Condensé de culture socio-économique pour gens pressés

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Renaud RICHARD
Condensé de culture
socio-économique pour gens pressés
Ce qu’ont écrit les intellectuels contemporains
sur les enjeux de notre époque troublée
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Introduction
Il est 8h00, je suis dans le métro. Je serai de retour chez moi vers 21h00 ;
avec un peu de chance je pourrai embrasser mon fils aîné de quatre ans
avant qu’il ne s’endorme ; mais je devrai plus probablement patienter
jusqu’à vendredi soir pour voir mes enfants et discuter avec ma femme. J’ai
croisé un très bon ami il y a deux semaines sur le quai (nous ne nous
croisons plus guère qu’au quartier d’affaire de la Défense, alors que nous
habitons à dix minutes l’un de l’autre) qui m’a paru être au bord du « burn
out », le nouveau mal du siècle, malgré un parcours sans faute tant sur le
plan scolaire que professionnel.
Et je me suis posé la question : comment se fait-il que notre génération
(les trentenaires en 2013), pourtant sensiblement plus diplômée que celle
de nos parents, traverse ce tunnel sans fin, et subisse sans révolte excessive
cette dégradation irrésistible des conditions de vie. Je ne parle pas d’avoir
ou pas le dernier joujou High-Tech (en y réfléchissant trois minutes, on
réalise qu’on « s’en fout » d’avoir un « smartphone » en fin de compte),
mais du fait que l’on ne peut plus vivre au cœur des grandes villes ou nous
avons éventuellement grandi, loyers prohibitifs oblige ; que même en étant
bien formés et en travaillant très sérieusement nous sommes de moins en
moins garantis de pouvoir garder un emploi dans de bonnes conditions.
Très franchement, les jeunes diplômés arrivant actuellement sur le marché
de l’emploi, ou les quinquagénaires subissant les éventuels plans sociaux de
leur région ne se préparent pas des jours tellement meilleurs.
Le problème est que nous ne voyons pas la sortie : la crise financière a
débuté officiellement en 2007 avec les « subprimes » américains (nous
aurons l’occasion d’en reparler) ; voire avant, dès 2005 le rejet du traité
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européen par les français et les néerlandais donnait un signal fort de
rupture entre la population et les « élites », la même année la France
connaissait plusieurs semaines d’émeutes dans le 9-3. Depuis 2010, on nous
promet chaque année que le plus dur est passé. Et pourtant… la France
sera en déficit (marqué) jusqu’en 2017 au moins, George Osborne, ministre
des finances anglais annonce un (éventuel) début de désendettement du
Royaume-Uni à partir de 2017 également ; et je ne parle pas du Portugal ou
de la Grèce… Pendant ce temps les états se seront toujours plus désengagés
pour être « vertueux » (tout en conservant les millefeuilles administratifs
improductifs, mais rémunérateurs pour les « copains »), et les tensions
sociales ne seront certainement pas apaisées ; d’autant plus que les élites
politiques et médiatiques, impudentes et repues, expliquent doctement aux
gens qu’il n’y a pas d’autres voies possibles et qu’à la limite ils ont tort de
s’inquiéter, à fortiori d’être tentés par les votes « populistes ».
Face à ce constat de régression, l’homme fait preuve de résilience,
cherche à s’adapter, à s’habituer pour le salut de son esprit, à protéger sa
sphère personnelle autant que possible. C’est d’ailleurs la raison pour
laquelle on ne compte encore que peu de mouvements de réactions
populaires « indignées » (au moment où j’écris ces lignes en tout cas) ; nous
avons encore trop à perdre et avec le temps, on a fini par oublier de
concevoir la possibilité d’alternatives. Lorsqu’un message est répété encore
et encore pendant dix, quinze, vingt ans, on finit souvent par le prendre
pour une vérité.
Il m’est alors apparu urgent de me faire un avis éclairé sur les questions
d’actualité. Je parle de se cultiver réellement, pas de se contenter de lire les
hebdos de la place qui répètent tous plus ou moins la même chose, et
n’apportent pas plus que l’écoute du journal TV de 20h. Et c’est bien
naturel, étant dirigés par des barons rentiers du journalisme qui ne vont
certainement pas remettre en question le modèle socio-économique actuel
qui les avantage bien, ni un environnement politique qui les nourrit depuis
tant d’années. On peut d’ailleurs noter que cette absence de contre-pouvoir
journalistique joue son rôle dans les difficultés financières que connait le
secteur depuis quelques années maintenant, surtout depuis l’avènement
d’internet qui offre une alternative (gratuite) en termes d’accès à
l’information. Les sujets sont nombreux : économie, sciences sociales,
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culture, environnement, voire philosophie, et clairement imbriqués ; d’où
la nécessité d’avoir une vision aussi large que possible.
