résilience et philosophie de l`esprit - Jean Vion-Dury

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Collection Résilience et interactions tardives
Vieillissement et résilience
A. Lejeune, Solal, éditeur, Marseille - 2004.
J. VION-DURY 1
RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE
DE L’ESPRIT
INTRODUCTION
« Les questions que nous pouvons nous poser à propos du modèle de la résilience… sont ainsi : quelles sont les utilisations du modèle de la résilience ?
Quelles sont les valeurs explicites ou implicites de ce modèle et les conséquences en pratique clinique, éducative, et/ou de soins ? » (Anaut, 2003, p. 117).
C’est de la conclusion du livre de M. Anaut qu’il nous semble nécessaire de
partir afin de poser un regard épistémologique et critique sur ce qu’est la résilience, et tenter d’expliciter ce que seraient les valeurs ou les conceptions du
monde implicites sous-jacentes à l’approche conventionnellement utilisée pour
l’analyser et la comprendre.
Nous étudierons d’abord la résilience comme un concept quelque peu incertain, puis nous tenterons d’évaluer la pertinence et les limites de l’approche
scientifique de la résilience ; dans un troisième volet, nous aborderons ce que
pourrait nous dire de la résilience la philosophie de l’esprit contemporaine.
Enfin, nous discuterons le problème d’une évolution possible vers une philosophie phénoménologique de la résilience.
1. Service de neurophysiologie clinique, hôpital de la Conception, Marseille, et
Institut des neurosciences cognitives de la Méditerranée (UMR-CNRS 6193). Chercheur
associé au Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives (UMR-CNRS 6059).
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LA RÉSILIENCE, UN CONCEPT INCERTAIN
LA RÉSILIENCE EXISTE-T-ELLE ?
Il semble y avoir plusieurs raisons d’ordre épistémologique qui peuvent nous
conduire à nous demander si la résilience existe vraiment.
La première raison est la définition floue, variable, polysémique et largement
métaphorique de la résilience. Que l’on pense par exemple à cette comparaison de la résilience avec le phénomène physique de résistance à la déformation et à l’écrasement, « travail nécessaire pour rompre, par flexion sous l’effet
d’un choc, une éprouvette portant une entaille de forme et de profondeur déterminées » (Colombier et Henri, 2002). Il convient de se demander dans quelle
mesure et sous quelles précautions cette notion est transposable, même
comme métaphore, aux événements de la vie.
La deuxième raison est que le concept de résilience se trouve nécessairement associé à un autre concept, celui de traumatisme psychique, de définition
tout aussi ambiguë ou discutée que celle de la résilience. Cet accolement à un
autre concept incertain, et dans une démarche de définition, pose en lui-même
un problème épistémologique inhabituel.
Il existe également une confusion possible voire facile, ou bien peut-être
même un recouvrement partiel, du concept de résilience avec d’autres
concepts comme celui de coping ou de défense (Anaut, 2003, p. 63).
Enfin, l’attestation par des témoignages multiples utilisée comme « démonstration » de la résilience, la construction du concept autour d’histoires racontées
et non pas à partir d’une évidence empirique, l’absence de dispositif d’attestation et de démonstration expérimentale constituent d’autres raisons qui nous
incitent à mettre en cause le concept même de résilience.
Des raisons plus sociologiques en lien avec la production des objets scientifiques, voire des raisons d’ordre ethnologique vont abonder dans le sens de
cette remise en cause. On peut ainsi se demander s’il ne s’agit pas de la création de novo d’occasions publicatoires, dans la lignée de ce que Bourdieu
appelle le capitalisme scientifique (Bourdieu, 1997, p. 28 sq). On peut se
demander également si cette attention à la résilience ne relève pas tout simplement d’une mode scientifique, ou d’une pseudo-innovation dans un champ
scientifique donné qui serait celui de la psychologie clinique, voire s’il ne s’agit
pas d’une « scientifisation » abusive (demi-objectivation savante ou objectivation demi-savante) (Bourdieu, 1997, p. 39) d’une évidence, simplement par le
fait que l’on réalise une approche quantitative ou mathématisée d’une réalité
plus simple ou moins accessible. La question serait alors de savoir laquelle.
Nous devons enfin, sur le plan ethnologique, nous poser la question de
l’existence de la résilience, parce qu’il existe une similitude de structure troublante entre le couple traumatisme-résilience et les couples judéo-chrétiens de
mort-résurrection et de faute-pardon. Il pourrait s’agir alors d’un schème très
classique, qui au XXe siècle aurait été affublé du nom de résilience, notamment
pour les raisons évoquées plus haut.
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CE QUI POURRAIT DIFFÉRENCIER LA RÉSILIENCE
A l’inverse, plusieurs arguments peuvent être produits en faveur de l’existence de la résilience.
Le premier, indirect mais licite, est d’affirmer que le témoignage et la subjectivité ne sont pas à proscrire a priori dans une démarche intellectuelle
rigoureuse minimisant le processus de mathématisation du réel (sinon le système judiciaire lui-même serait invalidé). Le second argument est que l’on
observe de réelles spécificités dans les conduites dites résilientes, par rapport à des comportements qui ne seraient pas qualifiés de résilients, notamment, à des degrés divers, la capacité à rebondir et à sortir vainqueur de
l’épreuve avec une force renouvelée (Anaut, 2003, p. 7). Les notions floues
de « couture », de reprise de la vie, de « réparation du tricot existentiel »
développées par Cyrulnik (Cyrulnik, 2002, p. 88 et 100) nous semblent pouvoir faire partie également d’une psychologie de sens commun tout à fait
recevable dans le cadre de la philosophie de l’esprit, comme nous le verrons
plus loin.
