l`an iv de la révolution tunisienne : bilan et perspectives

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Nous publions ci-dessous la transcription d’une conférence
de Fahti Chamkhi, membre de la direction du Front Populaire,
qui, à la veille des élections législatives et présidentielles
d’octobre 2014, dresse le bilan de ces quatre ans de la révolution
tunisienne. Ce texte est suivi d’une interview de notre camarade
Anis Mansouri, tête de liste du Front Populaire pour les sections
d’Amérique et reste de l’Europe (Réd.).
L’
insurrection révolutionnaire, qui a secoué
la Tunisie vers la fin de
2010 et le début de 2011, a permis aux classes populaires et à
la jeunesse de chasser Ben Ali
et de briser son pouvoir. Mais
abattre le dictateur est une
chose, abattre le système économique et social, qu’il gardait,
en est une autre.
Après avoir supporté, pendant 23 ans, la dictature néocolonialiste du capitalisme mondial, le
peuple tunisien s’est
enfin révolté. Parti du centre de
la Tunisie, l’insurrection révolutionnaire a vite gagné le reste
du pays, notamment sa capitale
Tunis. Il ne lui a fallu que 29
jours pour déboulonner le dictateur.
La révolution a affiché
comme objectif central celui
d’abattre le régime. Mais, celuici a bien résisté à l’assaut populaire, malgré la perte de son
chef. Le mouvement révolutionnaire, essentiellement spontané et manquant d’expérience
politique, n’a pas su intégrer
ses actions et ses différentes
initiatives politiques dans une
perspective de rupture avec
l’ordre dominant. Il s’est finalement laissé « apprivoiser » par
les partis politiques de droite.
Le mouvement syndical et surtout la gauche assument une
lourde responsabilité dans ce
premier échec.
Un pas en avant,
deux en arrière
La direction du puissant syndicat ouvrier UGTT a été, durant
les deux premières semaines de
l’insurrection révolutionnaire,
ouvertement hostile à ce mouvement. Pareil qu’en 2008, lors
de la longue révolte du bassin
minier.
L’engagement massif
des syndicalistes dans le mouvement révolutionnaire et la
pression qu’ils exerçaient sur la
direction de l’UGTT, l’augmentation du nombre des victimes
et, surtout, l’incapacité évidente
du pouvoir à éteindre le brasier
l’ont finalement poussé dans
le camp de la révolution. Le 11
janvier, elle décide d’une série
Déroute
du parti-Etat
et de la grande
bourgeoisie locale
I
l était difficile d’imaginer
une insurrection révolutionnaire en Tunisie, en
2010. Encore moins la chute du
général Ben Ali. Bien entendu
la situation sociale était catastrophique, la corruption générale et le contrôle criminel des
familles du palais d’un pan
de l’économie presque total.
Cependant, les signes d’une
irruption sociale imminente
étaient difficiles à déceler.
Le
17 décembre 2010, un fait divers
dramatique a brusquement
changé la donne. La contestation des parents de la victime
de ce drame devant le siège du
gouverneur a marqué le début
d’un mouvement de remise
en cause du système, qui a fini
par enflammer l’ensemble du
pays.
Le pouvoir politique ne
s’attendait pas à un embrasement social aussi général. La
police et l’armée ont été vite
débordées par l’ampleur du
mouvement, mais aussi par sa
forte détermination.
Le 14 janvier, vers le début de l’aprèsmidi, l’avenue principale de la
capitale a été occupée par une
I
L’AN IV DE LA
RÉVOLUTION
TUNISIENNE :
BILAN ET
PERSPECTIVES
de grèves générales régionales
tournantes. La région de Tunis
a été programmée pour le 14
janvier. La direction de l’UGTT
était loin de se douter que ce
jour allait être le dernier du long
règne de Ben Ali.
Le ralliement
de cette direction à la révolution
a permis un dénouement rapide
de l’affrontement avec la dictature et, surtout, d’en limiter le
coût en vies humaines.
Malgré son fort ancrage dans
le mouvement ouvrier tunisien,
dont les origines remontent au
début du 20e siècle, son combat
contre toutes les formes de colonialisme et son engagement
dans le mouvement révolutionnaire, la gauche tunisienne n’a
pas pu jouer un rôle politique
décisif après la chute de Ben
Ali. Ce qui a permis au régime
en place et aux forces impérialistes de parer au plus pressé,
en faisant appel aux services de
vieux responsables politiques,
puis aux islamistes, pour contenir la vague révolutionnaire et
stabiliser à nouveau le pouvoir.
