résilience et philosophie de l`esprit - Jean Vion-Dury

RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE
DE L’ESPRIT
INTRODUCTION
«Les questions que nous pouvons nous poser à propos du modèle de la rési-
lience… sont ainsi: quelles sont les utilisations du modèle de la résilience?
Quelles sont les valeurs explicites ou implicites de ce modèle et les consé-
quences en pratique clinique, éducative, et/ou de soins ? » (Anaut, 2003, p. 117).
C’est de la conclusion du livre de M. Anaut qu’il nous semble nécessaire de
partir afin de poser un regard épistémologique et critique sur ce qu’est la rési-
lience, et tenter d’expliciter ce que seraient les valeurs ou les conceptions du
monde implicites sous-jacentes à l’approche conventionnellement utilisée pour
l’analyser et la comprendre.
Nous étudierons d’abord la résilience comme un concept quelque peu incer-
tain, puis nous tenterons d’évaluer la pertinence et les limites de l’approche
scientifique de la résilience; dans un troisième volet, nous aborderons ce que
pourrait nous dire de la résilience la philosophie de l’esprit contemporaine.
Enfin, nous discuterons le problème d’une évolution possible vers une philoso-
phie phénoménologique de la résilience.
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J. VION-DURY 1
1. Service de neurophysiologie clinique, hôpital de la Conception, Marseille, et
Institut des neurosciences cognitives de la Méditerranée (UMR-CNRS 6193). Chercheur
associé au Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives (UMR-CNRS 6059).
Vieillissement et résilience
A. Lejeune, Solal, éditeur, Marseille - 2004.
Collection Résilience et interactions tardives
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LA RÉSILIENCE, UN CONCEPT INCERTAIN
LA RÉSILIENCE EXISTE-T-ELLE ?
Il semble y avoir plusieurs raisons d’ordre épistémologique qui peuvent nous
conduire à nous demander si la résilience existe vraiment.
La première raison est la définition floue, variable, polysémique et largement
métaphorique de la résilience. Que l’on pense par exemple à cette comparai-
son de la résilience avec le phénomène physique de résistance à la déforma-
tion et à l’écrasement, « travail nécessaire pour rompre, par flexion sous l’effet
d’un choc, une éprouvette portant une entaille de forme et de profondeur déter-
minées » (Colombier et Henri, 2002). Il convient de se demander dans quelle
mesure et sous quelles précautions cette notion est transposable, même
comme métaphore, aux événements de la vie.
La deuxième raison est que le concept de résilience se trouve nécessaire-
ment associé à un autre concept, celui de traumatisme psychique, de définition
tout aussi ambiguë ou discutée que celle de la résilience. Cet accolement à un
autre concept incertain, et dans une démarche de définition, pose en lui-même
un problème épistémologique inhabituel.
Il existe également une confusion possible voire facile, ou bien peut-être
même un recouvrement partiel, du concept de résilience avec d’autres
concepts comme celui de coping ou de défense (Anaut, 2003, p. 63).
Enfin, l’attestation par des témoignages multiples utilisée comme « démons-
tration » de la résilience, la construction du concept autour d’histoires racontées
et non pas à partir d’une évidence empirique, l’absence de dispositif d’attesta-
tion et de démonstration expérimentale constituent d’autres raisons qui nous
incitent à mettre en cause le concept même de résilience.
Des raisons plus sociologiques en lien avec la production des objets scien-
tifiques, voire des raisons d’ordre ethnologique vont abonder dans le sens de
cette remise en cause. On peut ainsi se demander s’il ne s’agit pas de la créa-
tion de novo d’occasions publicatoires, dans la lignée de ce que Bourdieu
appelle le capitalisme scientifique (Bourdieu, 1997, p. 28 sq). On peut se
demander également si cette attention à la résilience ne relève pas tout sim-
plement d’une mode scientifique, ou d’une pseudo-innovation dans un champ
scientifique donné qui serait celui de la psychologie clinique, voire s’il ne s’agit
pas d’une « scientifisation » abusive (demi-objectivation savante ou objectiva-
tion demi-savante) (Bourdieu, 1997, p. 39) d’une évidence, simplement par le
fait que l’on réalise une approche quantitative ou mathématisée d’une réalité
plus simple ou moins accessible. La question serait alors de savoir laquelle.
Nous devons enfin, sur le plan ethnologique, nous poser la question de
l’existence de la résilience, parce qu’il existe une similitude de structure trou-
blante entre le couple traumatisme-résilience et les couples judéo-chrétiens de
mort-résurrection et de faute-pardon. Il pourrait s’agir alors d’un schème très
classique, qui au XXesiècle aurait été affublé du nom de résilience, notamment
pour les raisons évoquées plus haut.
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CE QUI POURRAIT DIFFÉRENCIER LA RÉSILIENCE
Al’inverse, plusieurs arguments peuvent être produits en faveur de l’exis-
tence de la résilience.