J’ai donc lu de nombreux essais, ai changé d’avis sur certains sujets, pas
sur d’autres, mais ensuite quoi ? Comment utiliser ces connaissances
acquises ? S’engager en politique ? Très honnêtement, je ne suis pas certain
pour l’instant de l’efficacité de cette démarche éventuelle à titre personnel.
Je me suis rendu compte par contre en discutant avec des proches que très
peu de gens lisent, faute de temps, d’envie, et probablement aussi parce que
nous sommes tellement habitués à passer en permanence d’un sujet à
l’autre, y compris en entreprise, que lire ne serait-ce que trente minutes
d’affilé demande désormais une effort de concentration et de constance que
peu de gens sont encore disposés à fournir, y compris chez les « classes
intellectuelles » (serait l’une des causes de l’incompétence de nos élites, en
dehors du mode de sélection discutable et des reproches moraux que nous
pourrions adresser à un certain nombre d’entre eux par ailleurs ?).
De là m’est venu l’idée d’écrire ce « condensé pour gens pressés » et
désireux de confronter leurs idées reçues. Les ouvrages abordés ici ne
forment certainement pas une liste exhaustive, plus j’avance d’ailleurs, plus
je découvre de nouveaux auteurs dont j’ai envie de parler, mais offre un
panorama qui se veut assez complet de la culture qu’un citoyen éclairé, à
fortiori un homme politique de bonne volonté, devrait avoir pour se faire
un avis un tant soit peu pertinent et précis sur quelques grands enjeux de
notre époque. Certains livres se lisent facilement, d’autres sont plus
« techniques », certains sont décevants, d’autres de bonnes surprises, voire
des chefs d’œuvre ; mais tous méritent le détour, soit parce qu’ils apportent
des idées à contre-courant de l’idéologie dominante mais parfaitement
argumentées, soit parce qu’ils constituent une bonne synthèse de ce qui se
raconte sur telle ou telle thématique.
J’espère en tout cas que la vulgarisation de ces thèses d’intellectuels
contemporains permettra, dans la mesure du possible, de faire avancer la
réflexion du plus grand nombre.
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I.
Prospective et Civilisation
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Richesse et pauvreté des nations – David Landes (1998)
Résumé
L’écart d’espérance de vie entre les pays occidentaux et ceux « en voie de
développement » est représentatif de la différence de richesses matérielles
qui va en s’accentuant : là où certains bénéficient depuis longtemps d’un
meilleur traitement des eaux, des bienfaits du coton en termes d’hygiène,
d’une meilleure alimentation et explorent maintenant l’infiniment petit ;
d’autres souffrent encore de malnutrition et d’infections. La question est
donc de savoir comment les nations concernées sont arrivées dans leurs
situations respectives actuelles.
La Géographie (eau, sols, température, …) délivre inégalement ses
bienfaits aux pays dans le monde. Un premier constat d’ailleurs est que la
grande majorité des pays sous-développés se situe en zone tropicale ou
semi-tropicale. Les explications historiques seront décrites plus tard, mais
les caractéristiques géographiques jouent déjà un rôle important : La
chaleur rend plus difficile l’activité humaine, multiplie les insectes et
parasites vecteurs de maladie particulièrement nocifs jusqu’à la fin du 19e
siècle et l’essor de la théorie microbienne des maladies. L’eau manque dans
certaines zones, alors que pour d’autres de trop violentes précipitations
sont des handicaps majeurs. Tout cela explique que la plupart des
civilisations se sont d’abord développées aux abords des fleuves et dans les
zones plus tempérées.
La diversité de l’accès à l’eau induit des organisations sociales
potentiellement différentes : dans le cas des civilisations fluviales, les
peuples possédant les terres aux abords des fleuves maîtrisaient
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l’approvisionnement et bénéficiaient de meilleurs cultures d’où des formes
centralisées de gouvernements. En Europe au climat tempéré et humide,
régnait une uniformité de conditions, d’où plus de dispersion de
populations indépendantes entre elles.
