Mauvaise Nouvelle - De Verbe et de chair Henri Quantin
De Verbe et de chair Henri Quantin
Par Henri Quantin
Propos recueillis par Maximilien Friche
Péguy, Huysmans, Max Jacob, Chesterton, Bernanos, Bloy, Claudel… dans son livre « de Verbe et de chair »
, Henri Quantin évoque tous ces écrivains qui ont choisi d’écrire ce qu’il recevait du Verbe. Il s’agit là d’un livre
phare pour la littérature, un livre qui nous met en relation avec ces écrivains à l’écriture brûlante. Henri Quantin a
accepté de répondre aux questions de MN.
Mauvaise Nouvelle : Ce n'est pas un livre ordinaire que vous avez écrit, Henri Quantin, on est très loin d'une
simple glose littéraire ou même d'un essai. A mon sens vous nous avez livré une bibliothèque, compressée certes,
mais une véritable bibliothèque. D'abord parce votre livre est composé de plusieurs livres, on sent que vous auriez
pu faire une série autour des auteurs que vous avez choisis. Ensuite et surtout, parce que c'est un livre gigogne,
où l'on a accès, comme à partir d'une sorte de lien hypertexte, à tous les ouvrages de ces auteurs. Votre livre
ressemble à ce qu'il conviendrait idéalement d'emporter sur une île déserte, de préserver pour le futur, c'est une
sorte de bibliothèque de combat. Est-ce un combat que vous avez mené avec ce livre ? Si oui, lequel ? Pour qui ?
Et si non, si ce n'est pas une arme, et pour reprendre ce que vous dites dans le chapitre consacré à Claudel, non
pas qu'est-ce que c'est (un manifeste de la littérature ?) mais "qu'est-ce que cela veut dire ?"
Henri Quantin : Tout d’abord, merci pour ce que vous dîtes, qui est flatteur. J’ai en effet voulu ouvrir le lecteur à
une multitude d’autres livres, lui mettre en quelque sorte à portée de main de nombreux volumes parfois oubliés,
épuisés ou déformés. Une nuance tout de même sur le terme de bibliothèque, dont l’étymologie suggère
l’ambivalence : le mot « thèkè », en Grec, c’est le coffre, la réserve, mais aussi le cercueil. Or c’est une parole
vivante que j’essaie de transmettre. Une bibliothèque, donc, mais dans laquelle, idéalement, chaque auteur serait
là pour lire ses textes à haute voix, vociférant, chantant, sanglotant ou murmurant.
Est-ce un livre de combat ? C’est assurément un livre dont les héros sont des combattants du Verbe fait chair. A
propos de sa jeunesse dans les salons de Mallarmé, Claudel disait qu’à part Bloy, tout le monde était
offensivement anti-chrétien. Bien des textes que je cite ont des allures de contre-offensive. J’aime beaucoup le
bilan que dresse Maritain de ses années de lutte pour annoncer le Christ à un monde souvent hostile : « Les
baptêmes pleuvaient ; les coups aussi ». Le combat est surtout celui de l’accueil de la grâce pour qu’elle puisse
travailler la chair qui préfère se fermer à elle. Je pourrais aussi citer Rimbaud : « Le combat spirituel est aussi
brutal que la bataille d’hommes ». Bref, tous les écrivains que j’évoque ont mené un double combat : combat
contre un monde athée au scientisme arrogant (monde « autothée » disait Péguy, monde qui est à lui-même son
propre Dieu) ; combat contre le travail des ténèbres en eux. Bien sûr, quand on a des écrivains comme ceux-là
comme maîtres et comme amis, on épouse rapidement leurs luttes, d’autant que leur époque est notre
« arrière-monde » comme disait Muray : lutte contre un positivisme étriqué qui réduit le réel à l’observable ; lutte
contre une fausse écologie qui fait passer la cause animale avant la justice sociale (voir le commentaire féroce et
jouissif de Bloy devant les tombes luxueuses du cimetière pour chiens d’Asnières) ; lutte contre un naturalisme qui
ne voit en l’homme que la bête (Huysmans contre Zola) ; lutte contre l’idolâtrie de la phrase qui remplace l’amour
du Verbe (Bloy et Claudel contre Flaubert et Mallarmé) ; lutte contre les faux intellectuels ingrats qui méprisent le
passé. Tout cela semble souvent avoir été écrit aujourd’hui même, tant leurs paroles sont prophétiques. Quand
Péguy s’enflamme contre ce qu’est devenu l’enseignement, vous avez l’impression qu’il vient de lire une directive
d’un de nos ministres de l’Education Nationale. Par exemple : « Les intellectuels modernes confondent tout de
même par trop le ministère de l’Instruction publique avec le ministère de l’Intérieur et la Sorbonne avec la
Préfecture de Police. »
Il y a aussi un double combat dans leur rapport à l’Eglise, à la fois contre le cléricalisme béat et contre
l’anticléricalisme simpliste. Il faudra bien que les cul-bénis finissent par comprendre que Bernanos et les autres
vocifèrent contre leurs curés et leurs évêques par amour de l’Eglise et non par haine. C’est parce qu’ils ont donné
leur vie au Christ et à son Epouse qu’ils ne comprennent pas que les clercs puissent tomber si bas, eux qui ont
reçu l’Evangile et les promesses de la vie éternelle ? Je rappelle d’ailleurs les paroles du futur Benoît XVI lors du
chemin de Croix du Colysée : « Que de souillures dans l’Eglise, et particulièrement parmi ceux qui, dans le
sacerdoce, devraient lui appartenir totalement ! Combien d’orgueil et d’autosuffisance ! » Paroles amoureuses,
pour ceux qui ont des oreilles pour entendre.
