ou adolescents, marginalisés dans les banlieues industrielles en expansion à la Belle Époque. Leur émergence prouve aux opposants à la République que celle-ci est à l’origine d’une déliquescence sociale et d’une montée de l’insécurité. La violence n’est pas seulement verbale, comme en témoigne la querelle des Inventaires. La loi de Séparation prévoit en effet que les fidèles doivent désormais exercer leur culte dans le cadre d’associations cultuelles, auxquelles doivent être attribués les biens ecclésiastiques (sous peine de confiscation). Ces biens ecclésiastiques doivent être d’abord inventoriés officiellement. Mais l’entrée de fonctionnaires républicains au cœur des lieux de culte est ressentie comme une provocation, comme aux églises Saint-Pierre-du-GrosCaillou et Sainte-Clotilde, à Paris, le 1er février 1906. La résistance des fidèles poussés par la Ligue de l’Action française tourne à l’émeute (voir carte page 95). Doc 6Q Le suffrage universel demeure sous la IIIe République exclusivement masculin. Deux séries d’arguments principaux unissent les opposants à une féminisation du droit de vote. D’une part, un réflexe traditionaliste, qui tient à maintenir la femme dans son rôle d’épouse et de mère, et tend à la juger incapable de participer à la vie politique. D’autre part, un réflexe de défense laïque : la femme est vue comme soumise à l’autorité de l’Église, et les anticléricaux craignent que leur vote ne joue en leur défaveur. Bibliographie La République installée • D. Lejeune, La France de la Belle Époque, 1896-1914, Armand Colin, Cursus, 2000. • M. Leymarie, De la Belle Époque à la Grande Guerre, 1893-1918. Le triomphe de la République, Livre de Poche, 1999. • J.-M. Mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Édition de l’Atelier, 2005. • J.-T. Nordmann, La France radicale, collection Archives, Gallimard, 1977. • M. Rébérioux, La République radicale ? (18481914), Points Seuil, 1975. • M. Winock, La Belle Époque : la France de 1900 à 1914, 2002, rééd. Poche, 2003. • Dictionnaire d’histoire contemporaine, 18702001, Ellipses 2006. Sitographie Site de L’Assiette au beurre (1901-1912) : www. assietteaubeurre.org Découvrir 6 Le rayonnement culturel de Paris à la Belle Époque pages 156-157 Problématique : Quels éléments font de Paris une capitale culturelle mondiale à la Belle Époque ? Avec 3 millions d’habitants en 1914, Paris est la troisième ville du monde après Londres et New York à la Belle Époque. Elle reflète le dynamisme culturel de cette période, comme le montre le succès de l’Exposition universelle de 1900. La ville attire ainsi de nombreux artistes français et étrangers, et voit naître de nombreux courants artistiques, notamment picturaux. Paris devient le théâtre de l’émergence d’une culture de masse qui se retrouve dans l’Art nouveau, qui utilise les formes nouvelles de la technique, et qui s’oppose à une culture bourgeoise dont certains regrettent la dilution. P66Q Explication des documents Doc 1 et 2Q La tour Eiffel, symbole de la modernité et de Paris, a été un important sujet d’inspiration pour les peintres européens. Alexei Petrovic Bogolioubov (1824-1896) est un Russe, peintre et professeur de peinture, qui étudia notamment à Paris sous la direction d’Isabey et revint ensuite à plusieurs reprises dans la capitale française, notamment à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889. On lui doit, outre ce tableau, un Ecouen, dans les environs de Paris et des Côtes de Normandie. Il a aussi laissé deux fresques à l’église russe de Paris. Son tableau nous montre une tour immense et majestueuse, qui domine, comme un nouveau phare d’Alexandrie, une ville illuminée, prospère et active. De ce rayonnement de la capitale, Bogolioubov est l’un des exemples : sa vie et son œuvre montrent que la capitale est à la Belle Époque une importante métropole culturelle, qui attire et inspire les artistes de toute l’Europe. Le peintre Robert Delaunay (1885-1941) a lui représenté la tour Eiffel une trentaine de fois entre 1910 et 1925, à chaque fois sous une lumière et un angle différents. Cette représentation cubiste, mouvement auquel Delaunay a été l’un des premiers à adhérer, restitue l’impression de vertige et d’élan engendrée par la tour : en effet, l’espace