Le prix payé à la dictature, son
extrême division et l’absence de
perspectives politiques claires
expliquent les défaillances de la
gauche, à un moment décisif de
la lutte des classes en Tunisie.
solidaritéS 253 Cahiers émancipationS
INTERNATIONAL
immense foule. Des dizaines de
milliers de ma­n i­f es­t ant·e·s se
sont massés spontanément face
au ministère de l’Intérieur, immeuble symbole de la dictature.
Puis, ils-elles ont scandé pendant
des heures « Dégage ! » contre le
dictateur, avant d’être violemment
dispersés par les brigades antiémeutes.
Ben Ali a fini par être
lâché par la grande bourgeoisie
locale et par l’impérialisme. Son
parti, qui comptait des centaines
de milliers de membres, quelques
semaines plus tôt, a lui aussi disparu dans la nature. Il ne restait
à Ben Ali qu’une seule issue : la
fuite à l’étranger. Ce qu’il a fait
sans hésitation.
Au-delà des faiblesses du
mouvement révolutionnaire, des
erreurs de la gauche et des hésitations de la direction syndicale,
le régime tunisien doit sa survie,
notamment, à l’intervention et au
soutien multiforme des forces impérialistes. La grande bourgeoisie
locale était, quant à elle, dans un
désarroi total.
La rencontre du G8
à Deauville, fin mai 2011, qui s’est
penchée sur « le printemps arabe »,
n’était que la partie visible de la
réaction et des manœuvres de
l’impérialisme face aux insurrections révolutionnaires qui remettaient en cause l’ordre impérialiste
dans la région arabe.
L’ingérence
impérialiste dans les affaires tunisiennes s’est renforcée. C’est ce
qu’illustre l’influence qu’exercent
les ambassades des Etats dominants sur les partis politiques locaux, et le contrôle quasi-total de
la politique économique et sociale
par les institutions financières internationales (IFI) et la Commission européenne.
solidaritéS 253 Cahiers émancipationS
II
Les islamistes
gardiens provisoires
du régime
L’
insur re ction révolutionnaire et la chute du
dictateur ont créé des
conditions objectives idéales
pour commencer une transformation progressiste de la société
tunisienne. Il était important
pour les classes populaires de
savoir quelle force politique pouvait le faire.
Beaucoup, parmi ces
classes, étaient séduits par le parti
islamiste Ennahdha, ce qui lui a
permis d’obtenir la majorité relative (environ 37 % des voix exprimées) aux élections de l’Assemblée Constituante du 23 octobre
2011 ; soit 89 sièges sur un total de
217 sièges. Mais, pour gouverner,
il lui fallait plus. Il a noué une
alliance gouvernementale avec
deux autres partis, qui ont totalisé
49 sièges, formant ainsi la Troïka.
Celle-ci a été chargée de manière
capital de confiance auprès des
classes populaires. Là où il faut
agir fermement, elle hésite encore, elle doute même et s’impose
des auto-limitations. En politique,
il ne peut y avoir de certitudes
sur l’issue d’un combat que l’on
engage. Mais, prendre l’initiative,
frapper le premier, contribue souvent à déterminer le résultat de
la bataille.
Le FP serait actuellement la troisième force politique.
Il se prépare à participer aux prochaines élections législatives et
présidentielles, qui débuteront
à la fin d’octobre 2014, sous sa
propre bannière.
Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahdha
démocratique de réaliser cette
transformation.
Cependant, la Troïka, avec les
islamistes aux commandes, a préféré servir de relais aux plans et
aux exigences néocolonialistes :
en poursuivant le remboursement
de la dette de la dictature, en signant l’Accord de libre-échange
complet et approfondi, véritable
traité néocolonialiste exigé par
l’Union européenne et en signant,
avec le FMI, un nouveau plan qui
durcit l’austérité budgétaire et les
restructurations capitalistes néolibérales… Bref, elle a poursuivi,
dans des conditions sociales radicalement différentes, la même
politique qui a conduit la Tunisie
à l’insurrection. Avec pour résultat, l’extension et l’approfondissement de la crise !