MN : Dès les premières pages du livre, vous dites la phrase qui fait que l'on sait qu'on ne lâchera plus le livre des
mains, que l'on va aller jusqu'au bout et le plus rapidement possible. Vous écrivez : "Les écrivains qui me touchent
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disent "oui" à Dieu ou lui disent "merde" ; certains font même de leur "merde" un "oui", mais aucun ne dit
peut-être"". Plus loin vous enfoncez le clou : "Le blasphème a l'immense mérite de ne pas se tromper
d'interlocuteur." Ces phrases résument bien ce qui est au cœur du combat de MN ! J'ai écrit un texte pour un
ouvrage collectif (« du religieux dans l'art »), ce texte s'appelait "de l'art de dissimuler une prière», et j'y vois là une
correspondance. Tout écrit véritable ne serait-il pas au final une adresse à Dieu ? Ces auteurs que vous avez
choisis ne manifestent-ils pas tous finalement une sorte de transformation, d'élévation, de leur chair dans l'état où
elle est en prière ?
HQ : Au départ, il y a une méfiance de ma part vis-à-vis de tout procès pour blasphème. Quand on se souvient que
le blasphème est le principal chef d’accusation retenu contre le Christ, on devient prudent avec ce mot. D’autre
part, ceux qui ont tendance à le brandir aujourd’hui comme un droit le confonde généralement avec une
provocation conformiste de rebellographe. Je préfère prendre le blasphème pour ce qu’il est véritablement : le cri
d’un cœur déçu ou même la communion avec la déréliction de ceux qui se voient abandonnés ou haïs par Dieu. Il
suffit de lire les Psaumes pour voir que la prière prend souvent des chemins de traverse : « Seigneur, pourquoi
es-tu si loin ? Pourquoi te cacher aux jours d’angoisse ? » ; « Combien de temps, Seigneur, vas-tu m’oublier ?
Combien de temps me cacher ton visage ? » ; « Comment peux-tu voir cela, Seigneur ? » et jusqu’au « Mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » que reprend le Christ en croix. Bloy n’hésite pas à parler de « blasphème par
amour ». Dans Le Désespéré, il fait dire à Marchenoir : « Fils obéissant de l’Eglise, je suis, néanmoins, en
communion d’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce
monde(…) Moi, le dernier venu, je pense qu’une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d’être
impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’il faut que nous élevions notre cœur, de les arracher, une bonne
fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel ! » Et dans La Sphère et la Croix
de Chesterton, les deux derniers hommes qui prennent Dieu au sérieux sont un catholique fervent et un athée qui
placarde, dans l’indifférence générale, des caricatures de la Vierge Marie. « De l’art de dissimuler une prière »,
votre titre me plait bien. Dans cette perspective, le théâtre médiéval reste pour moi un modèle : il laisse place, au
cœur du spectacle semi-liturgique, à des scènes farcesques parfois franchement scatologiques qui semblent
ridiculiser ce qui vient d’avoir lieu. Mais ces scènes excrémentielles ne sont là que pour suggérer que la matière la
plus basse peut elle-même être transfigurée en offrande, puisque le Christ rachète l’homme tout entier. Comme dit
Claudel en faisant allusion à l’Apocalypse : « On dit que les pierres-mêmes crieront. Est-ce au corps humain
seulement que vous refuserez son langage ? » Et Marchenoir, tirant plus encore les conséquences de
l’Incarnation, veut entrer au Paradis avec une couronne d’étrons…
MN : Certains auteurs dont vous décrivez le travail, notamment Bernanos ou Bloy, semblent agir en écriture
comme Dieu. A savoir qu'il crée un monde depuis leur toute éternité toute relative, et puis observent les
personnages leur échapper, construire leur propre mystère. Quelle est la vérité de l'abbé Cénabre ? L'agir de
l'écrivain est-il plutôt sacrificiel ou plutôt sacerdotal, vis à vis de ses personnages, notamment quand il se permet
d'intervenir pour leur salut, comme c'est le cas de Bernanos pour Mouchette, sa petite héroïne ?