L’Europe s’est développée plus tard du fait de la présence des forêts,
problème qui n’a pu être réglé qu’avec l’arrivée de l’industrie du fer. Par
contre une fois cet obstacle maîtrisé, les européens purent développer
l’agriculture et l’élevage d’où une meilleure alimentation et donc une
meilleure capacité de travail.
Ces différences géographiques ont induit des différences de culture
familiale : les pays plus dépendants en systèmes d’irrigation d’eau et
infrastructures (Chine, Inde, Moyen-Orient) favorisaient les mariages
précoces et un nombre élevé d’enfants synonymes de main d’œuvre ; par
opposition aux contrées européennes qui considéraient plus les enfants
comme une charge potentielle et favorisaient des maisonnées de taille
réduite, et des développements d’alliance.
En Chine, les Hans migrèrent vers -500 av JC en direction du sud,
région plus fluviale. La sédentarité impliqua la création de centres
administratifs fixes pour éviter les transports et dispersions inutiles et pour
pouvoir entreposer les réserves et besoins en nourriture. Ceci, ajouté à
l’importance en nombre de la population permit le développement précoce
de techniques agricoles et d’irrigation, et la maximisation de l’espace et du
temps (plusieurs récoltes par an, diversification des espèces végétales). Ces
progrès ont permis de générer finalement des excédents propres à nourrir
des producteurs non agricoles (arts, industries et gouvernants). Le nombre
fit également que les chinois n’eurent pas besoin d’importer d’esclaves
étrangers ; la maîtrise hydraulique favorisa un pouvoir central fort seul
capable d’assumer et de diriger les travaux conséquents nécessaires.
Culturellement, les européens furent marqués par la religion judéochrétienne avec deux caractéristiques majeures : le respect de la propriété et
une morale égalitaire. Passé l’empire romain, l’Europe connut une période
difficile d’invasions facilitées par un manque d’obstacles naturels et la
présence de nombreux royaumes dispersés et concurrents. Peu à peu une
plus grande résistance des populations rendit les conquêtes plus risquées et
les envahisseurs plus enclins à rester sur leurs nouvelles terres. Ceci rendit
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possible un retour à une certaine stabilité. Paradoxalement, ces divisions
des royaumes européens fut à l’origine de l’expansion de l’Europe : les
seigneurs étaient tenus de ne pas exploiter exagérément leurs serfs et
d’accorder certains avantages de taxes aux bourgeois des villes pour retenir
ces populations moins nombreuses que dans d’autres parties du globe, sous
peine de les voir partir et rejoindre le fief voisin. Le morcellement eut
également pour effet positif d’éviter toute conquête globale d’un
envahisseur extérieur et favorisait l’attachement de la population à un
pouvoir plus proche.
La dissociation entre l’Eglise et l’état contrairement à la Chine, ou
l’empereur régnait, et au moyen orient, marqué par l’islam plaçant la
religion au-dessus de tout, a également joué son rôle dans l’essor de la
pensée grâce à la présence de contre-pouvoirs. Au final, l’Europe connut
une période d’essor démographique et technique déterminant entre le 11e
et le 15e siècle avec l’éclosion des industries textile et agricole et la
structuration des règles commerciales. C’est paradoxalement au Moyen
Age qu’eurent lieu les premières grandes inventions. La roue hydraulique
augmenta la quantité d’énergie disponible à la mécanisation des taches, les
lunettes permirent l’allongement de la durée de vie professionnelle des
artisans, l’horloge la gestion du temps, l’imprimerie la transmission du
savoir. Dans le même temps dans les autres grands blocs géographiques,
l’islam rejeta en bloc les sciences d’où un déclin relatif à partir de 900 –
1000 après JC ; la Chine trouva de nombreuses inventions sensiblement
avant l’Europe, mais l’état central accaparait toutes les activités lucratives
freinant initiatives et commerce. En Europe, les moines encourageaient le
travail manuel car cela leur libérait du temps pour les choses de l’esprit,
plus généralement la culture de l’incitation personnelle permettait à
l’homme de s’élever, suivant le mythe prométhéen.
La découverte de l’Amérique fut clairement la rencontre unilatérale de
deux civilisations, dont l’une, l’Europe avait les moyens et l’intérêt de
dominer l’autre. Au 15e siècle, la concurrence entre les états et les
mouvements centrifuges comme les croisades et les grandes explorations
permettaient d’éviter les conflits internes. Outre les rêves de gloire et de
fortune, l’objectif de ces grands voyages était de ramener du sucre et des
épices, produits de luxe à l’époque. De plus la découverte des « sauvages »
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dont on n’était pas sûr qu’ils soient vraiment des hommes fournit de la
main d’œuvre forcée et bienvenue car « on ne pouvait faire des esclaves
avec des chrétiens ».