y est traité sous de multiples facettes et la déconstruction du monument est accentuée par l’emploi des contrastes chromatiques brisant et recomposant les formes. Doc 3Q Le peintre Marc Chagall (1887-1985) appartient à l’École de Paris, qui regroupe les peintres immigrés arrivés à la Belle Époque à Paris, attirés par l’ambiance de liberté et l’effervescence intellectuelle qui y régnait. Il est né en Russie (à Vitebsk) et arrive en France en 1910. A la Belle Époque, il a fréquenté Apollinaire, Max Jacob, Blaise Cendrars et c’est Robert Delaunay qui le soutient pour exposer au salon des Indépendants. S’il est resté à l’écart des mouvements d’avant-garde du XXe siècle, sa peinture étant plus ancrée dans ses racines juives et russes, il a connu le foisonnement culturel de Paris dont il témoigne dans cette conférence prononcée en 1943. Il y explique pourquoi il a été attiré par Paris : s’y rassemblent de nombreux artistes, qui sont à l’origine de nouveaux courants artistiques : Cézanne, Matisse (fauvisme)… Il parle de « révolution de l’œil », que le cubisme met en œuvre par exemple (document 2). Doc 4Q Hector Guimard (1867-1942), architecte décorateur, représentatif de l’Art nouveau français se voit confier par la Compagnie générale du Métro l’édification de l’ensemble des édicules destinés à couvrir les entrées des stations souterraines. La station Bastille appartient à la ligne Vincennes-Porte Maillot, première ligne inaugurée le 19 juillet 1900 pendant l’Exposition universelle. Surnommée le « pavillon chinois » pour son allure de pagode, cette véritable petite gare est représen- tative de l’Art nouveau parisien qui s’inscrit dans la ville, faisant le lien entre l’art et la société : les matériaux industriels qu’il utilise (acier, verre) sont considérés comme non nobles, mais il les a choisis car cet art a pour but de s’intégrer à la vie quotidienne (ici un moyen de transport). Son œuvre est donc controversée, dès le départ, et de nombreuses entrées furent détruites. Celle de la station Bastille le fut en 1962. Doc 5Q Paul Morand (1888-1976), écrivain et diplomate de carrière, a participé comme d’autres écrivains de l’époque à la postérité de l’Exposition de 1900. Ainsi, son livre 1900 constitue une chronique de cette année à Paris. Mais il l’a écrit en 1931, alors que la nostalgie, née des déceptions de l’après-guerre, lui fait regretter le foisonnement culturel de ces années (le texte de Marc Chagall est également postérieur à la Belle Époque). L’Exposition exalte toutes les formes nouvelles de la technique (on a parlé de la « fée Électricité »), et Morand évoque à ce propos la « religion » du progrès. Doc 6Q Arthur Meyer est à la Belle Époque un personnage incontournable de la vie mondaine parisienne. Directeur du journal conservateur Le Gaulois, cet antirépublicain et monarchiste raconte dans son livre Ce que mes yeux ont vu ses souvenirs depuis la chute de l’Empire. Dans cet extrait, il reproche à Paris, d’avoir perdu sa spécificité culturelle nationale ; cette évolution est liée à l’important brassage que connaît la ville, mais surtout à son agrandissement démesuré. Une culture-spectacle (ou culture de masse) qui s’oppose à la culture bourgeoise a émergé. Elle se diffuse grâce aux nouveaux moyens de communications (télégraphie, téléphone). L’on perçoit dans le texte d’Arthur Meyer une imprégnation nationaliste, parfois xénophobe. Découvrir 7 Une puissance prospère mais traversée par des inégalités pages 158-159 Problématique : Quelles sont les formes et les limites de la prospérité de l’économie française à la Belle Époque ? La France de la Belle Époque est contrastée d’un point de vue économique et social. Elle est une grande puissance au rayonnement mondial, comme l’attestent ses investissements à l’étranger, mais aussi la possession de ses colonies. Cependant les secteurs économiques modernes de l’industrie comme l’automobile voisinent avec des secteurs plus traditionnels qui stagnent. Ces contrastes ont P67Q des conséquences sociales : le niveau de vie général de la population augmente, mais cette amélioration rend d’autant plus insupportables les difficultés persistantes de certains groupes sociaux, notamment celles des ouvriers. Explication des documents Doc 1Q Les