HQ : Votre question renvoie au beau dialogue entre Mauriac et Maritain sur la place du romancier vis-à-vis de ses
personnages. Doit-il disparaître entièrement au risque de sembler indifférent à la misère de ses personnages ?
Doit-il au contraire intervenir au risque de manipuler ses créatures comme des marionnettes. C’est au fond la
question théologique de la nature et de la grâce transposée en littérature. Peut-on par ailleurs emprunter le regard
d’un criminel sans se faire partiellement son complice, en prenant un malin plaisir à décrire l’horreur ? En
Bernanos, Maritain trouve le cas unique d’un écrivain qui prie pour son personnage, qui supplie Dieu de faire
miséricorde à Mouchette. Le romancier est alors sacerdotal et sacrificiel : écrire n’est pas pour lui une dissection ou
une observation lointaine, mais un acte d’amour. Son modèle est un Dieu qui s’incarne et qui épouse la condition
des hommes, non pour se complaire dans leurs vices mais pour rejoindre leur misère. On voit que la célèbre
attaque de Sartre contre Mauriac tombe à côté. Sartre – par ailleurs franchement mal placé pour parler, si on lit son
théâtre lourdement didactique – reproche à Mauriac de ne pas avoir su s’effacer devant ses personnages, d’avoir
choisi « la toute-connaissance et la toute-puissance divines. » D’où la fameuse conclusion de Sartre : « Dieu n’est
pas un artiste ; M. Mauriac non plus. » Mais il faut vraiment ne rien connaître au christianisme pour affirmer que le
Dieu chrétien est un Dieu lointain et impassible !
MN : J’ai envie de revenir à la phrase extraite de votre livre pour ma première question. Pourrait-on dire que la
littérature est le terrain du combat du bien et du mal, le reflet de notre chair ? Pourrait-on en déduire que la
littérature vomit les tièdes, les tenants du consensus, du juste milieu, de la demi-mesure ? La littérature est-elle
nécessairement symbole de l’incarnation au sens où elle prend racine dans la chair, les péchés, qu’elle n’est pas
une représentation du réel, mais le réel lui-même ?
HQ : La littérature, reflet de notre chair ? Disons que dans l’énoncé, comme dans l’énonciation, elle témoigne que
notre chair est travaillée par la Parole. Ce travail de la Parole et de la grâce au cœur de notre pesanteur charnelle
est proprement miraculeux. Novarina le dit bien : « Ce qu’il faut qu’on entende, quand on parle, c’est que ce sont
encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a ça chez Rabelais, mais aussi chez La
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Fontaine ou Bossuet…Mais c’est tout de même dans le Quart Livre qu’on entend le mieux que parler est
catastrophique…Que nous ne sommes pas des sujets qui utilisent une langue-outil, ou des esprits ayant en sons
quelque chose à dire, mais des animaux qui sont dressés pour renaître en parlant. » L’anthropologie biblique n’est
pas celle d’une âme incarnée mais d’une glaise animée par le souffle divin, par le Verbe qui était au
commencement. Si Dieu est Parole, comme le dit le prologue de saint Jean, on ne peut parler qu’avec gratitude et
effroi. Le tiède vit tellement à la surface de lui-même qu’il ne s’étonne de rien et ne perçoit pas le moindre enjeu à
son existence. Il ne voit pas que chacun de ses actes et chacun de ses mots peuvent avoir une résonnance infinie,
à la fois dans l’immédiat et pour l’équilibre de la création, par la communion des saints. Pour ce qui est des
écrivains du juste milieu, ils méritent la remarque da Boileau dans un autre contexte : « Soyez plutôt maçon, si
c’est votre talent ! ».
