position de thèse - Université Paris

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UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE IV
Laboratoire de recherche : IRICE (UMR 8138) / Groupe de recherche sur la culture de Weimar
en cotutelle avec :
UNIVERSITÉ du LUXEMBOURG
Faculté des Lettres, des Sciences humaines, des Arts
et des Sciences de l'Éducation
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR de l’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE et de
l’UNIVERSITÉ DU LUXEMBOURG
Discipline : Études Germaniques
Présentée et soutenue par :
Katrin BECKER
le 11 Novembre 2015
Viva vox iuris – oder die juridische Stimme der Literatur.
Kafkas Der Proceß und Hoffmanns Der Sandmann im Spiegel der
dogmatischen Anthropologie Pierre Legendres.
Sous la direction jointe (cotutelle) de :
M. Gérard RAULET – Prof., Université Paris-Sorbonne
M. Georg MEIN – Prof., Université du Luxembourg
Membres du jury :
Olivier AGARD – MCF, Université Paris-Sorbonne
Stefan BRAUM – Prof., Université du Luxemburg
Rolf PARR – Prof., Université Duisburg-Essen
Bart PHILIPSEN – Prof., Université Leuven
»Que droit et poésie sortent du même lit n’est pas difficile à croire« – déclare Jacob Grimm en 1815
dans son traité De la poésie dans le droit : l’idée d’un entrelacement du droit et de la littérature n’est
donc pas nouvelle. L’objectif de notre thèse, intitulée « Viva vox iuris », est néanmoins de développer
une nouvelle perspective sur ladite relation, en partant de concepts empruntés à l’anthropologie
dogmatique de Pierre Legendre.
Notre thèse commence par donner un aperçu des idées principales développées par le mouvement
law and literature, qui connut son apogée dans les années 1980 mais qui reste aujourd’hui influent,
comme le montrent les recherches les plus actuelles. Sont ainsi présentées diverses conceptions :
d’abord celles qui, concernant la production linguistique des textes, font valoir une analogie ou une
interaction entre droit et littérature ; ensuite celles qui considèrent que le droit et la littérature
entretiennent un rapport de complémentarité ; enfin celles qui affirment que la littérature constitue
une source éthique ou bien une sorte de correctif au droit. En mettant, dans un second temps,
l’accent sur l’herméneutique, notre étude déplace son attention vers le lecteur et ouvre sur la
psychanalyse, laquelle constitue une ressource essentielle pour le développement de l’hypothèse
principale de notre thèse.
Dans le chapitre II, nous présentons l’anthropologie dogmatique de l’historien du droit,
psychanalyste et philosophe Pierre Legendre, afin de développer, à partir de ses concepts centraux,
une nouvelle perspective sur la relation entre droit et littérature. Cette présentation aboutit à la
question de savoir dans quelle mesure le concept legendrien de texte ou encore d’écrit, mais aussi la
notion de droit développée par Legendre pourraient modifier la conception de la littérature.
Le trait caractéristique de l’anthropologie dogmatique est l’entrelacement insolite des théorèmes
psychanalytiques et des questions juridiques. Legendre en vient ainsi à formuler l’hypothèse que le
droit joue un rôle fondamental dans la cohésion de la culture ainsi que dans la constitution d’une
subjectivité non-délirante. Par ailleurs, le paradigme du miroir de Lacan se révèle être l’élément
central de la conception de la culture et de la subjectivité défendue par Legendre – un paradigme
qui, dans le cadre de l’anthropologie dogmatique, se trouve étendu à une dimension culturelle et
institutionnelle. D’un côté, l’approche de Legendre aboutit ainsi à une interprétation de la
subjectivation comme processus institutionnel ; de l’autre, Legendre fait valoir que la structure du
stade du miroir, c’est-à-dire le préalable d’une entité authentificatrice, s’applique également à la
société : selon lui, chaque société est obligée de « concevoir en quelque sorte l’hyper-Miroir […] [,
de] fonder le fondement. » (DM 148) Legendre appelle cette entité qui fait son apparition dans cet
hyper-Miroir, la Référence, entité de référence mythologique-fictive que chaque culture érige par
des « moyens […] bassement mythologiques » (DPD 20) afin de voiler l’abîme qui en vérité s’ouvre au
fondement de la culture et qui pour la culture et l’individu n’est supportable que par l’édification
d’un tel écran discursif et esthétique.