années 1900-1914 sont vraiment pour la France une « Belle Époque » : elle est alors l’une des premières puissances mondiales. La France est une puissance économique : ses capitaux sont présents partout dans le monde, en Russie (un quart des investissements français), en Europe, en Amérique, dans son empire africain, en Chine. Ces investissements se dirigent vers des emprunts d’État mais aussi vers des compagnies privées, preuve du dynamisme des grandes entreprises françaises. Par ailleurs l’empire colonial fournit à la France les ressources et des débouchés nécessaires à son activité économique. La France est aussi une puissance politique, militaire et culturelle, notamment par le biais de ses colonies. L’empire français est le deuxième du monde en superficie (10,6 millions de km² et 55 millions d’habitants en 1914), derrière celui de l’Angleterre. Il assure la domination de la France sur tous les continents, et océans. Doc 2Q La France participe pleinement à la Belle Époque à la deuxième révolution industrielle, en s’investissant massivement dans les nouveaux secteurs moteurs comme la chimie, l’aéronautique et l’automobile. A la veille de la Première Guerre mondiale, la France est le deuxième producteur et le premier exportateur mondial d’automobiles. Symbole de ce dynamisme, les usines Renault, fondées en 1895, sont à la pointe de la modernité. Inspiré par le fordisme, Louis Renault a organisé rationnellement la production, selon les principes du taylorisme, dans de nouveaux locaux assez vastes pour accueillir les chaînes de production, qui rompent avec la tradition de l’atelier automobile. Doc 3 et 4Q Jean Béraud (1849-1935) est un peintre mondain très réputé à la Belle Époque, époque dont il a essayé de retranscrire l’atmosphère dans son œuvre, par des scènes de la vie parisienne, notamment de la haute société. Celle-ci correspond essentiellement à la haute bourgeoisie, symbolisée par les attributs de la richesse : hautde-forme, canne, riche vêtement, immeuble, calèche avec chauffeur… Cette catégorie comprend les propriétaires, les rentiers, les grands négociants et industriels. Ce sont les groupes les plus riches de la société : celui des propriétaires / rentiers de Toulouse laisse en moyenne plus de 70 000 F au décès, et les mêmes possèdent plus de la moitié des fortunes lyonnaises. Au rang inférieur se trouve la grande diversité des classes moyennes : fonctionnaires, professions li- bérales, artisans et petits commerçants, groupes disparates (un artisan toulousain est dix fois moins riche à sa mort qu’un fonctionnaire de la même ville) qui connaissent tous leur propre hiérarchie interne, et se partagent, à Lyon, près de 45 % de a fortune. Les ouvriers vivent dans la pauvreté, voire la misère, avec une « fortune » s’élevant à 350 F en 1911 à Toulouse. Mais ils ne sont pas les plus à plaindre : Béraud a représenté autour de son bourgeois des exclus : les invalides (l’homme à la béquille), les vieillards, les femmes seules, dont les ressources, en l’absence d’un État-providence moderne, sont insuffisantes, et les poussent à la mendicité. Le tableau de Béraud est révélateur de la conscience qu’a la population des inégalités profondes qui la traversent, et du fait que la « Belle Époque » ne l’est pas pour tout le monde. Doc 5Q Les conditions de vie des ouvriers, la « question sociale », intéressent depuis que ce groupe a acquis une certaine visibilité dans les années 1830. Des analystes sociaux se sont attachés, depuis, à décrire leur quotidien, de Louis-René Villermé dans les années 1840 à Alfred Picard (1844-1913), ingénieur et haut fonctionnaire, qui livre, à l’occasion de l’Exposition universelle de 1900, une analyse des évolutions qui ont marqué le XIXe siècle, tant pour les ouvriers que pour l’ensemble de la société. Tout en remarquant que les conditions de vie des ouvriers se sont améliorées, notamment sous le rapport du temps de travail, Picard tient à nuancer selon les professions, les régions, le sexe : les périodes de chômage restent nombreuses et difficiles, les femmes sont mal payées, les salaires restent globalement faibles. Pour les ouvriers donc, l’époque n’est pas obligatoirement une Belle Époque. Découvrir 8 Espoirs de paix, menaces de guerre pages 160-161 