solidaritéS 253 Cahiers émancipationS
immense foule. Des dizaines de
milliers de ma ni fes tant·e·s se
sont massés spontanément face
au ministère de l’Intérieur, im-
meuble symbole de la dictature.
Puis, ils-elles ont scandé pendant
des heures « Dégage ! » contre le
dictateur, avant d’être violemment
dispersés par les brigades anti-
émeutes. Ben Ali a fini par être
lâché par la grande bourgeoisie
locale et par l’impérialisme. Son
parti, qui comptait des centaines
de milliers de membres, quelques
semaines plus tôt, a lui aussi dis-
paru dans la nature. Il ne restait
à Ben Ali qu’une seule issue : la
fuite à l’étranger. Ce qu’il a fait
sans hésitation.
Au-delà des faiblesses du
mouvement révolutionnaire, des
erreurs de la gauche et des hési-
tations de la direction syndicale,
le régime tunisien doit sa survie,
notamment, à l’intervention et au
soutien multiforme des forces im-
périalistes. La grande bourgeoisie
locale était, quant à elle, dans un
désarroi total. La rencontre du G8
à Deauville, n mai 2011, qui s’est
penchée sur « le printemps arabe »,
n’était que la partie visible de la
réaction et des manœuvres de
l’impérialisme face aux insurrec-
tions révolutionnaires qui remet-
taient en cause l’ordre impérialiste
dans la région arabe. L’ingérence
impérialiste dans les aaires tuni-
siennes s’est renforcée. C’est ce
qu’illustre l’inuence qu’exercent
les ambassades des Etats domi-
nants sur les partis politiques lo-
caux, et le contrôle quasi-total de
la politique économique et sociale
par les institutions nancières in-
ternationales (IFI) et la Commis-
sion européenne.
Les islamistes
gardiens provisoires
du régime
L’ insurrection révolu-
tionnaire et la chute du
dictateur ont créé des
conditions objectives idéales
pour commencer une transfor-
mation progressiste de la société
tunisienne. Il était important
pour les classes populaires de
savoir quelle force politique pou-
vait le faire. Beaucoup, parmi ces
classes, étaient séduits par le parti
islamiste Ennahdha, ce qui lui a
permis d’obtenir la majorité rela-
tive (environ 37 % des voix expri-
mées) aux élections de l’Assem-
blée Constituante du 23octobre
2011 ; soit 89 sièges sur un total de
217 sièges. Mais, pour gouverner,
il lui fallait plus. Il a noué une
alliance gouvernementale avec
deux autres partis, qui ont totalisé
49 sièges, formant ainsi la Troïka.
Celle-ci a été chargée de manière
démocratique de réaliser cette
transformation.
Cependant, la Troïka, avec les
islamistes aux commandes, a pré-
féré servir de relais aux plans et
aux exigences néocolonialistes :
en poursuivant le remboursement
de la dette de la dictature, en si-
gnant l’Accord de libre-échange
complet et approfondi, véritable
traité néocolonialiste exigé par
l’Union européenne et en signant,
avec le FMI, un nouveau plan qui
durcit l’austérité budgétaire et les
restructurations capitalistes néo-
libérales… Bref, elle a poursuivi,
dans des conditions sociales ra-
dicalement différentes, la même
politique qui a conduit la Tunisie
à l’insurrection. Avec pour résul-
tat, l’extension et l’approfondis-
sement de la crise ! La Troïka a
été rattrapée par sa trahison des
promesses de justice sociale, de
lutte contre la corruption et de
demande de comptes aux cri-
minels de l’ancien régime. Les
islamistes et leurs alliés savaient
qu’il était impossible de dire oui,
sur toute la ligne, au bourreau
et de ménager, en même temps,
ses victimes. Mais, leur nature de
classe, leurs intérêts politiques et
leur idéologie ne pouvaient que
les pousser à être les nouveaux
serviteurs du néocolonialisme.
Cette expérience a démontré, de
manière irréfutable, l’incapacité
de l’islam politique à satisfaire les
revendications sociales, démocra-
tiques et nationales exigées lors
de l’insurrection révolutionnaire.