2
Dans le cadre d’une de ses hypothèses, selon laquelle l’écrit et l’esthétique seraient structurés de
manière analogue, au sens où la démarche esthétique présente une « essence d’écriture » (VDE 336),
Legendre développe un concept de texte spécifique, qui, d’un côté, devient, en se fondant sur la
tradition romano-chrétienne du Corpus Iuris, un concept englobant la culture entière ; d’un autre
côté, le texte se révèle être, dans la perspective de Legendre, une image « montée » – une hypothèse
qu’il éclaire en renvoyant à la technique de l’imprimerie, sur la base de laquelle il interprète la
« relation spéculaire entre lettres et papier [comme] analogue de la relation spéculaire entre texte et
lecteur »1. Il explique :
« Lire la page imprimée, c’est lire un montage d’image, comme si le texte venait à la place
d’une image, plus exactement de l’autre que je suis dans un miroir. » (VDE 330)
Selon lui, c’est dans la confrontation avec le texte imprimé que « le comme si fondamental » se
manifeste, cette logique essentielle de l’existence humaine, à laquelle « [t]outes les sortes d‘art » se
soumettent, afin « d’aborder la ‘réalité monstrueuse‘ » (VDE 330). L’enjeu de l’esthétique pour le
sujet serait, selon Legendre, de « civiliser un univers intérieur, un chaos qui ignore le principe de noncontradiction nécessaire à l’entrée de l’animal parlant dans la réalité » (VDE 334). L’art confirme ou
bien légitime l’exigence de l’identification avec le reflet dans le miroir : avec son offre d’images et de
mots, représentant la Référence au niveau institutionnel et sociétal, il peuple cette dimension de
l’inquiétant ou de l’imparlable, qui s’ouvre au moment du regard individuel dans le miroir.2
Du fait de sa structure textuelle, à savoir spéculaire-écrite, la littérature occupe donc logiquement
une position particulière dans la production esthétique de la culture : en mobilisant la confrontation
du sujet dans le miroir, l’écriture met en scène la reproduction esthétique de la séparation dans ce
dernier et la confirmation de l’inscription du sujet dans l’ordre de la Référence. Le texte littéraire
devient une offre identificatoire spécifique à sa culture ; en tant que médium des structures
linguistiques normatives de l’altérité, il se met à la place de l’Autre, dans lequel le sujet lisant peut se
reconnaître ou bien qui, à travers la reconnaissance du sujet lisant, confirme l’identité de celui-ci.3
La littérature, selon une vision répandue, dispose du potentiel de dévoiler l’invisible « ‘derrière’ le
visible », d’une faculté de « présentification du non-présent »4 – une capacité qui, dans la perspective
1
Georg Mein, Choreografien des Selbst: Studien zur institutionellen Dimension von Literalität (Wien: Turia und
Kant 2011), 69.
2
« La toute-puissance esthétique, nous la vivons sans la remarquer: elle repose sur la foi aux images. Encore et
toujours, l’inouï du dogme spéculaire. Qui fait œuvre esthétique, participe à la manœuvre du miroir dans la
société, c’est-à-dire à la manœuvre de l’identité sur la scène de la civilisation. L’art est une offre identificatoire,
non un raisonnement théorique. Depuis une scène qui comme le miroir sépare, il s’adresse à Narcisse en
chacun de nous, sur le mode symbolique. » (VDE 339)
3
James M. Mellard, Using Lacan, Reading Fiction (Urbana: University of Illinois Press 1991), 46.
4
Monika Schmitz-Emans, Die Literatur, die Bilder und das Unsichtbare: Spielformen literarischer
Bildinterpretation vom 18. bis 20. Jahrhundert, Saarbrücker Beiträge zur vergleichenden Literatur- und
Kulturwissenschaft 7 (Würzburg: Königshausen & Neu 1999), 52.
3
ici adoptée, va, toutefois, au-delà du caractère « hallucinatoire-évocateur »5 habituellement
présumé : en mobilisant une interaction entre mot et image, symbolique et imaginaire, dans le corps
écrit du texte, l’œuvre littéraire reflète elle-même, en dernier recours, la structure au fond de
l’identité de la culture – c’est-à-dire la structure de cette fiction qui constitue le ‘au nom de’ derrière
la production esthétique et l’ordre normatif constitutifs de la culture, la structure de l’Hyper-miroir,
dans lequel le sujet monumental de la culture constitue sa propre identité. Ainsi la littérature touche
à une dimension au-delà même de la fiction, à une sphère derrière la fiction, ou, selon la
terminologie de Legendre : à l’abîme de l’existence humaine, et donc à une zone qui, en tant
qu’espace chaotique, constitue la base de l’ordre humain. C’est donc dans le cadre protégé de sa
constitution écrite et normative que le texte littéraire transforme cette dimension, l’entité y naissant,
en une formation image-mot qui, pour assurer l’existence non-délirante de la culture, voile l’abîme.