Problématique : Comment l’idée de guerre occupe-t-elle le débat à la Belle Époque ? La France à la Belle Époque est occupée par l’éventualité d’une guerre prochaine. Un profond sentiment anti-allemand alimente dans une partie de la population l’idée qu’un nouveau conflit est inévitable entre les deux pays, au nom de l’honneur national. Cette éventualité a un impact certain sur la population, et des conséquences politiques, avec le vote d’une loi allongeant le service militaire à trois ans. Face au nationalisme, les pacifistes se P68Q mobilisent, dénonçant l’idée d’une revanche, et l’exploitation du patriotisme par les bellicistes. Le débat entre les deux parties est très vif. Explication des documents Doc 1Q La crainte de l’expansionnisme allemand est un sujet majeur de préoccupation de l’opinion publique française à la Belle Époque. Elle est essentiellement motivée par la recherche d’alliés par Berlin (Triple Alliance avec l’Autriche-Hongrie et l’Italie, tentatives de rapprochement avec la Russie). Les caricatures sont nombreuses alors contre la « pieuvre » allemande, toujours coiffée du casque prussien qui symbolise son bellicisme. Les milieux nationalistes sont les plus virulents : leur antigermanisme tire ses racines de la défaite de 1871 et s’inspire de l’idée de revanche qui avait un temps mobilisé l’opinion publique dans les années 1880. Doc 2Q Jean Jaurès, leader de la S.F.I.O., apparaît dans les années 1900-1910 comme l’un des hérauts du pacifisme. En 1912, il participe avec d’autres leaders socialistes français (notamment Édouard Vaillant, que l’on voit à ses pieds) au congrès de l’Internationale à Bâle, où il dénonce l’atmosphère belliqueuse de l’Europe (crises marocaines, balkaniques). Ses opposants, nationalistes surtout, dénoncent ce pacifisme en diabolisant Jaurès : emploi de la couleur rouge, position agressive ; ils le présentent également comme un traître : la chaire d’où il harangue la foule n’est autre que le casque prussien renversé. Doc 3Q Face à la menace d’une guerre contre l’Allemagne, les chefs militaires français – et notamment le chef d’état-major, le général Joffre – proposent dans les années 1910 l’extension du service militaire à trois ans. Ses partisans y voient un moyen de compenser la supériorité numérique de l’Allemagne qui élève au même moment ses effectifs d’active à 750 000 hommes. Ses opposants, eux, notamment le socialiste Joseph Caillaux, jugent cette loi trop coûteuse et inutile, et proposent des solutions alternatives : la formation de la jeunesse, l’armement de la population (proposition de Jaurès dans L’Armée nouvelle en 1911), la fortification de la frontière avec l’Allemagne, enfin un plus grand effort en matière d’armement (proposition notamment du général Pétain). Doc 4Q Le littérateur Remy de Gourmont (18581915) est assez indifférent à la question d’AlsaceLorraine, pour laquelle il n’est pas prêt à se battre. Pour lui, ces régions ne sont pas plus françaises qu’allemandes, ayant été sans cesse ballottées d’un pays à l’autre au fil de l’histoire. Par ailleurs, il constate que depuis 1871, aucune tentative n’a été faite pour les récupérer et qu’il est maintenant trop tard : ce sont des « provinces oubliées ». Enfin, leur récupération signifierait la guerre avec l’Allemagne, or il s’y montre hostile, jugeant « l’entente » entre les deux États nécessaire au développement de chacun d’eux et de l’Europe. Cette opinion rompt alors avec l’opinion dominante. Certes, les Français qui souhaitent déclencher une guerre contre l’Allemagne pour récupérer l’Alsace et la Moselle sont minoritaires. Mais le patriotisme est en revanche massif, l’antigermanisme important, nourri par la fierté autant que par la crainte de l’expansionnisme allemand, et son discours entre en contradiction avec ces deux courants alors majoritaires. À tel point qu’après la publication du Joujou patriotisme dans le Mercure de France en 1891, Gourmont fut obligé de quitter son poste à la Bibliothèque nationale. Doc 5Q Les nationalistes envisagent un conflit avec l’Allemagne. Dans la thématique de leur discours se rejoignent en effet exaltation de la guerre, antigermanisme et sentiment de l’honneur et de la grandeur de la France. La reconquête des provinces perdues redevient