La Troïka a
été rattrapée par sa trahison des
promesses de justice sociale, de
lutte contre la corruption et de
demande de comptes aux criminels de l’ancien régime. Les
islamistes et leurs alliés savaient
qu’il était impossible de dire oui,
sur toute la ligne, au bourreau
et de ménager, en même temps,
ses victimes. Mais, leur nature de
classe, leurs intérêts politiques et
leur idéologie ne pouvaient que
les pousser à être les nouveaux
serviteurs du néocolonialisme.
Cette expérience a démontré, de
manière irréfutable, l’incapacité
de l’islam politique à satisfaire les
revendications sociales, démocratiques et nationales exigées lors
de l’insurrection révolutionnaire.
Encore une voie sans issue.
Après
une première période de gouvernement chaotique, les islamistes
ont jeté l’éponge, une première
fois, le 6 février 2013, à la suite de
l’assassinat de Belaid Chokri, l’un
des dirigeants du Front populaire (FP). Puis, définitivement,
le 9 janvier 2014, sous la pression
conjuguée de la rue, des partis politiques d’opposition et des puissances étrangères. Ils ont mis fin
à 767 jours de gouvernement de
la Tunisie par la Troïka. Un gouvernement dit de « technocrates »,
estampillé du label « consensus
national », a pris le relais.
Le Front Populaire :
union difficile
des forces de gauche
et des nationalistes
arabes
L
a gauche et les nationalistes arabes ont subi une
défaite cuisante aux élections de 2011. Tirant le bilan de cet
échec, ils ont formé, le 7 octobre
2012, le Front Populaire pour la
réalisation des objectifs de la révolution.
Malgré des divergences
idéologiques et un passé politique
conflictuel, les principales constituantes du FP ont réussi à préserver leur union, voire même à la
consolider ; le FP est désormais un
parti politique en construction.
Le
Front n’est pas homogène, loin
s’en faut. Il renferme toutes les
tendances de la gauche et du
mouvement nationaliste arabe.
Pour certaines tendances, ces dénominations ne veulent plus dire
grand-chose. Le seul catalyseur
de ce corps politique composite
est une réalité sociale très tendue, conflictuelle et dépourvue
de vision alternative claire.
Le FP
se veut une force de progrès, voire
révolutionnaire. Ses dizaines de
milliers de membres sont bien
ancrés dans le mouvement social,
syndical et révolutionnaire. Par
contre, la direction du FP ne
mesure pas bien l’étendue de son
Nida Tounès :
recomposition
de la droite
néolibérale
Le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti de
l’ancien dictateur, a été dissout le
9 mars 2011. Depuis, les initiatives
de regroupement de ses anciens
membres se sont multipliées. Nida
Tounès est, de loin, le nouveau
parti qui a réussi, non seulement
à regrouper bon nombre d’entre
eux, mais à attirer aussi vers lui
des cadres du mouvement démocratique et syndical.
Nida Tounès
serait le premier parti selon les
sondages d’opinions, devançant
Ennahdha. À l’instar du FP, Nida
Tounès a décidé d’aller seul aux
prochaines élections. Plusieurs
signes indiquent que ce dernier
et Ennahdha seraient d’accord
pour gouverner ensemble après
les élections. Leur accord est total
concernant le maintien de l’orientation capitaliste néolibérale de la
politique économique et sociale.
Par contre, ils divergent sur la sécularisation de la société et, plus
particulièrement, sur les droits
acquis des femmes tunisiennes.
Le gouvernement
‘technocrate’ :
échec et déroute des
islamistes au pouvoir
L’arrivée des islamistes au pouvoir,
dans les conditions concrètes de
la Tunisie après le 14 janvier, était
inévitable. Cela a coûté très cher à
la Tunisie. Cependant, à quelque
chose malheur est bon ! Cette expérience malheureuse a permis
aux classes laborieuses de mettre
les islamistes à l’épreuve de leurs
revendications sociales légitimes
nécessitant des choix politiques
clairs. La faillite des islamistes au
pouvoir est totale. Cela va certainement permettre à la société
L
es forces capitalistes ont
finalement décidé d’écarter la Troïka du pouvoir.
Parmi les moyens économiques
utilisés pour atteindre cet objectif, l’embargo financier, qu’ils ont
commencé à appliquer à partir de
juin 2013. Il n’a pris fin qu’avec l’entrée en fonction du nouveau gouvernement, en janvier 2014.