Le premier, indirect mais licite, est d’affirmer que le témoignage et la sub-
jectivité ne sont pas à proscrire a priori dans une démarche intellectuelle
rigoureuse minimisant le processus de mathématisation du réel (sinon le sys-
tème judiciaire lui-même serait invalidé). Le second argument est que l’on
observe de réelles spécificités dans les conduites dites résilientes, par rap-
port à des comportements qui ne seraient pas qualifiés de résilients, notam-
ment, à des degrés divers, la capacité à rebondir et à sortir vainqueur de
l’épreuve avec une force renouvelée (Anaut, 2003, p. 7). Les notions floues
de « couture », de reprise de la vie, de « réparation du tricot existentiel »
développées par Cyrulnik (Cyrulnik, 2002, p. 88 et 100) nous semblent pou-
voir faire partie également d’une psychologie de sens commun tout à fait
recevable dans le cadre de la philosophie de l’esprit, comme nous le verrons
plus loin.
On peut clairement décrire un « squelette de la résilience » (figure 1). Ce
squelette (ou schéma) de la résilience est à différencier a) du schéma qui
caractérise le traumatisme suivi d’un effondrement avec suicide ou psychose
secondaire, b) du traumatisme suivi d’une adaptation, d’une survie, ou bien
d’un coping (« faire avec »). Le « squelette de la résilience » peut être plus
spécifiquement caractérisé à la fois par le rebond et la couture d’un tissu exis-
tentiel. D’une certaine manière, le repérage d’une telle structure de succes-
sion de traumatisme-rebond (ou couture) nous permet de penser que ce phé-
nomène est présent dans la vie d’un certain nombre de sujets. Il existe
également des variantes du « squelette », comme par exemple une résilience
survenant après des traumatismes répétés, ou une résilience suivie d’un
effondrement, comme on a pu le voir chez Primo Levi, ou bien la résilience
telle qu’on peut l’imaginer chez les sujets âgés dans ses diverses modalités
potentielles.
Il est ainsi possible de souligner certaines propriétés de la résilience qui
pourraient en permettre la constitution comme concept différencié:
1. la résilience n’est pas un processus pathologique; elle n’émerge pas
comme une entité nosologique telle qu’une névrose ou une psychose ;
2. les quantificateurs de la psychologie scientifique ou de la psychiatrie bio-
logique semblent peu utilisables dans la définition du concept de rési-
lience (cf. infra);
3. la résilience est un processus extrêmement complexe, à déterminants
multiples, de configuration variable, et qui ne peut probablement pas être
réduit à des éléments simples ;
4. l’association nécessaire avec le concept de traumatisme en fait un objet
scientifique encore plus complexe, la complexité du processus trauma-
tique s’ajoutant à celle de la résilience ;
5. la résilience est probablement une occasion particulière de la réorgani-
sation globale de la centralité des croyances du sujet ;
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FIGURE 1. En A, le « squelette de la résilience » d’après une idée originale de J.M.
Verdier. Ce schéma global de la résilience doit être comparé à d’autres types de réac-
tions face au traumatisme (B). Par ailleurs, on doit se souvenir que, selon B. Cyrulnik,
le traumatisme est ici effraction du moi, et non simple deuil ou adversité. En C, quelques
variantes du « squelette de la résilience».
coping
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6. la résilience utilise les ressources de la mémoire ou du souvenir; elle
s’inscrit obligatoirement dans le temps ou plus probablement dans la tem-
poralité ;
7. l’intersubjectivité est indispensable à l’établissement de la résilience;
parce que, notamment, l’autre est celui qui écoute le récit du résilient ;
8. la résilience se réalise fréquemment dans la créativité, la transcendance
et la spiritualité.
PERTINENCE ET LIMITES DE L’APPROCHE
SCIENTIFIQUE DE LA RÉSILIENCE
La base de l’analyse scientifique est le syllogisme théorique dont la struc-
ture est présentée à la figure 2 (Fisette et Poirier, 2000, p. 52).
Ce schéma logique correspond à l’explication de type déductif-nomolo-
gique: déductif de la présence d’un autre événement à partir d’un premier, et
nomologique parce que cette déduction se fait au travers d’une règle (nomos,
en grec). Sur la base du syllogisme théorique, on a tenté, de diverses manières,
de trouver des explications à la résilience (Anaut, 2003), dont voici un rapide
résumé.
L’approche physique de la résilience s’avère une approche entièrement
métaphorique et qui n’a pas de caractère explicatif (voir paragraphe II. A). Elle
souligne simplement la difficulté de la définition et le fait que la résilience est en
quelque sorte une résistance à une certaine déformation due aux agressions
de la vie. Ceci étant, cette approche métaphorique ne nous apporte pas vérita-
blement une définition claire et opératoire de ce phénomène.
L’approche neurobiologique pourrait éventuellement utiliser le concept heu-
ristique de plasticité mais cette dernière n’est pas démontrée dans la résilience,
bien que l’on puisse imaginer qu’elle soit possible. Ce qui nous paraît le plus
probable, et qui a été souligné par différents auteurs, c’est le contexte neuro-
logique et/ou endocrinien du stress du à un gros traumatisme. On peut aussi
FIGURE 2. Syllogismes théorique et pratique
A) Le syllogisme théorique
1. Tous les P causent des Q Loi causale générale Explans: prémisse majeure
2. P Evénement de type A Explans: prémisse mineure
——————————————
3. Q Evénement de type B Explanandum: conclusion
B) Le syllogisme pratique
1. L’agent vise, désire P
2. L’agent croit, sait qu’il atteindra P s’il entreprend A
————————————————————————
3. L’agent entreprend de faire A
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