à leurs yeux une cause nationale. Ils sont ici représentés comme une masse d’individus agités et vociférants, belliqueux et agressifs. La violence verbale et les manifestations de rue sont en effet l’une des marques de fabrique des ligues nationalistes (Ligue des patriotes, Ligue de la patrie française…) à la Belle Époque. Aussi représentent-ils un danger (« les périls ») selon Grand- Bibliographie Dynamisme et pesanteurs à la Belle Époque • M. Bacha, Les expositions universelles à Paris de 1855 à 1937, 2005. • M. Gaillard, Paris : les expositions universelles de 1855 à 1937, Les Presses Franciliennes, 2003. • P. Offenstadt, Jean Béraud - La Belle Époque, une Époque Rêvée - Catalogue raisonné, Taschen - Wildenstein Institute, Paris, 1999. • J.-P. Rioux et J.-F. Sirinelli , La culture de masse en France de la Belle Epoque à aujourd’hui, Fayard, 2002. Travaux à caractère pédagogique • TDC : L’année 1914 : la fin des illusions, 15 octobre 1994. Sitographie • Site sur l’exposition de 1900 (projet de reconstruction de l’Exposition en 3D, de très nombreuses photographies) : http://lemog. club.fr/index.html • Site sur Hector Guimard : http://www.lecercleguimard.com/ P69Q jouan et les milieux antimilitaristes. Ils mènent en effet de violentes campagnes de presse servant à exciter la population. C’est d’ailleurs après la lecture d’une feuille nationaliste que Raoul Villain considérera qu’il était de son devoir d’assassiner Jean Jaurès, le 31 juillet 1914, au Café du Croissant à Paris. Doc 6Q La C.G.T., elle, ne veut pas de cette guerre : d’abord parce qu’elle n’est pas populaire, ensuite parce que ce sont les ouvriers qui en pâtiront le plus, enfin parce l’état d’esprit est le même dans le prolétariat allemand. On retrouve là la thématique, chère aux partis marxistes avant 1914, d’une union prolétarienne transfrontalière contre une guerre impérialiste et « capitaliste », décidée uniquement par et pour les puissances d’argent. Certains chefs socialistes proposent donc de se concerter avec les autres partis ouvriers européens et de déclencher une grève générale en cas de déclaration de guerre. S’entraîner au bac - Etude d’un ensemble documentaire Peut-on parler d’un consensus républicain en France à la Belle Époque ? pages 166-167 Première partie � L’expression Belle Époque a été forgée après la Première Guerre mondiale. Elle exprime la nostalgie des années qui ont précédé le premier conflit mondial, années caractérisées par la paix en Europe malgré des crises internationales, par la croissance de l’activité économique, par le sentiment de vivre une période de progrès aussi bien technique et scientifique que social, le tout dans le cadre du rayonnement du continent européen qui ne semblait pas alors remis en cause. L’expression Belle Époque traduit donc davantage une représentation des années 1900-1914 que l’exacte réalité de cette période. � Dans les années qui précédent la Première Guerre mondiale, le parti radical est le pivot de la vie politique française. Créé officiellement en 1901 sous le nom de parti radical et radical-socialiste, il est encore une nébuleuse relativement lâche, mais par le nombre de ses députés, il est indispensable pour former des majorités gouvernementales. Il est donc associé à tous les gouvernements et en occupe souvent la présidence du Conseil (Combes de 1902 à 1905, Clemenceau de 1906 à 1909). Il a fait voter de nombreuses lois : loi sur les associations en 1901, loi sur les congrégations qui doivent désormais demander une autorisation sous peine d’être expulsées, loi de séparation des Églises et de l’État en 1905, dont les radicaux avaient fait leur cheval de bataille depuis 1869. Ils veulent aller plus loin et proposent des réformes sociales : le vote de l’impôt sur le revenu et la création de retraites ouvrières. L’on voit que leur programme politique est construit autour de trois valeurs principales : le patriotisme hautement proclamé, voire revendiqué, dans la tradition de Gambetta, l’anticléricalisme, héritage du combisme, et le solidarisme, théorisé par Léon Bourgeois. Ils militent pour une voie intermédiaire entre le capitalisme trop brutal et la révolution dont ils craignent les dérives : ils se proclament donc les défenseurs de la propriété