On peut clairement décrire un « squelette de la résilience » (figure 1). Ce
squelette (ou schéma) de la résilience est à différencier a) du schéma qui
caractérise le traumatisme suivi d’un effondrement avec suicide ou psychose
secondaire, b) du traumatisme suivi d’une adaptation, d’une survie, ou bien
d’un coping (« faire avec »). Le « squelette de la résilience » peut être plus
spécifiquement caractérisé à la fois par le rebond et la couture d’un tissu existentiel. D’une certaine manière, le repérage d’une telle structure de succession de traumatisme-rebond (ou couture) nous permet de penser que ce phénomène est présent dans la vie d’un certain nombre de sujets. Il existe
également des variantes du « squelette », comme par exemple une résilience
survenant après des traumatismes répétés, ou une résilience suivie d’un
effondrement, comme on a pu le voir chez Primo Levi, ou bien la résilience
telle qu’on peut l’imaginer chez les sujets âgés dans ses diverses modalités
potentielles.
Il est ainsi possible de souligner certaines propriétés de la résilience qui
pourraient en permettre la constitution comme concept différencié :
1. la résilience n’est pas un processus pathologique ; elle n’émerge pas
comme une entité nosologique telle qu’une névrose ou une psychose ;
2. les quantificateurs de la psychologie scientifique ou de la psychiatrie biologique semblent peu utilisables dans la définition du concept de résilience (cf. infra) ;
3. la résilience est un processus extrêmement complexe, à déterminants
multiples, de configuration variable, et qui ne peut probablement pas être
réduit à des éléments simples ;
4. l’association nécessaire avec le concept de traumatisme en fait un objet
scientifique encore plus complexe, la complexité du processus traumatique s’ajoutant à celle de la résilience ;
5. la résilience est probablement une occasion particulière de la réorganisation globale de la centralité des croyances du sujet ;
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coping
coping
FIGURE 1. En A, le « squelette de la résilience » d’après une idée originale de J.M.
Verdier. Ce schéma global de la résilience doit être comparé à d’autres types de réactions face au traumatisme (B). Par ailleurs, on doit se souvenir que, selon B. Cyrulnik,
le traumatisme est ici effraction du moi, et non simple deuil ou adversité. En C, quelques
variantes du « squelette de la résilience».
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A) Le syllogisme théorique
1. Tous les P causent des Q
2. P
——————————————
3. Q
Loi causale générale
Evénement de type A
Explans : prémisse majeure
Explans : prémisse mineure
Evénement de type B
Explanandum : conclusion
B) Le syllogisme pratique
1. L’agent vise, désire P
2. L’agent croit, sait qu’il atteindra P s’il entreprend A
————————————————————————
3. L’agent entreprend de faire A
FIGURE 2. Syllogismes théorique et pratique
6. la résilience utilise les ressources de la mémoire ou du souvenir ; elle
s’inscrit obligatoirement dans le temps ou plus probablement dans la temporalité ;
7. l’intersubjectivité est indispensable à l’établissement de la résilience ;
parce que, notamment, l’autre est celui qui écoute le récit du résilient ;
8. la résilience se réalise fréquemment dans la créativité, la transcendance
et la spiritualité.
PERTINENCE ET LIMITES DE L’APPROCHE
SCIENTIFIQUE DE LA RÉSILIENCE
La base de l’analyse scientifique est le syllogisme théorique dont la structure est présentée à la figure 2 (Fisette et Poirier, 2000, p. 52).
Ce schéma logique correspond à l’explication de type déductif-nomologique : déductif de la présence d’un autre événement à partir d’un premier, et
nomologique parce que cette déduction se fait au travers d’une règle (nomos,
en grec). Sur la base du syllogisme théorique, on a tenté, de diverses manières,
de trouver des explications à la résilience (Anaut, 2003), dont voici un rapide
résumé.
L’approche physique de la résilience s’avère une approche entièrement
métaphorique et qui n’a pas de caractère explicatif (voir paragraphe II. A). Elle
souligne simplement la difficulté de la définition et le fait que la résilience est en
quelque sorte une résistance à une certaine déformation due aux agressions
de la vie. Ceci étant, cette approche métaphorique ne nous apporte pas véritablement une définition claire et opératoire de ce phénomène.
L’approche neurobiologique pourrait éventuellement utiliser le concept heuristique de plasticité mais cette dernière n’est pas démontrée dans la résilience,
bien que l’on puisse imaginer qu’elle soit possible. Ce qui nous paraît le plus
probable, et qui a été souligné par différents auteurs, c’est le contexte neurologique et/ou endocrinien du stress du à un gros traumatisme. On peut aussi
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discuter de la gravité de traumatismes qui seraient susceptibles d’empêcher la
survenue du phénomène de résilience.
Les approches cognitives de la résilience se construisent essentiellement
autour du terme de la compétence, du quotient intellectuel, de l’adaptation. Ce
qui est analysé en réalité c’est la performance cognitive du sujet. Il n’est pas
certain que ceci soit une raison ou une cause de la survenue d’une résilience.
Les approches éthologiques (proches d’une conception behavioriste de la
psychologie), intéressantes et originales, soulignent des liens possibles avec
des processus d’empreinte, et ont permis de développer une théorie autour de
l’« attachement sécure » plus facilement retrouvé chez les sujets résilients.
La psychologie souligne l’importance d’un profil psychologique et/ou cognitif favorable à la résilience, reprend le problème des compétences et de la participation. Rutter et Gilligan ont proposé des profils de structures psychologiques facilitant les phénomènes de résilience. Ces profils ne constituent pas
une loi causale générale du syllogisme théorique.
