SM166_06_PANCHAUD.qxp 8/03/12 16:08 Page 30 DOSSIER RÉTABLISSEMENT ET SCHIZOPHRÉNIE Orchestrer son existence À l’aide de différents outils, et en particulier en s’appuyant sur le groupe et les activités de la vie quotidienne, une unité de soins permet au patient de construire progressivement son rétablissement. Pris dans la mouvance voire la contrainte du nouveau, du « jamais vu », du « enfin trouvé », ou encore du « très récemment publié », nous en oublions nos concepts plus anciens. Cet enracinement pourtant conditionne nos écrits. Ne nous méprenons pas sur son objet. Il s’agit bien souvent d’écrire pour remettre l’ouvrage sur le métier, noble tâche au demeurant, de traduire « cet ouvrage » dans l’actualité et le contexte, de se l’approprier en quelque sorte plutôt que de réellement l’inventer. Le rétablissement illustre cela fort bien. L’idée du traitement de la folie a été à l’origine de la naissance de la psychiatrie (1). D’emblée, une problématique fondamentale s’est posée, restée ouverte pendant près d’un siècle : aider les patients de manière non coercitive, c’est-à-dire avec leur active participation, car à l’évidence c’est le patient et personne d’autre qui « fait le travail ». Nous connaissons les « outils » du traitement moral et ses limites. Un siècle plus tard, la psychanalyse a amené un paradigme complètement nouveau avec l’idée d’un traitement individuel, de la reconnaissance de la subjectivité et des phénomènes inconscients. À ce stade, on Yannis BUSSY*, Raymond PANCHAUD** * Cadre de santé, **Directeur des soins, Fondation de Nant 30 SANTÉ MENTALE | 166 | MARS 2012 passe d’une « stratégie de la parole » à une « stratégie de la relation ». La grande nouveauté s’est probablement opérée dans l’établissement et le travail d’une relation particulière, sans forme de pouvoir sur l’autre, relation d’ « impouvoir » selon Gauchet (1). Il s’agit plutôt d’un lien au service du patient, qui devient le maître du jeu. Autrement dit, la position du thérapeute consiste à aider le patient à augmenter son pouvoir sur lui-même, sur ses souffrances internes, sur ses parties « malades ». Ainsi, les institutions ayant mis en place une philosophie de soins avec les concepts analytiques, soignent à travers des relations thérapeutiques du même type, dans le même esprit. Mais la question de fond reste la suivante : comment aider les patients à utiliser soignants et institution pour leurs objectifs thérapeutiques et quelle stratégie soignante permet d’offrir ce rapport en vue du rétablissement ? La question du rétablissement s’est posée au moment même où l’on s’est davantage intéressé aux intérêts individuels du patient plutôt qu’à l’amendement de ses symptômes (2), c’est-àdire à son bien-être et à son libre arbitre, et plus précisément à sa subjectivité, son individualité, loin de la soi-disant objectivité scientifique. On quitte ainsi la question de la norme au profit d’un équilibre dynamique plus satisfaisant (3). C’est dans ce contexte d’une approche psychodynamique que la Fondation de Nant travaille depuis longtemps au rétablissement des patients dont elle a la charge. LE CONTEXTE HISTORIQUE La fondation de Nant, établissement psychiatrique privé, assure les prestations de psychiatrie publique de la région de l’Est vaudois (160 000 habitants). Nant a toujours fonctionné dans un esprit communautaire. En 1961 déjà, lorsqu’elle s’organise en fondation, ses statuts prévoient le rétablissement des patients comme un des principaux objectifs. Dix ans plus tard, le projet institutionnel se formalise dans une approche plus psychodynamique que médicale (4), dont l’objectif clinique n’est pas la réduction symptomatique ou l’adaptation sociale, mais plutôt le confort de vie et l’équilibre psychique selon la volonté du patient. Dès les années 1970, une unité se spécialise dans le rétablissement des patients nécessitant des prises en soins résidentiels à moyen ou long terme. L’admission y est généralement l’aboutissement d’une trajectoire dans les unités de soins de l’établissement. Dans les années 1980, cette unité se déplace en ville pour favoriser la part sociale du rétablissement. Cette unité de réhabilitation thérapeutique (URT) est aussi la seule en son genre en Suisse romande. LE PATIENT ACTEUR Toute personne adulte souffrant d’une atteinte psychiatrique avérée et désireuse de régler au moins un problème tel que (re)vivre en appartement de manière autonome, reconstruire son intégration sociale et reprendre une activité professionnelle SM166_06_PANCHAUD.qxp 8/03/12 16:08 Page 