privée, dans laquelle ils voient le fondement de la République. � Le mouvement d’Action Française a été crée en 1899 dans le contexte du paroxysme de l’affaire Dreyfus (préparation du second procès Dreyfus). Les amis de Charles Maurras sont violemment antidreyfusards et s’en prennent à la République qu’ils présentent comme un régime de faiblesse et de perversion, comme le font alors la plupart des nationalistes. Selon eux, la République n’est pas en mesure d’assurer la défense du sol national, pas plus que celle de l’identité française. Seule la monarchie est capable d’assurer la continuité nationale : tous les moyens (y compris le coup d’État) doivent donc être mis en œuvre pour la rétablir. L’Action française développe ici un programme fortement xénophobe (dénonciation du règne de l’étranger), antisémite, imprégné du catholicisme le plus traditionnel et ouvertement nationaliste. Il se situe donc à l’extrême droite de l’échiquier politique. Chacun des points annoncés dans ce programme se situe à l’opposé des idéaux républicains : apologie du catholicisme traditionnel d’un côté, combat en faveur de la laïcité de l’autre ; xénophobie et antisémitisme du côté de Maurras, volonté d’ouverture et d’acceptation de l’autre dans l’idéal républicain ; éventualité d’un coup d’État monarchiste d’une part, volonté de défense des acquis de 1789 d’autre part. L’opposition entre le programme de l’Action française et celui des Républicains recoupe celle de deux conceptions antithétiques de la France, de ses valeurs et de son avenir. � L’affrontement autour des rapports entre Églises et État fut l’un des plus virulents de la IIIe République et surtout des années 1900-1914. Il repose sur une opposition de fond entre le rationalisme des républicains qui revendiquent une séparation totale du politique et du religieux, au nom de la laïcité, et l’attachement des milieux catholiques à une tradition qui faisait de la France « la fille aînée de l’Église », liée à Rome par le Concordat. Les premiers, souvent libres penseurs, parfois violemment anticléricaux, ont inscrit à leur programme, depuis 1869, le vote d’une loi de Séparation. Dans les années 1880, ils organisent la laï- P70Q cisation de l’École, par le vote des lois Ferry. En 1901, la loi sur les associations oblige les congrégations religieuses à demander une autorisation ; beaucoup d’entre elles sont expulsées. Enfin, en 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État, met fin au Concordat, proclame la liberté totale des cultes, mais affirme la neutralité de l’État en la matière. Dans les années suivantes, notamment en 1906, la réalisation des inventaires des biens des Églises donne lieu à de nombreux incidents qui traduisent la permanence d’un conflit. Les républicains radicaux, comme Combes, sont alors décrits comme des diables fourchus qui font brûler les ecclésiastiques dans la marmite des enfers ! � L’extrême gauche publie des caricatures hostiles à la République parlementaire. Ils la décrivent (document 2) comme un lieu de débauche, voire de corruption qu’il convient de nettoyer. Aussi Marianne arrive-t-elle pour chasser les « ordures ». C’est là un des thèmes classiques de l’antiparlementarisme. D’autres (document 5) la présentent comme un régime qui n’a pas tenu ses promesses, notamment à l’égard du monde ouvrier. Parlant beaucoup (des mots), affichant volontiers leurs valeurs (Liberté, Égalité, Fraternité), les républicains auraient dans les faits trahi la cause du peuple. Alliés aux forces de répression (l’armée et la justice), à celles de l’argent (les sacs d’or), ils n’auraient fait qu’aggraver les maux qu’ils prétendaient guérir. Il serait donc légitime que le peuple, déçu, s’en prenne à eux, y compris par la force (ici la pioche). C’est un appel au soulèvement contre la République « bourgeoise », tout à fait dans la ligne de l’anarcho-syndicalisme des années 1900-1914, surtout dans le contexte des violents affrontements sociaux de 1906-1907. Deuxième partie La République, proclamée en 1870, officialisée par les lois constitutionnelles de 1875, a du faire face jusqu’en 1900 à de nombreuses oppositions, contestations ou crises. Mais, dans les années 1900-1914, ces années qu’après la Première Guerre mondiale, on appellera la Belle