Or, en même temps, il ouvre, en tant que « fenêtre sur le chaos »6, le regard sur le lieu de l’origine de
cette entité, sur cette dimension, dans laquelle c’est du chaos, du principe de l’indifférence
qu’émerge l’ordre normatif, le principe de Référence, permettant la raison, le non-délire.
La littérature est caractérisée par le fait que sa structure – mot-image-corps – est mise au service de
la fiction à des fins normatives. Elle est le médium esthétique capable de mettre en scène une
dialectique entre forme et absence de forme, non seulement dans sa structure et son contenu, mais
aussi dans la confrontation avec le lecteur. En tant que représentante de l’altérité par excellence, elle
tient compte de cette dimension, où normativité et chaos fusionnent de manière culturellement
constitutive ; où « ce qui dépasse tout ordre » devient la source de l’ordre.7
Du fait de son lien structurel avec l’ordre qu’elle aide elle-même à ériger, et du fait de sa position
spécifique entre sujet et Référence, la littérature devient l’interface de la dialectique entre la
constitution de la Référence et ses sujets : la relation entre mot, image, corps du sujet, et mot,
image, corps de la Référence fondatrice, passe par le triangle mot, image, corps du texte littéraire –
celui-ci devenant ainsi un médium en position de miroir, dont la puissance de réfraction peut irradier
dans les deux directions. De cette manière, la littérature peut, d’un côté, rassurer le sujet quant à son
intégration dans l’ordre normatif de la Référence, et de l’autre, créer un moment d’accès du lecteur à
la Référence qui peut ainsi, à travers la mobilisation du chaos auquel la littérature donne voix, faire
vaciller la Référence de manière émancipatrice.
Notre étude ose donc l’hypothèse suivante : le rattachement efficace du sujet au système du droit
qui fait foi, qui est légitimé et fondé, donc dogmatiquement mis en scène, passe par la littérature.
5
Ibid., 52.
Cf. Cornelius Castoriadis, Fenêtre sur le chaos (Paris: Seuil 2007).
7
Gérard Raulet, “Der opake Punkt des Politischen. Kleists ‘Penthesilea’ als Gründungsmythos“, dans:
Penthesileas Versprechen: Exemplarische Studien über die literarische Referenz, éd. par Rüdiger Campe,
(Freiburg i. Br.: Rombach 2008), 343-74, 368.
6
4
Celle-ci relie le sujet, en sa parole, son reflet et son désir, à la dimension mise en scène par elle et à
laquelle ressortit le droit – de sorte que l’homo iuridicus se révèle toujours implicitement déjà un
homo literaricus. Pour reprendre la phrase de Gadamer, modifiée pour les besoins de notre
démonstration: « En vérité, la littérature ne nous appartient pas, c'est au contraire nous qui lui
appartenons. »8
Dans le chapitre III, nous en venons à l’étude du roman Le Procès de Franz Kafka selon l’approche
préalablement développée. En examinant d’abord l’auteur et sa position d‘interprète, puis les
événements autour du protagoniste Josef K. et ensuite la structure linguistique du roman, c’est-àdire le lien de légalité entre mot et image, la thèse considère le geste de l’interprétation comme un
élément essentiel du roman : c’est notamment dans l’échec de l’interprétation, mis en scène dans les
événements et la structure du roman et provoqué chez le lecteur, que ce dernier éprouve la capacité
de la littérature à voiler l’abîme – ou bien, tout au contraire, à le faire apparaître. « La vie est
littérature, et rien d’autre », dit Kafka lui-même, désignant ainsi clairement le caractère esthétique et
construit de la vie institutionnelle, et la nécessité de jeter un voile, fabriqué par l’interprétation, sur
le Rien.9 Selon Schärf, Kafka rend « cette constructivité transparente ».10
« ‹Un livre doit être la hache qui fend la mer gelée en nous ›. Cette métaphore semble
littéralement imposer une interprétation de la lecture comme événement dramatique
existentiel. » 11
C’est dans ce mécanisme de l’interprétation permettant de surmonter la négativité de l’origine que
le commencement se révèle être en même temps un comme-on-se-ment,12 et Kafka le dévoile dans
Le Procès, en faisant échouer l’interprétation immanente tout autant que l’interprétation extérieure
au texte – en revanche, non pas pour expliquer au lecteur « que l’homme a perdu le salut, que son
chemin vers l’absolu est bloqué, que sa vie est obscure, embrouillée, ou, comme on dit aujourd’hui,
axée sur le Rien »13. Il donne plutôt au lecteur, ex negativo, une idée de la nécessité essentielle du
rattachement à un horizon de sens culturel – et ainsi un aperçu de la puissance de la littérature, des
techniques culturelles d’attachement fondamentales et des méthodes de constitution de la
subjectivité et du fondement du droit qui s’y rapportent. Ainsi, le lecteur obtient une vision de la
nécessité de l’interprétation – ainsi que de la nécessité de l’inscription médiatisée dans un texte,
8
Hans-Georg Gadamer, Vérité et méthode, 4e éd. trad. par Pierre Fruchon, Jean Grondin et Gilbert Merlio
(Paris : Le Seuil 2006 [1986]), 298.