MN : Vous dites, dans le chapitre sur Péguy, que les respirations ultimes du texte instaurent une forme de silence,
celui du samedi Saint. Cela a aussitôt fait écho pour moi aux discussions avec Alain Santacreu sur la littérature et
son contraire (contrelittérature). Ne peut-on pas dire que l’on ne peut écrire véritablement qu’en se situant le
samedi Saint, sur Dieu fait cadavre ? L’écrivain est-il de ceux qui patientent aux enfers avec les saints de l’ancien
testament ?
HQ : Je présente dans mon livre un triduum pascal : Bernanos, romancier du Vendredi Saint, comme son curé de
campagne « prisonnier de la Sainte Agonie » ; Bloy, exégète du Samedi Saint cherchant partout des traces de
Dieu au cœur d’un apparent silence assourdissant du Créateur ; Claudel, poète de la Résurrection. Il y a là sans
doute les trois principales places possibles pour un écrivain : les pieds de la Croix pour recueillir les dernières
paroles du Christ ; les abords du tombeau bien gardé par les soldats ; la table d’Emmaüs et du cœur tout brûlant.
Mais même à Emmaüs, le Christ n’est reconnu qu’à l’instant où il disparaît. C’est pourquoi je crois, comme vous,
que la place la plus profonde est celle du Samedi saint ; à ce moment-là, quand le Verbe est mort, quand la Parole
est étendue inerte, seul l’écrivain peut offrir au monde un arrachement au silence qui ne soit pas bavardage ou
divertissement. Olivier Py a bien perçu cela pour le théâtre : « C’est la souffrance surmontée qui donne puissance
à la parole. C’est la douleur vaincue qui n’est pas seulement celle du personnage, mais qui à chaque acteur, pour
chaque prise de parole, signifie la victoire de tout l’humain sur la mutité de la douleur. C’est cela qu’il faudrait voir. Il
faudrait voir cet acte héroïque de la Parole surmontant l’écume des eaux malignes ».
MN : Vous avez un style extraordinaire, les aphorismes se succèdent, et vous posez titres et formules comme des
raccourcis dans la trame de votre texte, raccourcis pour une réactualisation de la pensée des écrivains, raccourcis
pour une compréhension et un plaisir immédiat. Juste après vous disparaissez complètement pour laisser place
aux textes des auteurs dont vous causez. Ces auteurs prennent d’un coup toute la place, et vous ne reprenez la
voix que pour encore les ramener sur le devant de la scène. N’est-ce pas pour rappeler que la glose n’est que
seconde ? N’est-ce pas là un exercice pour les ressusciter ?
HQ : Vous dîtes parfaitement ce que j’ai essayé de faire et je suis heureux que vous ayez perçu cela. Il s’agit bien
de disparaître, de s’éclipser au bon moment, ce qui n’est pas toujours aisé. Heureusement, les écrivains que je cite
me facilitent la tâche. Muray distinguait la littérature d’encouragement et la littérature d’empêchement. Devant une
page de Christine Angot, dit-il, tout le monde est encouragé à devenir écrivaillon, car tout le monde se sent
capable de faire du Angot, de répéter par exemple le même mot pendant un paragraphe entier et de revendiquer
pompeusement une esthétique du ressassement obsessionnel. Au contraire, après avoir cité un long passage de
Péguy sur le Golgotha, de Huysmans sur le procès de Gilles de Rais, de Max Jacob sur les affres de sa conversion
ou de Bloy sur la communion des saints, vous êtes saisi par un impératif de silence. C’est encore plus net quand
vous lisez ces textes à haute voix au cours d’une conférence : il y a un temps de silence qui s’impose, comme
l’onde de choc d’une Parole qui émeut la chair. Vous hésitez toujours à reprendre la parole, alors l’avoir donnée à
de tels écrivains dont les mots sont encore tout palpitants de vie.
MN : Vous avez utilisé au début et à la fin de votre livre le symbole de la gargouille pour représenter ce que sont
ces écrivains selon vous, des écrivains traversés par l’eau, travaillés et modifiés par ce qui les traverse, des
écrivains qui grimacent. Pour vous quel est le rôle de ces écrivains dans l’Eglise, une place est-elle prévue pour
celui qui écrirait un roman intitulé « l’annonce de la mauvaise nouvelle », à côté des prêtres de Monseigneur Di
Falco, des veilleurs de La Manif Pour Tous, et des lecteurs de Famille Chrétienne ?