Époque, elle semble, après avoir surmonté la plus grave de ces crises, celle de l’affaire Dreyfus, être admise par la majorité des Français. Peut-on cependant véritablement parler d’un consensus républicain ? La République sort consolidée de l’affaire Dreyfus. Entre 1894 et 1906, celle-ci a menacé la solidité du régime. Les antidreyfusards, ou au moins une partie d’entre eux, voyaient dans le régime républicain l’incarnation du mal : régime de faiblesse et de corruption, il aurait été incapable d’assurer la défense du sol national. Les mouvements nationalistes (Ligue de la patrie française) ou violemment antirépublicains appelaient à l’établissement d’un État fort, voire à la restauration de la monarchie, et certains de leurs leaders n’hésitaient pas devant la perspective du coup d’État : ainsi Paul Déroulède avait-il envisagé de marcher sur l’Élysée en février 1899. Face à ces menaces sur la République et ses valeurs, les républicains de toutes obédiences avaient su se regrouper dans un gouvernement de Défense républicaine dirigé par Waldeck-Rousseau, dans lequel figuraient des personnalités radicales, mais également pour la première fois, un socialiste, Millerand. C’est ce gouvernement qui parvient à apporter une solution à l’affaire Dreyfus (grâce du capitaine) et à éloigner la menace nationaliste. Les élections législatives de 1902 montrent que l’opinion approuve majoritairement ce choix. Pour réaliser ce consensus républicain les radicaux, au pouvoir de façon quasi continue durant les années 1900-1914, mettent en place un ensemble de réformes dont le but est de consolider la base sociale du régime. Partisans d’une société d’ordre, d’équilibre, de liberté, mais également reposant sur un principe d’égalité qui ne soit pas que formel, ils avancent leur idéal de solidarité, théorisé par Léon Bourgeois dans son livre au titre éponyme en 1896. Chaque citoyen doit contribuer, selon ses facultés, au bonheur commun. L’impôt progressif sur le revenu est donc la base même de leur projet : payé par tous en fonction de sa faculté contributive, il permet de redistribuer un peu la richesse et de financer des services publics et des biens collectifs ouverts à tous : l’école, la santé, l’aide aux plus démunis. Il assure la solidarité sans pour autant porter atteinte à la liberté. En effet, les radicaux demeurent attachés à la propriété privée ; ils récusent toute forme de collectivisme, toute idée de lutte des classes et de révolution violente. La réforme progressive leur apparaît comme la voie la plus efficace pour permettre une transformation sociale. Ce faisant, les radicaux sont en phase avec la société française de l’époque ; dans une France rurale marquée par la petite propriété familiale, leur idéal d’une République de propriétaires est particulièrement bien reçu. Leur idéalisation de l’École et de la méritocratie qui permettrait à tous de s’élever socialement par le diplôme et le talent, correspond aux souhaits des classes moyennes, soucieuses d’ascension sociale et de sécurité pour leurs enfants, et de la paysannerie dont le travail de la terre ne peut retenir tous les fils. La force des radicaux est donc de développer un idéal social, une conception de la République qui, entre 1900 et 1914, rassemble, les élections en témoignent, une majorité de Français. Cependant, malgré cette tendance au consensus majoritaire autour de la République, celle-ci a encore bien des adversaires et connaît bien des soubresauts. La République rencontre encore une forte opposition sur sa droite, dans les milieux nationalistes. Les mouvements qui en sont le vecteur demeurent P71Q puissants ; ainsi l’Action française, fondée en 1899 autour de Charles Maurras affirme sa croyance dans le principe monarchiste, milite pour une restauration, développe une thématique xénophobe, antisémite, aux antipodes de l’idéal républicain ; ne reculant pas devant l’affrontement de rue, influente dans une partie de la jeunesse étudiante, diffusant un discours politique structuré, elle est un adversaire résolu, bien que minoritaire, de la République, avec laquelle elle ne peut composer. Dans les premières années du XXe siècle, la République se trouve également confrontée à l’opposition du monde catholique. Certes, à l’appel