9
Nikolaus Wegmann et Detlef Kremer, “Kafkas ‘Schrift’ lesen, ohne eine Interpretation dazwischen zu
mengen?“, dans: Ästhetik im Prozess, éd. par Gerhard Rupp (Opladen: Westdeutscher Verlag 1998), 53-83, 55.
10
Ibid., 149.
11
Andreas B. Kilcher et Detlef Kremer, “Die Genealogie der Schrift. Eine transtextuelle Lektüre von Kafkas
Bericht für eine Akademie“, dans: Textverkehr: Kafka und die Tradition, éd. par Claudia Liebrand et Franziska
Schössler (Würzburg: Königshausen & Neumann 2004), 45-72, 45.
12
Cf. http://psychanalyse-paris.com/Les-douze-travaux-d-Oedipe-et-le.html
13
Theodor W. Adorno, “Aufzeichnungen zu Kafka“, in: Kulturkritik und Gesellschaft. I, dans: Tiedemannn, Rolf
(éd.): Gesammelte Schriften X 1 (Frankfurt am Main: Suhrkamp 1977), 254-87, 302.
5
dans le Texte culturel. Le lecteur devient capable de remettre en question les structures
d’interprétation établies, ainsi que l’allégation moderne selon laquelle (la nécessité de) l’attache à
une entité métaphysique serait abolie.
Enfin, dans le dernier chapitre, notre thèse se tourne vers le roman L’homme au Sable de E.T.A.
Hoffmann, afin d’analyser, à la lumière des développements théoriques précédents, l’oscillation
entre imagination, fiction et réalité qui est mise en scène dans le roman et qui constitue, selon
Todorov, l’élément typique du fantastique. En reliant les concepts centraux du roman – l’imagination
délirante, la fiction et la réalité – aux fondamentaux anthropologiques « dogmatiques » de
l’existence humaine – la subjectivité, l’altérité et la représentation – puis en les inscrivant dans le
contexte du concept du témoignage, l’analyse soulève la question de savoir si et de quelle manière le
lecteur, en lisant le roman, peut avoir un aperçu des structures fondamentales de la normativité, ou
bien de l’entrelacement entre fiction et réalité au fond de la normativité de la culture.
Cette problématique joue un rôle essentiel dans les deux relations principales du roman, à savoir
d’abord l’échange épistolaire entre Nathanaël et Clara et la situation où Nathanaël lui présente sa
poésie, puis le récit à la première personne s’adressant au lecteur (fictif). Finalement, l’analyse dirige
son attention vers le texte lui-même, pour examiner d’une part sa relation au lecteur, et d’autre part,
dans le sens de l’approche ici développée, sa relation à la Référence.
A l’aide du concept de témoignage, la thèse montre comment le roman, du fait de l’échec des
classifications réalité / fiction à l’intérieur de son récit, met en scène le fondement fictionnel de la
réalité normative ainsi que de l’esthétique et comment il soulève ainsi la question de sa propre
position interprétative dans la culture. De surcroît, le lecteur lui-même se trouve « fictionnalisé »14 –
le lecteur éprouve, dans son propre corps, l’attrait ainsi que l’horreur de la confrontation avec
l’abîme. Il prend conscience de sa propre base de légitimation ainsi que de la fragilité de celle-ci. Le
roman joue, dans le cadre protégé du texte, avec l’effondrement et le rétablissement des structures
normatives, avec les repères de l’ordre de l’identité culturelle ainsi que subjective. C’est à travers des
éléments linguistiques (allégorie), ainsi que visuels (le regard) et structurels (relationnalité
spéculaire/duplicité) que le roman met en scène la nécessité du
« Tiers qui […] divise et […] institue [des mots et des choses], pour la représentation et à
l’échelle de la culture. Or, c’est précisément là, au niveau de l’institution du langage, que se
joue la construction épistémique de toute société. Comment, par quels artifices mettant en
scène la causalité, se construit le Tiers qui sait, qui mythologiquement sait pour être en
mesure de fonder la communication dogmatique ? Je retiens le terme de Teubner:
constructivisme. » (EdT 265)
14
Karl-Heinz Ladeur, “Finding our Text...“, dans: Die Innenwelt der Außenwelt der Innenwelt des Rechts.
