Répertoire analytique de l’éthique sociale Principes méthodologiques. I - Motivations générales Une première motivation de cette entreprise est simplement classificatoire. Il s’agit de contribuer, dans des domaines inévitablement limités, à répertorier les normes ou principes qui structurent la vie sociale et les discussions sur l’existence collective. Ces règles constituent une sorte de patrimoine commun offrant de multiples ressources pour la coordination, l’entente pacifique ou l’action coopérative. Elles présentent souvent une relative indépendance par rapport aux détails des organisations ou des activités particulières. La littérature est évidemment immense dans ce domaine, puisqu’elle recoupe au moins la philosophie morale et politique, ainsi que la branche normative des sciences économiques, de la science politique et d’autres sciences sociales. Toutefois, les chances d’une classification systématique - au moins dans des domaines limités - apparaissent plus sérieuses depuis que l’on peut avoir recours aux analyses conduites dans des cadres conceptuels unifiés et complètement explicites au regard du traitement de l’action et des choix (notamment en théorie des jeux, dans la théorie des choix collectifs, en logique normative et dans les parties systématiques de la philosophie morale et politique). De plus, une classification fondée sur les propriétés que vérifient les diverses règles ou normes présenterait l’intérêt de faire apparaître immédiatement certaines raisons d’adoption ou de rejet. Les études de cas réalisées dans ce programme contribuent, d’un point de vue méthodologique, à relier systématiquement les normes à leurs propriétés. Dans des sociétés à dominante individualiste et marquées par les exigences de pluralisme, il faut chercher de ce côté la véritable source de l’autorité en morale. La clarification des raisons potentielles d’adoption ou de rejet est particulièrement importante pour favoriser le recours choisi à tel ou tel principe dans des activités d’organisation ou de conception institutionnelle. -1- Le projet pourrait rencontrer les préoccupations des chercheurs cherchant à expliquer l’acceptation ou le rejet des normes sociales sur la base de la compréhension individuelle des propriétés de ces normes. Il peut aussi contribuer à développer des outils pour une analyse pluraliste des dispositifs normatifs, dans laquelle on s’interroge sur les relations entre les principes que peuvent accepter les individus à titre personnel (en fonction des valeurs qu’ils jugent importantes ou prioritaires) ceux qu’il est possible de concrétiser par des normes communes à l’usage d’une pluralité d’individus. Le classement ou la présentation des règles selon leurs principales propriétés oblige par ailleurs toujours à reconstituer un cadre analytique de référence (concernant les actes, les états du monde, les intentions, projets ou maximes par exemple) dans lequel une règle donnée et ses propriétés peuvent recevoir une formulation claire, là où l’usage courant se contente souvent de l’implicite. Il convient alors d’en donner une représentation aussi succincte que possible. Concrètement, cela se traduit par la formulation explicite de principes, par la mise en évidence de “définitions” et “conditions” importantes au moyen desquelles on aborde des secteurs de la réalité sociale ou politique, et par l’inclusion de “modèles” consistant en définitions et conditions permettant conjointement de parvenir à certaines conclusions (“propriétés”) ou à des solutions définies. L’inclusion d’exemples complètement développés est aussi appréciable à titre illustratif. Par exemple, il est bien connu que les ambiguïtés des arguments sur la liberté proviennent en partie de la signification attribuée à des termes et expressions tels que : acte, choix, cause d’un état de fait, intervention, empêchement, abstention, circonstance, « droit à », « droit de », etc. Il est également connu que les définitions retenues ne peuvent pas être indépendantes les unes des autres : on rencontre plutôt un cadre d’analyse plus ou moins complet relatif à l’action et à l’interaction. De ce fait, il est important de mettre en évidence ce qui est nécessaire pour pouvoir donner une signification et/ou une concrétisation à une certaine propriété des règles éthiques (par exemple, dans le cas des libertés personnelles, leur compatibilité mutuelle). Nous souhaitons enfin rendre manifeste, autour de certaines questions, la réalité d’un progrès cumulatif dans la compréhension des règles éthiques. Réduire l’éthique à l’opinion personnelle ou à l’histoire des civilisations est réducteur: nous comprenons aujourd’hui des choses que l’on ne comprenait pas hier. -2- II- Exigences et propositions méthodologiques 1) Neutralité culturelle Il n’est pas question ici de privilégier par principe une tradition intellectuelle ou une autre. Chacun mobilise ce qu’il connaît mais aucune tradition particulière ne se trouve investie d’un quelconque privilège quant à la proposition de principes d’éthique sociale. Il ne s’agit pas de contribuer à un savoir de type traditionnel. Au contraire, l’une des hypothèses sous-jacentes à ce programme est que certaines choses appellent une compréhension objective dans le domaine de l’analyse des normes d’éthique sociale (en les saisissant notamment dans leur rapport avec les modalités de l’interaction sociale) sans les rapporter de manière exclusive à une "culture" et une "histoire" données. 