La psychanalyse s’est plutôt occupée à réfléchir sur la théorie du traumatisme, sur les conflits psychiques, sur le problème de l’effraction du moi et sur
les mécanismes de défense.
La psychiatrie, quant à elle, introduit, dans le concept de la résilience, outre
les pathologies qui surviennent lors d’une rupture de résilience, les notions
d’oxymoron, de couture de tissu existentiel, et propose une approche plus pragmatique et plus proche du quotidien des gens que d’autres approches neurobiologiques ou psychologiques.
On remarquera que l’approche psychologique et/ou psychiatrique de la résilience intéresse le plus souvent des résilients qui ratent leur résilience, puisque
ceux qui la réussissent sont souvent silencieux. Il est ainsi difficile d’en définir
exactement la proportion. Ainsi, en dehors des cas évidents, les études sur la
résilience « cherchent les résilients », au risque de trouver des cas finalement
peu représentatifs, ou artificiellement qualifiés de résilients.
Il faut souligner, à ce stade de la réflexion, qu’aucun modèle expérimental
véritablement pertinent pour soutenir une approche déductive nomologique
n’est disponible pour aborder le problème de la résilience. Le modèle canin de
la résilience, proposé par C. Beata dans ce même ouvrage, bute non pas sur
le fait que le chien, lors de son arrachement à sa mère, subit véritablement un
traumatisme et continue à se développer, mais sur l’incapacité qu’il a d’exprimer dans un langage articulé le processus de reconstruction qui l’habiterait, et
ne peut sous aucun mode compréhensible pour notre espèce raconter l’histoire
du traumatisme. Le récit fait à l’autre devrait faire partie de tout modèle de la
résilience, dans la mesure où il constitue (ainsi que le souligne B. Cyrulnik) un
élément majeur de la résilience. Ce récit construit et exprime probablement, à
notre sens, la réorganisation globale de la centralité des croyances du sujet
dans la résilience.
Dans tous les cas, la situation scientifique de la résilience est peu claire. Si
l’approche scientifique classique, d’une manière générale, tente de trouver des
invariants dans la survenue ou le développement d’un phénomène, cette
recherche d’invariants dans le cas particulier de la résilience est hétérogène et
largement infructueuse. Elle ne pourrait de toutes les manières être unique en
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raison de la multiplicité de ces approches. En outre, il restait à démontrer, dans
l’hypothèse où elle réussirait, que les invariants obtenus par ces différentes
approches sont cohérents entre eux.
Ainsi, on ne dispose pas pour l’analyse de la résilience de cause attestée
scientifiquement et permettant de valider le syllogisme théorique. Ce sont en
général des facteurs (favorisants) de risque ou de protection qui sont analysés.
Dès lors, la recherche des causes de la résilience s’avère largement décevante,
notamment parce que l’on réalise une approche statistique et probabiliste qui se
décline dans la comptabilisation du nombre ou de la proportion de sujets ayant
telle caractéristique et ayant fait finalement une résilience 1. Il est donc difficile,
dans ces conditions, de trouver des invariants dans la résilience. De plus, on doit
se demander dans quelle mesure des occurrences conjointes (famille cultivée,
présence de tuteur, compétence cognitive) sont reliées à la résilience de manière
causale, en l’absence d’expériences empiriques permettant l’attestation de cette
liaison supposée causale. Ainsi, l’analyse conduite autour de la résilience reste
en général une catégorisation utile mais non explicative des types et des facteurs
de la résilience. Dans ce contexte un facteur de résilience n’est pas assimilable
à un agent causal de la résilience selon le syllogisme théorique 2.
En outre, le concept de résilience et l’approche qui en est proposée
contiennent une philosophie mécaniste implicite 3. Il existe dans la description
de la résilience des mots qui ne trompent pas. On parle de mécanisme de la
résilience, de système résilient, de fonctionnement résilient, de modèle de résilience, de facteur de résilience, de variables de protection, de processus de
résilience, etc.
La résilience est ainsi piégée dans la pensée réductrice et disjonctive.
Comme le dit E. Morin, « la pensée disjonctive isole tous les objets non seulement les uns des autres, mais aussi leur environnement. Elle isole les disciplines les unes des autres et insularise les sciences. Elle ne peut concevoir le
lien inséparable entre l’observateur et la chose observée. [...] La pensée réductrice, elle, unifie ce qui est divers ou multiple soit à ce qui est élémentaire soit
à ce qui est quantifiable. Ainsi, la pensée réductrice accorde la “vraie” vérité non
1. Pour la différence entre causalité déterministe et explications statistiques, voir
B. St-Sernin, article « Causalité », Encyclopaedia Universalis, 2002.
2. En réalité, si l’on peut récuser la recherche de lois universelles pour expliquer la résilience, au travers du syllogisme théorique, les explications proposées font partie des explications probabilistes, soulignant une connexion entre deux faits : mais dans ce cas, les
énoncés explanans n’impliquent pas déductivement l’énoncé explanandum. Ce type d’explications probabilistes (ou statistiques) convient à la microphysique. Son domaine n’est
pas celui de la mécanique macroscopique, à laquelle appartient la notion de résilience
physique, Hempel, C. (1996), Eléments d’épistémologie. Armand Colin, Paris, p. 90-91.
3. C’est ce physicalisme qui tend à promouvoir le concept de causes déterministes
que l’on tente de rechercher dans la résilience. C’est aussi la raison de son échec (cf. le
« fossé dans l’explication«, infra). Il n’est pas sans intérêt de noter également que ce
physicalisme est en partie une conséquence de la définition métaphorique de la résilience à partir de la physique de la résistance des matériaux. On a pris, comme souvent,
sans s’en rendre compte, la métaphore au sérieux.