L’une des premières grandes nations à se lancer fut le Portugal : ses
marins, outre une bonne connaissance de la mer étaient parfaitement
organisés, notant à chaque voyage : coordonnées, renseignements
géographiques, systèmes politiques, religieux, les biens à vendre et à
acheter ; bref les portugais optimisaient les gains commerciaux déjà très
élevés du fait de la différence du prix de la soie entre les pays d’orient et
ceux de l’occident. De plus l’avantage de l’armement (fusils, canons)
permettait de limiter le risque des expéditions. Outre un relatif retard
technologique, l’Inde et le Moyen-Orient pâtissaient de leurs divisions
internes, exploitées par les portugais pour s’implanter localement. La Chine
fit également des expéditions, mais dont le but était plus de montrer la
splendeur de l’empire que de découvrir ou de s’enrichir. De plus les
confucéens méprisaient le commerce et stoppèrent les programmes
maritimes vers le milieu du 15e siècle, ce qui contribua à l’isolationnisme et
une certaine stagnation technologique, alors qu’en Europe au contraire, le
mouvement amorcé s’accélérait.
La route de l’est étant déjà prise, Christophe Colomb proposa à
l’Espagne la route de l’ouest. La conquête du Mexique par les conquistadors
fut relativement aisée, l’aristocratie aztèque étant notamment détestée du
fait de sa pratique du sacrifice humain. En outre, après plusieurs tentatives
infructueuses de la part de Cortes, la grippe « importée » décima les
mexicains et les aztèques. L’empire inca en Amérique centrale et au Pérou,
malgré leur civilisation avancée, tomba de la même manière. Très vaste,
pourvu de routes, il était administré par une organisation centrale qui
envoyait ses gouverneurs tout puissants dans les provinces, dont les
populations n’adhéraient que peu au pouvoir central. Après la conquête
espagnole, l’aristocratie inca ne conserva que des postes honorifiques.
Les français et les anglais suivirent rapidement et se lancèrent dans le
commerce triangulaire Europe (capitaux) / Amérique (culture de la canne à
sucre et du coton) / Afrique (main d’œuvre d’esclaves). La question se pose
donc de savoir dans quelle mesure le développement de ces deux nations
notamment repose sur le sort infligé à l’Afrique. La rentabilité directe de
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ces expéditions était très variable du fait du risque important des traversées,
par contre, outre les effets directs du commerce de la canne à sucre et des
esclaves, l’économie s’est trouvé en effet favorisée par les effets induits par
ce commerce : produits manufacturés, récipients, outils, armes, … Pour
autant cela pesait peu à l’époque par rapport au marché intérieur, le
développement industriel aurait donc eu lieu de toute manière, mais peutêtre un peu plus lentement. Quant à savoir dans quelle mesure l’Afrique a
été pénalisée en termes de développement, l’impact économique est
difficile à quantifier, mais l’effet psychologique s’est par contre avéré
conséquent.
Les portugais, furent très actifs jusqu’au début du 16e siècle, et l’accueil
des juifs persécutés en Espagne a maintenu un apport régulier en
connaissances. Le Portugal devint donc la nation prépondérante du
commerce des épices. Le début de l’inquisition signa le déclin de cette
nation dès la fin du 16e siècle du fait de la fermeture à la science et à l’envie
d’entreprendre. Vite confronté à la concurrence des anglais et des
néerlandais, le Portugal, avec son nombre limité d’habitants déclina
rapidement. Notons que le clergé français, confronté au défi du
protestantisme, ne connut pas le même type de déclin intellectuel.
Les Pays Bas, nation petite par la taille, mais techniquement avancée,
bénéficiait également d’une réputation de tolérance qui lui permit
d’accueillir les juifs au 15e puis les protestants au 16e siècle. Après avoir
obtenu leur indépendance à la fin du 16e siècle par la révolte contre les
espagnols, les hollandais privés de commerce avec le Portugal se lancèrent
dans les « grandes découvertes » et créèrent les grandes compagnies
intercontinentales pour les financer. Pour augmenter les gains, celles-ci
commencèrent à baisser les salaires et recruter sur des critères plus larges ;
il y eut du coup plus de piraterie et de fraudes, ce qui avait un coût élevé.