HQ : Il y a deux aspects dans votre question. Pour le rôle de ces écrivains dans l’Eglise, il consiste sans doute
avant tout à témoigner que des disciples du Verbe fait chair ne peuvent regarder ni le verbe ni la chair de la même
façon. Encore faudrait-il qu’ils soient lus. Quand la seule référence littéraire d’un curé est Oscar et la dame en rose,
vous avez envie de pleurer ou de mordre. Quand Péguy est réduit à trois phrases mièvres sur la petite fille
Espérance ou que Bernanos a pour seul mérite d’avoir rompu avec l’Action Française, ce n’est pas beaucoup plus
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nourrissant. La Foi est une rencontre et une aventure, pas une adhésion à quelques « valeurs » consensuelles
solubles dans un moralisme citoyen.
Pour le reste, je fais une grosse différence entre les prêtres de Mgr Di Falco et les veilleurs. Les premiers versent
un tribut trop lourd à l’esprit du monde et à homo festivus pour me toucher. L’erreur est toujours la même : c’est
croire que le medium est neutre et qu’on peut annoncer la bonne nouvelle en reprenant sans examen les
techniques du monde moderne. Il ne faut pas oublier la leçon de Mac Luhan : « Le medium, c’est le message ».
Autrement dit, quand vous prétendez annoncer l’Evangile dans une esthétique publicitaire digne d’un show de TF1
ou d’une comédie musicale pour adolescents, vous êtes déjà dans une forme de séduction qui rend hommage à ce
dont vous prétendez vous distinguer. Tous ceux qui se réjouissent sans distance du succès médiatique de tel ou
tel catholique me font penser à des commerciaux qui présenteraient les stigmates comme des piercings pour
rendre leur produit plus vendeur. Pourtant, qu’on le veuille ou non, le Sauveur ne sera jamais tendance et il y aura
toujours incompatibilité entre le star system et la pauvreté évangélique. En ce sens, je trouve que l’initiative des
veilleurs – est-ce parce qu’elle ne vient pas d’un évêque ? - est beaucoup plus inspirée. Elle ne court pas après le
show biz pour avoir l’air dans le coup, mais révèle que des paroles vraies n’ont pas besoin de rechercher à tout
prix les caméras pour être entendues.
Pour un roman intitulé « la mauvaise nouvelle », je ne sais pas si la place est prévue, mais je conseille à l’auteur
de la prendre sans attendre qu’on la lui donne…
MN : Vous montrez également que le rapport au temps est tout à fait particulier pour ces écrivains du réel du
péché et du désir de Dieu. En effet, ils se comportent comme des héritiers mais de quoi ? Par ailleurs, vous faites
un parallèle fort entre toute écriture des gens du « oui » à Dieu, et le théâtre. Ce genre atemporel, où tout doit
s’actualiser pour que la tragédie se donne en spectacle, ce genre permis par la déchirure du rideau du temple le
vendredi saint. La littérature doit elle toujours être une récapitulation de la création ? Doit-elle être cosmologie dans
une liturgie plus vaste ?
HQ : Là encore, il y a plusieurs questions. Pour le temps, il y a deux aspects : celle de l’héritage et celle de la
tension avec l’éternité. Bloy et les autres savent tous que leur parole est seconde, qu’elle puise à une source qui
les précède, la Parole de Dieu. Ils savent que le premier et le dernier mot ne seront pas à eux. Cette conscience de
la Parole reçue vaccine contre la tentation de l’idolâtrie de la littérature. C’est ce que suggère l’image de la
gargouille que vous évoquiez tout à l’heure. Par ailleurs, ils sont écartelés entre le temps et l’éternité, ce que
suggère fortement Bloy : « Le temps est une imposture de l’Ennemi du genre humain que désespère la pérennité
des âmes. » Une fois de plus, c’est le Moyen-Age et son théâtre qui peuvent servir de modèle, ce qui me permet
de répondre à la deuxième partie de votre question. La scène médiévale unit en un même espace tous les lieux et
tous les temps, ainsi que les vivants et les morts. L’éternité troue le temps linéaire et chaque spectateur est
contemporain d’Adam, du Christ ou de saint Laurent. Rien de ce qui est créé n’est exclu de la scène. C’est, en
verbe et en chair, la prière intégrale que la cathédrale réalise en pierres.