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aux totalités mais aux éléments, non aux qualités, mais aux mesures, non aux
êtres et aux existants, mais aux énoncés formalisables et mathématisables »
(Morin, 1994, p. 314).
Si l’on refuse l’approche réductionniste et disjonctive de la résilience, on
peut observer que la résilience est pourvue de propriétés générales qui rappellent les comportements de type chaotique, à savoir : la détermination à court
terme de certains facteurs favorisants (état nutritionnel, neuroendocrinien…), la
sensibilité aux conditions initiales (enfance, contexte du traumatisme), la totale
imprédictibilité au long terme de ce que va devenir la résilience chez un sujet,
la présence de bifurcations de comportement sous l’effet de phénomènes stochastiques (c’est-à-dire en fait hasardeux, comme des rencontres fortuites d’un
individu) (Nicolas et Prigogine, 1992 ; Stewart, 1994).
La résilience semble porteuse d’une imprédictibilité essentielle et intelligible,
ce qui correspond à la définition même de la complexité, et nous conduit à
changer de paradigme. Dans le cadre du paradigme de la complexité, qui nous
semblerait plus pertinent, la résilience pourrait être pensée non plus comme un
comportement ou une caractéristique psychologique, mais comme un attracteur (étrange, ou chaotique), pouvant expliquer tout à la fois la polysémie et le
flou de sa définition, son caractère dynamique et variable, la présence d’un profil psychologique inconstant, la pertinence des approches transversales et multiples, la bifurcation non prédictible du comportement, le rôle causal aléatoire
des facteurs.
Si cette approche de la résilience selon un autre type de modèle physique
semble préférable au mécanicisme réducteur, elle reste une approche de type
physicaliste et donc intrinsèquement réductionniste, qu’il faudrait peut-être définitivement écarter.
RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
Si l’on récuse l’approche nomologique-déductive de la science neurobiologique ou de la psychologie cognitive contemporaines pour expliquer la résilience,
une autre question qui nous est alors posée est de savoir dans quelle mesure
la résilience serait accessible par l’intermédiaire de la philosophie de l’esprit
contemporaine.
LES CAUSES ET LES RAISONS
Les explications scientifiques de la résilience relèvent, comme on l’a vu, du
syllogisme théorique. En réalité, cette recherche classique des causes, outre
son a priori de philosophie mécaniste, possède un a priori méthodologique
d’extériorité. On peut ainsi objecter que la résilience constitue un processus de
réorganisation de la centralité des croyances d’un individu et que l’on doit l’envisager du point de vue de l’individu. La question qui doit être posée devient :
« Quelles sont les raisons pour un sujet d’entrer en résilience ? » La recherche
des raisons d’entrer en résilience est en général complètement négligée.
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Cette recherche des raisons correspond au syllogisme pratique (figure 2B)
(Fisette et Poirier, 2000, p. 44). Le syllogisme pratique est ce que l’on appelle
l’explication par rationalisation (figure 2B). Il présente la structure du syllogisme
théorique mais se pense du point de vue de l’agent. Le syllogisme pratique est
le schéma conceptuel fondant la psychologie de sens commun, c’est-à-dire en
fait le schéma de type : « désir et croyances ». Ce schéma est impliqué, comme
nous le verrons, dans la philosophie de l’esprit contemporaine.
RAPIDE PANORAMA DE LA PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
L’histoire de la philosophie de l’esprit contemporaine doit être comprise en
tenant compte de la tradition des sciences de l’esprit et de la psychologie, c’està-dire en fait de la psychologie philosophique, au XIXe siècle. A la fin du XIXe siècle,
la question qui se posait, dans les sciences de l’esprit, était de savoir si la philosophie était « soluble » dans la psychologie (Fisette et Poirier, 2000, p. 11-28).
Deux types de réponses principales ont été apportées à cette question.
La première réponse a été apportée par la psychologie explicative considérée comme une science naturelle, avec des chercheurs comme Stuart Mill,
Wund, ou Fechner, c’est-à-dire les pionniers de la psychophysique. L’autre
réponse a été apportée par la psychologie descriptive (empirique), qui considérait la psychologie non pas comme une science naturelle mais comme une
science humaine. Ce sont les positions de Dilthey et de Brentano.
Cette dichotomie a été reconduite au XXe siècle, à l’aube de celui-ci, avec un
courant qui est celui du psychologisme qui reprend à son compte le courant de
la psychologie explicative, et qui a été très fortement renforcé par un courant
naturaliste. Cette approche de type naturaliste a intégré, en outre, le positivisme logique du cercle de Vienne, avec en particulier des penseurs comme
Carnap. De l’autre côté, la psychologie descriptive empirique s’est continuée
dans les travaux de Husserl et de Frege. Tous deux, mais plus particulièrement
Frege, ont affirmé une position dénommée antipsychologisme. Dans la psychologie descriptive considérée comme science humaine, la question sur le
« quoi » précède et rend possibles les questions sur le « comment » et sur le
« par quoi ». Ce sont ces deux approches radicalement différentes au début du
XXe siècle qui ont structuré la réflexion contemporaine sur l’esprit.
Le tournant naturaliste, à partir des travaux du cercle de Vienne, a permis
l’émergence de deux types d’approches. D’une part, le psychologisme radical
de Quine, et d’autre part, dans les années précédant la Seconde Guerre mondiale, le behaviorisme de Skinner. Ces deux approches ont constitué les fondements des neurosciences cognitives dont le programme fort consiste à réaliser la naturalisation de l’épistémologie et de la philosophie. Ceci revient à
postuler que la philosophie disparaît dans un naturalisme radical.