Les activités restaient malgré tout rentables car spécialisées dans les
monopoles. Mais pour les maintenir, le recours à la force devint de plus en
plus nécessaire, jusqu’à ce que le système devienne déficitaire. La
compagnie était même parfois obligée d’emprunter pour rémunérer ses
actionnaires… A la fin du 18e siècle, à la première crise, tout s’écroula et
l’état racheta tout, pour gérer raisonnablement jusqu’au 20e siècle quand, à
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la suite des deux guerres mondiales, le mouvement d’indépendance se
généralisa en Asie, englobant donc les anciennes possessions néerlandaises.
Les anglais suivirent les hollandais mais s’arrêtèrent en Inde, délaissée
par les premiers du fait de la trop grande taille du territoire la rendant plus
difficile à contrôler complètement. Ils y firent le commerce du poivre, puis
du coton qui permettait d’améliorer l’hygiène et donc la santé. Comme en
Amérique, la pression extérieure augmenta en parallèle de l’affaiblissement
intérieur. Les mogols régnaient ; pour éviter que se forment des potentats
locaux, les « gouverneurs » étaient fréquemment déplacés, ce qui les incitait
à amasser le plus possible et à ne pas investir dans leurs provinces. Dans le
même temps, les paysans spoliés cachaient leurs ressources ce qui ne
favorisait pas le commerce. Utilisant cette situation, les anglais, qui avaient
créé une compagnie sur le modèle néerlandais, prirent possession du
territoire et imposèrent un paiement exorbitant au « nawab » qui fut
pourtant en mesure de le payer. De nombreux aventuriers anglais vinrent
tenter leur chance de faire fortune en Inde. En termes de développement, le
pays avait une industrie du coton initialement forte, mais qui déclina
rapidement poussée par l’asymétrie douanière, et une différence de
technique. La population, peu formée du fait du fossé existant entre les
paysans et les élites, ne pouvait s’investir dans d’autres domaines
notamment industriels, pendant que l’Europe de son côté se développait
rapidement en terme de connaissances scientifiques et techniques.
Le bilan des empires constitués entre le 16e et le 18e siècle montre que les
premiers (Espagne, Portugal) furent les derniers : l’Espagne notamment
souffrit de la culture de l’argent facile, dépensé en guerre et en luxe,
méprisant le travail, attitude d’ailleurs partagée par l’aristocratie française
qui fut renversée en 1789.
A contrario, Max Weber dans son « éthique protestante et l’esprit du
capitalisme » a formalisé en quoi cette éthique impliquait une manière de
vivre qui débouchait sur de bons résultats dans les affaires sur le long
terme : sérieux, honnêteté, travail, la manière étant plus importante que la
finalité de la richesse. En l’occurrence, l’accumulation de capital rendait
possible les entreprises industrielles nécessitant des investissements
pérennes. Au-delà de la doctrine économique, le protestantisme
encourageait la lecture de la Bible d’où une alphabétisation précoce des
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garçons et des filles. Notons enfin que le sectarisme religieux là où il s’est
appliqué et quelle que soit la religion, outre de faire fuir les populations
protestantes ou juives, a eu pour effet le ralentissement de l’essor des
sciences et donc à terme de la technique.
Bien qu’initiée au Moyen Age, la technique connut un essor
considérable au 18e siècle. Les progrès en termes de formalisation firent
qu’une invention était utilisée dans d’autres domaines : canon et machine à
vapeur, étoffe et papiers peints, … Ces inventions mettaient 50 à 100 ans
avant d’arriver à maturité par des améliorations successives, comme le
passage du mouvement alternatif au mouvement circulaire pour les
machines à vapeur. Certains historiens ergotent parfois sur le terme de
révolution industrielle en faisant des rétro projections fumeuses sur des
taux de croissance supposés. En fait ce type de résultat est tellement
entaché d’incertitudes que les travaux correspondants présentent peu
d’intérêt. Le fait est qu’il y eut un changement radical d’équipements, une
explosion de la production en qualité et quantité, et que les distances ont
commencé à rétrécir significativement à cette époque.