MN : Pour finir, parlons des écrivains d’aujourd’hui. Vous avez fait un livre pour nous parler de Bloy, Péguy,
Bernanos, Jacob, Chesterton, Claudel, Huysmans… Auriez-vous pu faire la même chose avec quelques auteurs
un peu plus contemporains : Muray, Houellebecq, Michon, Nabe, Dantec ? Aujourd’hui ne nous manque-t-il pas
les Maritain, ce pont entre l’Eglise et les artistes et écrivains ? Ne sommes nous pas trop souvent chacun sur notre
île, avec d’un côté les cathos parlent aux cathos, et de l’autre, les écrivains parlent dans le désert ?
HQ : Remarquez d’abord qu’une partie de ceux que vous citez ont une forte dette envers ceux dont je parle :
Muray, Nabe et Dantec, au moins, ne cachent pas ce qu’ils doivent à Bloy. Et il n’est bien sûr pas étonnant que
Houellebecq donne une telle importance à Huysmans dans son dernier roman. Pour Muray, j’ai participé à
l’ouvrage collectif que le Cerf lui a consacré. Mon article se concentrait sur le rôle du roman dans son œuvre et
s’appelait : « Babar et les radars ou le Muray romanesque ». Sans aborder frontalement le rapport de Muray au
Verbe fait chair, je tentais d’entrer en discussion avec ce que nous disent ses textes sur la place de la grâce dans
le roman, plus particulièrement chez Céline. Chez Houellebecq, Dieu n’est jamais entièrement absent de
l’exploration de la chair. Vous avez au détour d’une page une fenêtre qui s’ouvre, par exemple, sur l’ami prêtre du
narrateur ou sur une comparaison entre Pascal et Teilhard de Chardin. Ceux qui suivent l’itinéraire de Houellebecq
depuis le début voyaient l’ombre de Huysmans se profiler depuis longtemps dans son œuvre, disons au moins
depuis Les particules élémentaires. C’est un point que j’aimerais bien avoir le temps de creuser, en effet.
Evidemment, la plupart de ces auteurs plus contemporains ont un rapport différent à l’Eglise. Cela n’empêche pas
qu’ils aient beaucoup à lui dire. Quand Houellebecq écrit qu’on peut résumer en une phrase trente ans de
communication de l’Eglise : « Avec Jésus, tu vis plus fort », il touche plutôt juste, non ? Et quand Dantec affirme
que la première mission du nouveau pape n’est pas d’enrayer la déchristianisation de la société, mais la
déchristianisation de l’Eglise elle-même, ça me semble pas mal non plus…
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Ce que vous dîtes sur l’absence de pont entre l’Eglise et les écrivains est sans doute vrai, mais ne date pas d’hier.
Les Maritain étaient assez seuls dans leur apostolat. Bien des prêtres reprochaient à Maritain de se
« compromettre » avec le peu fréquentable Cocteau. N’oublions pas non plus le best seller clérical qu’était le
fameux Romans à lire et à proscrire de l’abbé Bethléem, qui voulait classer tous les romans selon la morale en les
répartissant entre Enfer, Purgatoire et Paradis. En 1928, on en était à la dixième édition, avec félicitation papale
pour ce travail salutaire. Or, que lit-on sous la plume de Bethléem ? Qu’il y a chez Mauriac « un mélange fâcheux
de catholicisme et de sensualité », que Max Jacob « prend avec la pudeur des libertés parfois excessives », que
Bloy ne s’est servi de sa plume que pour « déchirer, blesser ou ternir » et que les œuvres de Bernanos, qui
donnent une image fausse du prêtre, « peuvent produire dans certaines âmes un mal énorme » !
Il faudrait des Maritain, en effet, pour témoigner que la grotte de Bethléem est plus ouverte que l’abbé du même
nom, et aussi pour créer quelques liens entre les îles désertes. Quand je vois une collègue professeur de Lettres,
femme par ailleurs cultivée, qui vient me demander si je connais un livre de Bernanos qui s’appelle Les grands
cimetières sous la lune, dont elle vient d’entendre parler pour la première fois parce que le dernier Goncourt y fait
allusion, je me dis qu’il y a encore du travail. Savoir que c’est autant le travail de la grâce que le nôtre permet de ne
pas désespérer…
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