Cette approche liée aux sciences cognitives a été très fortement influencée
par la cybernétique et l’informatique, dans l’immédiat après-guerre, avec des
chercheurs comme Turing et Minski. La cybernétique a conduit au développement ultérieur de l’intelligence artificielle dont on connaît actuellement les
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différentes applications (Dupuy, 2000). En utilisant les concepts de la cybernétique et de l’informatique, les neurosciences cognitives se sont développées
selon plusieurs branches : une première branche est l’« éliminativisme » prôné
par P. et P. Churchland, ayant pour hypothèse de départ que l’esprit n’existe
pas, et qu’il ne s’agit que de phénomènes physicochimiques. Une seconde
école de pensée des neurosciences cognitives a été fortement influencée par
la linguistique après les travaux de Chomski. Une troisième branche constitue
le cognitivisme, avec comme chefs de file Putnam et Fodor. Ce courant s’est
progressivement construit autour du paradigme majoritaire actuel des sciences
cognitives qui est le fonctionnalisme, promu notamment par Denett.
La philosophie de l’esprit contemporaine « s’organise majoritairement
autour de trois décisions : a) la délimitation du champ d’investigation de la philosophie de l’esprit à l’aide de ce qu’on appelle communément la psychologie
du sens commun et de la thèse de la croyance et du désir inhérente à cette psychologie ; b) la subsomption de l’ensemble des problèmes de la philosophie
sous les trois grandes catégories que sont l’intentionnalité, la rationalité et la
conscience, et c) le recours, dans l’explication de l’esprit, aux sciences cognitives, notamment aux modèles computationnels et représentationnalistes populaires dans certains courants de la discipline » (Fisette et Poirier, 2000, p. 288).
Le paradigme dominant des sciences cognitives est le fonctionnalisme computationnel-représentationnel (C-R), ou paradigme symbolique de Putnam,
Fodor et Block. Ce paradigme fait partie, avec les différents behavioristes et les
différents neurologismes, des monismes matérialistes de l’esprit. Il postule une
position naturaliste de l’esprit, une préférence donnée à l’« image scientifique »
du monde, plutôt qu’à l’image « manifeste » (Fisette et Poirier, 2000, p. 131166). « L’esprit est mis en causes », ce qui correspond à la structure du syllogisme théorique.
Les postulats du fonctionnalisme C-R sont les suivants : a) l’esprit fonctionne comme un ordinateur. Il se réduit à une computation (c’est-à-dire un calcul sur les symboles). La pensée possède une structure de calcul logique ; b)
la cognition est fondée sur des représentations mentales ; c) les états mentaux
sont des intermédiaires cérébraux entre une entrée sensorielle et une sortie
motrice ; d) les fonctions causales des états cérébraux sont privilégiées par
rapport à leurs propriétés neurologiques (fonctionnalisme versus neurologisme) ; ce qui importe, ce ne sont pas les états neurologiques du cerveau mais
plutôt les propriétés causales des états neurologiques liant les stimulus aux
réponses. Ce système équivaut en fait à une machine de Turing, c’est-à-dire à
un calculateur universel.
Si l’on se place du point de vue de la thèse croyance-désir (première décision), on peut envisager d’examiner la résilience à partir de la philosophie de
l’esprit, ainsi qu’on l’a vu au paragraphe III. A (syllogisme pratique). En
revanche, on a vu dans le paragraphe II que l’approche de type psychologie
scientifique ou naturaliste (c’est-à-dire en fait cognitiviste, avec le syllogisme
théorique) n’apporte pas grand-chose à l’explication de la résilience en
dehors de l’énumération de facteurs favorisants ou limitatifs. Par ailleurs, on
voit mal un ordinateur, y compris dans la version connexionniste-émergente
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du fonctionnalisme, à la fois subir un traumatisme qui effracte son moi, et
construire une résilience, grâce à une autre machine de Turing. Sauf à penser
qu’il n’y a ni esprit et donc ni traumatisme, ni résilience, en adoptant ainsi la version éliminativiste de la philosophie de l’esprit.
Un autre argument qui va contre l’analyse de la résilience avec les modèles
computationnels des sciences cognitives est le problème du déplacement du
cadre de référence et de la centralité des croyances. La résilience nous
semble, nous l’avons vu plus haut, emblématique de la transformation majeure
de l’évolution de la centralité des croyances d’un individu et de la réorganisation de son cadre de référence. Or Fodor nous dit de manière très claire :
« Notre science cognitive [...] fonctionne plutôt mal et [...] ses échecs proviennent directement des types de problèmes que nous venons de discuter [centralité/globalité] [...]. Par exemple, l’échec de l’intelligence artificielle à produire
des simulations réussies de compétences routinières de sens commun est
notoire sinon scandaleux [...]. Le réseau ne peut assurer la centralité et la pertinence. Il est incompétent pour traiter les changement de théories. » (Fodor,
2003, p. 66-67 et 88).
En d’autres termes, il nous faut douter de l’utilité de la philosophie de l’esprit dans la réflexion sur la résilience en raison de la troisième décision, qui
semble soit invalider la notion même de résilience, soit être inexploitable pour
la résilience.
LA CONSCIENCE PHÉNOMÉNALE ET LE FOSSÉ DANS L’EXPLICATION
A ce stade de notre interrogation, et devant la difficulté à trouver des
approches explicatives à la résilience, il nous semble licite de proposer la thèse
suivante : les difficultés que nous avons pour comprendre la résilience, outre la
complexité même de cette notion que nous avons déjà évoquée dans le paragraphe précédent, peuvent être subsumées sous le problème plus général du
« fossé dans l’explication » de la conscience phénoménale rencontrée en philosophie de l’esprit.