du pape, les catholiques ont depuis 1892, accepté le régime, mais ils récusent sa politique. En effet, constatant que les milieux catholiques se sont rangés majoritairement dans le camp antidreyfusard, les radicaux s’engagent avec vigueur dans le combat pour la laïcité. Souvent libres penseurs, parfois anticléricaux, ils prennent, avec Combes, des mesures qui affectent profondément les catholiques : expulsion de certaines congrégations, rupture des relations diplomatiques avec le Vatican, puis vote de la loi de séparation des Églises et de l’État en 1905. La fin du Concordat, puis les inventaires qui suivent le vote de la loi sont l’occasion d’un clivage entre les républicains radicaux et les catholiques, dont certains sont pourtant ralliés à la République. La querelle religieuse met à mal le consensus républicain. Enfin, la République rencontre la contestation venue de l’extrême gauche. Celle-ci, d’inspiration anarcho-syndicaliste, s’exprime par exemple au travers de la C.G.T., et par le biais de nombreuses caricatures dont Jules Grandjouan ou Aristide Delannoy se font les spécialistes. Prônant la révolution par l’action directe et la grève générale, les militants d’extrême gauche se heurtent aux forces policières que le gouvernement radical, soucieux de défendre l’ordre et la propriété, a envoyées contre eux. Ce fut le cas en 1906 à Courrières (Nord), à Villeneuve Saint-Georges et à Draveil en région parisienne en 1907, ou bien encore dans le midi viticole en révolte. La République radicale est alors accusée de défendre l’ordre établi, le capitalisme bourgeois, et pour cela, d’avoir passé un pacte avec les forces les plus répressives. La République aurait donc trahi son idéal originel de défense des plus faibles et le projet radical de solidarisme ne serait plus qu’un cache-misère. Les formes parlementaires de la République sont alors rejetées comme autant de marque d’embourgeoisement. L’extrême gauche libertaire, ayant fait le choix de l’action directe, récuse le Parlement qui ne représenterait plus véritablement le peuple. Ainsi, à un antiparlementarisme de droite, d’origine nationaliste, s’ajoute un antiparlementarisme de gauche. L’on voit donc que malgré le sursaut républicain qui a sauvé le régime en 1899, la République, bien que majoritaire dans l’opinion, rencontre de fortes oppositions, sur sa droite comme sur sa gauche. Désormais enracinée, elle ne fait pas encore pleinement consensus. L’épreuve de la Première Guerre mondiale sera le creuset au sein duquel se construira un quasi unanimisme républicain. Regards sur… Jean Jaurès à la tribune pages 168-169 Jean Jaurès fut une personnalité marquante de la vie politique à la Belle Époque. Leader de la S.F.I.O., il était réputé pour ses talents d’orateur, qu’il exerçait tant dans ses mémorables passes d’armes à l’Assemblée nationale avec Clemenceau que dans les réunions publiques où, comme nous le montre Roger Martin du Gard, il était capable de captiver et de déchaîner les foules. La réunion du Pré-Saint-Gervais le 25 mai 1913 est un important rassemblement d’opposants à la loi des Trois Ans (voir document 3 page 160). Rassemblant socialistes et pacifistes, elle fournit à Jaurès l’occasion de déployer tous les trésors de son éloquence, avec d’autant plus de force qu’elle se déroule en plein air et sans micro ! Deux décennies plus tard, le romancier Roger Matin du Gard, dans son ouvrage le plus célèbre, Les Thibault, fait le récit des années qui ont précédé la Première Guerre mondiale et plus particulièrement de ce mois de juillet 1914. Il y mêle une reconstitution historique précise (il était archiviste de formation) bien qu’orientée (l’on y retrouve parfois davantage le contexte de 1936 que celui de 1914) et le récit d’une histoire familiale (en particulier les deux frères Jacques et Antoine Thibault). L’un des moments forts du roman (sa dernière partie, L’été 14) décrit les tentatives d’opposition à la guerre auxquelles participe Jacques Thibault ; parmi celles-ci figure la réunion socialiste de Bruxelles au cours de laquelle s’exprime Jaurès dans son dernier discours. (Voir Jean-Jacques Becker Revue d’Histoire moderne et contemporaine Avril-Juin 1978 ; « L’Eté 14 » de R. Martin du Gard, un ouvrage d’histoire ?). P72Q