Ce dernier a émergé, en apparence, du
« dialogue national » qui a été mis
en place, un mois après l’assassinat
de Brahmi, autre leader important
du FP, le 25 juillet 2013 ; un mouvement populaire s’en est suivi, pour
réclamer le départ des islamistes
du pouvoir et la dissolution de
toutes les instances issues des élections de 2011.
Ce gouvernement est
supposé n’avoir pas de liens d’intérêts avec les partis politiques. Il
est supposé aussi être l’émanation
du dialogue national. Rien n’est
moins vrai ! Il a été concocté dans
les coulisses des chancelleries
étrangères, avec la collaboration
de la grande bourgeoisie locale
dont les intérêts sont intimement
Quelles perspectives
immédiates
pour le processus
révolutionnaire ?
Avant de quitter le pouvoir, la
Troïka a fait voter à l’Assemblée
Constituante un budget qui durcit la politique d’austérité. Mais,
quelques jours à peine après ce
vote, la contestation populaire a
fait reculer la Troïka, l’obligeant à
annuler une partie des nouvelles
mesures fiscales qui affectent les
revenus et le pouvoir d’achat des
classes populaires et moyennes.
L’ampleur du mouvement a, du
même coup, forcé le dirigeant
d’Ennahdha et chef du gouvernement, Larayedh, à démissionner.
Le départ des islamistes du
pouvoir a été accueilli avec un
grand soulagement dans le pays.
Le nouveau gouvernement a joui
d’un préjugé favorable auprès
de l’opinion publique. De plus, il
bénéficie d’un large soutien politique. Il a aussi le soutien des deux
grandes organisations professionnelles ouvrière et patronale.
Officiellement, il est censé
réunir les conditions nécessaires
pour le bon déroulement des
élections, supposées marquer la
fin de la transition démocratique
de la Tunisie.
Le gouvernement
technocrate a mis cela à profit,
pour faire des pas significatifs
dans les grands dossiers concernant les réformes structurelles
né o­libérales. Cependant, il
avance avec précaution en ce qui
concerne les mesures d’austérité budgétaire. Il a été contraint
d’organiser un « dialogue économique national » afin de garantir
une couverture politique au programme d’austérité. Mais, ce dialogue n’a pas abouti, notamment à
cause des réticences de l’UGTT et
de l’opposition du FP aux augmentations des prix des produits de
première nécessité.
Cela a poussé
le gouvernement à mettre de l’eau
dans son vin ; il a été contraint de
maintenir les subventions aux produits de base, mais a opéré dans le
même temps des augmentations
importantes du prix du carburant,
de l’électricité et du gaz.
Enfin, le
projet de budget complémentaire
pour 2014, qu’il vient de présenter
à l’Assemblée Constituante, comporte de nouvelles mesures fiscales et des retenues obligatoires
sur les salaires, allant d’une à six
journées de travail.
La dernière ligne
droite du processus
révolutionnaire
L
a tension sociale est de
nouveau montée d’un
cran à l’annonce de ces
mesures. Dans le même temps,
les partis politiques sont plongés
dans les tractations et la recherche
d’alliances pour les prochaines
élections. Seul le syndicat UGTT
demeure vigilant face à la politique du gouvernement. Il s’est
opposé à l’augmentation du prix
de l’essence, il a aussi exigé des
négociations sur les salaires.
Les
classes populaires se sentent de
nouveau abandonnées par les
partis politiques trop préoccupés
à l’heure actuelle par les élections
qui approchent à grands pas. Le
gouvernement semble lâcher du
lest sur les questions très sensibles qui touchent les produits de
première nécessité. Par contre, il a
accéléré la cadence des réformes :
secteur bancaire et financier, code
des investissements, code fiscal,
et libéralisation du secteur agricole, des services et des marchés
publics…
Les classes populaires et la
jeunesse ont réussi, grâce à leur
insurrection révolutionnaire, à
briser leurs chaînes. Mais, presque
quatre ans après la fin de la dictature leurs conditions de vie se sont
dégradées. Aucune amélioration
de l’emploi ou bien du pouvoir
d’achat n’est attendue.
L’avenir
proche va dépendre du résultat
des élections. Le pire serait le
retour des islamistes au gouvernement, l’idéal est une victoire
électorale du FP.
