suis-je semblable à cet homme dont parlait Oscar Wilde et qui, à force d'enseigner la parfaite connaissance de Dieu, avait perdu le parfait amour deDieu. Hélas Je n'ai certainement pas une parfaite connaissance de Dieu, mais j'ai souvent eu l'impression de faire celui qui avait la parfaite connaissance de Dieu, mais qui en avait perdu l'amourje pense que l'apostolat est très beau, mais il demande, du moins chez nous, une certaine mise en scène... f ai souvent ressenti ce malaise quand j'allais inscrire au tableau les annonces de nos réunions. Alors, j'aurais cent fois voulu être dans une Trappe, inconnu, ignoré de tous les regards, etseul avec le silence et le parfait amour de Dieu. Je vous avoue que c'estlàpourmoi un cas de conscience très grave... Je suis resté dans la nuit pour vous écrire et pour vous dire très simplement ce qui m'a longtemps et sourdement torturé cette année... Et c'est à vous que je pense, qui m'avez donné la si grande joie de savoir que plus que jamais je vous aimais et f allais revenir plus pur vers le Christ. » En juillet 1972, Althusser m'avait écrit une longue lettre où il retraçait l'origine de notre amitié : « Cher Jean G., vous auriez dû m'appeler au temps de votre solitude à l'hôpital. Je serais venu : vous êtes quelqu'un que je n'oublie pas. Pourquoi vous pouvez tenir à moi ?Je ne sais. Pourquoi je puis tenir à vous :je crois le savoir. Quand je suis arrivé à Lyon, en 1936, en khâgne, je n'étais rien et je le savais : un voyageur sans bagages, un adolescent sans passé, un étudiant sans culture. Mes grands-parents étaient des paysans pauvres du Morvan : le grand-père était parti sous Jules Feriy, comme garde forestier dans les bois les plus sauvages d'Algérie. Mes parents issus d'eux ont fait ce qu'ils ont pu. Ma mère avait été institutrice six mois, avant son mariage. Mon père, parti de rien à treize ans travaillait dans une banque. Ma mère nous fit, croyant bien faire, donner, à ma soeur et à moi, des leçons de piano et violon, et nous emmenait tous les dimanches aux "Concerts classiques". Ça ne "passait" pas. Je n'étais pas un 'héritier». En classe j'étais souvent le premier ruais je n'y croyais pas, du toc ! A Lyon, je vous ai rencontré, et il s'est passé quelque chose de singulier; une vraie rencontre. Vous ne m'avez pas appris grand-chose (n'y voyez nul reproche. J. Lacroix m'a encore moins appris que vous et pour une raison profonde : je n'ai jamais rien pu apprendre, je n'ai jamais rien su, j'en suis toujours là), mais vous m'avez donné "les clés". Vous m'avez appris à entrer en rapports avec un concept, avec deux, à les combiner, les opposer', les unir, les disjoindre, à lesretourner comme crêpes sur poêle, et à les "servir", pour qu'ils soient comestibles. Ce/a, je l'ai compris, à ma manière sûrement, mais compris, car reconnu.11 y avait du "jeu"dans votre art, et c'es tsans doute pour cela que j'y ai reconnu quelque chose comme mon bien à moi : une sorte de travail artisanal de la matière-pensée avec des outils forgés à la main — un traitementtout proche de celui que j'avais appris de mon grand-père dans ses champs et ses bois du Morvan quand il travaillait sa matière-matière. Vous confirmiez et renforciez en moi quelque chose comme une vieille tendance matérialiste, issue de mes origines et de mes rapports antérieurs au monde de la "cultu- re", ma certitude pratique et mon salut. C'était alors certitude et salut. Depuis, le salut est entré dans l'évidence. [...] » Une autre lettre datant de 1974: « [...] Vous dites que nos "pensées" sont du tout au tout opposées, ce qui peut les unir, mais que vous montrez du doute quand vous énoncez les vôtres, moi pas — ce qui nous sépare. Cela tient peut-être l'idée que ndus nous faisons du "théâtre". C'est de bonne gûerre de dire que je suis "dogmatique" : je laiee dire. J'observe seulement que les philosophies qui ont eu dans l'histoire le plus d'effets, cènes de Spinoza, de Hegel, par exemple, étaient "dogmatiques". Les "critiques" en ont eu moins (sauf dans la tradition philosophique, qu'elles ont gavées de leurs commentaires) : j'entends des effets hors de la philosophie. Je crois que Jean Guitton « Mon univers de pensée est