Encore une voie sans issue. Après
une première période de gouver-
nement chaotique, les islamistes
ont jeté l’éponge, une première
fois, le 6 février 2013, à la suite de
l’assassinat de Belaid Chokri, l’un
des dirigeants du Front popu-
laire (FP). Puis, définitivement,
le 9 janvier 2014, sous la pression
conjuguée de la rue, des partis po-
litiques d’opposition et des puis-
sances étrangères. Ils ont mis n
à 767 jours de gouvernement de
la Tunisie par la Troïka. Un gou-
vernement dit de « technocrates »,
estampillé du label « consensus
national », a pris le relais.
Le Front Populaire :
union dicile
desforces de gauche
et des nationalistes
arabes
La gauche et les nationa-
listes arabes ont subi une
défaite cuisante aux élec-
tions de 2011. Tirant le bilan de cet
échec, ils ont formé, le 7octobre
2012, le Front Populaire pour la
réalisation des objectifs de la ré-
volution. Malgré des divergences
idéologiques et un passé politique
conictuel, les principales consti-
tuantes du FP ont réussi à préser-
ver leur union, voire même à la
consolider ; le FP est désormais un
parti politique en construction. Le
Front n’est pas homogène, loin
s’en faut. Il renferme toutes les
tendances de la gauche et du
mouvement nationaliste arabe.
Pour certaines tendances, ces dé-
nominations ne veulent plus dire
grand-chose. Le seul catalyseur
de ce corps politique composite
est une réalité sociale très ten-
due, conflictuelle et dépourvue
de vision alternative claire. Le FP
se veut une force de progrès, voire
révolutionnaire. Ses dizaines de
milliers de membres sont bien
ancrés dans le mouvement social,
syndical et révolutionnaire. Par
contre, la direction du FP ne
mesure pas bien l’étendue de son
capital de confiance auprès des
classes populaires. Là où il faut
agir fermement, elle hésite en-
core, elle doute même et s’impose
des auto-limitations. En politique,
il ne peut y avoir de certitudes
sur l’issue d’un combat que l’on
engage. Mais, prendre l’initiative,
frapper le premier, contribue sou-
vent à déterminer le résultat de
la bataille. Le FP serait actuelle-
ment la troisième force politique.
Il se prépare à participer aux pro-
chaines élections législatives et
présidentielles, qui débuteront
à la fin d’octobre 2014, sous sa
propre bannière.
Nida Tounès :
recomposition
de la droite
néolibérale
Le Rassemblement constitution-
nel démocratique (RCD), parti de
l’ancien dictateur, a été dissout le
9 mars 2011. Depuis, les initiatives
de regroupement de ses anciens
membres se sont multipliées. Nida
Tounès est, de loin, le nouveau
parti qui a réussi, non seulement
à regrouper bon nombre d’entre
eux, mais à attirer aussi vers lui
des cadres du mouvement démo-
cratique et syndical. Nida Tounès
serait le premier parti selon les
sondages d’opinions, devançant
Ennahdha. À l’instar du FP, Nida
Tounès a décidé d’aller seul aux
prochaines élections. Plusieurs
signes indiquent que ce dernier
et Ennahdha seraient d’accord
pour gouverner ensemble après
les élections. Leur accord est total
concernant le maintien de l’orien-
tation capitaliste néolibérale de la
politique économique et sociale.
Par contre, ils divergent sur la sé-
cularisation de la société et, plus
particulièrement, sur les droits
acquis des femmes tunisiennes.
Le gouvernement
‘technocrate’ :
échec et déroute des
islamistes au pouvoir
L’arrivée des islamistes au pouvoir,
dans les conditions concrètes de
la Tunisie après le 14 janvier, était
inévitable. Cela a coûté très cher à
la Tunisie. Cependant, à quelque
chose malheur est bon ! Cette ex-
périence malheureuse a permis
aux classes laborieuses de mettre
les islamistes à l’épreuve de leurs
revendications sociales légitimes
nécessitant des choix politiques
clairs. La faillite des islamistes au
pouvoir est totale. Cela va certai-
nement permettre à la société
II
Rached Ghannouchi, dirigeant d’Ennahdha