Enfin, la restauration de l’ancien système, dans
les mois à venir, est peu probable.
Par contre, une nouvelle victoire
révolutionnaire est fort possible.
Tout dépendra de la capacité du
mouvement révolutionnaire à
dépasser ses faiblesses organisationnelles et à se doter d’un programme capable de convaincre les
classes laborieuses. 7
Fathi Chamkhi
Conférence du 16 juillet 2014 . Transcription publiée par europe-solidaire.org le
19 août 2014. Adaptée par notre rédaction.
Fathi Chamkhi est membre de la direction du Front populaire en tant que
porte-parole de RAID, l’organisation
affiliée à Attac et au Cadtm en Tunisie.
III
Durcir l’austérité
et les
restructurations
capitalistes
néolibérales
liés aux intérêts des firmes transnationales.
La plupart des membres
du gouvernement actuel sont des
cadres de ces firmes et des IFI. La
mission, à laquelle ils s’emploient
avec dévouement, consiste à accélérer l’exécution des accords signés
avec les IFI et la Commission européenne.
Affiche du Front Populaire
solidaritéS 253 Cahiers émancipationS
tunisienne de pouvoir enfin exorciser ses démons !
L’une des tâches
urgentes des forces sociales et politiques progressistes tunisiennes
doit consister, à partir de l’expérience vécue, à aider à la cristallisation de la conscience de classe
des forces laborieuses tunisiennes.
Concrètement, il leur faut se battre
pour que les élections prochaines
soient l’occasion de réparer les
erreurs graves du passé, et qu’elles
ne constituent pas une nouvelle
tentative pour restaurer le pouvoir
de la dictature. Cela signifie qu’il
faut avoir un programme électoral
qui marche sur ses deux jambes :
politique d’une part et économique et social, de l’autre. Ce programme doit contenir des mesures
immédiates et opérantes pour renverser la tendance actuelle.
La Troïka a été docile vis-àvis des injonctions impérialistes.
Mais, signer des accords de libreéchange et accepter des plans
d’austérité et de restructurations
néolibérales est une chose, les
appliquer en est une autre. Aussi,
face aux effets catastrophiques
de ces mesures, les islamistes ont
commencé à s’inquiéter de la dégradation de leur image, et du coût
politique que cela impliquait, tandis que les IFI et la Commission
européenne continuaient d’exiger
d’eux toujours plus et plus vite.
« POUR
L’ÉMANCIPATION
SOCIALE
ET POLITIQUE
DU PEUPLE
TUNISIEN »
Notre camarade Anis Mansouri se présente aux
prochaines élections tunisiennes à la tête de la liste du
Front Populaire dans la circonscription « Amérique et
reste de l’Europe ». L’occasion de revenir avec lui sur
les raisons de son engagement et sur les espoirs que
soulèvent ce nouveau processus politique.
Tu reviens de Tunis, comment décrirais-tu la
situation économique et sociale à la veille des
élections d’octobre ?
La situation est de plus en plus difficile tant au
niveau économique que social. Tous les indicateurs sont au rouge : la croissance (2,4 %) est en
dessous de ce qui avait été prévu pour le budget 2014, un chômage en hausse, l’effondrement
des taux d’investissements avoisinant les – 19 %,
et une économie parallèle à hauteur de 53 % du
PIB. Les politiques mises en place par ce gouvernement ont largement affecté les couches
les plus démunies.
La Tunisie a connu depuis quatre ans des
mouvements sociaux de grande ampleur ;
comment les décrirais-tu aujourd’hui ?
Sont-ils d’une manière ou d’une autre partie
prenante des mobilisations en vue des élections ? Et si non pourquoi ?
retenue obligatoire sur les salaires sans que
cela ne provoque une large mobilisation.
Les attentats terroristes et les assassinats ont
joué un rôle important dans l’émergence du
discours du « tout sécuritaire » qui aide substantiellement ce gouvernement à légitimer la
criminalisation de toute contestation sociale
en arguant de la lutte contre le terrorisme.
Quelles sont à ton avis les principales forces
et faiblesses de la gauche révolutionnaire
aujourd’hui ?
Certes la gauche combative en Tunisie a retenu
la leçon de son cuisant échec électoral de 2011.