Pour résumer la réponse à la question de « Pourquoi l’Europe et
pourquoi alors ? », citons l’amélioration continue dans les domaines
intellectuels, là ou en Chine et au Moyen Orient, il y eu des arrêts voire des
régressions institutionnalisés. La concurrence entre les fiefs et entre le
séculier et la religion favorisait l’autonomie individuelle, l’esprit d’initiative
et de controverse qui a peu à peu débouché sur une émulation dans le
domaine des inventions ; les scientifiques se dépêchaient de publier pour
s’assurer ainsi la reconnaissance. Tout cela contribua à l’instauration du
cercle vertueux invention, revenus, demande, inventions. Cette période a
aussi généré les premiers changements sociaux, certains positifs comme le
regroupement d’artisans dans les manufactures, d’autres nettement moins
comme l’autorisation d’employer des enfants orphelins.
La Grande Bretagne jouissait au sein de cet ensemble d’une position
privilégiée : étant une île, les habitants eurent très tôt un sentiment
d’appartenance, l’isolement limita également l’exposition aux guerres
continentales, ce qui favorisa les dépenses d’investissements aux dépends
des dépenses guerrières ou de prestige. Il y avait bien sur de nombreuses
inégalités entre les paysans et l’aristocratie, mais plutôt moins qu’ailleurs, et
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rapidement au Moyen Age il n’y eu d’ailleurs plus de servage mais des
cultivateurs. La production allait aussi vers le peuple et non exclusivement
vers l’élite, les routes raccourcissaient les distances, la mécanisation
augmentait la production et donc les revenus. L’Angleterre s’est très tôt
pourvue, dès le début 13e siècle, de structures de gouvernance comme la
grande Charte de 1215 qui garantissait des libertés politiques et civiles ; et
la présence de regroupements corporatifs permit une augmentation des
salaires équitable par rapport aux revenus du patrimoine. Cet esprit
d’équité fut par ailleurs renforcé par une certaine tolérance religieuse. Le
roi s’étant émancipé de l’Eglise, l’Angleterre devînt une terre d’accueil pour
les juifs et les protestants. En comparaison, l’Inde avait à la même époque
des connaissances en mécanique, mais sa main d’œuvre très abondante
limitait l’intérêt pour l’innovation technologique.
En France et en Allemagne, les paysans échappèrent également au
servage, quoi qu’avec du retard sur l’Angleterre, et quelques vestiges
subsistèrent jusqu’en 1789 pour la France et en 1809 pour l’Allemagne. En
Russie, les terres étaient plus abondantes que les habitants, les seigneurs
faisaient donc tout pour garder leurs paysans, de plus l’avantage comparatif
en faveur de l’agriculture fit que les villes se développèrent peu. Les
corporatismes ainsi que les péages initialement institués pour garantir
l’entretien et la sécurité, devinrent vite des rentes que les états du fait des
grandes distances continentales eurent plus de mal à contrôler. Là aussi, ces
privilèges disparurent après les révolutions, mais avec retard par rapport à
l’Angleterre. Les pays nordiques, plus isolés, rattrapèrent vite leur retard et
connurent un développement comparable aux autres pays industriels. Les
pays du Sud, Espagne, Portugal, Italie du sud, furent quant à eux,
handicapés par le climat plus sec, moins propice à l’agriculture et par le
sectarisme religieux.
Enfin, autant le processus d’acquisition de connaissances est cumulatif
et enclenche un cercle vertueux, autant le retard peut générer des
crispations et un sentiment de fierté qui accentue la mauvaise pente. Les
français, dès le 19e siècle, critiquèrent le matérialisme des anglais qui se
mirent au 20e siècle à faire de même avec les américains. La Chine
également a illustré ce propos en se fermant précocement aux inventions
venues d’ailleurs…
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Au 19e siècle, le développement devenait de plus en plus coûteux et
l’argent devint vitre le nerf de la guerre. Les quatre sources de
développement possibles étaient l’investissement personnel, les
intermédiaires financiers, les aides gouvernementales et les capitaux
internationaux. De grandes familles aristocrates se lancèrent dans
l’industrie au besoin en s’alliant avec de riches bourgeois. Les banques
privées se développèrent rapidement pour des financements court terme et
long terme, mais l’interdépendance provoquait régulièrement des faillites
en chaîne. L’état intervenait surtout dans les pays manquant de fortunes
privées et de grandes banques, mais son rôle était principalement actif de
toute manière pour les grands investissements d’infrastructure et
l’instauration de protections douanières. L’Angleterre et les Etats-Unis
aujourd’hui chantres du libéralisme ont été des protectionnistes avérés
pendant leur phase de développement. Enfin les investissements
internationaux ont suivi le gradient Nord/ Sud et Ouest/Est ; l’argent
cherche en effet toujours un endroit où s’investir, à condition que la
population soit formée et qu’il y ait des opportunités de rendement. Un
retard technologique peut parfois s’avérer être un accélérateur car permet
d’éviter les voies de garages expérimentées par les « pionniers ».