2) Interprétation complète Il apparaît particulièrement important de mentionner explicitement les contextes d’interaction dans lesquels certaines propriétés peuvent être rapportées à telle ou telle règle, ce qui suppose tout d’abord qu’au moment où l’on examine ses propriétés, la règle elle-même soit formulée d’une manière qui possède un sens compréhensible dans les contextes en question. Il faut donc poser des règles d’interprétation explicites et aussi complètes que possible pour éviter de considérer des règles ou normes susceptibles de se voir attribuer simultanément différentes significations. 3) Explicitation du cadre d’analyse dans la formulation des propriétés des règles et non pas dans l’énoncé initial de la règle Certaines études consacrées aux règles ou normes sont théoriquement construites au sein d’un cadre d’analyse particulier: par exemple, si l’on étudie les différents types de « fonctionnelles de choix social » qu’il est possible de construire dans le cadre analytique des choix collectifs, ou encore, si l’on étudie le statut et les propriétés de l’exception dans un cadre analytique proposé par la logique normative. Mais notre objet n’est pas ici d’offrir des manuels consacrés à théories. L’ambition fondamentale du programme est de contribuer à la synthèse de ce qui est acquis à propos des règles « réelles »: celles auxquelles les acteurs sociaux font appel concrètement pour définir ce qui leur semble correct au point de vue éthique. -3- C’est dans un deuxième temps (en vue de l’étude des propriétés des normes) que l’on rattache les normes à un cadre analytique particulier. On peut juger nécessaire, alors, de mobiliser des entités théoriques (liées dès l’origine à un cadre d’analyse et de description précis, parfois dans langage symbolique). Il faudra préciser d’emblée les règles de la correspondance avec le vocabulaire de l’observation: les descriptions courantes de l’action, de l’interaction sociale et des règles qui peuvent les encadrer. 4) Propositions pour la conception des entrées Pour concrétiser les exigences précédentes, on peut tenter de partir d’une règle formulée en langage naturel (par exemple « attribuer un droit de libre choix du vêtement à une personne ») avant d’indiquer comment une règle de ce type (c’est-à-dire un principe effectivement mobilisé dans la vie réelle) se laisse comprendre dans différents cadres analytiques connus (ayant un rapport précis avec les arguments courants) et quelles propriétés on peut lui rapporter grâce aux aperçus obtenus dans ces différents cadres. En somme, les différents cadres d’analyse sont traités comme des moyens d’apercevoir les propriétés des règles éthiques. Mais il se trouve que certaines propriétés sont rapportées à certaines règles en l’absence de toute référence précise à un cadre théorique connu. Par exemple, de très nombreuses doctrines morales et politiques admettent la possibilité de l’attribution à tous d’un certain nombre de libertés de base identiques pour tous. Donner à tous des libertés de base constitue une règle d’éthique sociale. Il peut être utile de proposer alors une reconstitution de cadres d’analyse implicites courants et une présentation succincte des cadres d’analyse dans lesquels cette propriété est effectivement vérifiée, pour certaines classes (à préciser) de « libertés » et de circonstances. Cela devrait favoriser la mise en communication des acquis de l’analyse avec l’explication sociale des croyances et attitudes, ainsi que la théorie du rôle des principes dans la coordination ou la coopération sociales. L’énumération des propriétés des règles éthiques est, de manière indissociable, l’énumération de certains rapports entre ces règles. On ne retient pas l’hypothèse d’une différence de nature évidente entre des règles intrinsèquement « éthiques » et d’autres qui, à l’exemple des règles d’efficacité ou des principes de gestion ou de politique, ne le seraient pas. Toutes les règles qui intéressent la vie collective, dans tous les domaines, sont traitées de manière uniforme. Mais la -4- sélection des entrées du répertoire doit concerner des classes de règles qui appellent des questions éthiques. La théorie abstraite des choix collectifs et la philosophie morale ont