Tentant de ne plus se présenter dispersée, elle
a essayé de constituer un front large et uni avec
toutes les forces progressistes et démocratiques. Il s’agissait là d’un véritable challenge,
si l’on considère qu’une partie importante de
ces forces avait « l’anti Ennahdha » pour seul
mot d’ordre, quitte même à s’ouvrir aux forces
libérales. Au vu de la situation, les composantes
de la gauche révolutionnaire ont décidé de se
présenter sous la bannière du Front Populaire
pour constituer un véritable troisième pôle.
Malgré les difficultés subjectives et les quelques
conflits partisans, le FP a réussi à présenter à
ces élections des listes rassemblant toutes ses
composantes. Ce qui n’était guère une tâche
facile. Elle aurait pu lui être fatale au vu du
manque d’expérience politique du front uni.
Reste l’absence d’un mouvement de contestation sociale accompagnant ces élections,
qui pourrait fragiliser la gauche combative et
réduire le scrutin à une simple opération sans
contenu politique ni social. Ajoutons à cela les
flots d’argent louche qui coulent entre les mains
des obscurantistes et d’autres forces libérales,
favorisant le clientélisme et l’opportunisme,
assez répandu sur la scène politique du pays,
qui pourraient là aussi peser négativement sur
le résultat du scrutin. Mais la force centrale du
FP réside dans la solidité de son programme
politique et dans sa cohérence avec les revendications du peuple tunisien, ainsi que dans l’engagement militant de ses adhé­rent·e·s, toutes
tendances confondues.
solidaritéS 253 Cahiers émancipationS
IV
Tu te présentes aux élections tunisiennes
d’octobre 2014 pour la liste « Amérique et
reste de l’Europe ». Quelles sont à ton avis
les opportunités ouvertes par ces élections
pour la gauche révolutionnaire tunisienne ?
Avant de devoir quitter le pouvoir, la Troïka, soit
les islamistes et leurs alliés, a voté un budget
d’austérité et des politiques antisociales et antipopulaires. Les nouvelles mesures fiscales ouvertement défavorables aux couches moyennes
et populaires ont été le détonateur d’un large
mouvement de contestation, provoquant non
seulement l’arrêt de ses mesures, mais aussi la
démission forcée du président du gouvernement, l’islamiste Ali Laarayeidh. La démission,
puis la dissolution, de l’exécutif, a eu un double
effet. D’un côté, l’opinion publique soulagée a
accueilli favorablement le gouvernement « technique » qui lui a succédé ; ce gouvernement dit
de « technocrates » a été en outre soutenu par
les organisations patronales et syndicales. D’un
autre côté, ce tournant politique a conduit à freiner toutes les mobilisations sociales sous prétexte de garantir le bon déroulement des futures
élections. Ce « consensus national » a permis au
gouvernement de mettre en place des réformes
structurelles néolibérales telles que la suppression des caisses de compensation et l’augmentation des prix de base, ce qui va à l’encontre
de toutes les revendications sociales portées
depuis le 17 décembre 2010.
Certes, l’exécutif procède avec une extrême précaution, au point de se trouver
dans l’obligation d’organiser un « dialogue
économique national » visant à impliquer les
organisations syndicales et patronales, ainsi
que les différents partis politiques. La forte
opposition du Front Populaire (FP), et pour
part de la centrale syndicale, a contraint ce
gouvernement à maintenir les prix des produits de première nécessité, tout en augmentant d’autres produits, tels que les carburants
et l’électricité. Il vient même d’annoncer une
Oui, je me présente à la tête de la liste du FP dans
la circonscription « Amérique et reste de l’Europe » avec une autre camarade résidante au Canada, Farah Elkefi. Nous œuvrons dans le sens
de la consolidation de l’unité du FP, mais surtout
pour que ces élections soient aussi l’occasion de
montrer la capacité du FP à proposer une alternative qui garantisse la souveraineté populaire
et nationale à notre peuple et l’émancipation
sociale et politique. Nous voulons montrer que
le FP est une force tout à fait capable de gouverner, et non une opposition stérile et passive.
Farah et moi-même espérons aussi que ces élections soient une marche incontournable vers la
consolidation de la construction du grand parti
de gauche que plusieurs milliers de militant·e·s
attendent avec impatience. 7
Propos recueillis pour notre rédaction par
Stéfanie Prezioso
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