Au 18e et 19e siècle, les ouvriers experts en métallurgie, textile, … étaient
couramment débauchés par des nations étrangères malgré l’opposition des
pays d’origine et la difficulté consistant à maîtriser certains processus
industriels de A à Z. Pour institutionnaliser le savoir la France créa ses
« grandes écoles » d’ingénieurs, ce qui s’avéra être d’autant plus efficace et
nécessaire que la complexification de la technique nécessitait l’apport de
sciences théoriques : la simple observation ou l’amélioration de l’existant
ne suffisait plus. L’Allemagne, la Suisse et même la Russie emboîtèrent le
pas et l’Angleterre moins investie dans les sciences que dans le commerce
fut rattrapée. Au 20e siècle, les Etats-Unis firent d’ailleurs venir de
nombreux savants d’Europe continentale.
Les Etats-Unis au 18e siècle, bénéficièrent d’une situation inédite : de
vastes terres, une main d’œuvre abondante, bien formée, entreprenante, et
une démocratie égalitaire. L’arrivée régulière des colons dans les grands
ports du nord explique l’implantation des villes et des industries en
opposition avec le sud spécialisé dans la culture du coton hérité du
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commerce triangulaire. Notons que les salaires sont toujours plus élevés
dans les pays qui se développent vite, pas forcément dans les pays riches, la
concurrence s’y exerçant au niveau de la main d’œuvre, plus que des
capitaux. La main d’œuvre américaine bien payée vînt vite alimenter le
marché intérieur, de plus le faible nombre d’ouvriers permit un
investissement dans les machines et l’organisation du travail ; ce qui était
moins le cas en Europe où les corporatismes étaient plus présents et les
opportunités de reconversion plus limitées. Les pressions commerciales
anglaises eurent peu d’effet et ont surtout accéléré la volonté
d’émancipation ; au final dès le début du 20e siècle, le PIB/ tête était déjà
sensiblement plus élevé aux Etats-Unis qu’en Europe, y compris en
Angleterre.
L’Amérique du sud fut malheureusement le reflet de ce qu’apportèrent
les colons espagnols qui venaient s’enrichir rapidement en trouvant de l’or,
et non démarrer une nouvelle vie en travaillant. Au moment de
l’indépendance au 19e siècle la structure sociale était composée de grands
propriétaires terriens et d’une masse analphabète ; la vie politique qui suivit
fut faite de coup d’états et de populisme.
L’Argentine, pays reculé, possédait un bon potentiel agricole mais peu
de ressources naturelles ; les grands propriétaires terriens firent venir des
travailleurs saisonniers, ce qui ne favorisa pas le sentiment d’appartenance
et l’implantation de familles comme aux Etats-Unis. De plus une
propension à la dépense et au luxe héritée des espagnols fit que l’Argentine
importa très vite des capitaux étrangers ce qui la rendit dépendante et
vulnérable aux crises financières. Cette situation dont le tort est partagé
avec les nations dominantes, conduisit à un sentiment xénophobe marqué
qui limita le désir d’apprentissage et le décollage économique.
Le Paraguay connut un développement éducatif et social accéléré sous le
docteur Francia puis Carlos Lopez, mais cette transformation attisa des
tensions avec les voisins, et après une guerre terrible, la population fut
largement décimée. Le Brésil connaît aussi de grandes inégalités et des
problèmes d’éducation et de sécurité ; pourtant l’abondance de ressources
naturelles, la taille et la vitalité de la population fait espérer qu’un
rattrapage des pays développés est possible à terme.
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Du côté de l’extrême orient, la Chine se caractérisait entre autres par
une société très hiérarchisée. L’empereur et sa cour, convaincus de la
supériorité intrinsèque du peuple chinois, refusaient d’apprendre les
sciences et techniques venues de l’occident, surtout quand elles étaient
importées par des jésuites qui mêlaient la religion au débat. Par ailleurs,
chaque niveau de la structure hiérarchique cherchant avant tout à plaire à
l’échelon supérieur, aucune remise en question n’était pensable. Il n’y avait
pas non plus de structure favorisant le processus cumulatif d’acquisition de
connaissances comme les collèges, concours, université, et publications. La
dynastie Ming fut renversée au 17e siècle par la dynastie Mandchoue Qing.