montré que certains des principes qui permettent de formuler les propriétés importantes des règles éthiques sont de nature essentiellement transversale ; on les retrouve identiquement dans de très nombreux domaines et, au prix de reformulations parfois complexes, ils peuvent être mobilisés dans différents cadres d’analyse. Ces principes - unanimité, universalisation, impartialité, égalité, légalité, traitement uniforme… - apparaissent donc comme le ferment possible d’une description unifiée des propriétés des règles éthiques. Il n’est pas certain qu’il soit utile de chercher à les définir. Il faut plutôt tenter de leur donner une formulation claire dans différents cadres d’analyse (courants ou savants) et de répertorier leurs formulations les plus utiles. Quels sont les types d’objets qu’il convient de répertorier? Les classes d’objets suivantes sont retenues : - règles de choix des actions (maximes individuelles) - règles de coordination des choix d’actions de différents individus (principes d’organisation, règles sociales, types de règles juridiques) - règles d’évaluation des états de la société. Chaque entrée du répertoire consiste en applications successives de critères ou conditions, après la description initiale d’une classe de règles, éventuellement accompagnée d’indications sur leur formulation dans différents cadres d’analyse. Un cas idéal serait celui où l’on épuise les possibles en donnant « dans toutes les cases » une description utile des propriétés vérifiées; c’est le cas où l’on procède à une énumération complète des différentes situations possibles sous une cascade donnée d’hypothèses. Mais on peut aussi indiquer les propriétés connues dans différents sous-cas sans donner de précisions concernant ce qui se passe dans les autres sous-cas recensés. Dans ce programme, le pari est fait d’une certaine continuité entre, d’une part, les propriétés précises établies dans des cadres analytiques dérivés de théories et, d’autre part, les propriétés « hautement plausibles » ou « attribuées sur la base d’arguments solides », qui apparaissent depuis très longtemps dans la tradition de la philosophie morale et politique et dans les diverses traditions morales; par exemple: la prise de conscience d’un antagonisme entre la légitimation du -5- mensonge et les exigences d’universalisation, ou bien entre le respect des droits individuels et la recherche de l’utile, ou bien encore entre la recherche de l’utile et l’égalité de traitement. Parfois, la description et l’analyse théoriques sont susceptibles de venir préciser les conditions de validité d’un énoncé antérieurement formulé de manière plus vague, dont on apercevait (sur la base de raisons solides) la vérité dans un certain nombre de cas importants. Il est certainement important de mentionner les propriétés connues sous une forme aussi précise que possible. Mais il n’est pas moins essentiel de montrer comment ces propriétés précises recoupent des intuitions courantes ou des énoncés simples dont on peut vérifier la validité dans un cadre d’analyse plus rudimentaire (qui peut être dans certains cas le meilleur qui existe à ce jour, et dans d’autres cas, un cadre d’analyse devenu obsolète au cours de l’histoire de la pensée, mais dont on peut penser qu’il demeure influent ou proche des intuitions courantes). 5) Exigences pour la présentation Les entrées ont vocation à être reprises, modifiées et développées. Si tel est le cas, et quel que soit le support retenu pour la présentation, il est demandé aux contributeurs d’indiquer et de rendre disponibles les versions antérieures, avec mention du nom des auteurs. L’inclusion de nouvelles entrées ou la modification d’entrées existantes dans une présentation donnée du répertoire doivent se faire avec l’accord d’Antoinette Baujard, de Caroline Guibet Lafaye et d’Emmanuel Picavet. La réalisation des premières sections a été assurée par Antoinette Baujard, Caroline Guibet Lafaye et Emmanuel Picavet. La présente note méthodologique a été rédigée en février 2006 par Emmanuel Picavet, en concertation avec Antoinette Baujard et Caroline Guibet Lafaye. Les premières étapes de l’entreprise ont fait l’objet d’échanges, de concertations et de présentations dans le cadre de plusieurs programmes de recherche : - Logique et rationalité (Programme international de coopération scientifique du CNRS, FranceCanada) ; Institut d’Histoire et de philosophie des sciences et des techniques, Université Panthéon-Sorbonne, Paris ; - Dynamique des normes et rapport individuel aux institutions (programme de la Politique scientifique de l’Université Panthéon-Sorbonne, Paris) ; Institut d’Histoire et de philosophie des sciences et des techniques ; - DELICOM (programme de l’Agence nationale de la recherche, France). Equipe NoSoPhi (Normes, sociétés, Philosophie), Université Panthéon-Sorbonne, Paris. -6-