La conscience phénoménale, c’est l’effet que cela fait, la conscience qu’on
a d’être ou de vivre une expérience. Elle est différente de la conscience de soi
(concept de soi), de la conscience de « monitorage », c’est-à-dire en fait la
perception interne (l’introspection), ou de la conscience d’accès (conscience
d’un état), selon la classification de Block (Fisette et Poirier, 200, p. 243-286).
La conscience phénoménale a un lien direct avec les qualia. Les qualia sont
les propriétés phénoménales portées par l’expérience subjective, par exemple
la rougeur d’une tomate. Un quale (pluriel qualia) est la qualité subjective de
l’expérience, « l’effet que cela fait de… »
Ce problème de la conscience phénoménale est un point majeur de discussion en philosophie de l’esprit. En effet, si l’on part de la question suivante : « La
conscience phénoménale est-elle un ingrédient essentiel d’une théorie de l’esprit ? » trois réponses sont possibles : la première est la réponse négative : le
problème n’existe pas, la conscience n’est pas un problème, pas plus que
l’esprit, et on est dans l’éliminativisme déjà cité. Si l’on répond « oui » à la
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question, deux possibilités s’offrent à nous : a) soit on affirme que l’intentionnalité est le trait distinctif de l’esprit. C’est ce que l’on appelle la conception brentanienne, qui prévaut actuellement chez les représentationnalistes et donc les
tenants du paradigme R-C : les propriétés de la conscience sont des propriétés
d’états intentionnels ; b) soit on répond « oui », mais en affirmant que la
conscience phénoménale est le trait distinctif de l’esprit. Dans ce cas, nous
sommes dans la conception husserlienne et nous nous positionnons dans la
lignée de la phénoménologie et des penseurs qui affirment qu’il y a un fossé
ontologique entre la conscience phénoménale et l’explication naturaliste.
La question fondamentale concernant la conscience phénoménale est la
suivante : « La conscience phénoménale peut-elle s’expliquer avec un appareil
descriptif du même ordre que celui grâce auquel on est parvenu à expliquer la
nature de toutes les espèces naturelles connues » (c’est-à-dire le naturalisme
et le physicalisme) ? Pour Levine, les sciences naturelles ont recouru aux explications réductives ou explications par identification. Pour cet auteur, il y a un
« fossé dans l’explication et la conscience phénoménale en raison du caractère arbitraire des liens entre ce qu’il s’agit d’expliquer (explanadum, la
conscience phénoménale) et le schéma conceptuel à l’aide duquel on l’explique (explanans, processus physique). Ainsi, aucune explication physicaliste
de la nature des états qualitatifs (qualia), comme la douleur, le plaisir, ne rend
pleinement son explanandum » (Fisette et Poirier, 2000, p. 247).
Plus encore, « on peut affirmer que le problème de la conscience représente
un cas particulier du débat plus général sur l’explication en philosophie de l’esprit. Il n’y a pas en effet de consensus de ce que serait une explication satisfaisante pas plus d’ailleurs que sur la manière de décrire notre problème. Les
antimatérialistes estiment que la conscience phénoménale fait achopper une
vision physicaliste du monde. A l’inverse, les fonctionnalistes comme les physicalistes demeurent confiants devant les chances de succès d’explication naturaliste de la conscience, et ce en dépit des arguments qui tendent à montrer le
contraire » (Fisette et Poirier, 2000, p. 284).
PREMIÈRES CONCLUSIONS
Si nous posons désormais la question : « Qu’est-ce que cela fait d’être résilient ? » il apparaît que l’ensemble des éléments « scientifiques » accumulés
autour de la résilience ne peuvent conduire à une réponse satisfaisante à cette
question.
Une première thèse est que l’importance du récit personnel dans la résilience suggère la proximité de l’expérience résiliente avec un complexe de
qualia et de phénomènes préréflexifs (traumatismes vécus dans le corps,
altération de l’être au monde), puis réflexifs, de l’ordre de la conscience phénoménale. On peut alors sans peine envisager une différence ontologique (un
fossé métaphysique) entre d’une part le vécu du traumatisme et de la résilience, et d’autre part l’explication mécaniste et naturalisante de la résilience,
telle qu’elle pourrait être proposée par le cognitivisme et la psychologie scientifique.
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Ainsi, la philosophie de l’esprit, en raison de ses décisions épistémologiques
2 et 3, ne peut répondre, en tout cas en l’état de son développement, à notre
interrogation sur la résilience.
Un autre argument nous conduit à rejeter l’approche de la philosophie de
l’esprit pour la résilience. Il s’agit de la critique de J.-P. Dupuy à son propos.
« C’est une philosophie qui se glisse à l’intérieur du cheval de Troie des
sciences et des techniques pour investir le domaine de l’esprit et en chasser les
intrus qui en occupaient la place : d’autres philosophies – principalement les
philosophies de la conscience, la phénoménologie et l’existentialisme –,
d’autres psychologies – comme le behaviorisme et la psychanalyse –, d’autres
sciences – singulièrement les sciences sociales et les sciences de l’homme de
type structuraliste » (Dupuy, 2000, p. 34).
Sous peine d’incohérence, nous ne pouvons retenir l’investigation de la résilience par la philosophie de l’esprit contemporaine parce que nous organisons
l’investigation de la résilience avec ce que justement la philosophie de l’esprit
récuse et rejette, plus particulièrement l’approche psychanalytique (traumatisme).