A la mort de Kang Shui en 1722, de nombreux troubles eurent lieu ; la
population augmentant beaucoup, moins de terres étaient disponibles pour
la culture. La montée de la xénophobie, alimentée il est vrai par des
occidentaux de plus en plus pressants, limita l’apprentissage de l’extérieur.
Certains sinologues réfutent cette thèse en mettant en avant quelques
importations comme les montres ou les canons. En réalité celles-ci furent
très peu étudiées et améliorées. D’autres mettent en avant une culture qui
n’aurait pas pour seule priorité le progrès matériel ; pourquoi pas, mais qui
refuserait à priori de produire plus et mieux, et la Chine le faisait bien avant
le 12e siècle…
Le Japon découvert par les occidentaux au 16e siècle, avait une structure
sociale faisant penser à celle de l’Europe du Moyen Age ; très hiérarchisée,
avec la présence de nombreux seigneurs, mais les mariages mixtes entre
nobles et riches marchands étaient possibles. La classe des artisans
travailleurs dont la production alimentait les besoins de luxe des
samouraïs, montrait une mentalité analogue aux calvinistes. Le
développement économique connut des circonstances favorables : division
du travail, demande soutenue, transports faciles, langue nationale,
suppression des barrières commerciales, tout en bénéficiant d’une
concurrence stimulante du fait de la présence de 250 « daimyo ». De plus,
même si les guerres étaient fréquentes jusqu’au 17e siècle, la période qui
suivie fut assez calme. Au niveau scientifique, le bilan est plus nuancé :
l’influence de la Chine restait forte avec l’embargo intellectuel résultant visà-vis de l’occident. Cela dit, dans la deuxième moitié du 19e siècle, le
« Han » de Sutsuma affirmant une volonté forte de modernisation, importa
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des fours, des machines à vapeur, occupa ses samouraïs dans le secteur
industriel, bref, la brèche était faite… Suite au délitement progressif de son
autorité, le Shogun s’effondra en 1868, signant le début de l’ère Meiji
succédant aux Tokugawa. L’empereur qui avait été maintenu pour les
taches honorifiques, devint donc la seule figure nationale, même si, ce sont
surtout les « technocrates modernes » qui prirent le pouvoir administratif.
En découla l’instruction civique et le service militaire obligatoire pour créer
le sentiment national. Des visites à l’étranger furent organisées pour
apprendre, d’autant plus que les japonais, habités d’une volonté de
supériorité, n’eurent pas de « fausse hauteur » conservatrice comme la
Chine. La première vague d’industrialisation eut lieu à partir de 1877 au
début dans le textile et l’alimentaire, du fait de l’avantage comparatif, puis
se développa vers l’industrie et l’électricité. A défaut de grandes banques, le
Japon bénéficiait de la présence de nombreuses fortunes privées qui purent
participer au financement de ce développement. Le rattrapage de l’occident
fut rapide, mais au prix d’énormes sacrifices de la population japonaise
caractérisée entre autres par une fierté héritée des samouraïs. L’exploitation
des enfants, des femmes et des populations « importées » de Corée était
courante. L’Angleterre connut aussi ce type d’excès, dans une moindre
mesure, ce qui en réaction, conduit d’ailleurs ultérieurement à
l’élargissement du code civil notamment sur le code du travail, repris par la
plupart des autres pays voisins.
L’empire Ottoman fut l’un des plus longs de l’histoire, s’étendant du 13e
au 19e siècle. Les tribus turques se déployèrent d’abord vers l’Europe des
Balkans, qui étant en guerre avaient besoin d’alliés, puis vers le Maghreb et
le Moyen Orient. Le système de succession familial générait de nombreux
prétendants et le pouvoir centralisé ne pouvait tout contrôler ; il en résulta
une multiplication des courtisans et de nombreuses luttes internes. A
défaut de mettre en place des lois à destination du peuple, l’empire se
maintint via les conquêtes extérieures et le pillage. A moins d’être puissant
il était dangereux d’être riche, ce qui ne favorisait pas l’initiative
individuelle. Au niveau scientifique, le rejet de l’imprimerie entraîna des
retards majeurs et durables sur les plans militaires et industriels.
L’Egypte s’émancipa de l’empire ottoman au 19e siècle et fit venir des
experts étrangers, ce qui permit notamment le décollage du coton. Mais le
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