31 © Aimily Muzy. RÉTABLISSEMENT ET SCHIZOPHRÉNIE DOSSIER SANTÉ MENTALE | 166 | MARS 2012 31 SM166_06_PANCHAUD.qxp 8/03/12 16:08 Page 32 DOSSIER RÉTABLISSEMENT ET SCHIZOPHRÉNIE ou une formation, est susceptible de demander à suivre un traitement à l’URT. La démarche est toujours volontaire et après une phase de préparation, elle trouve son point d’orgue lors de l’entretien d’admission destiné à définir le projet thérapeutique (les objectifs du traitement), et le programme de soins. Cette étape est cruciale, puisque la demande d’admission volontaire place le patient en position de se réapproprier son pouvoir d’agir. Ce recentrage sur lui-même mobilise sa part active et fait des soignants des partenaires de son projet de soins. Cette capacité à se mobiliser est un premier indicateur d’engagement dans un processus de rétablissement. Le traitement se déroule classiquement en trois phases : – la première se présente sous forme résidentielle, d’une durée variant de un mois à un an. – la deuxième est un passage progressif vers une vie en appartement et/ou une reprise du travail et/ou formation et se poursuit en hôpital de jour, de façon dégressive : le patient a un pied dans la réalité et un autre dans l’unité. Pendant le traitement de jour, celui-ci peut venir dans l’unité de soins pour consolider ses acquis et trouver du soutien. Il est alors capable d’utiliser la structure hospitalière en fonction de ses besoins ce qui donne une indication de son rétablissement. – la troisième phase peut revêtir la forme d’une « continuité des soins », c’est-à-dire un suivi ambulatoire au long cours par l’infirmier référent. Si l’URT est thérapeutique, c’est qu’elle vise deux finalités capitales et indissociables : la transformation psychique (5) et la reconstruction de l’interaction sociale. Ces deux objectifs se trouvent au cœur du dispositif thérapeutique, ils le modèlent de manière à proposer les outils nécessaires pour entamer le réta- blissement. L’évaluation clinique permet de faire le bilan de l’évolution par l’autoévaluation du patient et celle des soignants. À l’URT, patients et équipe infirmière cohabitent du matin au soir. C’est une espace thérapeutique avec plusieurs fonctions, organisé en différents temps et espaces où sont déployées à la fois une approche relationnelle groupale sous une forme communautaire et une approche individuelle. Les soignants qui « habitent » ce lieu sont garants de l’organisation du temps et de l’espace ; ils coaniment la « scène groupale » et assurent le pilotage du projet de soins dans un suivi individualisé. Les soins proposés sont des mises en situation qui se concrétisent par les activités de la vie quotidienne, la vie du groupe, les relations individuelles et l’investissement du champ social. Il s’agit d’un travail d’implication et de responsabilisation des patients pour retrouver un équilibre souvent gravement perturbé, notamment après une décompensation aiguë. Plutôt que de protéger le patient, le dispositif favorise la confrontation modulée aux éléments de sa réalité affective, sociale et économique. La « qualité » de l’implication et de la responsabilisation permet de situer le patient dans son processus de rétablissement. TEMPS ET ESPACES L’URT est une maison ouverte : les allées et venues des résidents ne sont pas surveillées, même si le cadre thérapeutique définit un temps « où la présence des patients est requise ». L’unité est située en centre-ville pour favoriser le passage du résidentiel à l’appartement privé et la reprise d’une activité professionnelle ou d’une formation. L’organisation du temps et de l’espace est conçue de manière à ce que le patient expérimente sa propre capacité à conte- Marco et sa passion du foot Impulsif, voire d’explosif, Marco souffre d’une fragilité psychique avérée. Lors de son admission à l’URT, il est précédé d’une réputation de casseur et de voyou colérique et procédurier. Il fait peur. Malgré plusieurs conflits ouverts, il trouve pourtant une place dans le groupe. De cuisinier de la maison, il devient coach et entraîneur d’une équipe de football qu’il a montée de sa propre initiative, en suivant son envie et sa passion pour ce sport. Sous son impulsion, la commune a cédé un terrain pour les entraînements et un match contre une autre équipe composée de patients de l’hôpital a été organisé. L’URT a perdu le match aller, mais a magnifiquement remporté celui du retour. Marco, et ceux qu’il a entraînés dans son sillage, ont hâte d’en découdre lors de la « belle ». À cette occasion, le positionnement en retrait de l’équipe soignante a favorisé l’implication de ce patient et celle de nombreux autres. Les infirmiers ne se sont pas approprié l’événement ; ils se sont mis au service du projet et l’ont co-piloté avec Marco. 