DR. TÖRÖKNÉ DR. SZILÁGYI K.: LA RUMEUR, PHÉNOMÈNE SOCIAL...
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nos aliments; manger relève de l’intime et n’est pas un acte anodin. Aujourd’hui, la production en
masse des aliments crée l’abondance (du moins dans les pays riches) et une diversité immense (qui
peut d’ailleurs susciter de l’angoisse: comment choisir, au rayon du supermarché parmi cinquante
yaourts?), mais elle implique l’emploi d’additifs, de colorants et supprime le contrôle direct sur la
production et l’élaboration de notre nourriture. Les histoires qui circulent sur nos aliments,
généralement fort négatives, déclinent un catalogue d’angoisses face à l’alimentation dans le monde
d’aujourd'hui. On mange une nourriture qu’on n’a pas préparée, et dont on ignore la composition
exacte. L’origine et la préparation ont été contrôlées par des inconnus, souvent des firmes
impersonnelles ayant le profit pour motif premier, il n’est donc pas surprenant, que les rumeurs
relatives à la nourriture naissent tous les jours. Il s’agit ici moins de l’incertitude quant au fondement
de la rumeur – les incidents sont toujours réels – mais plutôt de l’ampleur et de la généralisation
qu’on donne à l’événement. Le listériose est un fait réel, mais tout le bruit qu’on fait autour est
exagéré, amplifié par la presse et – bien sûr – par l’angoisse du consommateur sans ressort.
Au début de juin 1999, la Belgique connaît un ensemble de contaminations alimentaires qui
impliquent poulets (leurs aliments contiennent de la dioxine), porcs, œufs et chocolat, mettant en
jeu toute la filière productrice, hautement spécialisée du pays. Et voici que des symptômes gastro-
intestinaux sont observés chez une trentaine d’élèves d’une école catholique de Bornem après
consommation de Coca-Cola. Deux cents intoxications seront constatées. Les analyses
toxicologiques sont négatives: on trouve bien des traces de sulfure d’hydrogène et celles d’un
fongicide, mais en quantité infime et à l’extérieur des canettes. L’on pense à une réaction
d’angoisse, consécutive aux affaires précédentes qui font prendre conscience des dangers de
l’alimentation de masse. Toutefois, Coca-Cola retire 2 500 000 bouteilles du marché. La structure
hypercentralisée de Coca-Cola fait que la firme tarde à communiquer. Lorsqu’elle le fait, c’est pour
reconnaître que des défauts de production (gaz carbonique défectueux à l’usine d’Anvers) ou de
transport (palettes traitées au phénol à Dunkerque) ont pu altérer l’odeur ou le goût du produit,
mais la firme affirme fermement que les altérations qu’elle reconnaît ne sauraient être responsables
des cas d’intoxications relevés. Deux intoxications sont signalées à Lille et une véritable bataille
s’engage entre les experts français et le fabricant. Reprochant à ce dernier son manque de
transparence, la France suspend la commercialisation des boissons Coca-Cola le 15 juin. Tout sera
terminé dix jours plus tard, mais les conséquences auront été lourdes, comme le note un
commentateur qui souligne les incohérences du public et des gouvernants. „Lorsque éclate l’affaire
du Coca-Cola, les clients hypocondriaques prennent peur d’être empoisonnés. Mais quand le
gouvernement français annonce la suspension des ventes, puis l’arrêt de la production de l’usine
de Dunkerque, on voit des milliers de gens se ruer dans les magasins pour tenter de rafler ce qu’ils
pourront avant que le produit ne s’éclipse. [...] Les gouvernants ont la phobie d’être incriminés
par l’opinion [...].Quand survient un risque imprévu, engendré (peut-être) par une multinationale,
ils actionnent les sirènes pour se montrer près du peuple. [...] Ces dix jours de scandale ont fait
perdre à la marque Coca-Cola 13% à Wall Street et 60 millions de dollars de ventes (1% de son
chiffre mondial annuel). [...] Peu après, le gouvernement français levait ses interdictions. Les
boîtes de Coca ressurgissaient dans le commerce, sans qu’on sache si on avait eu raison de les en
retirer. Et une nouvelle alerte s’annonçait en Europe: celle des aliments transgéniques.”
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Le fait réel est présent: l’extérieur des cannettes a effectivement été souillé de matières
toxiques, l’intoxication des consommateurs a eu lieu au moment de la boisson à même la cannette.
La boisson, elle, était de qualité correcte.
L’alerte au poulet à la dioxine de 1999 en Belgique, qui avait précédé la panique Coca-Cola,
était-elle au moins justifiée? Les enquêtes ultérieures ont révélé que la viande, elle n’a pas été
contaminée, c’était des lots de la nourriture contaminés – fabriqués par une entreprise belge
destinés aux poulets et distribués dans certains élevages – qui ont contenu une matière interdite, la
PCB
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. C’est à ce moment-là que l’information a dérapé. On a déclaré que la présence de PCB
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Cité par J.-B. Renard p. 95.
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Polychlorobiphényls: dérivés chimiques chlorés.