aboli. Je ne puis plus penser » • c'est se faire une idée assez singulière de la philosophie que de vouloiryinscrire la critique ou le doute : il me semble qu'il n'y a que Dieu (supposé que ce mot ait un sens), s'il parlait, qui pourrait embrasser dans le "vrai" qu'il dirait l'hypothèse de la "fausseté" de ses propos. "Vous savez, je peux me tromper", ça ne peut s'inscrire que dans une philosophie de Dieu. [...] Vous pouvez en conclure que je suis incoerciblement spinoziste, et vous aurez raison. Je sais vraiment très peu de chose en philosophie, mais je crois du moins avoir compris, et assez bien compris que Spinoza est vraiment, de tous, et sans comparaison, le plus grand. » En 1978, Louis fut soigné dans une clinique psychiatrique du Vésinet. Je passais de longues heures avec lui. Il était alors dans une sorte d'angoisse métaphysique. Il guérit. En 1980, il m'invita à déjeuner à l'Ecole normale chez lui. Il avait le sentiment que l'humanité allait entrer dans une crise sans précédent. Je vis Hélène seule, elle me raconta sa vie d'ouvrière pauvre. Elle me disait que les catholiques comme les communistes demeuraient des bourgeois, n'allant jamais jusqu'au don total d'eux-mêmes. Hélène et Louis s'étaient unis pour se consacrer à l'Absolu, abandonnant tout désir de carrière, tout honneur humain. Ils étaient entrés en relations étroites avec les Petites Sœurs du père de Foucauld, qui avaient une maison à côté de l'Ecole normale. Un de nos derniers entretiens fut dramatique. Il vint chez moi avec Hélène pour me dire qu'ils avaient tous deux l'impression que l'humanité allait entrer dans une phase définitive, qu'ils ne voyaient qu'un seul lieu où cette crise pourrait se dénouer : ce lieu était Moscou ; mais, au-delà de Moscou c'était Rome. Autrement dit, ilsvoyaient le saint du monde dans un entretien entre Rome et Moscou. Et Althusser me demanda d'aller trouver Jean-Paul II pour lui dire : « Soyez cet homme qui franchit les barrières ultimes, car vous avez seul en ce moment une autorité morale sur l'humanité. » Althusser vint à Rome, où il eut un entretien de plusieurs heures avec le cardinal Garrone, auquel je l'avais recommandé. Celui-ci fit un rapport à Jean-Paul II pour demander au pape de recevoir Althusser. Je vis moi-même le Saint-Père et il me dit : « Je connais votre ami; c'estavant tout un logicien qui va jusqu'au bout de ses pensées. Volontiers je le recevrai. » Le drame intervint le mois suivant. Je fis des démarches, aidé par Bernard Billaud, directeur de cabinet de Jacques Chirac à la mairie de Paris, pour qu'Althusser, qui avait été soustrait à la justice, étant considéré comme irresponsable, puisse obtenir de quitter l'hôpital SainteAnne et être admis dans une clinique des environs de Paris. C'est ainsi qu'il fut soigné à Sainte-Anne d'abord, puis dans une clinique des environs de Paris appelée « les Eauxvives ». Il m'avait écrit le 3 décembre 1978: « Mon univers de pensée est aboli Je ne puis plus penser. Pour parler le langage tala (1), je vous demande votre prière. f...] » Le médecin de Sainte-Anne devait me dire que c'était par un délire d'amour qu'il avait été entraîné à tuer celle qu'il aimait. Y a-t-il d'ailleurs une si grande distance entre un criminel et un saint ? François Mauriac et Paul Claudel ne le pensaient pas. Il y a des criminels qui sont des saints en puissance, comme le bon larron. Il y a aussi des saints qui savent que sans la grâce ils auraient pu devenir des criminels. Thérèse de l'Enfant-Jésus était de cet avis, et elle ne se jugeait pas différente de l'assassin Pranzini qu'elle avait accompagné tine. en pensée à la guillo Dans un de nos derniers entretiens, Althusser me dit : « Ecrivez l'histoire de votre vie. Moi, j'ai écrit deux cents pages qui sont l'histoire de mes traumatismes épouvantables. » me dit encore : « Je n'ai jamais pu atteindre la transparence. Alors j'ai pratiqué, comme Mallarmé, comme Alain, comme Heidegger, robscurum per obscurius, c'est-à-dire l'obscur à travers le plus obscur. » , G. (1) Allusion à l'époque où les étudiants catholiques étaient appelés par les autres les « talas » (ceux qui vont à la messe), © Robert Laffon4 1988. - 23-29 SEPTEMBRE 1988/121