Annäherungen zwischen Rechts- und Literaturwissenschaft, éd. par Ino Augsberg et Sophie-Charlotte Lenski
(München: Wilhelm Fink Verlag 2012), 173-204, 198.
6
Le dévoilement de ces structures peut donc être vu comme l’origine de l’importance persistante de
L’Homme au Sable : en dévoilant le fondement relationnel de la vérité ainsi que de la fiction, en
estompant la frontière entre fiction et réalité, entre texte et lecteur, initiée par la privation d’un
principe unifiant, d’une Référence, le texte donne au lecteur une idée de la fragilité des structures
qui assurent l’« ordre binaire » du système culturel et finalement un aperçu de la précarité du
fondement de sa propre subjectivité. Ainsi, il pressent le caractère construit de chaque vision du
monde ainsi que de sa propre existence. A la lumière des constatations précédentes concernant la
question essentielle de la vérité et de la fiction, à savoir leurs relations narratives et normatives, ou
bien, selon la terminologie de Legendre, du fait de la nécessité d’inscrire chaque perception « dans
une mise en scène » (VDE 333), il devient clair que la problématisation de la différenciation entre
fiction et vérité, poussée à bout dans le roman, est à intégrer dans un contexte qui va au-delà du
Romantisme, au-delà de l’époque de la naissance du roman, et que les motifs romantiques comme le
redoublement, la vraisemblance et surtout le motif de la « scène sur la scène », dans le sens d’une
rupture méta-esthétique de la création poétique15, typique du Romantisme, ont une portée
fondamentale permettant de saisir les structures ontogénétiques et culturelles de base.16
En conclusion, à l’aide des deux textes analysés, la présente étude entreprend de démontrer le rôle
fondamental que joue la littérature dans la culture, c’est-à-dire sa capacité à mobiliser et à renforcer
la normativité ainsi que sa capacité à faire sentir et, ainsi, à faire vaciller le fondement de la
normativité. Grâce à sa constitution normative ainsi qu’à sa faculté de toucher à l’ « abîme », la
littérature se révèle être un médium qui, en canalisant le chaos esthétique dans les structures
normatives du texte et de la langue (écrite), peut soit servir à la consolidation du fondement du droit,
soit – par l’intervention de ses propres structures normatives ainsi que des liens normatifs entre
texte et lecteur – participer de manière créative au façonnement de ce fondement même. Selon
l’hypothèse ici émise, ce sont ces capacités qui lui confèrent une position spécifique parmi les
produits esthétiques et qui résultent de sa structure ainsi que de sa position particulière: en se
situant entre sujet et Référence et en mobilisant la dimension normative ainsi qu’esthétique, la
littérature est capable de devenir une loupe [Brennglas] ayant le pouvoir d’influencer la constitution
des sujets ainsi que celle de l’ordre culturel ; autrement dit, elle permet au lecteur de percevoir et de
remettre en question ses propres fondements, ainsi que les fondations de la culture, et d’agir sur
celles-ci, de les influencer pour les modifier.
15
Cf. Müller, Marika: Die Ironie: Kulturgeschichte und Textgestalt, (Würzburg: Königshausen und Neumann
1955), 78.
16
Cf. Legendre, Argumenta Dogmatica. Le Fiduciaire, suivi de: Le Silence des Mots, 20: « La théâtralisation est le
cadre constitutif des civilisations, à l’intérieur duquel se déploient le sentir, le savoir et le faire. Et s’il en est
ainsi, ce que nous appelons couramment ›théâtre‹ est théâtre dans le théâtre, théâtre au second degré, c’està-dire une sublimation. »
7
Liste d‘abréviations
DM – Dieu au miroir. Étude sur l’institution des images, Paris: Fayard 1994.
DPD – Le désir politique de Dieu. Étude sur les montages de l’État et du Droit, Paris: Fayard 1988.
EdT – Les Enfants du Texte. Étude sur la fonction parentale des États, Paris: Fayard 1992.
VDE – « Valeur Dogmatique de l’esthétique », dans: Baur, Ruedi (éd.): La loi et ses conséquences
visuelles/Das Gesetz und seine visuellen Folgen, Baden: Lars Müller Publishers 2005, 322-41.
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