Nous pouvons alors proposer une seconde thèse : les caractéristiques
de la résilience (complexité, évolution du cadre de référence, histoire
racontée) nous conduisent à privilégier une approche phénoménologique
plutôt qu’une approche cognitiviste classique dans l’analyse de ce
concept, notamment en raison du problème difficile de la conscience phénoménale.
VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RÉSILIENCE
L’ALTERNATIVE PHÉNOMÉNOLOGIQUE
L’autre alternative non naturaliste de la réflexion sur l’esprit (et que nous
avons présentée au paragraphe IIIB) s’est construite à partir de Brentano,
Frege et Husserl et a été à l’origine de développement de cette grande partie
de la philosophie qu’on appelle la phénoménologie 4. La phénoménologie a
insisté beaucoup sur la notion d’intentionnalité et de conscience phénoménale.
Elle a eu, parmi d’autres, un grand représentant français qui est Merleau-Ponty.
Le concept d’intentionnalité développé par Brentano a été repris très largement par le fonctionnalisme des sciences cognitives, dans un programme
de naturalisation de cette intentionnalité. Mais, pour autant, le problème de la
conscience phénoménale est resté entier et on a vu comment, à partir du
choix de l’intentionnalité ou de la conscience phénoménale comme caractéristique première de l’esprit, il était possible de décrire deux écoles de pensée radicalement différentes. Il n’en reste pas moins que la phénoménologie
a tenté de réfléchir à son intrication avec les neurosciences dans le cadre de
ce que l’on appellera la « neurophénoménologie » (Varéla), qui tente de faire
4. On prendra garde de ne pas confondre la phénoménologie comme philosophie,
avec la phénoménologie, comme attention portée aux phénomènes observables lors de
la résilience, dans le cadre d’une description externe du phénomène de résilience.
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cette synthèse entre les sciences cognitives et la vision phénoménologique
de l’esprit (Varéla, Thomson et Rosch, 1993).
Ce qui différencie sur le fond les deux grandes conceptions moniste et matérialiste de l’esprit est la position épistémologique. Les sciences cognitives (et la
philosophie de l’esprit), qui dérivent de la psychologie explicative et qui cherchent à naturaliser l’intentionnalité, proposent une approche positiviste, naturaliste et matérialiste, s’effectuant en troisième personne, extérieure, en soulignant l’importance du « en soi ». Le courant plus minoritaire provenant de la
psychologie descriptive, et qui constitue le courant phénoménologique, insiste
sur la conscience phénoménale et propose une approche en première personne, en soulignant l’importance du « pour soi ».
On peut ainsi décrire la position phénoménologique : « La phénoménologie
s’occupe d’élucider non pas la façon dont nous saisissons les choses dans les
mots mais la manière dont la réalité se manifeste dans la conscience »
(Lescourret, 2002, p. 239) ou bien encore : « La plus importante acquisition de
la phénoménologie est sans doute d’avoir joint l’extrême subjectivisme et l’extrême objectivisme dans sa notion du monde ou de la rationalité. [...] Le monde
phénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fondation de l’être [...] et aucune hypothèse explicative n’est plus claire que l’acte
même par lequel nous reprenons ce monde inachevé pour essayer de le totaliser et de le penser » [Merleau-Ponty, 1945, p. XV].
LA RÉSILIENCE ET LE TEMPS
La phénoménologie, notamment avec Heidegger, est une philosophie qui a
pensé le temps. Ainsi, « le sens de l’être de l’étant dénommé Dasein [»l’être
là«] est la temporalité. [...] Cet étant que nous sommes nous-mêmes, et qui a,
par son être, entre autres choses la possibilité de se poser des questions. [...]
Car le temps est la condition sine qua non d’une compréhension et d’une explication de l’être » (Heidegger, 1975, p. 146). Merleau-Ponty souligne également
l’importance de la temporalité : « [...] Chaque présent réaffirme la présence de
tout le passé qu’il chasse et anticipe celle de tout l’avenir et que, par définition
le présent n’est pas enfermé en lui-même et se transcende vers un avenir et un
passé » (Merleau-Ponty, 1945, p. 481).
Dans l’ensemble des approches de la résilience, jamais le temps et l’être ne
sont considérés. Il faudrait sans doute engager une réflexion approfondie sur
ce sujet, et voici ce que pourrait être le canevas d’une telle réflexion.
Lors du traumatisme, l’enveloppe du moi est effractée au cours de que l’on
nomme une « agonie psychique ». Dans le traumatisme, le sujet se réduit à son
présent de survie. Il n’a plus d’avenir (celui-ci devient impossible), ni de passé
(celui-ci est inacceptable ou impensable). Il n’est plus à lui-même ni au monde,
il n’« ex-siste » plus, selon la terminologie phénoménologique. En revanche,
lors de la résilience, il peut organiser à nouveau son présent qui devient riche
de son passé grâce à l’importance du récit (qui souvent enjolive le passé réel)
et se projeter à nouveau dans son futur et plus particulièrement dans un futur
intemporel ou éternel que permettent de penser l’art ou la religion. La résilience
donc s’avère comme la reprise du changement de l’être, comme la reprise de
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son existence et de sa temporalité. Que cette reprise se fasse fréquemment
dans la transcendance (artistique ou religieuse) n’est pas un hasard et nous
donne à penser. La question reste ouverte de savoir si l’on veut le penser.
LA RÉSILIENCE ET L’INTERSUBJECTIVITÉ
VERS UNE ÉTHIQUE DE LA RÉSILIENCE
Si la phénoménologie est une philosophie du temps, c’est également une
philosophie de la relation à l’autre. Ainsi que nous le dit Merleau-Ponty, « notre
rapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que toute
perception expresse ou que tout jugement ». Ou bien « c’est en communiquant
avec le monde que nous communiquons indubitablement avec nous-mêmes.
