
Mauvaise Nouvelle - De Verbe et de chair Henri Quantin
disent "oui" à Dieu ou lui disent "merde" ; certains font même de leur "merde" un "oui", mais aucun ne dit
peut-être"". Plus loin vous enfoncez le clou : "Le blasphème a l'immense mérite de ne pas se tromper
d'interlocuteur." Ces phrases résument bien ce qui est au cœur du combat de MN ! J'ai écrit un texte pour un
ouvrage collectif (« du religieux dans l'art »), ce texte s'appelait "de l'art de dissimuler une prière», et j'y vois là une
correspondance. Tout écrit véritable ne serait-il pas au final une adresse à Dieu ? Ces auteurs que vous avez
choisis ne manifestent-ils pas tous finalement une sorte de transformation, d'élévation, de leur chair dans l'état où
elle est en prière ?
HQ : Au départ, il y a une méfiance de ma part vis-à-vis de tout procès pour blasphème. Quand on se souvient que
le blasphème est le principal chef d’accusation retenu contre le Christ, on devient prudent avec ce mot. D’autre
part, ceux qui ont tendance à le brandir aujourd’hui comme un droit le confonde généralement avec une
provocation conformiste de rebellographe. Je préfère prendre le blasphème pour ce qu’il est véritablement : le cri
d’un cœur déçu ou même la communion avec la déréliction de ceux qui se voient abandonnés ou haïs par Dieu. Il
suffit de lire les Psaumes pour voir que la prière prend souvent des chemins de traverse : « Seigneur, pourquoi
es-tu si loin ? Pourquoi te cacher aux jours d’angoisse ? » ; « Combien de temps, Seigneur, vas-tu m’oublier ?
Combien de temps me cacher ton visage ? » ; « Comment peux-tu voir cela, Seigneur ? » et jusqu’au « Mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? » que reprend le Christ en croix. Bloy n’hésite pas à parler de « blasphème par
amour ». Dans Le Désespéré, il fait dire à Marchenoir : « Fils obéissant de l’Eglise, je suis, néanmoins, en
communion d’impatience avec tous les révoltés, tous les déçus, tous les inexaucés, tous les damnés de ce
monde(…) Moi, le dernier venu, je pense qu’une agonie de six mille ans nous donne peut-être le droit d’être
impatients, comme on ne le fut jamais, et, puisqu’il faut que nous élevions notre cœur, de les arracher, une bonne
fois, de nos poitrines, ces organes désespérés, pour en lapider le ciel ! » Et dans La Sphère et la Croix
de Chesterton, les deux derniers hommes qui prennent Dieu au sérieux sont un catholique fervent et un athée qui
placarde, dans l’indifférence générale, des caricatures de la Vierge Marie. « De l’art de dissimuler une prière »,
votre titre me plait bien. Dans cette perspective, le théâtre médiéval reste pour moi un modèle : il laisse place, au
cœur du spectacle semi-liturgique, à des scènes farcesques parfois franchement scatologiques qui semblent
ridiculiser ce qui vient d’avoir lieu. Mais ces scènes excrémentielles ne sont là que pour suggérer que la matière la
plus basse peut elle-même être transfigurée en offrande, puisque le Christ rachète l’homme tout entier. Comme dit
Claudel en faisant allusion à l’Apocalypse : « On dit que les pierres-mêmes crieront. Est-ce au corps humain
seulement que vous refuserez son langage ? » Et Marchenoir, tirant plus encore les conséquences de
l’Incarnation, veut entrer au Paradis avec une couronne d’étrons…
MN : Certains auteurs dont vous décrivez le travail, notamment Bernanos ou Bloy, semblent agir en écriture
comme Dieu. A savoir qu'il crée un monde depuis leur toute éternité toute relative, et puis observent les
personnages leur échapper, construire leur propre mystère. Quelle est la vérité de l'abbé Cénabre ? L'agir de
l'écrivain est-il plutôt sacrificiel ou plutôt sacerdotal, vis à vis de ses personnages, notamment quand il se permet
d'intervenir pour leur salut, comme c'est le cas de Bernanos pour Mouchette, sa petite héroïne ?
HQ : Votre question renvoie au beau dialogue entre Mauriac et Maritain sur la place du romancier vis-à-vis de ses
personnages. Doit-il disparaître entièrement au risque de sembler indifférent à la misère de ses personnages ?
Doit-il au contraire intervenir au risque de manipuler ses créatures comme des marionnettes. C’est au fond la
question théologique de la nature et de la grâce transposée en littérature. Peut-on par ailleurs emprunter le regard
d’un criminel sans se faire partiellement son complice, en prenant un malin plaisir à décrire l’horreur ? En
Bernanos, Maritain trouve le cas unique d’un écrivain qui prie pour son personnage, qui supplie Dieu de faire
miséricorde à Mouchette. Le romancier est alors sacerdotal et sacrificiel : écrire n’est pas pour lui une dissection ou
une observation lointaine, mais un acte d’amour. Son modèle est un Dieu qui s’incarne et qui épouse la condition
des hommes, non pour se complaire dans leurs vices mais pour rejoindre leur misère. On voit que la célèbre
attaque de Sartre contre Mauriac tombe à côté. Sartre – par ailleurs franchement mal placé pour parler, si on lit son
théâtre lourdement didactique – reproche à Mauriac de ne pas avoir su s’effacer devant ses personnages, d’avoir
choisi « la toute-connaissance et la toute-puissance divines. » D’où la fameuse conclusion de Sartre : « Dieu n’est
pas un artiste ; M. Mauriac non plus. » Mais il faut vraiment ne rien connaître au christianisme pour affirmer que le
Dieu chrétien est un Dieu lointain et impassible !
MN : J’ai envie de revenir à la phrase extraite de votre livre pour ma première question. Pourrait-on dire que la
littérature est le terrain du combat du bien et du mal, le reflet de notre chair ? Pourrait-on en déduire que la
littérature vomit les tièdes, les tenants du consensus, du juste milieu, de la demi-mesure ? La littérature est-elle
nécessairement symbole de l’incarnation au sens où elle prend racine dans la chair, les péchés, qu’elle n’est pas
une représentation du réel, mais le réel lui-même ?
HQ : La littérature, reflet de notre chair ? Disons que dans l’énoncé, comme dans l’énonciation, elle témoigne que
notre chair est travaillée par la Parole. Ce travail de la Parole et de la grâce au cœur de notre pesanteur charnelle
est proprement miraculeux. Novarina le dit bien : « Ce qu’il faut qu’on entende, quand on parle, c’est que ce sont
encore des animaux qui parlent et que ça les étonne énormément. Il y a ça chez Rabelais, mais aussi chez La