32 SANTÉ MENTALE | 166 | MARS 2012 nir ses émotions, ses angoisses et ses peurs dans les interactions groupales (sociales), comme lorsqu’il se retrouve seul dans sa chambre le soir et la nuit : l’accompagnement soignant se réduit au fur et à mesure que la journée avance. Les lieux se différencient également entre les espaces partagés par les patients et les soignants (les zones communautaires), les espaces protégés (pour les patients et pour les soignants) et l’espace social. La manière dont le patient va utiliser ces différents espaces et les ressources à disposition donne des indications sur son évolution clinique. LA VIE COMMUNAUTAIRE L’approche groupale favorise l’implication des patients. Elle a plusieurs fonctions fondamentales (6) : éviter la solitude; favoriser les relations et l’expression des difficultés ; jouer un rôle de conseil et de suggestion ; révéler par un effet de miroir des aspects internes ; donner de l’espoir, du soutien (solidarité). Le groupe possède un effet d’universalisation qui diminue la honte et la culpabilité : une chose partagée conduit à la constatation que d’autres la vivent. Fréquemment, les patients s’entraident, tissent des amitiés et s’organisent en microréseaux sociaux. Le temps groupal se compose de moments structurés ou non. Les outils groupaux favorisent la reconstruction psychique individuelle et sociale : la dynamique de groupe, le positionnement dans le groupe, la gestion des conflits, l’expression orale, les groupes de parole, les préparations de repas, les activités diverses (sorties, activités nautiques, voile), le partage d’expériences par la parole et l’action. Nous veillons à ne pas nous laisser emporter par l’activisme et le fait de « s’ennuyer ensemble raisonnablement » reste possible … afin de favoriser l’étayage du moi et de renforcer le lien social. La majeure partie de l’activité thérapeutique se fait en groupe avec l’ensemble des soignants. Par contre, le soin individuel est davantage porté par le soignant référent au travers d’entretiens personnels ou avec des thérapeutes internes et externes. L’attitude du soignant consiste à offrir un soutien et un holding spécifique pour permettre des épreuves de réalité nuancées et adaptées, dans le sens d’une validation des expériences positives de socialisation et ainsi d’un renforcement des assises narcissiques. SM166_06_PANCHAUD.qxp 8/03/12 16:08 Page 33 RÉTABLISSEMENT ET SCHIZOPHRÉNIE DOSSIER ENVIRONNEMENT INFIRMIER ET SOIN Comment le lieu de vie peut-il favoriser la part active du patient (7) ? Comment les activités quotidiennes peuvent-elles soutenir et stimuler cette part active ? à partir de quels concepts ? L’organisation du milieu résidentiel comme agent thérapeutique actif se réfère aux fonctions du milieu (8) et s’appuie sur le positionnement interne des soignants dans les relations formelles et informelles avec les patients dans les espaces communautaires de l’URT ou en société. Ce travail de milieu, ou plus précisément l’environnement thérapeutique infirmier, est fait de toutes les prestations infirmières, structurées ou non structurées. Il est constitué d’activités, de relations, de présence ou encore d’attitudes favorisant l’atteinte des objectifs. Ainsi, dans le contexte du rétablissement, le milieu s’organise pour fournir les fonctions d’implication, de mobilisation et de structuration. – L’implication et la mobilisation se réfèrent aux processus qui fon qu’un patient prend part activement à son environnement social. Cette fonction s’étaye largement sur la vie communautaire, les groupes et toutes forme de responsabilisation. Les soignants vont donc soutenir le patient dans la lutte contre la passivité, la régression et la dépendance et l’aider à contrôler ses actes qui sont sa responsabilité (réappropriation du pouvoir d’agir). La participation volontaire aux activités et les expériences de self contrôle en sont les moyens. Gagner en autonomie et en responsabilité sur sa propre vie passe par la redécouverte et la réappropriation de sa propre existence et sa valeur de citoyen. Au sein de l’URT, le patient se (re)construit en tant que citoyen d’autant plus fortement qu’il doit sans cesse composer avec la réalité. Ce processus s’opère au travers de l’autonomie développée dans les tâches quotidiennes, de la responsabilité de la médication