Nous tenons le temps tout entier parce que nous sommes présents à nousmêmes, parce que nous sommes présents au monde » (Merleau-Ponty, 1945,
p. 415 et 485).
Dans le couple traumatisme-résilience, autrui est à la fois celui qui amène le
traumatisme (violence, inceste, viol, déportation), celui qui écoute le récit (le
voyeur et le complice de la violence du traumatisme, et héros par procuration
de la résilience) et enfin le tuteur de résilience qui affirme la possibilité pour
l’autre du rebond et de la couture. Ainsi, autrui devient un élément majeur dans
le phénomène de la résilience et toute la problématique de la résilience s’organise autour de l’intersubjectivité.
Plus encore, la capacité qu’a la phénoménologie de penser le rapport à autrui
et à l’intersubjectivité nous amène à réfléchir, avec Lévinas, à une phénoménologie de la relation à autrui. Comme le dit cet auteur : « Le lien avec autrui ne se
noue que comme responsabilité. [...] Dire : me voici. Faire quelque chose pour
un autre. Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoir
à prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. La relation intersubjective est une relation non symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui, sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. [...] Le
moi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres » (Lévinas, 1982,
p. 82-98).
Cette phénoménologie de la relation à l’autre nous conduit alors à une
éthique qui pourrait là aussi nous permettre de penser autrement le bourreau
par qui vient le traumatisme, et le tuteur qui aide à la résilience.
CONCLUSION
A la fin de cette exploration philosophique de la résilience, nous oserons
proposer les conclusions suivantes.
1. Ni l’approche scientifique et philosophie mécaniste implicite, ni la philosophie de l’esprit se fondant sur les modèles cognitivistes ne sont à
même de nous donner une explication satisfaisante de la résilience.
Quelle serait, cependant, dans une version optimiste, la compatibilité à
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terme des approches des neurosciences, de la psychologie et des
sciences cognitives, et de la phénoménologie ? Comment faire en sorte
que la résilience puisse trouver une description et une compréhension
satisfaisantes, à défaut d’explication, compte tenu de ces trois approches
très différentes. Peut-être cette convergence pourrait se construire dans
la méthode de Flanagan (Fisette et Poirier, 2000, p. 284) ? Cette méthode
propose le développement de chaque discipline mais ce développement
doit être contraint par les données empiriques et conceptuelles des autres
disciplines de l’esprit. C’est dire ce que serait le coût épistémologique
d’une telle approche.
2. Il nous semble fécond d’utiliser la phénoménologie dans la compréhension de la résilience, parce que c’est une philosophie du temps et de la
subjectivité. Pour B. Cyrulnik, la résilience serait du domaine de la philosophie du destin. A notre sens, elle serait plutôt du domaine d’une philosophie de la destinée, dans laquelle on entendrait les sens de l’étymologie latine et de l’usage médiéval, moins mécaniscistes et déterminés que
ceux qui sont entendus dans le mot destin.
3. Il existe un déséquilibre dans la manière dont on pense la résilience, en
faveur d’une conception optimiste. Il nous semble que trop peu est dit sur
le traumatisme (le viol, le génocide, l’inceste). Pourquoi ? Peut-être peuton proposer deux hypothèses non exhaustives. La première serait que
l’on soit contraint par le mythe du progrès moral de l’homme, c’est-à-dire
le mythe du bon sauvage rousseauiste par comparaison avec une
conception de l’homme comme mauvais primate. La seconde hypothèse
serait que l’on a remplacé le couple mort-résurrection du christianisme
par un succédané de cette dernière (la résilience). Et la question se pose
alors de savoir si la résilience n’est pas une fausse Bonne Nouvelle 5
dans l’horizon pitoyable de l’univers moral de l’homme après Auschwitz et
le désenchantement du monde occidental. Pourrait-on alors imaginer des
églises (avec prêtres, prophètes et fidèles) dans lesquelles on professerait une foi dans une résilience non démontrée (« j’y crois ») et envers une
« eschatologie » païenne et optimiste d’un bien-vieillir, dont l’atroce condition serait d’avoir été traumatisé ?
4. Ainsi, au sein même du concept de résilience, se nouent des enjeux qui
ne sont pas scientifiques. Ces enjeux relèvent d’une conception du
monde implicite, de schémas mentaux acceptés ou refusés, de clivages
majeurs sur une vision philosophique de l’homme à propos de la souffrance et de la reconstruction personnelle d’autres hommes, face à l’inhumanité de l’humain. La résilience est un miroir de nos espoirs et de nos
craintes quant au statut réel de l’homme face à l’adversité et face à lui
même, bref face au Mal du traumatisme. Il se pourrait que son enjeu soit
au fond non pas psychologique, psychiatrique ou biologique, mais anthropologique et métaphysique. Il s’agit là déjà d’un vieux problème.
5. Il nous paraît enfin nécessaire de signaler qu’il manque à la compréhension contemporaine de la résilience une approche philosophique permettant de faire l’examen des concepts et des schémas mentaux, et ce dans
5. On rappelle que le mot Evangile veut dire « bonne nouvelle ».
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tous les cas : soit parce que la résilience existe mais constitue une version contemporaine d’une structure de pensée propre à l’homme, très
fondamentale, proche à la fois de la conscience phénoménale et des
schémas anthropologiques les plus puissants qu’il reste à comprendre,
sinon à expliquer ; soit enfin parce que la résilience est un artéfact et qu’il
faut que nous sachions enfin pourquoi.
BIBLIOGRAPHIE
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