L’Enseignement Philosophique Éditorial de novembre - décembre 2007 LA CRISE DE L’UNIVERSITÉ ET LA PHILOSOPHIE « Le chercheur de la nature ne se rend pas clairement compte que le fondement persistant de son travail, lequel est pourtant subjectif, consiste dans le monde-ambiant de la vie, que celuici est constamment présupposé comme le sol, le champ de travail, sur lequel seul ces questions, ses méthodes de pensée ont un sens. » E. Husserl (1) Les universités françaises connaissent des dysfonctionnements ainsi que des mauvaises conditions d’enseignement et de travail dont les faibles taux de réussite en 1ère année sont l’expression. La presse se fait l’écho de leurs mauvais classements sur le plan international et parle volontiers de la crise qui affecte l’enseignement supérieur. Le terme de crise est largement galvaudé, utilisé à tout propos, il perd son sens d’instant critique ou la temporalité bascule. Ce qui est en jeu dans l’université n’est pas de l’ordre de la simple actualité immédiate, mais concerne le sens même de la modernité : l’orientation de la rationalité vers la maîtrise et la gestion des choses et des hommes. Les débats récents sur la loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités, dite loi « Pécresse » ont porté à la fois sur le pouvoir accru des présidents, sur le recrutement des enseignants, et surtout sur les financements privés dont on craint qu’ils orientent la recherche, mobilisent des capitaux en faveur des filières bénéfiques à l’entreprise, délaissant donc celles qui ne seront pas "rentables" comme les lettres, l’histoire, l’archéologie, l’anthropologie, ou la philosophie, Pour comprendre les enjeux de cette affaire, il vaudrait mieux éviter de postuler un conflit caricatural opposant les modernes et dynamiques partisans de la réforme aux opposants archaïques, empêtrés dans l’immobilisme. Pour éviter le chômage de bien des diplômés, faut-il adapter les enseignements aux besoins du "monde du travail" ? L’enseignement supérieur français repose sur un double système : en schématisant à l’extrême, les grandes écoles d’ingénieurs ou de « management » (le terme de « commerce » étant devenu obsolète !) transmettent des savoirs professionnels en vue de l’acquisition de compétences propres à des postes de travail, quant à l’université, organisée en disciplines, elle répond à une mission de formation générale dispensant savoirs et savoir-faire nécessaires à la compréhension du monde et de la société . L’université est conçue comme un domaine non strictement utilitariste dans lequel la recherche ainsi que l’enseignement jouissent d’une véritable autonomie par rapport aux pouvoirs politiques et économiques. Elle ne peut pas être exclusivement le lieu de l’apprentissage de savoir-faire immédiatement mobilisables ; l’acquisition d’un savoir, d’une culture générale, d’un esprit critique doit être au coeur de sa vocation. Mais si l’université n’est pas un centre de formation professionnelle, elle ne saurait totalement se détourner du devenir des étudiants. Une formation professionnelle n’est pas seulement constituée de savoirs et de techniques censés répondre au mieux aux besoins spécifiques des entreprises. Les outils de décryptage des discours, l’esprit critique, les capacités d’analyse sont aussi des moyens dispensés par la formation universitaire et indispensables à l’éducation du citoyen responsable. Les études de lettres ou de sciences humaines ne sont pas sans débouchés professionnels et certaines entreprises disent souhaiter des cadres possédant une bonne « culture générale ». Mais peut- -1- on réduire les lettres, l’histoire ou la philosophie à des techniques de communication nécessaires à des directeurs de ressources humaines ? Dans ce contexte quelle peut être la place de la philosophie dans l’université ? La recherche philosophique ne saurait se cantonner au domaine de sa propre histoire, mais doit pouvoir analyser les enjeux posés par les sciences, la médecine ou le droit. Dans un rapport déjà ancien, mais toujours d’actualité, Dominique Lecourt écrivait à propos des étudiants en sciences : « [ils] peuvent avoir le sentiment d’un profond hiatus entre la science qu’ils apprennent et la société où ils seront appelés à mettre en œuvre les compétences qu’ils auront acquises au terme d’études extrêmement lourdes. En tout cas l’enseignement des sciences tel qu’il est aujourd’hui conçu ne leur apporte pas les instruments intellectuels nécessaires à faire face aux questions qui ne manqueront pas de leur être posées. » Un enseignement de philosophie des sciences dans le cursus scientifique ne serait pas un luxe spéculatif, mais une nécessité pour la formation. Cette perspective réflexive devrait être également envisagée pour les études de médecine ou de droit. La philosophie doit être cette discipline qui rend manifeste l’idée selon laquelle « la force libératrice de la réflexion ne peut être remplacée par un déploiement de savoir techniquement utilisable. » Mais les étudiants en philosophie ne peuvent-ils avoir comme horizon le seul débouché des concours du CAPES et de l’agrégation – surtout si les pouvoirs publics persistent dans la réduction dramatique des postes ? Quel peut être le devenir des doctorants en philosophie si le recrutement universitaire se tarit ? Dans le souci de participer à ce débat fondamental, l’APPEP organise, à la Sorbonne, le samedi 26 janvier 2008, un colloque sur L’avenir de la philosophie dans l’Enseignement supérieur. Nous y invitons les collègues et tous ceux que cet avenir préoccupe. Edouard Aujaleu Président de l’APPEP (1) Edmund Husserl, La crise de l’humanité européenne et la philosophie. Gallimard, p. 377 (2) Jürgen Habermas, La technique et la science comme idéologie, Denoël/Gonthier, p. 96 -2-