et de l’élaboration du projet de rétablissement. Selon Linder (2011) (9), cet apprentissage s’effectue également au travers du contournement de certaines règles de l’unité de soin. Faire preuve d’imagination et de capacité à accomplir des choix par rapport à ses besoins plutôt qu’à ceux de l’institution (par exemple, ne pas venir en traitement une journée pour pouvoir rencontrer une personne avec qui l’on tente de renouer contact) sont autant de preuves que le patient, en transgressant certaines règles, peut se détacher de l’institution, donc devenir autonome. Linder (2011) (10) précise : « Ainsi, comme n’importe quel citoyen, les patients apprennent que certaines règles peuvent être contournées en fonction de leurs besoins personnels, alors que d’autres règles ne peuvent en aucun cas être contournées. » L’apprentissage du patient citoyen par la responsabilisation et la valorisation du contournement de certaines règles est en complète adéquation avec ce que nous dit Corin (2002) (11) « le rétablissement implique la possibilité de prendre ou de reprendre pied dans l’existence, de se sentir reconnu comme personne, de retrouver une position d’acteur et de sujet ». – La structuration comprend tous les aspects d’un milieu capable de fournir une organisation prévisible du temps, de l’espace et des interactions ce qui rend l’environnement moins flou et plus rassurant. Ces repères spatio-temporels sur qui fait quoi et quand aident le patient à retrouver ses propres repères et à régler sa distance relationnelle. Cette fonction se traduit habituellement par un programme journalier de soins et d’activités. L’évolution du patient dans ces différentes fonctions donne des indications sur son processus de rétablissement. patient. Cette partie « raisonnable » est celle qui permet au patient de s’engager volontairement dans un traitement, de s’investir dans la co-construction de son projet thérapeutique et de son projet de vie. L’émergence de cette part active le propulse comme acteur de son traitement plutôt que comme objet de nos soins ; l’objectif ultime étant qu’il devienne le chef d’orchestre de sa propre existence. 1– Gauchet M, Swain G, La pratique de l’esprit humain, Gallimard, Paris 1980 ; Swain G, Dialogue avec l’insensé, Gallimard, Paris, 1994. 2– Huguelet P., Le rétablissement, un concept organisateur des soins aux patients souffrant de troubles mentaux sévères, Schweizer Archiv für Neurologie und Psychiatrie, 158, n° 6, 2007, p. 271-278 3– Provencher H, Corey L.M. Keyes. Une conception élargie du rétablissement, L’information psychiatrique, 86, n° 7, sept 2010, p. 579-589 4– Miéville C, L’activité du secteur psychiatrique de l’Est vaudois, Bulletin de la Source, n° 11, nov. 1974, p. 3-8. 5– Transformation psychique : dans le sens d’une expérience de maturation, plutôt que d’éduquer pour faire évoluer les comportements par l’acquisition de compétences/habiletés sociales 6– I. Yalom, Theory and Practice of Group Psychotherapy, Fourth edition, 1975 7– Panchaud R. Miazza M. L’environnement thérapeutique infirmier, travail de milieu en psychiatrie, EMC, savoirs et soins infirmiers, 60-705-N-10, 2011, p. 1-11 8– Gunderson J, Definnig the therapeutic process in psychiatric milieu, Psychiatry, 41, nov. 1978, p. 327-335 9– Linder A, Des processus de réinsertion et de réhabilitation à l’émergence d’un patient citoyen, Mémoire de Maîtrise en Sciences Sociales, Option Politiques Sociales et Développement, Université de Lausanne, Faculté des SSP, session automne 2011, p.75. CONCLUSION Le travail de rétablissement s’opère sur l’étayage du dispositif, qui doit trouver les moyens de stimuler la part active du 10– Ibidem p. 90. 11– Corin E., Se rétablir après une crise psychotique : ouvrir une voie ? Retrouver sa voix ?, Santé mentale au Québec, Vol. 27, No 1, 2002, p.. 65-82. Résumé : Si l’on s’intéresse davantage aux intérêts du patient plutôt qu’à la réduction de ses symptômes, on le soutient à travers une relation thérapeutique dans la recherche de son autonomie et de son équilibre, à partir de ses propres valeurs et ressources. L’approche est alors psychodynamique. L’Unité de réhabilitation thérapeutique (URT) de la fondation de Nant qui travaille dans cette optique présente son organisation et ses outils, au service des patients. Mots-clés : Autonomie – Dynamique de groupe – Malade mental – Motivation– Pratique professionnelle – Projet de vie – Projet thérapeutique – Psychodynamie – Relation soignant soigné – Subjectivité – Rétablissement. SANTÉ MENTALE | 166 | MARS 2012 33